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  • Fabio Pusterla | Esquisse en poudre de gypse, 6

    «  Poésie d’un jour  »



    Spera che un uscio l'accolga in silenzio
    Ph., G.AdC






    BOZZETTO PER SCAGLIOLA


    VI


    L’orecchio che ascolta non vede la voce che parla
    nella notte, perduta, ma attende il brusìo
    dell’aria, attraverso le strade
    che forse qualcuno percorre.

    La voce che parla non cerca nessun ascolto,
    eppure spera che il suo soliloquio non sia vano,
    che un uscio l’accolga in silenzio,
    offra una luce, un ramo di forsizia.




    Fabio Pusterla, Bozzetti per scagliola, VI, in IV, Stella meteora, Pietra sangue, Marcos y Marcos, Gli Alianti 69, Milano, 1999, pagina 79.






    ESQUISSE EN POUDRE DE GYPSE


    6


    L’oreille qui écoute ne voit pas la voix qui parle
    dans la nuit, perdue ; elle guette le bruissement
    de l’air, par les rues
    où quelqu’un marche peut-être.

    La voix qui parle n’attend pas qu’on l’écoute,
    elle espère pourtant que son soliloque n’est pas vain,
    que s’ouvre pour elle une porte en silence,
    offrant une lumière, une branche de forsythia.




    Fabio Pusterla, Esquisses en poudre de gypse, in Deux rives, édition bilingue, Cheyne éditeur, 2002, pp. 60-61. Traduit de l’italien par Béatrice de Jurquet et Philippe Jaccottet.





    Fabio Pusterla,Deux rives






    BIO-BIBLIOGRAPHIE DE FABIO PUSTERLA



        « Né dans un pays d’alpes, de grèves et d’eau, tout près de la frontière suisse », Fabio Pusterla est un poète des liminaires et des confins, des frêles frontières où s’estompent les lignes entre deux « rives imaginaires, hors de vue », des lisérés de lumière en forme de fentes grises échappées dans les brumes de l’aube. Les mots affleurent, comme esquissés, indéfinissables et incertains. Ainsi que le souligne Philippe Jaccottet, tout, à travers la « voix ferme, sobre admirablement maîtrisée » de Fabio Pusterla, est « toujours à la fois quotidien, proche, vrai et vaste, réel et néanmoins mystérieux ».


        Né à Mendrisio (Suisse italienne ; canton du Tessin) le 3 mai 1957, Fabio Pusterla a grandi dans la ville-frontière de Chiasso. Il est licencié ès lettres modernes de l’Université de Pavie. Il vit entre Lugano et Albogasio (à la frontière entre la Suisse et l’Italie) et enseigne actuellement la langue et la littérature italiennes au lycée cantonal de Lugano 1. En 1991, il a été membre du comité fondateur de la revue de littérature Idra, publiée jusqu’en 2001 chez Marcos y Marcos, un petit éditeur milanais spécialisé dans la littérature de Suisse alémanique. Grand Prix Schiller 2011, il a reçu en 2013 le Prix suisse de littérature.

        Poète et essayiste, il est aussi traducteur. Il a traduit en italien Yves Bonnefoy (L’Anti-Platon), Nicolas Bouvier, André Frénaud, Guillevic, Nuno Júdice, Corinna Bille, Maurice Chappaz, Eugenio De Andrade, Benjamin Fondane, Jean-Luc Nancy, mais surtout Philippe Jaccottet (sept recueils. Cf. « Traduire Jaccottet » de Fabio Pusterla). Travail de traducteur pour lequel il a obtenu, en 1994, le prix Prezzolini.

        Fabio Pusterla est notamment l’auteur des recueils poétiques suivants :

    Concessione all’inverno, Bellinzona, Casagrande, 1985 ; rééd. 2001
    Bocksten, Milano, Marcos y Marcos, 1989 ; rééd. 2003
    Le cose senza storia, Milano, Marcos y Marcos, 1994
    Danza macabra, Camnago, Lietocolle, 1995
    Bandiere di carta, Scandicci, Fabrizio Mugnaini, 1996
    Isla persa, Locarno, I semi del salice, 1997 ; rééd. 1998
    Laghi e oltre, Camnago, Lietocolle, 1999
    Pietra sangue, Milano, Marcos y Marcos, 1999
    Folla Sommersa, Milano, Marcos y Marcos, 2004
    Movimenti sull’acqua, Camnago, LietoColle, 2004
    Storie dell’armadillo, Milano, Quaderni di Orfeo, 2006
    Le Terre emerse. Poesie scelte 1985-2008, Torino, Einaudi, 2009
    Corpo stellare, Milano, Marcos y Marcos, 2010
    Argéman, Milano, Marcos y Marcos, 2014

        et d’un essai sur la poésie contemporaine :

    Il nervo di Arnold, Saggi e note sulla poesia contemporanea, Milano, Marcos y Marcos, 2007.

        Fabio Pusterla a obtenu le Prix Gottfried Keller 2007 pour l’ensemble de son œuvre.


    • Ouvrages disponibles en français :

    – Fabio Pusterla, Me voici là dans le noir, Lausanne, Éditions Empreintes, 2001. Traduction de Mathilde Vischer
    – Fabio Pusterla, Une Voix pour le noir. Poésies 1985-1999, Éditions d’En bas, 2001. Préface de Philippe Jaccottet. Traduction de Mathilde Vischer (édition bilingue)
    – Fabio Pusterla, Deux rives, Cheyne éditeur, 2002. Traduction de Béatrice de Jurquet et Philippe Jaccottet (édition bilingue)
    – Fabio Pusterla, Les Choses sans histoire, Lausanne, Éditions Empreintes, 2003. Traduction de Mathilde Vischer
    – Fabio Pusterla, Ultimes paysages, L’Arrière-Pays, 2009. Traduction de Éric Dazzan (édition bilingue)
    – Fabio Pusterla, Pierre après pierre, anthologie de poèmes, édition bilingue, éditions MétisPresses, Genève, 2017, pp. 84-85. Traduction de Mathilde Vischer.





    FABIO PUSTERLA


    Fabio Pusterla
    Source




    ■ Fabio Pusterla
    sur Terres de femmes

    Arte della fuga
    Au-delà des vagues
    Caparìca
    Corps d’étoiles
    Due rive
    Entre-deux
    La fugitive
    Une vieille (+ bio-bibliographie)



    ■ Voir aussi ▼

    l’article du Matricule des anges sur l’ouvrage Deux rives de Fabio Pusterla
    → (sur le site de culturactif.ch)
    une bio-bibliographie très complète de Fabio Pusterla





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  • Cécile Oumhani | Éclats de rêves

    «  Poésie d’un jour  »




    La terre En son roulement d’ailes Emporte une histoire Qui a perdu son nom
    Image, G.AdC







    ÉCLATS DE RÊVES


    Éclats de rêves
    Étoffes usées
    Dans un fond d’abri
    Et de rocailles
    Feuillages bruns
    Repliés sur d’invisibles nervures
    Bris de murmures
    Et lignes de visages
    La terre
    En son roulement d’ailes
    Emporte une histoire
    Qui a perdu son nom




    Cécile Oumhani, Au miroir de nos pas, Encres vives, 2008, page 7.






    CÉCILE OUMHANI


    Cecile_oumhani



    ■ Cécile Oumhani
    sur Terres de femmes

    Interview de Cécile Oumhani par Rodica Draghincescu
    (+ Bio-bibliographie)

    Aux prémices du sable
    [Dès l’aube ils s’interpellent]
    Le Café d’Yllka (note de lecture)
    [j’ai marché dans l’ignorance] (poème extrait de La Nudité des pierres)
    Ne craignons pas la nuit
    La Nudité des pierres (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Rêves de draps (extrait de Mémoires inconnues)
    Temps solaire, III
    Touching land (poème extrait de Passeurs de rives)
    [S’abandonner au sommeil] (extrait de Tunisie, Carnets d’incertitude)
    Avant-propos de Lalla ou le chant des sables d’Angèle Paoli
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Manhattan redux
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Cécile Oumhani, « Seuils possibles », Revue Confluences Méditerranée n° 22, été 1997



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site Babelmed)
    « Cécile Oumhani, à la croisée des mots et des imaginaires »
    → (sur le site Babelmed)
    “Plus loin que la nuit”, entretien de Cécile Oumhani avec Nathalie Galesne (2 décembre 2007)
    → (sur le site Babelmed)
    Méditerranée / Panorama de la littérature tunisienne de langue française, par Jalel El Gharbi
    → (sur Encres vagabondes)
    un entretien de Cécile Oumhani avec Brigitte Aubonnet (novembre 2007)
    → (sur le site de Rafik Darragi)
    Nocturnes (la nuit dans l’œuvre de Cécile Oumhani)
    → (dans la Poéthèque du Printemps des poètes) une
    fiche bio-bibliographique sur Cécile Oumhani
    → (sur Levure Littéraire n° 7)
    Sous le « bleuté des plis de la nappe », d’admirables ciselures (note de lecture d’AP sur L’Atelier des Strésor de Cécile Oumhani)





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  • Ovide, Tristes Pontiques,

    traduit du latin par Marie Darrieussecq

    Ovide, Tristes Pontiques, P.O.L, 2008



    Marie Darrieussecq, Publius Ovidius Naso
    Image, G.AdC







    OMBRE ROMAINE ERRANTE PARMI LES BARBARES MORTS



        Un titre, deux auteurs. Ovide/Marie Darrieussecq. Étrange équipage ! Tristes Pontiques. Un titre à la fois familier et curieux. D’où provient la coquetterie ?

        Le nom palimpseste d’Ovide ― je l’avais effacé de ma lecture, lapsus legendi ― , en italiques, centré au-dessus du titre. Celui, fort connu et contemporain, de Marie Darrieussecq, traductrice de cette œuvre, en bas, dans le dernier tiers de la première de couverture, très loin sous le titre. Le sfumato s’estompe, le titre Tristes se précise, celui de Pontiques aussi. Mais les deux réunis forment un tandem inattendu, un écho clin d’œil aux Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss. Marie Darrieussecq, ancienne élève de Normale Sup de la rue d’Ulm « ayant définitivement tourné la page de l’Université », arrime son nom à celui de l’ethnologue centenaire et les Pontiques d’Ovide aux Tropiques de Lévi-Strauss. En dénominateur commun de l’une et de l’autre œuvre, l’adjectif « Tristes » et des homophonies qui ouvrent sur des résonances et des harmoniques. Joli coup de génie que celui de Marie Darrieussecq pour inciter à entreprendre le voyage. Même si celui-ci se profile dans la tristesse.

        D’Ovide, nombreux sont les lecteurs qui ont en mémoire les pièces d’inspiration érotique ou mythologique : L’Art d’aimer, œuvre de jeunesse du poète latin ; Les Métamorphoses, récits composés à l’âge mûr. Moins présents dans nos mémoires, les « exploits galants » des Héroïdes et les Fastes, « écrits à la gloire de Rome ». Mais Tristes et Pontiques ?

        Traduits du latin par Marie Darrieussecq, ces deux ouvrages de même veine et de même époque sont réunis sous un seul titre par celle qui rend à Ovide un si bel hommage et si émouvant. À l’intérieur du recueil, deux livres : quarante-neuf élégies réparties en cinq livres pour Tristes, quarante-six lettres réparties en quatre livres pour Pontiques. Les élégies de Tristes rejoignent par le ton et par les thèmes, les lettres de Pontiques.

    « j’ai choisi pour ces lettres un titre sans tristesse
    mais elles sont aussi tristes que le premier recueil
    c’est le même sujet nommé différemment

    cette fois la nuance
    est que j’écris les noms »


    écrit Ovide dans la lettre I du Livre I de Pontiques, adressée à Brutus.

        Et l’on redécouvre Ovide, ou plutôt Publius Ovidius Naso, qui parle de lui en utilisant le surnom de Nason que lui vaut son long nez, « c’est ton vieux Nason qui t’écrit / si du moins tu te souviens de lui ». Et l’on redécouvre, dans la brillante préface de Marie Darrieussecq ainsi que dans les écrits élégiaques du poète, que P. Ovidius, tombé en disgrâce, destitué de ses fonctions honorifiques, privé de sa vie de poète mondain, envoyé purger sa peine sur les rives inhospitalières du Pont-Euxin, meurt « dans cet affreux pays / parmi les Gètes et les Sarmates » sans avoir pu rejoindre Rome, sa chère patrie.

        De cet éloignement, leitmotiv incessant de son œuvre, naît une émouvante interrogation, qui conduit le poète, dans la lettre adressée à Rufin ― Pontiques III ―, à inverser son point de vue et à considérer aussi celui de son ennemi :

    « dans quel envoûtement nous tient la terre natale
    quelle est cette douceur
    quelle est cette mémoire si prenante et si longue

    quoi de meilleur que Rome
    quoi de pire qu’ici
    mais le barbare aussi connaît la nostalgie
    en hâte il quitte Rome pour revoir ses rivages »


        Suit, dans une longue énumération, l’évocation de tous ceux qui, avant lui, ont supporté l’exil sans faillir. « Rutilius qui choisit de rester / quand on lui permettait de retourner chez lui » et Diogène, pour qui partir « était un choix », « Thémistocle en Argos et Aristide à Sparte, Patrocle chez Achille et Jason en Colchide / Teucer dans un pays que Vénus chérissait / et Cadmus à Sidon et Tydée chez Adraste ».

        Pourtant, après cet hommage aux Anciens, qu’il vénère, Ovide ne peut s’empêcher, dans un revirement de l’âme et de la pensée, de revenir à son propre cas : « aucun dans aucun temps / n’a été envoyé dans un trou si affreux. »

        Au cours des neuf années de profond malheur (de l’an huit de notre ère à l’an dix-sept) que dura cet exil passé à Tomes ― Tomes sur les « terres hirsutes » du Pont ―, Ovide occupe son temps à écrire. « Écrire m’empêche de sombrer », confie le poète dans le poème XI du livre I de Tristes. Il rédige, sous forme d’élégies, des lettres destinées à sa femme et à ses amis. Brutus, Rufin, Flaccus, Maximus Cotta… Lettres dont il ne subsiste nulle trace de réponse.
    « Je pleure sans arrêt / puis je tombe épuisé / une torpeur m’emporte qui ressemble à la mort », se plaint- il à son ami Maxime.

        Pressentant l’amer destin qui va être le sien ― ombre romaine errant parmi les barbares morts ―, Ovide implore Maxime, « l’habituel recours des accusés tremblants », d’intercéder en sa faveur :

    « demande pour moi
    un exil à l’abri des vexations barbares
    et que cette existence que m’accordèrent les dieux
    ne me soit pas ravie par un Gète sordide

    demande si je meurs que mes os soient enfouis
    dans un sol pacifié et pas dans la Scythie »


        Prière obsessionnelle qu’il réitère dans les vers poignants, adressés à son épouse :

    « fais revenir mes cendres dans une urne discrète
    pour que j’échappe au moins à l’exil dans la mort ».


        À celles de ses connaissances qui ont déserté le poète désavoué par Auguste, Ovide oppose le pardon :

    « j’ai pardonné à ceux qui m’ont tourné le dos », confie-t-il à son ami Cotta. Mais de sa situation particulière, Nason tire une considération imagée sur le comportement humain, immuable, dès lors que le malheur touche de près l’un de nous :

    « la foule épouvantée s’enfuit quand l’éclair tombe
    horrifiée par celui que la foudre a frappé
    quand un mur se fissure on déserte les lieux
    de peur d’être infecté on oublie les malades »


        Envers celui qui refuse de voir son nom écrit en toutes lettres sous la main de Nason, Ovide se fait rassurant, peut-être pour se convaincre lui-même de la clémence de l’Empereur « jusque dans sa colère » :

    « César ne défend pas qu’on pense à un ami
    et il n’interdit pas ces échanges de lettres »


        Deux lettres de Pontiques sont adressées à sa troisième épouse, qu’il aime ardemment. Mais le désespoir qui est le sien, peut-être même la forte dépression qu’il traverse, égare ses esprits. Ovide se montre fluctuant, tantôt reprochant à son épouse son manque de conviction, tantôt s’excusant auprès d’elle de son emportement et de sa mauvaise humeur ou encore évoquant toutes celles dont l’histoire a gardé le souvenir, épouses modèles qui ont suivi leur époux dans la mort :

    « On connaît des exemples d’épouses héroïques
    Laodamie ne voulut pas survivre à son mari
    Évadné préféra le bûcher au veuvage
    Pénélope écarta dix ans ses prétendants »


        Dans un ultime revirement, Ovide se reprend et ajoute :

    « mais je ne veux de toi ni la mort ni la ruse
    il suffit de prier l’épouse de César »


        Car, qui, mieux que son épouse, peut intercéder en sa faveur et plaider la cause de l’exclu auprès de son amie Marcia ? Et de Marcia à Livie, épouse d’Auguste ?

        Viennent aussi les supplications qu’Ovide, désireux d’être conduit en des terres moins âpres, adresse directement à César :

    « je n’ose pas demander mon retour
    (les dieux exhaussent les vœux muets cela s’est vu)
    mais je te supplie de m’accorder un exil moins lointain
    je voudrais être relégué
    plus près de Rome
    pitié pour moi » !


        Invocations, supplications, hommages réitérés. Tout est sans effet. Ovide ― prophète et poète ― continue de se morfondre, persuadé de mériter la peine qu’il endure. Pour avoir assisté à un mystère isiaque et orgiaque auquel il n’était pas convié ?

    « pourquoi ai-je des yeux

    pourquoi ai-je vu ce que j’ai vu

    et ce n’est qu’après coup que j’ai pris
    la mesure de ma faute

    Actéon a vu Diane au bain sans le vouloir
    et ses chiens l’ont dévoré quand même

    pas de pardon pour la faute involontaire
    pas de pardon pour l’erreur… »


        D’autres fois, c’est son Art d’aimer qu’il incrimine, feignant de lui devoir son exil. Sans toutefois en comprendre les véritables raisons :

    « ce qui me déconcerte c’est que la punition
    vient très longtemps après la faute
    j’ai écrit
    L’Art d’aimer dans ma jeunesse
    et je le paie dans ma vieillesse
    tu me laissais défiler devant toi
    tranquille chevalier
    quand j’avais déjà écrit ce livre »


        Le désespoir d’Ovide est tel, face à l’angoisse de l’abandon qui est le sien, que le monde tourne à l’envers un moment dans son esprit :

    « les fleuves couleront vers leur source
    le soleil plongera vers l’Est
    les étoiles brilleront au sol
    et on labourera le ciel
    l’eau jaillira en flammes
    le feu crachera de l’eau
    les corps tomberont vers le haut
    tout sera au rebours des lois de la nature
    tout sera possible enfin
    puisque tu m’as trahi »


        Il est probable que, bien des siècles plus tard, au XVIIe siècle français, le poète baroque Théophile de Viau s’est souvenu de ce poème VIII de Tristes pour évoquer par sa vision hallucinatoire sa propre angoisse face aux incertitudes religieuses de son temps.

        Le temps arrive enfin où Ovide, par un revirement inattendu ou une provisoire résignation, cesse de vouloir plaider sa cause, renonce à quitter la Scythie, s’afflige d’avoir ennuyé ses lecteurs par des « prières identiques » et « des plaintes interminables et vaines ». « J’arrive à bout de mots », déclare-t-il dans la lettre VII destinée à ses amis. « Je vais donc écrire autre chose ». Et le poète de se repentir de l’attitude qui a été la sienne jusqu’alors :

    « je ne veux plus nager contre un courant si fort
    pardonnez les espoirs que j’avais mis en vous
    mes amis
    c’est une faute que je ne commettrai plus ».


        Au-delà des plaintes du poète, au-delà de son incurable douleur dans l’exil, ce qui se lit ici (à travers ces élégies et à travers la traduction fluide de Marie Darrieussecq), c’est la grande modernité d’Ovide. Celle d’un poète qui ne cesse de s’interroger sur son œuvre, passée et présente ; sur les conditions de son écriture, expliquant les raisons du retour incessant des motifs identiques :

    « ce retour continuel de la pensée
    n’importe qui peut le comprendre
    joyeux j’ai dit la joie et triste la tristesse
    mes mots sont imprégnés du temps où ils s’écrivent ».


        Ovide n’est pas de ceux qui « ont un amour aveugle / pour ce qu’ils ont écrit ». Il pose sur ses ouvrages un regard critique qui lui permet d’affirmer : « tout ce que j’ai écrit ne me plaît pas ». Poète conscient de lui-même et de son travail, il connaît également l’accablement qu’il a à corriger ses vers et le plaisir intense qu’il a à écrire :

    « l’œuvre s’alimente elle-même
    elle enfle et bouillonne et le cœur de l’auteur
    se gonfle d’enthousiasme
    on oublie la fatigue quand on est dans ce flux ».


        Enfin, Ovide saluant ― dans la lettre V à Maximus Cotta ― le talent de son élève, lui adresse cet éloge :

    « quand un écrit résiste à autant de lectures
    c’est qu’il tient par sa force et non sa nouveauté ».


        À la pertinence de cette remarque, il faut ajouter ces vers :

    « heureux ceux qui ont eu le bonheur de l’entendre (le discours de Cotta)
    en jouissant de ta voix autant que de tes mots »

        Et le poète d’exprimer son regret :

    « si je n’étais pas en exil
    s’il n’y avait pas eu cette faute
    ton œuvre c’est ta voix qui me l’aurait offerte ».


        De l’un à l’autre livre, des Pontiques aux Tristes et des Tristes aux Pontiques, dans une lecture en errance perpétuelle, je me suis laissé prendre aux mailles douloureuses de cette voix de l’intime qui revient me chercher aux revers du temps. Les élégies glissent sans anicroches, les vers diluent dans les fibres leur douce cantilène. Et dans le cœur une mélancolie que rien ne vient distraire et qui s’accorde bien avec les tonalités sombres de la mémoire de l’oubli.

        À Marie Darrieussecq, qui a « vécu dans la compagnie d’Ovide » et a frémi de laisser vivre son fantôme par-dessus son épaule, va toute mon admiration. Je la remercie pour avoir remis sur ma route ce grand livre qu’est ce « petit livre ». Le rouvrir avec elle, et le lire a cappella, voix contre voix, c’est en effet « participer à quelque chose qui, malgré tout, ne disparaît pas. Quelque chose qui fait que nous sommes debout sur la Terre, à tourner dans le vide, sous des étoiles qui restent inconnues. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Ovide, Tristes Pontiques, traduit par Marie Darrieussecq






    OVIDE



    ■ Ovide
    sur Terres de femmes

    Hermaphrodite (extrait des Métamorphoses. Traduit du latin par Marie Cosnay)
    Pretium vitae (extrait d’Amores)
    Héroïdes, Lettre de Didon à Énée
    Tristes Pontiques (extrait)






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  • Ovide, Tristes Pontiques

    «  Poésie d’un jour  »



        Il y a deux mille ans, en décembre 8 de notre ère, le poète Ovide était banni par l’empereur Auguste.





    Eugène Delacroix, Ovide chez les Scythes, The National Gallery, London
    Eugène Delacroix (1798-1863),
    Ovide chez les Scythes, 1859
    Huile sur toile, 87,6 x 130,2 cm
    The National Gallery, London
    Source







                MOI JE NE SAIS QU’ÉCRIRE



                                     XI

    toutes ces lettres ont été écrites
    dans les tourments d’un long voyage
    une en particulier dans l’Adriatique
    où je tremblais de froid en plein mois de décembre
    une autre après avoir passé Corinthe à pied
    juste avant d’embarquer sur mon second bateau

    les Cyclades ont dû être étonnées
    de me voir faire des vers au milieu de la mer

    aujourd’hui c’est moi qui m’étonne
    que l’agitation de mon âme
    et l’agitation de la mer
    ne m’aient empêché d’écrire
    obsession ou délire
    c’était plus fort que moi
    écrire m’empêche de sombrer

    pourtant j’étais la proie des influences astrales
    ballotté en tous sens par les constellations
    Stérope à son zénith amoncelait les vagues
    les Chevreaux bondissants excitaient les nuées
    le Gardien de l’Ourse raccourcissait les jours
    et l’Auster affolait les Hyades

    les longues nuits n’étaient que pluie

    le navire embarquait dans une déferlante
    ma main tremblante écrivait toujours
    écrivait tout ce qui venait

    en ce moment les drisses sifflent au vent du Nord
    la houle se dresse en montagnes
    je vois le pilote en train de prier
    il lève les mains vers le ciel
    il en oublie de tenir la barre

    où que mes yeux se portent
    le vide
    le miroir de la mort

    je ne sais plus

    j’ai peur de la mort
    je l’appelle aussi
    je vais atteindre ce port
    Tomes
    et je suis terrorisé

    j’ai peur de la mer
    j’ai peur de la terre
    j’ai peur des hommes et des tempêtes
    le glaive et la vague me font doublement peur
    le glaive veut mon sang et la mer veut mon souffle
    à gauche est le rivage d’un pays de barbares
    occupés seulement de meurtre et de rapine
    de carnage et de guerre

    mon cœur est plus troublé que cette mer sauvage
    plus inquiet que la mer en hiver
    mon cœur est plus troublé que le cœur des barbares

    comprends-moi
    lecteur de bonne foi
    autrefois j’écrivais dans mon jardin romain
    mollement allongé sur des coussins de plume
    me voilà ballotté sur un abîme noir
    dans une brume perpétuelle
    mes tablettes sont constamment humides

    il semble que l’ouragan
    s’exaspère de me voir écrire
    il veut me faire céder sous la menace
    plus j’écris plus il rugit

    j’arrêterai d’écrire quand le vent cessera

    il ne sait que souffler
    moi je ne sais qu’écrire



    Ovide, Les Tristes in Tristes Pontiques, P.O.L Éditeur, 2008, pp. 60-61-62. Traduction de Marie Darrieussecq.





    MARIE DARRIEUSSECQ-OVIDE, Tristes Pontiques
    Image, G.AdC






    OVIDE



    ■ Ovide
    sur Terres de femmes

    Hermaphrodite (extrait des Métamorphoses. Traduit du latin par Marie Cosnay)
    Pretium vitae (extrait d’Amores)
    Héroïdes, Lettre de Didon à Énée
    Tristes Pontiques, traduit du latin par Marie Darrieussecq (note de lecture d’AP)






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  • 8 décembre 1830 | Mort de Benjamin Constant


    Éphéméride culturelle à rebours








         Le 8 décembre 1830 meurt à Paris Benjamin Constant de Rebecque, gentilhomme ordinaire du duc de Brunswick, né à Lausanne le 25 octobre 1767, nationalisé français en 1794. De la même année date sa rencontre avec Madame de Staël. De cette rencontre naît un amour passionné qui prend fin en 1808. Des nombreuses liaisons orageuses que Benjamin Constant noue avec les femmes, Le Cahier rouge, Ma vie (1767-1787), porte les traces. Ce carnet, dans lequel Benjamin Constant consigne les épisodes les plus importants de sa vie sentimentale, constitue la source principale de son roman Adolphe.
        « Creuset de plusieurs formes littéraires », combinant le roman d’analyse à la confession autobiographique, Adolphe est l’expression du « mal du siècle » romantique. Le chef-d’œuvre de Benjamin Constant, publié, à la fois à Londres (Colburn) et à Paris (Treuttel et Würtz), en 1816.






    Isabelle Adjani dans le rôle d'Ellénore, dans Adolphe de Benoît Jacquot (2002)
    Isabelle Adjani dans le rôle d’Ellénore
    Film Adolphe (2002) de Benoît Jacquot,
    d’après l’œuvre de Benjamin Constant
    Source






    EXTRAIT


    Chapitre VI


         […] Nous nous fixâmes à Caden, petite ville de la Bohême. Je me répétai que, puisque j’avais pris la responsabilité du sort d’Ellénore, il ne fallait pas la faire souffrir. Je parvins à me contraindre ; je renfermai dans mon sein jusqu’aux moindres signes de mécontentement, et toutes les ressources de mon esprit furent employées à me créer une gaieté qui pût voiler ma profonde tristesse. Ce travail eut sur moi-même un effet inespéré. Nous sommes des créatures tellement mobiles, que les sentiments que nous feignons, nous finissons par les éprouver. Les chagrins que je cachais, je les oubliais en partie. Mes plaisanteries perpétuelles dissipaient ma propre mélancolie ; et les assurances de tendresse dont j’entretenais Ellénore répandaient dans mon cœur une émotion douce qui ressemblait presque à l’amour.
        De temps en temps des souvenirs importuns venaient m’assiéger. Je me livrais, quand j’étais seul, à des accès d’inquiétude ; je formais mille plans bizarres pour m’élancer tout à coup hors de la sphère dans laquelle j’étais déplacé. Mais je repoussais ces impressions comme de mauvais rêves. Ellénore paraissait heureuse ; pouvais-je troubler son bonheur ? Près de cinq mois se passèrent de la sorte.
         Un jour je vis Ellénore agitée et cherchant à me taire une idée qui l’occupait. Après de longues sollicitations, elle me fit promettre que je ne combattrais point la résolution qu’elle avait prise, et m’avoua que M. de P*** lui avait écrit : son procès était gagné ; il se rappelait avec reconnaissance les services qu’elle lui avait rendus, et leur liaison de dix années. Il lui offrait la moitié de sa fortune, non pour se réunir avec elle, ce qui n’était plus possible, mais à condition qu’elle quitterait l’homme ingrat et perfide qui les avait séparés. « J’ai répondu, me dit-elle, et vous devinez bien que j’ai refusé. » Je ne le devinais que trop. J’étais touché, mais au désespoir du nouveau sacrifice que me faisait Ellénore. Je n’osai toutefois ne lui rien objecter : mes tentatives en ce sens avaient toujours été tellement infructueuses ! Je m’éloignai pour réfléchir au parti que j’avais à prendre. Il m’était clair que nos liens devaient se rompre. Ils étaient douloureux pour moi, ils lui devenaient nuisibles ; j’étais le seul obstacle à ce qu’elle retrouvât un état convenable et la considération, qui, dans le monde, suit tôt ou tard l’opulence ; j’étais la seule barrière entre elle et ses enfants : je n’avais plus d’excuse à mes propres yeux. Lui céder dans cette circonstance n’était plus de la générosité, mais une coupable faiblesse. J’avais promis à mon père de redevenir libre aussitôt que je ne serais plus nécessaire à Ellénore. Il était temps enfin d’entrer dans une carrière, de commencer une vie active, d’acquérir quelques titres à l’estime des hommes, de faire un noble usage de mes facultés. Je retournai chez Ellénore, me croyant inébranlable dans le dessein de la forcer à ne pas rejeter les offres du comte de P*** et pour lui déclarer, s’il le fallait, que je n’avais plus d’amour pour elle. «  Chère amie, lui dis-je, on lutte quelque temps contre sa destinée, mais on finit toujours par céder. Les lois de la société sont plus fortes que les volontés des hommes ; les sentiments les plus impérieux se brisent contre la fatalité des circonstances. En vain l’on s’obstine à ne consulter que son cœur ; on est condamné tôt ou tard à écouter la raison. Je ne puis vous retenir plus longtemps dans une position également indigne de vous et de moi ; je ne le puis ni pour vous, ni pour moi-même. » À mesure que je parlais, sans regarder Ellénore, je sentais mes idées devenir plus vagues et ma résolution faiblir. Je voulus ressaisir mes forces, et je continuai d’une voix précipitée : « Je serai toujours votre ami ; j’aurai toujours pour vous l’affection la plus profonde. Les deux années de liaison ne s’effaceront pas de ma mémoire ; elles seront à jamais l’époque la plus belle de ma vie. Mais l’amour, ce transport des sens, cette ivresse involontaire, cet oubli de tous les intérêts, de tous les devoirs, Ellénore, je ne l’ai plus. » J’attendis longtemps sa réponse sans lever les yeux sur elle. Lorsqu’enfin je la regardai, elle était immobile ; elle contemplait tous les objets comme si elle n’en eût connu aucun ; je pris sa main : je la trouvai froide. Elle me repoussa. « Que me voulez-vous ? me dit-elle. Ne suis-je pas seule, seule dans l’univers, seule sans un être qui m’entende ? Qu’avez-vous encore à me dire ? Ne m’avez-vous pas tout dit ? Tout n’est-il pas fini, fini sans retour ? Laissez-moi, quittez-moi ; n’est-ce pas là ce que vous désirez ? » Elle voulut s’éloigner, elle chancela ; j’essayai de la retenir, elle tomba sans connaissance à mes pieds ; je la relevai, je l’embrassai, je rappelai ses sens. « Ellénore, m’écriai-je, revenez à vous, revenez à moi ; je vous aime d’amour, de l’amour le plus tendre, je vous avais trompée pour que vous fussiez libre dans votre choix. » Crédulités du cœur, vous êtes inexplicables ! Ces simples paroles démenties par tant de paroles précédentes, rendirent Ellénore à la vie et à la confiance ; elle me les fit répéter plusieurs fois : elle semblait respirer avec avidité. Elle me crut : elle s’enivra de son amour, qu’elle prenait pour le nôtre ; elle confirma sa réponse au comte P***, et je me vis plus engagé que jamais.


    Benjamin Constant, Adolphe [1816], Le Livre de Poche Classique, 1972, pp. 81 à 85.





    ■ Benjamin Constant
    sur Terres de femmes

    25 octobre 1767 | Naissance de Benjamin Constant (+ extrait du Cahier rouge)



    ■ Voir aussi ▼

    le site de l’Institut Benjamin Constant (Université de Lausanne)






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  • Décembre 1938 | Lettre de Joë Bousquet à Poisson d’or

    Éphéméride culturelle à rebours



    Portrait de Joë Bousquet par Jean Dubuffet (détail)
    Jean Dubuffet (1901-1985)
    Détail de Joë Bousquet dans son lit, janvier 1947
    Huile sur toile, 46,3 x 114 cm.
    Museum of Modern Art, New York City
    Source






    Carcassonne.
    Décembre 1938, samedi *.


    Ma chérie,

        J’ai reçu de ton amie une lettre exquise ; et j’ai été frappé de retrouver dans la façon appliquée dont elle manie le français quelque chose qui rappelle la manière de Rilke quand il écrivait dans notre langue. Si les poèmes de Rilke nous ont révélé tant de choses, c’est qu’il en a pris les mots hors de lui, dans ce monde distinct de la langue étrangère qui les lui montrait comme des objets ; et j’ai été vraiment heureux de trouver sous la plume de ton amie un jugement poétique chargé, lui aussi, de cette vertu précieuse qui est dans les mots quand ils nous parviennent dans leur fleur ; et tels qu’on les avait inventés.
        Cette lettre m’a redonné du courage : il m’en faut beaucoup en ce moment parce que le point où j’en suis de mon livre est littéralement d’une grande difficulté. Ensuite, parce que ces pages expriment directement les fatalités morales d’un état comme le mien ; et que je me sens seul jusqu’à l’angoisse dans l’effort de les rendre vivantes et, pour cela, de les prendre au vif de ma douleur. Car il y a en moi, il y a toujours en moi, celui qui ne veut pas de sa blessure, qui ignore peut-être toujours le choc qui l’a frappé, et c’est de son contact avec ma vie présente que naissent mes accents les plus vrais…
        Je voudrais t’expliquer cela : il me semble qu’en partageant avec toi mes impressions les plus secrètes, en les mettant en toi, je peux arriver à emplir ton être avec mes propres pensées et que c’est une façon, non de résoudre certains problèmes, mais de t’éveiller dans un monde où ces questions ne se posent plus. Le moment est sans doute bien choisi, car je te sens vibrante, émue par quelque chose que tu ne m’as pas dit. À travers tes lettres on te sent lourde d’un secret qui te pèse. Mon amour te sent soudain comme chargée de larmes intérieures, balancée avec un fardeau dans tes pensées que tu crains d’abandonner bien qu’il te pèse… Je ne te demande pas de confidences ; mais je tiens à avoir, à chaque instant, une tendresse prête pour une de tes peines. C’est facile, ma vie semble le berceau de la tienne ; et rien que de te parler de moi, il semble que j’agrandis ton cœur.
         Dans l’endroit difficile où je te disais que j’avais actuellement conduit mon récit, je fais revivre un instant récent qui m’a révélé tout le rayonnement de mon amour pour toi. Une confirmation poétique de la vérité entrevue dans nos paroles et la joie à intervenir dans les surprises du sens qui redit la chanson. Ma chérie, je ne savais pas que ce serait si doux. J’ai voulu l’écrire. Si j’avais le don de communiquer mes impressions nul aspect de mon amour ne t’échapperait plus. Tu verrais nos sentiments réciproques sous l’angle du sentiment et non sous l’angle de notre intérêt humain.
         Si l’amour est oubli de soi, l’idée de l’amour doit effacer plus encore ce qui concerne l’homme, ce qui concerne la femme et inaugurer le règne de la vie intérieure où les buts disparaissent devant le progrès de la conscience.
         Revenons sur nos pas : je voudrais, aussi simplement qu’un artisan exposant sa technique, te montrer un des effets de mon amour et l’incidence sur mes pensées du bonheur qu’il devait m’apporter. Écoute, c’est là ce qui me tient éveillé dans mes nuits d’étude. […]


    Joë Bousquet, Lettres à Poisson d’or, Éditions Gallimard, 1967 ; Collection L’Imaginaire, 1999, pp. 141-142.




    ________________
    * 3 ou 10 décembre, d’après mes recoupements (AP).





    Paul Klee, The Golden Fish, 1925, Oil and watercolor on paper, mounted on cardboard, 50 x 69 cm, Kunsthalle, Hamburg
    Paul Klee (1879-1940),
    Le Poisson d’or, 1925,
    Huile et aquarelle sur papier, 50 x 69 cm,
    Kunsthalle, Hambourg (Allemagne)
    Source






    JOË BOUSQUET


    Joë Bousquet




    ■ Joë Bousquet
    sur Terres de femmes

    Passer
    11 septembre 1937 | Lettre de Joë Bousquet à Poisson d’or
    Serge Bonnery et Alain Freixe, Les Blessures de Joë Bousquet (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    Midis





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  • Dominique Maurizi | Il y a quelqu’un

    «  Poésie d’un jour  »




    Ou es-tu ?
    Ph., G.AdC







    IL Y A QUELQU’UN



    Il y a quelqu’un ou quelque chose
    en moi qui
    Où es-tu ?
    Vois,
    Sous la trame, la nuit.
    Mais ― Où donc mon pouvoir de transformation ?
    Où donc ― ce qui accroît ?
    J’ai oublié, perdu les mots,
    où es-tu ?,
    qui seuls traverseraient ton jour
    maintenant dépaysé,
    dénaturé sans doute aussi
    puisque ―
    puisque, dis-tu, à certaines heures
    nous n’existons pas.

    À tâtons, je recommence
    Psalmodiant.
    Il y a quelqu’un ou quelque chose
    imprévu de moi
    Qui
    Où es-tu ?
    sera
    ou ― pas encore.
    Sous la nuit, la trame étoilée.
    Où donc es-tu ?




    Dominique Maurizi, Les Tables des matières, Éditions Albertine, 2006, pp. 15-16.





    Dominique Maurizi, Les Tables des matières, éditions Albertine, 2006






    DOMINIQUE MAURIZI


        Je ne connaissais pas Dominique Maurizi. Je l’ai rencontrée à l’occasion de la lecture poétique donnée à Paris, le samedi 28 novembre 2008, dans la salle de mariage de la mairie du VIe arrondissement. Elle était l’invitée de l’éditrice Laurence Mauguin. En même temps que Mireille Fargier-Caruso et Martin Ziegler.
        Dominique Maurizi, photographe et poète, a lu successivement des extraits de Petit portrait de ma mère en étoile, un récit en prose, d’une écriture originale et très forte. Un texte bouleversant sur la mère rêvée. « Que sait-on des rêves, des désirs, des secrets de sa mère ? Le sais-tu ? Moi, je crois que tout cela est mystère, ou bien… »
        Dominique Maurizi a lu ensuite des poèmes extraits du recueil Les Tables des matières. Ces ouvrages sont édités tous deux aux éditions Albertine (288, rue Saint-Jacques, 75005 PARIS).
        Une de mes amies a noté dans son carnet ses impressions de lecture. J’en retranscris ici un court passage :
        « Dominique lit comme on avive un feu. La voix gagne peu à peu en puissance. Elle oublie le public. Elle est dans ses mots, sa voix les cherche, puis les trouve. »



    ■ Dominique Maurizi
    sur Terres de femmes

    Dans l’odeur des algues (extrait du recueil Langue du chien)
    Fly (lecture d’Isabelle Lévesque)
    La Lumière imaginée (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Intérieur] (extrait de La Lumière imaginée)
    [Mais qu’ai-je dit ?] (extrait du recueil Septième rive)




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  • Interview de Cécile Oumhani par Rodica Draghincescu

    Entretien inédit



    INTERVIEW de CÉCILE OUMHANI
    par RODICA DRAGHINCESCU






    Cécile Oumhani





    « Nombreuses sont celles qui ont ressenti l’acte d’écrire comme une sortie du silence. »




    RODICA DRAGHINCESCU : CÉCILE OUMHANI, universitaire et écrivaine, une voix littéraire tunisienne vous présente ainsi :

        Cécile Oumhani est maître de conférences à l’Université de Paris 12. Comme beaucoup de femmes, elle a commencé à écrire par bribes, pendant les quelques rares moments où elle mettait sa vie familiale entre parenthèses. C’est sans doute pour cette raison qu’elle a commencé par des textes courts, des nouvelles, des poèmes. Elle est viscéralement attachée à une écriture qui reste poétique, quelle que soit la forme du texte qu’elle a choisi d’écrire. Ainsi écrire un roman doit aussi relever de la poésie, même s’il y a là un espace qu’elle n’a osé traverser qu’au bout de plusieurs années, une fois qu’elle a pu avoir son temps à elle.

        Ce qui dérange chez la personne qui présente votre parcours d’écrivaine, c’est surtout l’utilisation de deux syntagmes, « comme beaucoup de femmes » et « par bribes », ignorant toute importance d’une auteure dans la cité d’Orphée. D’où ce besoin de regarder, de contempler, d’entasser et de compter les femmes toujours « ensemble » et souvent en train de laver peureusement leurs corps (les « bribes » de leurs sentiments), au bord d’une poésie suave et succulente ? Ai-je tort ?

    CÉCILE OUMHANI : Écrire, c’est répondre au besoin d’une parole libre, qui puisse traverser l’épaisseur, l’opacité dont nous sommes prisonniers, que nous soyons hommes ou femmes. Nous sommes empêtrés dans tant de pesanteurs qui nous ferment à notre être, à notre corps… Pour chercher peu à peu la langue qui est la nôtre, celle où apercevoir enfin ce que nous sommes, il faut se frayer un chemin dans les débris de celle dont nous sommes les héritières, les héritiers. Car nous avons été pétris à notre insu dans une argile qui gangrène et asphyxie. Le moule où l’on façonnait les femmes d’autrefois les coulait dans les attentes de l’autre, le désir de l’homme. Ne parlait-on pas alors de l’ange du foyer ? Comment ces créatures domestiques auraient-elles pu être autorisées à la vérité de leurs sentiments, à la toute-puissance de l’amour, de la haine, de la tendresse, de la colère ? Ce ne pouvaient être que des débordements vite enfouis dans la terra incognita d’un moment d’oubli, une éphémère perte du soi de la bienséance.



    RD : Que fut le corps dans un tel contexte ?

    CO : Le corps dans un tel contexte était un continent terrifiant à ne connaître qu’à tâtons, par « bribes », comme vous le dites, et au péril de soi. J’ai remarqué dans de nombreux textes féminins issus de cultures et d’époques différentes combien le thème du silence brisé était prégnant. Nombreuses sont celles qui ont ressenti l’acte d’écrire comme une sortie du silence. Auteur, autorité, ces mots sont intimement liés. En ancien français, « autorité » signifiait aussi « histoire authentique ». L’histoire des mots suggère bien les enjeux de pouvoir qui traversent en creux notre langue. Et donc, pour moi, accéder à l’écriture est le chemin d’une autorité prise sur soi pour naître à l’authenticité de ce que l’on est, envers et contre toute pesanteur sociale, d’où qu’elle vienne.



    RD : L’écriture est-elle un supplément, une dérivée de la parole présente ? Qu’est-ce qu’elle représente pour vous ?

    CO : Notre parole jaillit au cours d’une longue et complexe histoire, sur un chemin sinueux que nous devons ouvrir à mains nues dans l’obscurité et la souffrance. Combien de mots sont dits, écrits comme lettres mortes, redites de ce qui se prononce entre des lèvres engourdies, devenues étrangères à elles-mêmes, ou figées dans l’inconnaissance. Nous proférons sans savoir, juste parce qu’on nous a dit que c’était ainsi, qu’il était seyant d’articuler, de formuler ainsi. Cela habille ce que nous sentons en nous confusément, ce qui demeure innommé, voire innommable.



    RD : Marguerite Duras disait : « Écrire, c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit. »

    CO : Écrire renvoie pour moi au cœur de ce que vivre veut dire, à la quête d’une clarté dans l’ordonnancement labyrinthique du présent. La page est ce territoire où rejoindre les marges, où entrapercevoir peut-être, par instants, ce qui peut faire sens. L’écriture n’est donc pas pour moi un supplément mais une nécessité pour ne pas perdre pied.



    RD : Toute écriture aurait-elle une origine maternelle ?

    CO : Ne parle-t-on pas de la langue maternelle ? Nos premiers souvenirs ne sont-ils pas liés à cette voix maternelle dont la tonalité nous parvenait confusément assourdie, avant même que nous ne voyions le jour ? J’ai grandi entre les langues, tour à tour perplexe et amusée par ces sauts de puce pour aller de l’une à l’autre, selon les circonstances et les lieux. Je me souviens avoir découvert les auteurs de langue anglaise en même temps que ceux qui étaient francophones. Je demandais à ma mère qui se tenait dans la pièce voisine le sens de tel ou tel mot. C’est elle qui m’a ouvert les portes de la littérature anglophone, me transmettant ainsi l’une de ses langues. Elle était peintre.

    RD : Vous avez grandi en contemplant ses couleurs.

    CO : (…) J’ai grandi en la regardant peindre, tout en sachant que c’était là son territoire et non le mien. Je me suis parfois demandé si l’encre n’était pas pour moi ces couleurs qui étaient les siennes, rien que les siennes. Dans mon cas personnel, je crois que l’écriture a une origine maternelle. En tout cas, elle est liée à ce chatoiement des langues et des cultures qu’elle m’a transmis avec ces failles, ces interstices qui apparaissent dès qu’on est dans une position d’entre-deux.



    RD : Est-ce désuet d’aborder encore le thème de la condition féminine dans la littérature contemporaine ? Cécile, pourrais-je connaître, s’il vous plaît, votre vision sur l’écriture du et au féminin ? Au moins quelques traits, trajets, trajectoires… du verbe au féminin (cru ou doux, engagé ou neutre).

    CO : Écrit-on en choisissant un thème de manière détachée, un peu comme si l’on feuilletait un dictionnaire ? Est-on attentif à ce jaillissement qui nous submerge, aux mots qui nous requièrent ?

    RD : En tout cas, on vit dans l’intensité…

    CO : L’intensité de la sincérité, de l’émotion.

    RD : Bien sûr.

    CO : Il me semble qu’aucun thème n’est a priori désuet, si on en ressent la nécessité, s’il est abordé dans un questionnement de l’écriture et des formes qui échappe à la désuétude. Bien sûr, la thématique du féminin s’impose plus ou moins, selon les époques, les lieux, les situations. Je crois qu’il existe une écriture au féminin, mais ce n’est pas ce qui me préoccupe lorsque j’écris. Il s’agit plutôt d’une conclusion que je suis amenée à faire à la lecture de certaines écrivaines, comme Virginia Woolf, dont l’écriture représente tant pour moi. Il me semble cependant important de ne pas mettre trop en avant la notion de féminin, pas plus lorsqu’on écrit que lorsqu’on lit. L’écrivaine risque alors de ne plus être dans une position de sincérité et d’effacement pour écrire mais dans une observation d’elle-même qui risque de l’enfermer. Les lecteurs qui font référence à ces catégories glissent parfois ainsi vers la réduction, la minimisation de l’écriture. Si elle est classée comme celle du féminin, on en fait celle du féminin et on la ferme à l’universel. Mais je peux comprendre qu’afin d’étudier la littérature, critiques et universitaires aient recours à de telles classifications. Nous parlons quant à nous de l’écriture telle qu’elle se manifeste, telle qu’elle se vit, de manière charnelle au quotidien.

    RD : Antoinette Fouque, éditrice des éditions « Des femmes », affirmait dans une interview : « …l’être humain naît sexué, fille ou garçon, mais aussi être parlant ». Le destin anatomique de l’« être parlant » se marque-t-il ? Se démarque-t-il ? Se remarque-t-il ?

    CO : Il y a indéniablement un destin biologique qui influe sur notre manière d’être au monde et de l’appréhender. Mais de telles notions doivent rester de grandes lignes qui servent à mieux comprendre. Il faut se garder d’un déterminisme étroit qui ignorerait la singularité des êtres et de leurs situations, tous ces décalages, toutes ces transgressions qui peuvent devenir l’occasion de questionnements porteurs de création. Si l’on pense à Frida Kahlo, par exemple, les séquelles physiques de son accident se sont littéralement marquées dans sa peinture. Sa peinture se démarque aussi par cette souffrance qui la tourmente. On remarque la singularité de sa destinée en regardant ses toiles. Pourtant, si elle avait été un homme, sans doute ce même destin tragique aurait aussi influencé son œuvre. On a ainsi l’exemple d’une destinée anatomique singulière qui n’est pas spécifiquement féminine ou masculine, mais qui est inscrite dans l’œuvre de Frida Kahlo, sauf bien sûr dans ces peintures narratives où elle évoque ses fausses couches et inscrit ainsi l’intimité de sa féminité. Mais lorsque nous regardons ses toiles, je crois que nous sommes avant tout touchés par sa peinture, et non par le fait qu’elle ait été une femme.



    RD : Les femmes, en comparaison des hommes, feraient-elles travailler plus amoureusement, plus viscéralement la langue ? Existe-t-il une rhétorique au féminin ? Et une autre au masculin ?

    CO : Des études scientifiques montrent en effet des différences entre hommes et femmes. Celles-ci seraient plus à l’aise avec le verbal et les hommes auraient plus de facilités que les femmes à trouver leurs repères dans l’espace. Mais ne peut-on aussi se demander si cela ne découle pas de centaines et de centaines d’années où les rôles des uns et des unes ont été cloisonnés, ou bien si cela a vraiment existé de tout temps, comme l’essence de ce que seraient les unes et de ce que seraient les autres. L’existence d’une rhétorique qui serait celle du féminin et une autre celle du masculin sont pour moi étroitement liées aux conditions historiques d’une société. Oui, on peut souvent distinguer une écriture masculine d’une écriture féminine. Mais ce n’est pas pour moi une question d’essence, plutôt une question d’existence, de modalités qui sont appelées à changer avec les sociétés, au fur et à mesure que les uns et les autres réfléchissent et remettent en question les modèles établis.



    RD : Les femmes ne sont pas toutes de belles Pénélopes, modèles d’attente silencieuse. Écrire au féminin est une dérive, un devis, un déclic, un déficit, un délit ou un défi ?

    CO : Pas plus que les hommes ne sont tous des Ulysses partis pour un beau voyage. La création, féminine ou masculine, est une remise en question de l’ordre établi, une transgression des formes préexistantes. Éprouverait-on la même urgence à créer si l’on était satisfait de ce qui nous nourrit ? Certes, dans toutes les sociétés, à un moment ou un autre, du fait des pesanteurs patriarcales, les femmes ont eu fort à faire pour secouer le joug, accéder à l’intimité, à la singularité de leur voix. Chaque fois qu’on me pose cette question, je pense à Virginia Woolf et à la nécessité qu’elle posa de cette « chambre à soi » qui puisse arracher la femme à son rôle « d’ange du foyer ». Mais je pourrais aussi citer le cas Frederik Douglass, à l’époque de l’esclavage aux USA. Lire était interdit aux esclaves, écrire encore plus. Publier le récit de sa vie d’esclave en 1845 était sûrement un délit et un défi. Et il était un homme. Tout n’est-il pas une question de circonstances sociales, historiques, à un moment donné ? On observe actuellement un changement des images féminines et masculines, qui n’est pas seulement vestimentaire ou lié aux rôles de chacun dans la sphère domestique. Les hommes assument plus volontiers la part féminine de leur être et vice versa. Cela aussi, c’est lié à l’histoire des sociétés, des mentalités, je crois.



    RD : Y aurait-il une distinction à faire entre l’écriture du féminin et les effets du féminin ?

    CO : Les effets du féminin ?

    RD : Oui. Comme l’écrit Carmen Boustani (critique littéraire et professeure à l’Université libanaise de Beyrouth) dans son ouvrage Effets du féminin : Variations narratives francophones (éditions Karthala, Paris, 2003), ces effets créent un certain fil conducteur apparenté, dans la création des femmes, appartenant à une pluralité d’aires culturelles. Prenons quelques exemples : Vénus Khoury-Ghata, Assia Djebar, Andrée Chédid, Nadia Tuéni, Nicole Brossard, que j’ai également interviewées… L’écriture du féminin, non celle rencontrée dans les romans de Zola ou chez Maurice Blanchot, mais plutôt l’écriture envisagée comme poétique de la représentation et de l’interprétation (texte, œuvre, et discours conscient ou inconscient)…

    CO : Toute écriture, qu’elle soit masculine ou féminine, prend naissance dans les profondeurs de notre être et de notre corps. Pensons au geste d’écrire, à ce flux qui nous parcourt jusqu’à rejoindre nos doigts sur la page ou sur un clavier. Pensons au geste de peindre, à toutes ces blessures intimes, physiques ou morales, aux traces laissées par des instants de fulgurance. Tout cela est présent en nous, au moment où nous écrivons, où nous peignons. Et donc une femme crée avec son histoire, avec l’histoire de toutes les femmes qui l’ont engendrée, en écho avec l’histoire de toutes les autres femmes d’ici et d’ailleurs. Mais comme je le disais, il y a une gamme infinie de nuances dans la manière qu’ont les unes et les autres d’être au monde, et de l’écrire. Cela dépend du moment, du lieu, de cette part plus ou moins grande que nous portons en nous de féminin et de masculin.

    RD : Nous ne voulons ni déclencher une autre guerre stupide dans le rapport des sexes, ni un contre-pouvoir au machisme de tous les temps. Nous ne voulons pas non plus aduler les opinions masculines qui considèrent la littérature des femmes comme un genre mineur (d’un continent à l’autre, plus ou moins explicite), un produit de charme ou d’accouchement, résultat d’une écriture en rupture d’amour, de mariage, de filiation, recomposition d’autres sentiments et comportements féminins. Écrire au féminin, écrire au masculin, écrire… tout court ? Où en est-on aujourd’hui ?

    CO : Je partage entièrement cet avis. Il serait vain de chercher à déclencher une guerre des sexes. Ce qui importe avant tout, c’est d’écrire, écrire tout court, envers et contre toute forme d’oppression.



    RD : Cécile Oumhani, poète de réputation internationale, romancière, écrivaine franco-anglo-tunisienne, vous avez grandi entre deux langues de circulation mondiale (français et anglais), dans un environnement multiculturel. Dans votre magnifique essai À fleur de mots (Éditions Chèvre-Feuille Étoilée, 2004), en évoquant vos lectures, vos rencontres, vos questionnements, vos bonheurs, vos déchirures, vous écrivez : « Lieu et langue sont inextricablement liés, enchevêtrés, aussi loin qu’il m’en souvienne. Lieu, langue et altérité, devrais-je dire […]. Écrire s’enracine dans l’obscur et il faut sans doute accepter cette part d’énigme pour laisser aux mots leur chemin. »
        Pour vous, le LIEU qui a eu lieu et qui s’absente déjà, est tout à fait important : « J’écris dans le manque et le regret du lieu, inévitablement, subrepticement amenée à en faire mon personnage principal. » Quelle serait donc la contrée des origines (et ses éclats d’une vie) qui vous manque et vous inspire le plus ?

    CO : Je pense que tout vient de ce qu’il n’y a pas pour moi « une » contrée des origines. Il y en a plusieurs et j’ai toujours éprouvé ce sentiment d’inadéquation par rapport au lieu où je me trouve, la culture dans laquelle je suis immergée. Les autres contrées, celles du souvenir et de l’imaginaire, frappent obstinément à la cloison de celle où je me trouve physiquement à un moment donné. Dès les origines, j’ai ressenti l’immense puissance de l’écrit, de la page, qui devenait l’espace où tout se réunissait sans nécessairement avoir l’unicité d’une contrée unique. En effet, ce que je lisais était un carrefour de langues, comme des couleurs et des reflets qui se succédaient selon l’émotion ou les circonstances. Tout ce qui se situe au croisement de ces moments, de ces langues, m’interpelle. L’impossibilité que j’éprouve à retrouver ce sentiment de l’unicité d’un lieu d’être est aussi ce qui rend la vie passionnante.



    RD : « …la phrase étrange/Versant obscur/ Palimpseste de notre passage » (Chant d’herbe vive, Voix d’encre, 2003). Est-ce que dans l’acte d’écrire, c’est l’auteur qui commande ? Est-il le tout-puissant qui décide de notre passage sous la pluie et le beau temps ?

    CO : Non, l’auteur ne commande pas. Écrire pour moi implique de s’effacer, de « laisser venir à la page ». Je parle d’un versant obscur fait d’étrangeté, parce qu’en écrivant j’essaie de toucher cette ligne de crête qui mène aux contrées inconnues que nous portons en nous. Ainsi, tout ce qui touche à l’onirique m’interpelle. Notre vie diurne effleure à peine une immensité qui est en nous tous. Comme la vague, ce monde se dérobe, à peine l’avons-nous aperçu. Pourtant là se presse la foule innombrable dont nous sommes les héritiers, jusqu’à ces douleurs muettes, ces destinées échouées que nous portons sans les connaître, d’une génération à l’autre. Accueillir ce jaillissement pluriel sur la page implique humilité et attention à l’obscur, à l’innommé. L’écriture est ainsi une traversée d’espaces qui nous sont inconnus. Elle est quête et donc nous n’en sommes pas les maîtres.



    RD : Le poète cherche à réconcilier des « principes ennemis » comme jour et nuit, vie et mort, malheur et bonheur, début et fin, etc. Pour accomplir cette réconciliation, il se sert de la métaphore. Quelle place occupe la métaphore dans votre vie d’artiste ?

    CO : J’ai grandi nourrie de peintures, d’images autant que de livres. Et en écoutant votre question, un lien puissant m’apparaît immédiatement entre l’image et l’écriture. Oui, la poésie figure. Oui, je suis assoiffée de ces « motifs », de ce qui dessine avec le poème la calligraphie secrète de notre rapport aux êtres et au monde. Lorsque je lis un livre, plus je sens cette profondeur, cette force d’écho des mots, plus je suis touchée. Cette phrase d’Henri Bauchau sur l’écriture dit beaucoup pour moi : « […] il faut avancer dans l’obscurité en se servant des traces confuses laissées dans la forêt, de ce qui reste de lumière. » Chaque instant est chargé de ces traces, pourvu que nous soyons assez présents pour les percevoir, les ressentir, les laisser peu à peu trouver leur place dans l’image qui émerge peu à peu sur la page. Ainsi les barrières disparaissent entre écrire et vivre, vivre et écrire. L’écriture est ce centre lumineux qui éclaire, non pas de façon naïve et béate, puisque ce qu’elle éclaire ce sont aussi nos ténèbres.

    RD : Vous êtes plutôt pour le sens en poésie. Le sens contre l’invasion verbale du hasard. Pour une totalité cohérente, imprégnée d’un sens inspiré, organisé par l’intuition objective.

    CO : Je suis sur deux territoires qui se jouxtent.

    RD : La ligne de partage vous intéresse-t-elle ?

    CO : La ligne de partage m’intéresse, comme un seuil où l’obscur affleure. J’accueille le déferlement du hasard s’il a une musicalité qui demeure en moi, s’il est une effraction du quotidien ordinaire. Pour que cette musicalité soit, il faut qu’il y ait réverbération d’un écho. Pour qu’il y ait effraction du visible, il faut qu’il y ait rupture dans les mots, dans ce qui semble donné. Sans écho, sans reflet, je perds la métaphore et ainsi ce dont je suis en quête. Sans cette rupture avec le monde tel qu’il nous est donné, je perds mes pas sur la page, je m’éloigne du souffle avec lequel traverser les frontières, celui qu’il me faut pour tenter de combler ce vide entre ce qui est considéré comme le visible et l’autre côté que nous pressentons en nous.



    RD : Si l’on essaie de définir l’« action d’écrire », « écrire » contient en général une multitude d’activités et d’actes : inscrire, noter, consigner, tracer, marquer, composer, exprimer, avancer, soutenir, correspondre, produire, former, exposer, révéler, fixer, montrer, accoucher, communiquer, etc. Jules Renard recommandait à tout écrivain : « Il faut vivre pour écrire et ne pas écrire pour vivre ». Cécile, s’il vous plaît, depuis quand écrivez-vous et pour quelle raison ? Comment fut ce premier moment d’inspiration, cette découverte intime ?

    CO : Quand j’étais enfant, on utilisait rarement le téléphone, sauf pour annoncer des nouvelles exceptionnelles. Les photos étaient en noir et blanc. De petits formats encadrés de blanc à la bordure dentelée qui piquait légèrement les doigts. On voyait de petites silhouettes lointaines, baignées de soleil, parce que c’était dehors et en été que ces photos étaient prises. Et on écrivait des lettres. Ces enveloppes qui arrivaient dans la boîte aux lettres étaient un événement. On se réunissait autour de la table pour les lire. C’est ainsi que j’ai fait connaissance avec la moitié de ma famille, grandissant un pied dans une réalité palpable, ordinaire, l’autre dans ce que je rejoignais à travers des mots écrits et quelques photos. Je n’oublie pas l’odeur de ce papier bleu et léger, ni ces pages recouvertes d’encre bleue et serrée, pour en dire le plus possible sur ces lettres prêtes à l’emploi qu’on appelait « aérogrammes » et « air letter » en anglais. L’écrit était une moitié de ma vie, de mon histoire familiale et j’ai, dès ces années, éprouvé la magie des mots, leur pouvoir d’émotion, les images qu’ils suscitaient en moi, leur écho qui continuait de se réverbérer dans ma rêverie.

    RD : L’envie d’écrire un livre, peut-être ?

    CO : J’ai eu très tôt envie d’écrire un livre. Je me revois assise dans un pré d’herbes hautes en été sur un petit banc. J’avais un cahier d’écolier sur les genoux et l’épaisseur de ces pages blanches quadrillées de bleu me remplissait d’un bonheur mêlé d’impatience. J’ai écrit un conte. Il y avait peu de mots, parce que je venais tout juste d’apprendre à écrire. Ces mots étaient entremêlés de dessins maladroits à l’encre de ces premiers stylos à bille. Plus tard, je me revois au même endroit, en été, avec un autre cahier de format plus grand, à petits carreaux. Je veux écrire un roman. C’est une histoire d’enfants dans un château et ce qui m’inquiète alors, c’est la façon de raconter, de décrire ce château. Je n’y arrive pas. Cela me semble si difficile et pourtant j’en ai tellement envie.



    RD : À travers votre jeunesse, avez-vous eu des maîtres, des modèles littéraires ?

    CO : J’ai toujours tant aimé franchir la barrière des langues en écrivant. J’aimais laisser les volets de ma chambre ouverts et ainsi me réveiller plus tôt pour lire alors que le monde autour de moi était encore calme, silencieux. Il y avait Jane Austen, Emily Brontë. Puis E.M. Forster, Virginia Woolf. Il y a eu Albert Camus. Au fur et à mesure que je voyageais, j’ai découvert le bonheur de visiter aussi les librairies d’autres pays, d’abord les librairies anglophones, en Grande-Bretagne, au Canada. Des moments d’exception où je suspendais mon souffle, tant j’avais peur d’oublier de chercher un titre et de ne pouvoir le retrouver ensuite, quand je serais de retour en France. J’étais envahie par une fébrilité et l’intense besoin de rester aussi longtemps que possible dans ces boutiques faites de livres. Puis j’ai lu aussi en allemand et je me suis enivrée d’autres librairies avec des livres dont même la couverture annonçait encore une autre culture, et d’univers passionnants à explorer. J’ai ensuite commencé à m’initier à la lecture en arabe, franchissant le seuil d’autres livres et d’une graphie toute nouvelle pour moi. Même lorsque je ne connais pas du tout la langue d’un pays, j’ai quand même ce besoin presque compulsif d’entrer dans les librairies, d’y respirer leur silence, de rêver sur les couvertures de livres dont les mots me restent fermés. Il y a quelques mois, j’étais à Casablanca pour la première fois et je me suis perdue dans le centre-ville. Pourtant, dès que j’ai vu la façade d’une librairie, j’ai été envahie par une sensation de joie paisible. Je suis entrée et je me suis à nouveau perdue, cette fois dans les livres, savourant cet oubli de soi qui gagne lorsqu’on s’abandonne à la lecture.



    RD : Quels étaient les auteurs que vous n’aimiez pas ? Et aujourd’hui, quels sont ceux qui vous déplaisent encore ?

    CO : Pour qu’un livre me plaise, il faut qu’il y ait la quête d’une écriture. Ces romans plus ou moins racontés m’ennuient. On raconte tous quelque chose. C’est banal, ordinaire. Ce qui est intéressant, c’est de rencontrer une écriture, une volonté de subvertir les formes, de les bousculer afin de rejoindre la singularité d’une voix. En poésie, je cherche une émotion. Une poésie trop sèche ne me touche pas. Si elle naît d’une authentique recherche, j’essaierai de la comprendre. Je la lirai, mais j’ai besoin qu’elle m’émeuve, qu’elle m’interpelle.



    RD : Vous écrivez pour vous-même ou pour les autres ? Cela pour nous rappeler ce que Ionesco/u, mon concitoyen, lançait : « Il faut écrire pour soi, c’est ainsi que l’on peut arriver aux autres ».

    CO : Cette phrase dit beaucoup de choses. En effet, il y a dans l’acte d’écrire un élan vers les autres et l’ardent désir d’une réponse, d’un dialogue qui serait initié par l’écrit. En même temps, je suis convaincue que l’on risque fort de s’égarer en gardant les autres devant soi lorsqu’on écrit. Il y a cette dimension intime et mystérieuse de l’écriture qui est une quête, un véritable espace que l’on parcourt et qui nous découvre à nous-mêmes. C’est un chemin que l’on suit et où chaque station, chaque texte semble dévoiler un nouveau versant qu’il faut ensuite traverser pour aller plus loin et poursuivre l’enivrante traversée. Cette traversée, on la fait seul(e) sous peine de faire fausse route, me semble-t-il. La rencontre avec les autres vient ensuite (ou ne vient pas…), plus tard, après coup.



    RD : Selon Tahar Ben Jelloun, « écrire, c’est rendre compte de quelque chose que l’on a vécu et qui mérite de sortir du cadre personnel ». Vous écrivez de la poésie, vous écrivez des romans. Les sources d’inspiration seraient-elles les mêmes ? Quel genre vous représente le mieux ?

    CO : La poésie naît pour moi d’une intimité particulière avec le monde, avec son souffle à peine audible, tout ce que recouvre et balaye la clameur, l’agitation. Je pense à l’eau de la vague troublée de sel et de sable qui brouille toute vision des fonds marins. Et puis, il y a ces instants où la marée s’éloigne. Des instants de contemplation, où l’inconnu surgit, même dans la mouvance de la brise et de la lumière. Intensité, clarté d’un contour… Cela ne veut pourtant pas dire que la puissance de la vague qui bouscule et remue n’ait rien à faire avec la poésie. Comme je l’ai dit tout à l’heure, l’effacement de soi pour laisser venir, l’écoute des rythmes secrets du monde et des mots, tout cela est primordial. Dans le roman, je ne peux renoncer à un rapport poétique aux mots. Le roman met d’autres choses en jeu et en scène, qui ont sans doute une dimension plus large, ancrée dans les sociétés du monde. Je dis les sociétés et je reste attachée à ce pluriel. En poésie, je suis dans une position de retraite, de solitude où chaque mot, chaque silence doit trouver sa densité, la singularité de son jaillissement. Ils portent leur gerbe de feu. À nous d’essayer de la rejoindre. Pour cela il faut beaucoup de travail et de patience.



    RD : Écrire de la poésie, est-ce adopter une posture particulière ?

    CO : Écrire de la poésie implique une posture par rapport à la langue. On y subvertit les règles, n’écoutant que le rythme, les sonorités, les associations. Cela veut dire une attention particulière à ce qui vient et qu’on n’attendait pas, qui vient peut-être parce qu’on ne l’attendait pas. Une telle posture est faite de patience, d’humilité et de rigueur. C’est aussi une posture par rapport au monde, une méditation sur le monde qui met en jeu la totalité de notre être. Enfin, c’est de cette façon que je vis l’écriture de la poésie. Le monde diurne, celui de nos interactions, glisse sur les surfaces. Il m’importe de développer une présence aux autres strates de notre être, de notre être au monde. Écrire de la poésie, c’est aussi comprendre ce que nous ne comprenions pas, approcher ce cœur innommé qui bat à chaque instant sans que nous l’entendions. C’est se défaire de tout ce qui est accessoire, inessentiel. D’une certaine manière, je pense que le poète rejoint la posture de l’ascète.

    RD : La poésie serait-elle l’utopie des sentiments ? L’écriture poétique nous permet de coucher sur papier des impressions étranges qui encombrent l’esprit.

    CO : La poésie concerne la totalité de notre être, tout ce que la norme veut ignorer, évacuer. La vie en société demande que manières et êtres soient « polis », aient été polis, défaits de rugosités, d’aspérités, jugées inacceptables à tel ou tel moment de l’Histoire ou dans telle ou telle culture. L’écriture poétique qui innove, remet en cause, se situe aux marges de ces exigences, accueillant l’étrange, le bizarre, le dérangeant pour les questionner et bousculer les formes. L’étrange n’encombre pas l’esprit, il interpelle le poète et peut être sa nourriture. Si la page devient un espace où poursuivre la quête que nous ne pouvons mener à son terme où nous sommes, elle peut alors être utopie. Pourtant je préfère considérer la page comme un espace à part entière, un espace opérant. La notion d’utopie implique qu’on est dans le domaine de l’idéal ou de l’irréalisable, alors que pour moi l’espace de la page et celui où nous nous trouvons sont étroitement liés. La page explore des profondeurs qui peuvent se dévoiler, se déchaîner et affectent ce que nous sommes, parfois même les autres autour de nous. Je ressens l’espace poétique comme pleinement incarné. Le mot a une vie et une puissance qui nous échappe, que nous ne faisons qu’entrevoir.



    RD : Quel serait le rapport esthétique, dans vos livres, entre poésie et bonheur, poésie et malheur ? La forme poétique est avant tout esthétique mais son fond peut au contraire révéler ce que le psychisme a de plus sombre ou de plus lumineux. Ceux qui ont peur des poètes s’exclament souvent : « Les poètes sont gens tourmentés qui aiment à épancher leur cœur car dans leur vie souvent ratée ils n’ont pas connu le bonheur… ». « Le bonheur n’est pas fait pour les livres », soutenait Emil Cioran.

    CO : Les profondeurs dont ceux qui parlent de la sorte veulent être « distraits », au sens pascalien du terme, touchent à la vie, à la mort, à l’amour, à tant de forces qui agissent en nous sans que nous le sachions, sans que nous voulions le savoir. Et donc, il n’y a pas de vraie poésie qui ignore le malheur, ou alors elle serait comme un tableau dont toute lumière serait absente. Pas plus qu’il n’est de véritable poésie qui n’ait connu l’émerveillement, car elle serait un tableau qui ignorerait la couleur. Je dirai simplement que lors de la traversée de moments d’épreuve, j’ai souvent ressenti la lecture d’autres poètes comme un salut, un apaisement presque physique. Car les mots peuvent avoir une telle présence !



    RD : Vous qui avez tellement voyagé, est-ce que de nos jours les poètes sont devenus inutiles ? « Comment écrire de la poésie après Auschwitz ? » s’est interrogé Adorno. D’un pays à l’autre, le statut du poète change. Dans les pays de l’est européen, le rôle du poète est encore important dans la nouvelle société moderne. Et cela se passe de la même façon en Irlande, m’ont confié un bon nombre de poètes irlandais rencontrés au Festival International de Poésie de Ljubljana. Écrire de la poésie n’est pas chose honteuse ou clandestine comme c’est aujourd’hui plus ou moins le cas en France.

    CO : J’ai été moi aussi très interpellée par ce rôle du poète lorsque je suis allée en Irlande et dans les pays de l’est européen. Je n’oublierai jamais mon premier voyage dans ces régions d’Europe Centrale pour un festival dont j’ai vu qu’il était retransmis en direct à la télévision. J’ai ressenti ce souffle poétique, l’acuité que prenait le langage, la musique des mots quand cela est vécu dans l’intensité du partage. Ce sont des occasions et des lieux où la poésie s’incarne avec une puissance presque palpable. Ces expériences sont pour moi inoubliables. Non, les poètes ne sont pas devenus inutiles, quelles que soient les difficultés que rencontrent les poètes pour se faire entendre. Ils sont porteurs du cœur des mots. Et souvent on entend citer des poètes, des poèmes dans la vie de tous les jours, par des gens qui n’écrivent pas de poésie. C’est un peu comme si, dans certaines circonstances, le recours au langage poétique s’imposait contre vents et marées. Et que dire de circonstances tragiques, de ces moments où certains disent avoir survécu en se récitant des poèmes ? Que dire aussi de ces rencontres entre poètes et philosophes, entre poètes et scientifiques ?

    RD : Leurs quêtes se croisent ?

    CO : Je crois que les quêtes des uns et des autres se rejoignent parfois, ce qui va contre cette image d’Épinal que vous évoquiez tout à l’heure des poètes qui seraient de simples Pierrots lunaires, sans autre horizon que le ressassement de leurs déceptions et de leurs états d’âme. Dans un monde où la présence du matériel agresse, où l’on est si brutalement sommé de se conformer à la norme, je crois que la poésie peut être un lieu où l’on écoute à la fois les mots et leur silence.



    RD : Dans un entretien avec Nathalie Galesne, en 2007, vous affirmez que la vie se tisse dans les rencontres et les voyages des gens, et c’est sans doute ce qui vous la rend passionnante. Durant vos voyages littéraires, vous avez fait la rencontre de quelques muses balkaniques, protagonistes de votre roman récemment écrit Le Café d’Yllka. Que pense la poète Cécile Oumhani des tourbillons géographiques et politiques du monde des Balkans, cet univers poudreux, pittoresque mais tendu, cette autre région du monde ? Et comment la romancière Cécile Oumhani goûte-t-elle aux trames de ces pays ? Laquelle, de la poète ou de la romancière, se sent davantage interpellée ?

    CO : Ma rencontre avec les Balkans a été très riche et fort intense. Cela a été pour moi l’occasion de lire des auteurs, de partager avec des poètes, de découvrir des cultures, des architectures qui me fascinent. Ayant toujours vécu parmi les cultures, entre les cultures, ce monde ne pouvait pas ne pas me passionner. Cependant, croiser sur mon chemin les traces de la guerre à travers les blessures qu’elle laisse chez les humains et dans les paysages, m’a hantée. Jusqu’à présent, les Balkans sont entrés dans mon écriture par le roman, la nouvelle. Mais ce n’est qu’une étape, un moment, et je ne peux exclure que cette rencontre concerne un jour aussi ma poésie. Je suis toujours en quête de ce qui survient et peut s’incarner dans l’écriture.



    RD : Est-ce le lieu qui choisit le temps intérieur de l’écriture, les visites inattendues ? Ou est-ce le temps qui fait venir le lieu à la source de l’écrit ?

    CO : Je crois à l’emprise des lieux, l’esprit des lieux dont parlait Lawrence Durrell, qui dit aussi à travers l’un de ses personnages que nous sommes les enfants de nos paysages. Rencontrer un lieu fut souvent pour moi aussi l’expérience de la perte, de l’absence. Tout cela fait partie de l’exil, des migrations. Je l’ai toujours ressenti très fortement, tout aussi fortement que la magie de l’écriture, le pouvoir qu’ont les mots de conjurer, de métamorphoser tout cela. La page, en tant que lieu, le rapport qui s’y noue avec les autres lieux, me passionne.



    RD : Pourriez-vous me parler de l’importance des rêves et des songes dans vos livres ? Participent-ils à la construction d’une mémoire, au tri des souvenirs, à la création d’un langage universel, au déchiffrage des équations ? Permettent-ils d’apprendre aux yeux fermés ?

    CO : Je donne aux rêves une place très grande tant dans ma vie que dans l’écriture. Si la psychanalyse m’a fait découvrir, il y a fort longtemps, l’importance de cette dimension de notre être, aujourd’hui je pense aux rêves et aux songes comme à un continent inconnu que nous portons en nous et qui double ou précède nos pas dans la vie diurne. C’est un lieu de découverte de soi et de bien d’autres choses, comme la mémoire ou ce qui a échappé à notre conscience à un moment ou un autre, mais s’est inscrit quand même dans l’une des strates de nous-mêmes. Je suis aussi très attentive aux passerelles entre la veille et le songe, à ces réponses que j’y trouve parfois concernant un personnage, l’intrigue d’un roman, un mot ou une phrase. J’ai trouvé certains de mes titres de livres ainsi, comme jaillis de mon inconscient après des recherches diurnes qui étaient restées infructueuses. J’ai parfois le sentiment que la vie diurne est une contrée que nous traversons les yeux fermés, alors que nous écartons de nous tout ce que la nuit a à nous apprendre sur nous-mêmes, sur les autres et sur le monde.



    RD : Dans la plupart de vos livres, les personnages principaux portent des visages de femmes. Ce sont des femmes chargées d’histoire et d’humanité. Je cite, de L’Arlésienne (La Transe, Jean-Pierre Huguet éditeur, 2008) : « Chaque matin, la jeune mariée peinte à la devanture du salon de coiffure la fixe avec arrogance. La superbe jaillit de ses yeux noirs. Des éclairs qui déchirent le ciel en permanence… ». Les femmes de vos livres représentent-elles des symboles ? Où les avez-vous croisées et qu’est-ce qu’elles vous ont transmis ? Comment et de quoi rêvent ces symboles ?

    CO : Jusqu’à présent il m’a été plus naturel de créer des personnages féminins, sans doute parce que je suis une femme. Pourtant le personnage principal de Un jardin à La Marsa est un homme, un véritable personnage de tragédie. L’écriture est pour moi la traversée de contrées que j’espère nouvelles, différentes, et ainsi j’écrirai certainement avec davantage de personnages masculins, un jour, le moment venu. Comment naissent mes personnages, qu’ils soient féminins ou masculins ? Ils peuvent surgir d’une rencontre avec quelqu’un dont une bribe va s’incarner puis devenir autre chose, quelqu’un d’autre, un personnage de fiction qui ira jusqu’au bout de ce que je vais imaginer, de ce que l’écriture va me dicter. Bien sûr, ils sont rattachés à cette vaste communauté d’êtres, unis par une Histoire, par des cultures. Mais ils surgissent parfois du rêve aussi, comme la mère de Fouad dans Un Jardin à La Marsa. J’ai vu cette femme dans mes rêves. Je l’ai suivie sur ces chemins de campagne que j’ai décrits dans le roman. Vénus Khoury-Ghata dit qu’écrivains et poètes sont tous un peu mediums. Je ressens ce qu’elle veut dire ainsi. En écrivant, nous explorons les marges, ces territoires embrumés où se jouent les scènes cruciales que nous chassons de notre conscience pendant notre vie diurne.



    RD : Quel rôle occupe le corps humain dans vos textes ? Et les objets ?

    CO : L’acte d’écrire s’inscrit dans les profondeurs du corps humain. Est-ce la raison pour laquelle il m’est impossible d’écrire de la poésie autrement qu’en tenant un crayon à la main, autrement que dans un mouvement qui parcourt et traverse mon corps ? Je suis hantée par l’histoire infinie qui est tracée au cœur de notre être, sans que nous puissions la connaître autrement que par bribes ou quand elle surgit, intruse, surprenante, dérangeante dans notre quotidien. D’une certaine façon, nous vivons notre vie à tâtons avec cet être tapi dans la nuit. Je ne sépare pas le corps physique du reste mais je le perçois comme la manifestation de notre globalité. L’écriture est un geste qui naît dans un rythme de notre corps, de notre être. La lecture aussi ― je ne suis pas la première à le dire ― est très physique, donnant lieu à un corps à corps entre le lecteur et les mots. La vue génère une ivresse toute sensuelle. Cela aussi me poursuit lorsque j’écris, taraudée par la sensation des couleurs, de la texture d’un lieu. Les objets m’importent dans la mesure où ils participent à l’incarnation du lieu, dans la mesure où ils peuvent porter le tellurique.



    RD : L’écrivain doit-il avoir une pensée politique ? Laquelle ?

    CO : La pensée politique interfère avec l’écriture. Nous sommes romanciers, poètes et ce que nous écrivons en tant que tels, ne doit pas relever de la pensée politique au moment où nous écrivons. Que notre regard d’écrivains ou de poètes soit attentif au monde et en éclaire les faces cachées, obscures et douloureuses, cela me semble en revanche très important… Mais cela n’est pas une pensée politique, c’est le jaillissement de l’écriture dans sa vérité, dans la clarté nécessaire pour lui donner une existence propre dans l’humain, dans l’universel. Cela n’empêche pas l’écrivain ou le poète d’avoir ses propres convictions politiques en tant qu’être humain au cœur de la cité, en tant que citoyen du monde. Mais au moment où l’on écrit, rien ne doit troubler a priori un acte qui est une quête, une traversée.



    RD : Si un jour vous vous proposiez d’écrire un manifeste littéraire, que mettriez-vous dedans ? Avez-vous quelques exemples à nous proposer ?

    CO : Je n’ai pas l’ambition d’écrire un manifeste littéraire, mais je peux témoigner de ce qui m’importe dans mon vécu. Il me semble essentiel d’aller à la rencontre des livres des autres, des cultures des autres. Aujourd’hui, la littérature ne peut que s’étioler si elle s’enferme dans des frontières géographiques, cela va de soi, mais aussi linguistiques. Se nourrir de l’imaginaire d’autres cultures, d’autres langues est une expérience irremplaçable. Bien sûr, on ne peut lire toutes les langues et nous avons besoin de traductions pour élargir nos horizons de lecture. Pourtant, diversifier le plus possible le champ de nos lectures dans la langue de l’autre, est essentiel. Franchir la barrière de la langue, c’est une rencontre avec des sonorités, des rythmes, la découverte d’autres voix/voies au sens le plus profond de ces mots.



    RD : Épique, lyrique, narrative, picturale, votre écriture est fascinante et votre style, rare, authentique, ne laisse personne indifférent. Quels seraient les conseils que vous donneriez à ceux qui veulent atteindre ce niveau de perfection littéraire ?

    CO : Vous me faites beaucoup de compliments.

    RD : Vous les méritez bien.

    CO : Tout ce que je peux dire, c’est qu’il s’agit d’une recherche sans fin, d’une remise en question permanente. J’ai plutôt l’impression de vivre avec la sensation aiguë des inadéquations entre le texte et ce que j’entrevois. Mais c’est aussi ce qui rend l’écriture passionnante. Que dire ? Il y a tant de choses qui participent de ce qui est finalement un choix de vie. Lire, lire les autres. Développer le plus possible cette attention au monde qui est de tous les instants, parce que chaque pas que nous faisons nous amène tout près d’une richesse humaine infinie. Le travail avec les mots ne connaît pas de fin et rien n’est plus dangereux que l’euphorie qui suit parfois un temps d’écriture. Comme ces métaux qui doivent être trempés, ces argiles qui doivent être cuites, le texte ne livre ce qu’il est qu’avec un temps d’attente, de recul. Chercher à entendre au fond de nous la justesse de la phrase ou du mot, comme un musicien.

    RD : Exigence…

    CO : Notre travail doit avoir cette exigence.


    © D.R. Cécile Oumhani/Rodica Draghincescu. Entretien inédit.







    NOTICE BIO-BIBLIOGRAPHIQUE



        Née le 12 décembre 1952 à Namur (Belgique), Cécile Oumhani est agrégée d’anglais et a consacré sa thèse de doctorat d’études britanniques à l’écrivain Lawrence Durrell. Elle est actuellement maître de conférences à l’Université de Paris-XII-Créteil. Ses recherches portent sur les littératures post-coloniales et les écritures de femmes. De 1995 à 2005, elle a été membre de l’équipe de Encres vagabondes.


        Ci-après une bibliographie sélective :

    À l’abside des hêtres (poèmes), Centre Froissart, 1995.
    Fibules sur fond de pourpre (nouvelles), Le Bruit des Autres, 1995.
    Loin de l’envol de la palombe (poèmes), La Bartavelle, 1996.
    Vers Lisbonne, promenade déclive (poèmes), Encres Vives, 1997.
    Des sentiers pour l’absence (poèmes), Le Bruit des Autres, 1998.
    Une odeur de henné (roman), Paris-Méditerranée (Paris) et Alif (Tunis), 1999.
    Les Racines du mandarinier, Paris-Méditerranée, 2001.
    Un jardin à La Marsa (roman), Paris-Méditerranée, 2003.
    Chant d’herbe vive (poèmes), Voix d’encre, 2003. Dessins de Liliane-Eve Brendel.
    Un livre d’artiste (poèmes), Philonar. Dessins de Liliane-Eve Brendel.
    À fleur de mots : la passion de l’écriture (essai), Chèvre-Feuille Étoilée, 2004.
    Demeures de mots et de nuit (poèmes), Voix d’Encre, 2005. Peintures de Myoung-Nam Kim, artiste coréenne.
    Plus loin que la nuit (roman), éditions de l’Aube, 2007.
    La Transe et autres nouvelles, collection « Bleu Orient », Jean-Pierre Huguet éditeur, 2008.
    Le Café d’Yllka (roman), collection « Éclats de vie », éditions Elyzad, avril 2008.
    Au miroir de nos pas (poèmes), Encres vives, Collection Lieu, dirigée par Michel Cosem, décembre 2008.
    Temps solaire, III, Voix d’encre, octobre 2009. Gravures de Myoung-Nam Kim.
    Cités d’oiseaux, Éditions de la Lune bleue, décembre 2011. Avec cinq monotypes de Luce Guilbaud.
    Une odeur de henné (roman), éditions Elyzad (nouvelle édition, collection poche), 2012.
    L’Atelier des Strésor (roman), éditions Elyzad, 2012.
    La Nudité des pierres, poèmes, éditions Al Manar | Alain Gorius (accompagnement plastique : Diane de Bournazel), 2013.
    Tunisie, Carnets d’incertitude, éditions elyzad, 2013.
    Passeurs de rives, La tête à l’envers, 2015. Encres de Myoung-Nam Kim.






    CÉCILE OUMHANI


    Cecile_oumhani



    ■ Cécile Oumhani
    sur Terres de femmes

    Aux prémices du sable (poème extrait de Chant d’herbe vive)
    [Dès l’aube ils s’interpellent] (poème extrait de Cités d’oiseaux)
    Éclats de rêves (poème extrait d’Au miroir de nos pas)
    Le Café d’Yllka (note de lecture)
    Rêves de draps (extrait de Mémoires inconnues)
    [j’ai marché dans l’ignorance] (poème extrait de La Nudité des pierres)
    Ne craignons pas la nuit (poème extrait de Chant d’herbe vive)
    La Nudité des pierres (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Temps solaire, III (poème extrait de Temps solaire)
    [S’abandonner au sommeil] (extrait de Tunisie, Carnets d’incertitude)
    Avant-propos de Lalla ou le chant des sables d’Angèle Paoli
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Manhattan redux
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Cécile Oumhani, « Seuils possibles », Revue Confluences Méditerranée n° 22, été 1997



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site Babelmed)
    « Cécile Oumhani, à la croisée des mots et des imaginaires »
    → (sur le site Babelmed)
    “Plus loin que la nuit”, entretien de Cécile Oumhani avec Nathalie Galesne (2 décembre 2007)
    → (sur le site Babelmed)
    Méditerranée / Panorama de la littérature tunisienne de langue française, par Jalel El Gharbi
    → (sur Encres vagabondes)
    un entretien de Cécile Oumhani avec Brigitte Aubonnet (novembre 2007)
    → (sur le site de Rafik Darragi)
    Nocturnes (la nuit dans l’œuvre de Cécile Oumhani)
    → (dans la Poéthèque du Printemps des poètes) une
    fiche bio-bibliographique sur Cécile Oumhani
    → (sur Levure Littéraire n° 7)
    Sous le « bleuté des plis de la nappe », d’admirables ciselures (note de lecture d’AP sur L’Atelier des Strésor de Cécile Oumhani)





    RODICA DRAGHINCESCU


    ■ Rodica Draghincescu
    sur Terres de femmes

    Rodica Draghincescu/EX(o)ilium
    Rodica Draghincescu, Blé blanc (l’artdurien)





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  • Nicolas Pesquès | Juliau//ascension face nord

    Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau,
    deux // trois // quatre // cinq // six

    André Dimanche, Editeur, 1997-2008



    Penser le dépassement, tenter la surimpression, oser le Surjaune.
    Aquatinte numérique, G.AdC






    JULIAU//ASCENSION FACE NORD



        Déclinaison de couleurs, d’odeurs et de formes jusqu’à l’ultime disparition du nom même de la colline, le monde millénaire (« millionnaire ») dans lequel s’inscrit la face nord de Juliau s’impose dans l’éventail de ses multiples variations. Et dans le jeu inépuisable qui se noue entre le « monolithe » Juliau et les incessantes interrogations qu’il suscite. Jusqu’à l’extrême dépassement de la face nord de Juliau, six. Surjaune. De Nicolas Pesquès.

        Comment, dès lors, au cœur de cette multiplicité même, cerner Juliau dans la continuité du temps qui passe, comment rendre compte des saisons qui impriment leur marque sur la face quasi exclusive de Juliau nord, comment dire « l’histoire d’amour d’écriture pour une colline tenant lieu de monde » ? Comment dire Juliau sans se dire soi-même ? Comment mettre en mots le motif de Juliau ? Comment dire « la colline et son poème » ? Comment écrire ? Et comment ne pas écrire ?

        SAME PLAYER WRITE AGAIN, trouve-t-on à la page 94 de J3-J4. L’obsession du poète se découvre au fil de l’œuvre. L’œuvre poétique d’un seul et même joueur confronté à la tyrannie de l’écriture. Une œuvre en six volumes, dense et ardue, exigeante et rude. Mais belle et contraignante, comme l’écriture elle-même. Derrière le titre unique (La Face nord de Juliau) dont seul change le n° du recueil (de un à six), ce qui se dit, c’est l’obsession incessante de l’écriture. L’étonnement que cette obsession suscite.


    « J’écris dans le luxe d’une invention vaine, sans autre trace que celle des mots que je ne parviens pas à effacer. Je m’étonne de poursuivre. Écrire est la marque de cet étonnement ; ça ne s’éteint qu’avec la revenue d’un vert impossible, étalé comme le songe d’un regard passé au peigne de la langue. » (J2, p. 25)


        De J2 à J5, l’écriture, qui s’organise à partir de dates-balises ― du 31 décembre 1985 au 20 octobre 2000 ― pourrait laisser croire à l’élaboration d’un journal, davantage encore à celle de carnets dont Juliau serait la borne d’amarrage, le point nodal où s’ancre l’écriture. Or, de journal il ne peut être question et Nicolas Pesquès s’y refuse : « Juliau ne sera jamais un journal » (J4, p. 13). Et de fait, les dates disparaissent peu à peu des recueils inclus dans chaque livre et J6 s’en sépare définitivement.

        Quant à la question de l’ancrage, rien n’est moins sûr puisque Nicolas Pesquès affirme dès J2 : « Au reste, je souhaite que le poème m’expulse ». Même si cette expulsion doit conduire à la « désaffection » ; puis à « l’abandon ». Car « écrire conduit à une effusion dont on ne revient pas ».

        Oublier la tyrannie du « je » ― « et tous ces je ne seront supportables/que rejetés et clignotants/ une fois la terre remise en place » (J4, p. 169) ― oublier les dates, donc, et s’en référer aux tables des matières qui livrent la composition du recueil à partir de J4.

        Des intertitres apparaissent, chargés de leur part de mystère. Descro, Logiciennes, Way out, pour ne citer que ces trois intertitres de J4. Ou encore : Physiciennes, Juliologie. Pour J5. Des contours et des territoires s’ébauchent, qui livrent davantage à la lecture. Descro pose le problème de la description, « sorte d’irrépressible/chenille commençante ». Logiciennes pose des analogies inattendues, récurrentes chez le poète :



    « brisable comme toute chose                          la terre
    exactement comme les idées

    même matière
                                       même appétit
                                                                           mêmes sauts de carpe » (J4, p. 159)


    ou encore


    « comment la transparence et comment
    la nuit de l’instant s’unissent-elles ?

    immiscées tel un troglodyte dans le roncier » (J4, p. 165).



        Physiciennes offre un décryptage plus scientifique du monde :



    « le verbe, acheminé jusqu’aux clôtures
    ronge la mort
    géométrise les chairs… » (J5, p. 86)


    ou


    « physiciennes

    comme le sont les virgules, les amours, la logique des pierres » (J5, p. 89).



        Des suites apparaissent. Animales, dans Faons Hyènes Bousiers etc. de J4, où se disent les « appeaux du monde » et de la langue. Juliologie annonce la Suite juliologique de J5 et forme avec elle d’étranges petits traités analogiques sur la colline, la couleur, l’écriture, l’être au monde :


    « Écrire ne s’appuie que sur ce qui cède

    flancher d’écrire comme jaunir, ouvrir le cœur
    une main dans l’artifice, une autre dans le noir
    et l’oreille absolue seule dans la grammaire  » (J5, p. 138).


    « JAUNE
    comme la perte de tout objet
    ma planche de vie »


    ou


    « jaune sans arrière monde
    clair et vif telle une scission »


    ou


    « de genêt à JAUNE
    il y va de la vitesse entre deux mêmes

    de cette avance que les mots peuvent prendre

    JAUNE plein visage lecteur

    comme si le corps était parti de l’autre côté
    n’offrant plus de résistance à l’écriture… » (J5, pp. 177, 178, 187).



        D’un Juliau l’autre, l’écriture se resserre, se densifie. Le poème s’aère. La phrase s’allège, s’abrège, se condense. Les mots se raréfient au profit de la « blancheur » ― et de la couleur paille claire du papier de J3-J4 ― choisie pour accueillir le « brandon des syllabes », « le tombeau du poème infini », ― qui submerge la page. « Un nouveau blanc d’équilibre pour le livre ». Le texte se saisit d’un seul tenant. Les mots giclent, pépites desserties qui cherchent l’ESPACE hors de leur gangue grammaticale puis s’en échappent, porteuses de leurs propres rythmes et de leurs images-fossiles, comme dans cet extrait de J4, p. 131 :



    « choses excursionnées
                                                                            graphie circulatoire
    ce sont des sécrétions

                                                                            bifurquantes

    comme le singe de l’humain

    sapant l’identité


    ESCAPE      ESCAPE »



        D’un recueil à l’autre, Nicolas Pesquès poursuit sa quête obsédante de Juliau. « Comment voit-on les couleurs qui s’écrivent ? » interroge le poète dans J2. « Dans quelle couleur vit-on après les yeux ? » reprend-il en écho dans J6. Et toujours, au cœur de ce « ressassement » obsessionnel douloureux, l’accompagne ce désir exigeant de condenser encore davantage l’univers de Juliau. De procéder à « une compression de semence, de colline, de peinture ». Dire Juliau se resserre à hauteur de la nécessité de dire le jaune. Mais comment dire le jaune sans figer le poème ? Comment combiner la phrase et la couleur ? Comment faire exprimer visuellement la phrase : « Je voudrais qu’on puisse voir la phrase sortir du mur, exporter son gouffre, lire le bois », écrit le poète en J6, p. 14.

        Mettre « Jaune » en mot relève de l’impensable et conduit à l’impasse. J6 rend compte de cette expérience des limites qui pousse le poète à vouloir percer au plus près le mystère de la langue. Penser le dépassement, tenter la surimpression, oser le Surjaune. Soumettre à nouveau « jaune » à un autre angle d’approche, à une autre méthodologie. Mais après, au-delà de cette expérience des limites, une fois épuisés le jaune et ses nuances, quelle autre écriture possible après la tentative/tentation du surplus qui, paradoxalement, conduit aux limites de l’abstraction ?

        Au-delà, il y a J7. La Face nord de Juliau, sept (en gestation dans le n° 22 de la revue Rehauts) :


    « jaune revenant en force
    que sa perfection pulvérise

    ou comment la couleur s’absente pour déborder
    pour entrer en possession

    je nomme cela amour de la terre

    phrase si intime que l’œil ne la suit plus ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    La Face nord de Juliau, six




    Note d’AP : une de mes notes de lecture sur La Face nord de Juliau, six, a paru dans le n° 960 (avril 2009) de la revue Europe (pp. 353-354-355), et une autre note dans la revue Faire-Part (mai 2009).




    NICOLAS PESQUÈS


    Pesquès portrait
    Ph. © Jean-Marc de Samie




    ■ Nicolas Pesquès
    sur Terres de femmes


    Gilles Aillaud (extrait de Sans Peinture)
    après Privas. Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture », par Yves di Manno
    après Privas. Nicolas Pesquès (II). J9, Prémisses de lecture d’une « énigme intime », par Angèle Paoli
    21 août 1995 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau trois, quatre (extrait)
    Comment recoller ce que la langue détache (extrait de La Face nord de Juliau, cinq)
    15 mai 1886 | Mort d’Emily Dickinson (+ extrait de La Face nord de Juliau, sept)
    La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix (lecture d’AP)
    [Courir la pente] (extrait de La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix)
    Intérieur nuit (Juliau 11)
    La Face nord de Juliau, treize à seize (lecture d’AP)
    28 février | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau (onze à seize)
    21-22-23 octobre 2013 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau dix-sept, dix-huit
    La caisse claire (journal d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    le site de Nicolas Pesquès
    → (sur Poezibao)
    La Face nord de Juliau, six, de Nicolas Pesquès (lecture d’Angèle Paoli)
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une
    fiche bio-bibliographique sur Nicolas Pesquès





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  • Auxeméry | la mort des êtres…

    «  Poésie d’un jour  »



    Nous nous rassasierons de ce feu aigre
    Ph., G.AdC







    la mort des êtres…



    la mort des êtres dénoue

    une eau lâche les nourrit ―

    la mort dissout les êtres

    ce feu acerbe les rassasie ―

               quand nous irons sous le ciel
               parcourir les longues plaines

               nous aurons en tête les cavales
               & les ombres de leurs maîtres ―

    danseurs

               sur la steppe courent encore
               les chevaux cousins du vent

                                             :

               nous boirons cette eau lâche qui corrompt
               nous nous rassasierons de ce feu aigre

                               nous serons déliés




    Jean-Paul Auxeméry, Les Animaux industrieux, volumen, Collection Poésie/Flammarion, 2007, page 105.





    AUXEMÉRY


    Auxemery
    Source



    ■ Jean-Paul Auxeméry
    sur Terres de femmes) ▼

    petits animaux
    tes haillons, bonhomme… (extrait de Failles/traces)





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