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  • 27 octobre 1466 | Naissance d’Érasme


    Éphéméride culturelle à rebours



        Dans la nuit du 27 au 28 octobre 1466 (ou 1467 ?) naît à Rotterdam, Érasme, fils illégitime de Gérard Praët et d’une mère prénommée Marguerite, qui était elle-même la fille d’un médecin de Sevenbergen.







    Erasme par Albrecht Dürer







    ÉRASME, GRANDEUR ET DÉCADENCE D’UNE IDÉE


        « Symbole incomparable que la naissance de ce génie qui appartient à l’humanité tout entière ! Érasme n’a ni patrie ni famille réelles ; il est sans origines, en quelque sorte. Ce nom d’Erasmus Rotterdamus appelé à une célébrité mondiale, il ne le tient ni d’un père ni d’un ancêtre, c’est un nom d’emprunt ; la langue qu’il parlera sa vie durant, ce n’est pas le hollandais, sa langue maternelle, mais le latin, une langue apprise. Le jour de sa naissance et les circonstances qui l’accompagnèrent sont entourés d’un profond mystère ; à peine est-on sûr qu’il soit né en 1466. Érasme est d’ailleurs en grande partie responsable de cette obscurité ; il n’aimait pas parler de sa naissance : c’était un enfant illégitime, et, chose plus fâcheuse encore, l’enfant d’un prêtre, ex illicito et ut timet incesto damnatoque coitu genitus ; le récit romanesque que Charles Reade nous fait de l’enfance d’Érasme dans son célèbre roman The cloister and the heart est pure imagination. Son père et sa mère meurent de bonne heure et, comme on le devine, les parents montrent la plus grande hâte à se débarrasser du bâtard. Par bonheur, l’église est toujours prête à attirer à elle un jeune garçon doué. À neuf ans, le petit Desiderius (il était plutôt indésiré) est envoyé à l’école capitulaire de Deventer, puis à Bois-le-Duc ; en 1487, il entre au cloître des Augustins de Steyn, non pas tant par vocation religieuse que parce que ce monastère possède la meilleure bibliothèque classique du pays ; c’est là qu’en 1488 il prononce ses vœux. Mais rien n’atteste qu’il fut d’une piété ardente pendant ces années de vie monastique ; il semble plutôt, d’après ses lettres, que ce soient les beaux-arts, la littérature latine et la peinture qui l’aient principalement occupé. En tout cas, en 1492, il est ordonné prêtre par l’évêque d’Utrecht.
        On ne vit Érasme dans ses vêtements sacerdotaux qu’en de rares occasions et il faut faire un certain effort pour se rappeler que cet homme à l’esprit libre et à la plume impartiale appartint réellement, jusqu’à son heure dernière, à l’état ecclésiastique. Mais Érasme possédait l’art de se débarrasser discrètement, sans attirer l’attention, de ce qui le gênait et de conserver son indépendance d’esprit en dépit de tout vêtement ou de toute contrainte. Sous les prétextes les plus habiles, il obtint de deux papes une dispense l’autorisant à ne plus porter la soutane ; quant à l’obligation de jeûner, il trouva moyen de s’y soustraire grâce à un certificat médical. Et malgré toutes les prières, les exhortations, voire les menaces de ses supérieurs, une fois sorti du couvent jamais plus on ne l’y revit.
        Ceci nous dévoile déjà un des principaux traits, le trait essentiel peut-être de son caractère : Érasme ne veut se lier à rien ni à personne. Il n’entend pas s’astreindre à servir fidèlement un maître, un prince, ni même Dieu ; sa nature éprouve un profond, un irrésistible besoin d’indépendance qui l’oblige à rester libre et à ne se soumettre à personne. En son for intérieur, il n’a jamais reconnu l’autorité d’un supérieur, il ne s’est jamais senti lié à une université, une charge, un couvent, une église ou une ville ; sa vie entière, il a défendu avec une muette et tenace obstination sa liberté morale autant que sa liberté spirituelle.
        À ce trait vient s’en ajouter un second : Érasme est bien un fanatique de l’indépendance, mais il n’est rien moins qu’un rebelle, un révolutionnaire. Au contraire, il abhorre tous les conflits ouverts ; en tacticien habile, il se garde bien d’opposer une résistance inutile aux puissants et aux puissances de ce monde. Il préfère pactiser avec eux que les fronder, il aime mieux se rendre libre par la ruse que par la lutte ; si son âme se sent à l’étroit dans son froc de moine, il ne fait pas comme Luther, il ne s’en dépouille pas d’un geste audacieux et dramatique ; non, il le retire sans bruit, après en avoir discrètement demandé la permission : en digne élève de son compatriote maître Renard, il évite avec adresse les pièges qu’on lui tend pour lui ravir sa liberté. Trop prudent pour jamais devenir un héros, il obtient par sa clairvoyance, par sa connaissance supérieure des faiblesses humaines tout ce dont a besoin le développement de sa personnalité ; sa victoire, dans la lutte incessante qu’il mène pour vivre comme il l’entend, il ne la doit pas à son courage mais à sa psychologie.


    Stefan Zweig, Érasme, grandeur et décadence d’une idée, Éditions Bernard Grasset, 1935 ; Collection Les Cahiers Rouges, 1990, pp. 39-40-41-42.




        En 1509, alors qu’il s’en revenait de son séjour en Italie ― où « il avait vu l’Église en pleine décadence et le pape Jules II » ― et traversait les Alpes, Érasme, installé sur le dos de son âne, invente une petite histoire réjouissante. Arrivé en Angleterre, « il jette sur le papier cette satire destinée à égayer ses amis ». En l’honneur de son ami Thomas More, il l’intitule Encomium moriae, Laus Stultitiae. Éloge de la Folie.





    Bosch_la_nef_des_fous
    Jheronymus Bosch van Aken, dit Bosch
    (v. 1450 – 1516)
    La Nef des fous, v. 1510 – 1515
    Huile sur bois, 58 x 33 cm
    Source






    ÉLOGE DE LA FOLIE, EXTRAITS, CHAPITRES VIII, IX, X.


    [8] VIII. ― Si vous demandez où je suis née, puisque aujourd’hui la noblesse dépend avant tout du lieu où l’on a poussé ses premiers vagissements, je vous dirai que ce ne fut ni dans l’errante Délos, ni dans la mer aux mille plis, ni dans des grottes azurées, mais dans les Iles Fortunées où les récoltes se font sans semailles ni labour. Travail, vieillesse et maladie y sont inconnus ; on ne voit aux champs ni asphodèles, ni mauves, ni scilles, lupins ou fèves, ni autres plantes communes; mais de tous côtés y réjouissent les yeux et les narines le moly, la panacée, le népenthès, la marjolaine, l’ambroisie, le lotus, la rose, la violette, l’hyacinthe, tout le jardin d’Adonis. Naissant dans de telles délices, je n’ai point salué la vie par des larmes, mais tout de suite j’ai ri à ma mère. Je n’envie point au puissant fils de Cronos sa chèvre nourricière, puisque je m’allaitai aux mamelles de deux nymphes très charmantes : l’Ivresse, fille de Bacchus, et l’Ignorance, fille de Pan. Reconnaissez-les ici, dans le groupe de mes compagnes. Je vais vous présenter celles-ci, mais, par ma foi, je ne les nommerai qu’en grec.

    [9] IX. ― Celle qui a les sourcils froncés, c’est Philautie (l’Amour-propre). Celle que vous voyez rire des yeux et applaudir des mains, c’est Colacie (la Flatterie). Celle qui semble dans un demi-sommeil, c’est Léthé (l’Oubli). Celle qui s’appuie sur les coudes et croise les mains, c’est Misoponie (la Paresse). Celle qui est couronnée de roses et ointe de parfums, c’est Hédonè (la Volupté). Celle dont les yeux errent sans se fixer, c’est Anoia (l’Étourderie). Celle qui est bien en chair et de teint fleuri, c’est Tryphè (la Mollesse). Et voici parmi ces jeunes femmes, deux dieux : celui de la Bonne Chère et celui du Profond Sommeil. Ce sont là tous mes serviteurs, qui m’aident fidèlement à garder le gouvernement du Monde et à régner, même sur les rois.

    [10] X. ― Vous connaissez mon origine, mon éducation, ma société. À présent, pour bien établir mes droits au titre divin, je vous révélerai quels avantages je procure aux Dieux et aux hommes, et jusqu’où s’étend mon empire. Ouvrez bien vos oreilles. On a écrit justement que le propre de la divinité est de soulager les hommes, et c’est à bon droit qu’en l’assemblée des Dieux sont admis ceux qui ont enseigné l’usage du vin, du blé, et les autres ressources de la vie. Pourquoi donc ne pas me reconnaître comme l’Alpha de tous les Dieux, moi qui prodigue tout à tous ?


    Érasme, Éloge de la Folie, Editions Garnier, 1964 ; GF-Flammarion, 1989, pp. 20-21. Traduction de Pierre de Nolhac.





    ■ Érasme
    sur Terres de femmes

    9 juin 1508 | Lettre d’Érasme à Thomas More





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  • Sophie Loizeau, Bergamonstres

    Sophie Loizeau, Bergamonstres,
    Éditions L’Act Mem,
    collection « Passages à l’Act », 2008.



    LES MASQUES ET BERGAMASQUES DE SOPHIE LOIZEAU





    Un_univers_mythique_charnel_chaud_e
    Triptyque photographique, G.AdC





        Masques et bergamasques d’un genre inédit, les « Bergamonstres » de Sophie Loizeau éploient leurs hybrides ancestraux bien au-delà du recueil auquel ils donnent leur titre et leur nom. Encadrés par Environs du bouc (2005 [épuisé] ; rééd. L’Amandier, février 2012) et Ex-Voto (2003), les « Bergamonstres » sont tirés, par l’écriture même, de l’inventaire d’un monde archaïque en sommeil. Exhumés des substrats archéologiques qui les enserrent, issus de stratifications immémoriales, les « Bergamonstres » surgissent, âne, chacal, panthère, chien, baribal, bouc et « grands cervidés ». Mais aussi oiseaux ― pic épeiche et sitelle torchepot. Et, avec la harde des faunes qui animent ce recueil de neuf textes, se déplie l’éventail des gestes et rituels qui marquent « l’association de l’homme et de la bête ». Reconnaissance des excréments, des traces et des indices. Empreintes et poils. Appropriation des attributs de la bête, onction de la peau avec le sang. Mais la bête, dans ce recueil précis, l’emporte sur l’homme et obtient qu’il lui cède. L’ours-baribal s’empare du « je », fusionne avec lui par vampirisation, le contraint à l’endormissement. Ou à la copulation ― « qu’il me prenne par derrière ― en ait l’idée (ou moi) ― et notre humanité devient suspecte ». Jusqu’à animalisation de l’être. Dans « la plus grande liberté qui soit ».

        Bien qu’il ne soit nulle part question de viol dans cet opus, le visage de The Rape (1934) de René Magritte, se superpose à ma lecture. Sans pour autant que j’éprouve, en lisant Bergamonstres, le malaise que suscite en moi cette toile. Bien au contraire.

        Du Yemen ― qui marque l’entrée dans le recueil ― à la Dordogne (Font-de-Gaume) qui le clôt ; du poète tchèque Jan Skácel ― à qui est dédié le texte du « baribal » ― à l’écrivain périgourdin Claude Seignolle ― à qui est dédié le poème sur les traces et indices ―, le poète déplie et agrège en quelques paragraphes, strophes ou phrases le compost dense qui in-forme le recueil Bergamonstres. Et recompose un univers mythique charnel, chaud et sexué qui est aussi le nôtre.

        Servie par une écriture sensuelle, gorgée de sèves et de sels, la poésie de Sophie Loizeau est une poésie audacieuse, « panique », priapique même. Une poésie de l’éros. Un éros sans larmes, célébré par une grande prêtresse irrévérencieuse et gourmande.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    __________________________________
    NOTES d’AP :
    1. Cette note de lecture a précédemment paru dans la revue littéraire Europe (Georg Büchner – Roland Barthes [86e année – n°952-953], août-septembre 2008, pp. 355-356) ;
    2. L’ouvrage Bergamonstres (compilation de La Nue-bête et d’Environs du bouc) est aujourd’hui épuisé. Environs du bouc a été réédité aux éditions de L’Amandier en février 2012. La Nue-bête a été réédité aux mêmes éditions de L’Amandier en mars 2013 ;
    3. Ouvrages de Sophie Loizeau parus en 2013 : Caudal (éditions Flammarion, Collection Poésie, mars 2013) ; Le Roman de Diane (éditions Rehauts, mai 2013).





    SOPHIE LOIZEAU


    Sophie Loizeau
    Ph. © Adrienne Arth
    Source




    ■ Sophie Loizeau
    sur Terres de femmes

    [L’œil persiste aux lisières] (extrait du Corps saisonnier)
    vendredi (extrait de Bergamonstres)
    les rêves les mieux ouvrés (extrait de La Femme lit)
    caudal (extraits)
    [Moabi quand tout va bien] (extrait de Ma maîtresse forme)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    le bain de diane [extrait de Roman promis (le roman de diane), paru en 2013 aux éditions Rehauts]



    ■ Voir aussi ▼

    le site personnel de Sophie Loizeau
    → (dans Levure littéraire n° 7)
    un entretien de Sophie Loizeau avec Rodica Draghincescu
    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique consacrée à Sophie Loizeau
    → (sur le site de l’écrivain Claude Ber)
    une bio-bibliographie de Sophie Loizeau





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  • 26 octobre 1685 | Naissance de Domenico Scarlatti

    Éphéméride culturelle à rebours



        Le 26 octobre 1685 naît à Naples Giuseppe Domenico Scarlatti, fils du compositeur Alessandro Scarlatti.






    Scarlatti_bis
    Image, G.AdC





        Organiste depuis 1701 à la Chapelle royale de Naples, le jeune compositeur, à l’âge de vingt ans, se rend à Venise pour y rencontrer Georg Friedrich Haendel, Francesco Gasparini et « le grand prêtre roux » Antonio Vivaldi, qui séjournaient dans la Cité des Doges.
        Ce séjour vénitien a inspiré Concert baroque au romancier et musicologue cubain Alejo Carpentier.




    Venise, début du XVIIIe siècle.


        « On disposa les lutrins, le Saxon s’installa de façon magistrale devant le clavier de l’orgue, le Napolitain essaya les voix d’un clavecin, le Maître monta sur le podium, saisit un violon, leva l’archet, et, en deux gestes énergiques, déchaîna le plus extraordinaire concerto grosso qu’aient jamais entendu les siècles mais les siècles ne s’en souvinrent pas, et c’est dommage car tout cela était aussi digne d’être entendu que d’être vu… Une fois amorcé l’allégro frénétique par les soixante-dix femmes qui connaissaient leurs parties par cœur, tellement elles les avaient répétées, Antonio Vivaldi se rua dans sa symphonie avec une incroyable impétuosité, en un jeu concertant, tandis que Domenico Scarlatti ― car c’était lui ― se lançait dans des gammes vertigineuses sur le clavecin, et que Georg Friedrich Haendel se livrait à d’éblouissantes variations qui bousculaient toutes les normes de la basse continue. « Vas-y, Saxon de merde ! criait Antonio. ― Tu vas voir, à présent, Prêtre putassier ! », répondait l’autre, livré à sa prodigieuse imagination, pendant qu’Antonio, sans cesser de regarder les mains de Domenico qui se prodiguaient en arpèges et agréments, décrochait de haut des coups d’archet, comme s’il les tirait de l’air avec un brio fascinant, mordant les cordes, s’étourdissant dans un jaillissement d’octaves et de doubles notes, avec l’infernale virtuosité que lui connaissaient ses élèves. Il semblait que le mouvement fût arrivé à son comble, quand Georg Friedrich lâchant soudain les grands jeux de l’orgue, attaqua les jeux de fond, les mutations, le plenum, faisant vibrer avec une telle fougue les tuyaux des clairons, des trompettes et des bombardes, que l’on crut entendre les appels du Jugement dernier : « Le Saxon nous baise tous ! cria Antonio, exaspérant le fortissimo. ― Moi, on ne m’entend même pas », cria Domenico, redoublant de force dans ses accords. Mais entre-temps Filomeno avait couru aux cuisines, apportant une batterie de chaudrons en cuivre, de toutes les dimensions, qu’il se mit à frapper avec des cuillères, des écumoires, des batteuses, des rouleaux à tarte, des tisonniers, des manches de plumeaux, de syncopes, d’accents déplacés, que, l’espace de l’entre-deux mesures, on le laissa seul pour qu’il improvisât. « Magnifique ! Magnifique ! » criait Domenico, donnant des coups de coude enthousiasmés sur le clavier du clavecin. Mesure 28. Mesure 29. Mesure 30. Mesure 31. Mesure 32. « Maintenant ! », hurla Antonio Vivaldi, et tout le monde attaqua le Da capo avec une furieuse vigueur, arrachant les accents les plus extraordinaires aux violons, hautbois, trombones, régales, orgues manuels, violes de gambe, et tout ce qui pouvait résonner dans la nef, dont les lustres vibraient comme ébranlés par un tintamarre céleste.
        Accord final. Antonio lâcha l’archet. Domenico laissa retomber le couvercle du clavier. Tirant de sa poche un mouchoir en dentelle trop léger pour son vaste front, le Saxon épongea sa sueur. Les pupilles de l’Ospedale éclatèrent d’un rire énorme, tandis que Montezuma faisait circuler des verres emplis d’une boisson qu’il avait inventée en transvasant le contenu de forces cruches et bouteilles, mélangeant un peu de tout… L’euphorie était à son comble lorsque Filomeno remarqua la présence d’un tableau soudainement éclairé par un candélabre qu’on avait déplacé. Ce tableau représentait une Ève tentée par le serpent. Mais ce qui dominait dans cette peinture, ce n’était pas l’Ève maigrelette et jaune trop enveloppée dans sa chevelure, inutile rempart d’une pudeur qui n’existait pas en des temps où l’on ignorait encore les malices de la chair ; c’était le gros serpent, rayé de vert, trois fois enroulé autour d’un arbre, et qui, avec ses yeux énormes empreints de méchanceté semblait offrir la pomme à ceux qui regardaient le tableau plutôt qu’à sa victime hésitant encore, ce qui se comprend quand on songe à ce que nous coûta sa désobéissance, à accepter le fruit qui devait la faire enfanter dans la douleur de ses entrailles. Filomeno s’approcha lentement de l’image, comme s’il craignait que le serpent pût sauter hors du tableau, et frappant sur un plateau qui exhalait un son rauque, regardant les présents comme s’il officiait dans une étrange cérémonie rituelle, se mit à chanter :

                P’tite maman, p’tite maman,
                viens, viens, viens.
                Me dévore le serpent,
                yen, yen, yen.

                Regarde ses yeux
                on dirait des braises.
                Regarde ses dents
                on dirait des épingles.

                Ce n’est pas vrai, ma négresse,
                viens, viens, viens.
                C’est un jeu de mon pays,
                yen, yen, yen.


        Et faisant le geste de tuer le serpent du tableau avec un énorme tranchoir, il cria :

                Le serpent est mort,
                Ca-la-ba-son,
                Son-son.
                Ca-la-ba-son,
                Son-son.


        ― Kabala-sum-sum-sum, fit chorus Antonio Vivaldi, donnant au refrain, par habitude de sous-chantre, une inflexion inattendue de latin liturgique. Kabala-sum-sum-sum, fit chorus Domenico Scarlatti. Kabala-sum-sum-sum, fit chorus Georg Friedrich Haendel. Kabala-sum-sum-sum, répétaient les soixante-dix voix féminines de l’Ospedale, au milieu des rires et des applaudissements. »


    Alejo Carpentier, Concert baroque [Concierto barroco, Siglo XXI Editores, México, 1974], Éditions Gallimard, 1976 ; Collection folio, 1978, pp. 55-60. Traduit de l’espagnol par René L. F. Durand.






    Alejo Carpentier, Concert baroque



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  • Rouges de Chine 14





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                           La lumière s’évade
                      furtive douce
                      vers le ciel
                      sans offense

                      le cerisier balance
                      son ombre
                      feston de silence

                      sur l’onde
                      du mur






    D.R. Photo et texte : G.AdC/angèlepaoli
    Édition et mise en pages : Yves Thomas



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  • Rouges de Chine 14





    14_la_lumire_svade_265_2






                           La lumière s’évade
                      furtive douce
                      vers le ciel
                      sans offense

                      le cerisier balance
                      son ombre
                      feston de silence

                      sur l’onde
                      du mur






    D.R. Photo et texte : G.AdC/angèlepaoli
    Édition et mise en pages : Yves Thomas



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  • Joëlle Gardes | Et si la profondeur n’était que…

    «  Poésie d’un jour  »



    Lcorce_de_larbre
    Ph., G.AdC







    ET SI LA PROFONDEUR N’ÉTAIT QUE…


    Et si la profondeur n’était que la surface au bout des doigts et de la langue
    dans le contact de la main avec l’écorce de l’arbre et la peau qui se réchauffe contre le mur ?

    La voix intime n’est qu’un écho la phrase qui naît sur la page a pris sa source au loin et se gonfle de toutes les paroles du monde

    Ni souffle venu des abîmes du songe ou du divin
    ni envol sur les ailes du sublime
    mais le contact de la main avec le tronc rugueux et la chaleur de la pierre au soleil
    les livres appris par cœur les mots chuchotés

    La main attrape un papillon et se couvre de sa poussière dorée


    Joëlle Gardes, Dans le silence des mots, Éditions de l’Amandier, 2008, page 36.






    La_chaleur_de_la_pierre
    Ph., G.AdC






    JOËLLE GARDES


    Jolle_gardes_2
    Source



    ■ Joëlle Gardes
    sur Terres de femmes

    « Les arcanes subtils d’une relation triangulaire » (La Mort dans nos poumons) [note de lecture d’AP + bibliographie]
    Dans le silence des mots, poésie (note de lecture d’AP)
    Jardin sous le givre (note de lecture + extrait)
    L’Eau tremblante des saisons (lecture de Françoise Donadieu)
    Louise Colet Du sang, de la bile, de l’encre et du malheur (note de lecture d’AP)
    [Matinée de printemps précoce](extrait de L’Eau tremblante des saisons)
    [Le regard tourné vers l’intérieur ou l’ailleurs] (extrait de La Lumière la même)
    Méditations de lieux (note de lecture d’AP)
    Ostinato e chiaroscuro (Ruines) [note de lecture d’AP + extrait]
    Jardins de toute sorte (extrait de Sous le lichen du temps)
    [Tota mulier in utero] (extrait d’Histoires de Femmes)
    31 mai 1887 | Naissance de Saint-John Perse (Joëlle Gardes, Saint John-Perse, Les rivages de l’exil, biographie)
    Trentième anniversaire de la mort de Saint-John Perse/20 septembre 1975 (chronique de Joëlle Gardes)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Hôpital



    ■ Voir aussi ▼

    le site de Joëlle Gardes
    → (sur Terres de femmes)
    7 mai 1748 | Naissance d’Olympe de Gouges (note de lecture sur Joëlle Gardes, Olympe de Gouges, Une vie comme un roman)





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  • 24 octobre 1820 | Naissance d’Eugène Fromentin

    Éphéméride culturelle à rebours


    Le 24 octobre 1820 naît à La Rochelle Eugène Fromentin.







    Fromentin_5_2
    Eugène Fromentin (1820-1876)
    Souvenir d’Ezneh (Haute-Egypte) [détail],
    dit aussi Femmes égyptiennes au bord du Nil, 1876
    Huile sur toile, 120 x 105 cm
    Paris, musée d’Orsay
    © photo RMN, Hervé Lewandowski






    24 octobre [1869]. Dimanche, jour anniversaire de ma naissance. Marché une partie de la nuit ; mouillé vers 3 heures au pied de Minieh.

    Levé à 5 heures, couru dans toute la ville. Elle est jolie, ressemble tout à fait aux ksours sahariens, mais tout à fait ; me rappelle Laghouat. Propreté relative, bazars ; aspect bourgeois ; nombreuses canges amarrées. Mosquées. Des bergeronnettes au bord du fleuve, des hirondelles sous la toiture des bazars. Ciel entièrement couvert, vent frais du Nord. Un palais du vice-roi. Beaucoup de soldats arnautes dans les rues. Population infime, misérable et criblée d’ophtalmies. Un bon nombre de gens aisés, propres. Somme toute, une petite province. Pas de ruines antiques. Il est 10 heures, et nous attendons encore le départ annoncé pour 7 heures ; voilà l’exactitude égyptienne !

    [Au crayon :] 1 heure. Toujours la chaîne arabique à gauche, baignant dans le Nil ses premières pentes de sable jaune ou de terre ocreuse. Ses gradins supérieurs rocheux sont revêtus de cette belle couleur gris lilas que je saurais peindre, que je voudrais rendre par un mot juste, sans le pouvoir.

    À droite, la campagne a reconquis sur le fleuve en décroissance sa vraie rive, exhaussée de terre brune. Hautes plantations de douras. Mille détails charmants de la vie agricole ; Nous passons à une toute petite portée de pierre du rivage.

    Village avec palmiers. Partout des cultures, ce qui manque absolument sur la rive opposée.
        Depuis Le Caire et le Mokattan, c’est toujours le désert plat et montueux, le sable, la terre nue ou la pierre qui bordent immédiatement le Nil. La fertilité n’existe que sur la rive libyque ; l’autre, dès le départ, confine au désert.

    Nous sommes à quinze mètres de la rive, pas davantage. Des petites canges toutes noires, c’est charmant.

    Des chadoufs, arrosant déjà les cultures, d’où le Nil se retire à peine. Une vingtaine de canges autour de nous.

    Enfants sur la rive ; buffles, petits bœufs roux. Troupeau de moutons le long des douras. (Campagne couverte de blés verts, au commencement de juin en France.)

    Les douras ont près de dix pieds ; nous les mesurons en voyant des hommes au bord du champ; hommes sombres, noirs ou bleu foncé, se détachant sur le vert transparent des douras.

    Toujours des champs en fête. Les palmiers au-delà ne montrent que leurs éventails, éclairés d’en haut, sombres et sans modelé. Âne noir. Tout bleu violet sur la terre bitumeuse.

    Chadoufs. Travailleurs tout le long du rivage. Enfants et jeunes gens tout nus, couleur de terre.

    Le Nil tournant, la chaîne arabique pierreuse et la rive opposée verdoyante viennent se rejoindre derrière nous et ferment l’horizon comme un rideau, moitié riant, moitié désolé.

    Trois ou quatre palmiers, tout à coup sur un banc de grève nue. Pas un seul coloriage nulle part : du vert nuancé, du gris, le fauve azuré du fleuve, le bleu tendre du ciel. Tous les fellahs habillés de noir ou de brun.



    Eugène Fromentin, Carnet I in Carnets du voyage en Égypte, Bibliothèque de La Pléiade, Éditions Gallimard, 1984, pp. 1062-1063.





    EUGÈNE FROMENTIN


    Eugène Fromentin
    Source



    ■ Eugène Fromentin
    sur Terres de femmes

    24 mai 1853 | Eugène Fromentin, Un été dans le Sahara



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du musée d’Orsay)
    Eugène Fromentin Souvenir d’Ezneh (Haute-Egypte)




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  • Sommeils




    Silence_sans_retour
    Ph., G.AdC





    SOMMEILS

    somnolence sur sable nu
    boucles roulées court sur la nuque
    épaules rondeurs sans paroles
    corps d’abondance dans la lumière

    la plage luit

    ailleurs hier aujourd’hui encore
    les morts entrent dans le sommeil
    sourires du jour d’avant
    figés
    dans

    l’

    absence
    silence sans retour
    faut-il s’ancrer
    dans la vie
    pour mieux s’inscrire
    dans la mort ?

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



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  • Mahmoud Darwich | Si le jeune homme était un arbre

    «  Poésie d’un jour  »





    Larbre_est_le_frre_de_larbre_ou_son
    Ph., G.AdC








    AH SI LE JEUNE HOMME ÉTAIT UN ARBRE



        L’arbre est le frère de l’arbre ou son bon voisin. Le grand se penche sur le petit et lui fournit l’ombre qui lui manque. Le grand se penche sur le petit et lui envoie un oiseau pour lui tenir compagnie la nuit. Aucun arbre ne met la main sur le fruit d’un autre ou ne se moque de lui s’il est stérile. Aucun arbre, imitant le bûcheron, ne tue un autre arbre. Devenu barque, l’arbre apprend à nager. Devenu porte, il protège en permanence les secrets. Devenu chaise, il n’oublie pas son ciel précédent. Devenu table, il enseigne au poète à ne pas devenir bûcheron. L’arbre est absolution et veille. Il ne dort ni ne rêve. Mais il garde les secrets des rêveurs. Nuit et jour debout par respect pour le ciel et les passants, l’arbre est une prière verticale. Il implore le ciel et, s’il plie dans la tempête, il s’incline avec la vénération d’une nonne, le regard vers le haut… le haut. Dans le passé, le poète a dit: « Ah si le jeune homme était une pierre ». Que n’a-t-il pas dit : « Ah si le jeune homme était un arbre ! »



    Mahmoud Darwich, Les derniers poèmes [inédits] in La Pensée de midi, Désirs de guerre Espoirs de paix, 2008, page 238.





    MAHMOUD DARWICH


    Mahmoud-Darwish




    ■ Mahmoud Darwich
    sur Terres de femmes

    Des vœux
    Je demeure vivant





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  • Rouges de Chine 13





    13_grenades_235






       Te souviens-tu
       du goût des grenades
       de sang
       au seuil
       de l’été

       le vent a emporté
       les graines
       douces-amères
       et les fruits ont roulé
       dans les rizières

       nues







    D.R. Photo et texte : G.AdC/angèlepaoli
    Édition et mise en pages : Yves Thomas



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