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  • Rouge de ChineRouges de Chine 09





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       Ce que je désire…

       descendre à pas lent
       les marches de l’oubli

       effleurer de la main
       les gerçures du vent

       prendre à l’angle du mur
       la mesure du rêve

       écaler toute attente
       aux confins
       des couleurs

       Et ton regard







    D.R. Photo et texte : G.AdC/angèlepaoli
    Édition et mise en pages : Yves Thomas



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  • 13 octobre 1820 | Arrestation de Silvio Pellico

    Éphéméride culturelle à rebours







    Accusé d’avoir fait partie d’une association secrète, et d’avoir pris part, comme complice ou comme confident, à un complot politique, l’écrivain Silvio Pellico est arrêté le vendredi 13 octobre 1820 à Milan, et conduit à la prison de Sainte-Marguerite, où il demeure jusqu’au 19 février 1821 avant d’être conduit à Venise. Il ne recouvrera sa liberté qu’en août 1830. Le livre Mes Prisons a été écrit au cours de sa captivité, sous les Plombs de Venise et dans la forteresse du Spielberg, en Moravie.




    Pellico
    Carlo Felice Biscarra (1823 – 1894),
    La Nuit du 25 au 26 mars 18221,

    Museo Civico, Casa Cavassa, Saluzzo.
    Agenzia Luisa Ricciarini, Milano





    SILVIO PELLICO, LE MIE PRIGIONI

    CAPO I


    Il venerdì 13 ottobre 1820 fui arrestato a Milano, e condotto a Santa Margherita. Erano le tre pomeridiane. Mi si fece un lungo interrogatorio per tutto quel giorno e per altri ancora. Ma di ciò non dirò nulla. Simile ad un amante maltrattato dalla sue bella, e dignitosamente risoluto di tenerle broncio, lascio la politica ov’ella sta, e parlo d’altro.

    Alle nove della sera di quel povero venerdì, l’attuario mi consegnò al custode, e questi, condottomi nella stanza a me destinata, si fece da me rimettere con gentile invito, per restituirmeli a tempo debito, orologio, denaro, e ogni altra cosa ch’io avessi in tasca, e m’augurò rispettosamente la buona notte.

    « Fermatevi, caro voi; » gli dissi « oggi non ho pranzato; fatemi portare qualche cosa. »

    ― « Subito, la locanda è qui vicina; e sentirà, signore, che buon vino! »

    ― « Vino, non ne bevo. »

    A questa risposta, il signor Angiolino mi guardò spaventato, e sperando ch’io scherzassi. I custodi di carceri che tengono bettola, inorridiscono d’un prigioniero astemio.

    « Non ne bevo, davvero. »

    ― « M’incresce per lei; patirà al doppio la solitudine… »

    E vedendo ch’io non mutava proposito, uscì; ed in meno di mezz’ora ebbi il pranzo. Mangiai pochi bocconi, tracannai un bicchier d’acqua, e fui lasciato solo.

    La stanza era a pian terreno, e metteva sul cortile. Carceri di qua, carceri di là, carceri di sopra, carceri dirimpetto. Mi appoggiai alla finestra, e stetti qualche tempo ad ascoltare l’andare e venire de’ carcerieri, ed il frenetico canto di parecchi de’ rinchiusi.

    Pensava: « Un secolo fa, questo era un monastero: avrebbero mai le sante e penitenti vergini che lo abitavano, immaginato che le loro celle sonerebbero oggi, non più di femminei gemiti e d’inni divoti, ma di bestemmie e di canzoni invereconde, e che conterrebbero uomini d’ogni fatta, e per lo più destinati agli ergastoli o alle forche? E fra un secolo, chi respirerà in queste celle? Oh fugacità del tempo! oh mobilità perpetua delle cose! Può chi vi considera affliggersi, se fortune cessò di sorridergli, se vien sepolto in prigione, se gli si minaccia il patibolo? Ieri, io era uno de’ più felici mortali del mondo: oggi non ho più alcuna delle dolcezze che confortavano la mia vita; non più libertà, non più consorzio d’amici, non più speranze! No; il lusingarsi sarebbe follia. Di qui non uscirò se non per essere gettato ne’ più orribili covili, o consegnato al carnefice! Ebbene, il giorno dopo la mia morte, sarà come s’io fossi spirato in un palazzo, e portato alla sepoltura co’ più grandi onori ».

    Così il riflettere alla fugacità del tempo m’invigoriva l’animo. Ma mi ricorsero alla mente il padre, la madre, due fratelli, due sorelle, un’altra famiglia ch’io amava quasi fosse la mia; ed i ragionamenti filosofici nulla più valsero. M’intenerii, e piansi come un fanciullo.


    Silvio Pellico, Le mie prigioni [1832], Oscar classici Mondadori, Arnoldo Mondadori Editore, Milano, 1986. A cura di Angelo Jacomuzzi.








    I


    Je fus arrêté à Milan le vendredi 13 octobre 1920, et conduit à Sainte-Marguerite ; il était trois heures de l’après-midi. Toute cette journée et plusieurs autres se passèrent en longs interrogatoires ; mais je ne dirai rien de cela : je laisse la politique où elle est, et je parle d’autre chose.

    Ce malheureux vendredi, à neuf heures du soir, le greffier l’ayant consigné entre les mains du geôlier, celui-ci me conduisit à la chambre qui m’était destinée, et m’invita poliment à lui remettre ma montre, mon argent et tout ce que je pouvais avoir dans ma poche, promettant de me les rendre en temps convenable ; puis il me souhaita respectueusement une bonne nuit.

    « Un moment, mon cher, lui dis-je, je n’ai pas dîné, aujourd’hui ; faites-moi apporter quelque chose.

    ― Tout de suite ; l’auberge est ici près, et vous verrez, Monsieur, quel bon vin !

    ― Du vin ? je n’en bois pas. »

    À cette réponse, le signor Angiolino me regarda tout effrayé, espérant néanmoins que je plaisantais. Les geôliers qui tiennent cabaret ont en horreur un prisonnier qui ne boit pas de vin.

    « Je n’en bois pas ; non, vraiment.

    ― Je vous plains ; vous souffrirez d’autant plus de votre solitude… »

    Voyant que je ne changeais pas de résolution, il sortit, et en moins d’une demi-heure j’eus mon dîner. Je ne mangeai que quelques bouchées, j’avalai un verre d’eau, puis on me laissa seul.

    La chambre était au rez-de-chaussée et donnait sur la cour. Prisons par-ci, prisons par-là, prisons au-dessus, prisons en face. Je m’appuyai sur la fenêtre, et j’y restai quelque temps à écouter aller et venir les geôliers, ainsi que le chant frénétique de quelques détenus.

    Je me dis : Il y a un siècle, cette prison était un monastère ; les vierges saintes et pénitentes qui l’habitaient n’auraient jamais imaginé que leurs cellules, où l’on n’entendait alors que des gémissements de femmes ou des hymnes pieux, ne retentiraient aujourd’hui que de blasphèmes, de chansons infâmes, et ne seraient habitées que par des hommes de toute espèce, destinés la plupart aux fers ou à la potence. Et, dans un siècle, qui respirera dans ces cellules ? O rapidité du temps ! Ô mobilité perpétuelle des choses ! Celui qui vous considère peut-il s’affliger si la fortune cesse de lui sourire, s’il est jeté en prison ou s’il est menacé de l’échafaud ? Hier j’étais un des plus heureux mortels du monde ; aujourd’hui je n’ai plus aucune des douceurs qui embellissaient ma vie, je n’ai plus de liberté, plus d’amis qui me consolent, plus d’espérance ! Non, se faire illusion serait folie : je ne sortirai d’ici que pour être jeté dans les plus horribles cachots ou pour être mis entre les mains du bourreau ! Eh bien ! Le jour qui suivra ma mort sera comme si j’eusse expiré dans un palais, et qu’on m’eût porté à la sépulture avec les plus grands honneurs.

    C’est ainsi que les réflexions sur la fuite du temps fortifiaient mon âme ; mais je me rappelai mon père, ma mère, deux frères, deux sœurs, une autre famille que j’aimais presque autant que la mienne, et tous les raisonnements philosophiques n’eurent plus de pouvoir sur moi ; je m’attendris, et je pleurai comme un enfant.

    Silvio Pellico, Mes Prisons in Œuvres choisies, Traduction nouvelle de Catherine Thérèse Rieder Woillez, AD MAME ET CIE, Imprimeurs-Libraires, Tours, 1860, pp. 15, 16, 17. Quatre gravures hors-texte dont un frontispice et une vignette sur la page de faux-titre, par Karl Girardet et François Théodore Ruhierre.



    _____________________________
    1. « Notre départ eut lieu dans la nuit du 25 au 26 mars. On nous permit d’embrasser notre ami le docteur Cesare Armari. Un sbire nous attacha ensuite une chaîne transversale de la main droite au pied gauche, pour nous empêcher de fuir. Nous descendîmes dans une gondole, et nos gardes ramèrent vers Fusina. » (Silvio Pellico, Mes prisons, op. cit., chap. LII, page 136).




    NOTICE BIOGRAPHIQUE


    Né à Saluces (Saluzzo, province de Cuneo) dans le Piémont le 24 juin 1789, Silvio Pellico réside en France (Lyon) de 1806 à 1809. Revenu en Italie, il enseigne comme professeur de français à l’orphelinat militaire de Milan. Silvio Pellico obtient un vif succès avec la représentation de sa tragédie, Francesca da Rimini (inspirée de La Divine Comédie de Dante), créée au Teatro Ré de Milan le 18 juillet 1815.

    Ami d’Ugo Foscolo, il conduit avec Giovanni Berchet la direction du Conciliatore, revue des Romantiques italiens. Tenue par le gouvernement autrichien pour une revue libérale, la revue est interdite. De plus en plus préoccupé par la situation politique de son pays, Silvio Pellico s’engage dans les mouvements révolutionnaires et combat aux côtés de son ami Piero Maroncelli, dans les rangs des Carbonari. Arrêté le 13 octobre 1820, il est condamné à mort mais sa peine est commuée par l’empereur François Ier en quinze années de travaux forcés. Silvio Pellico est transféré en mars 1822, depuis Venise, dans la forteresse autrichienne du Spielberg [Špilberk], à Brno, en Moravie, où il est incarcéré du 10 avril 1822 jusqu’au 1er août 1830, date à laquelle il bénéficie d’une grâce impériale.

    Au cours de ses dix années d’emprisonnement, Silvio Pellico rédige Le mie prigioni, autobiographie publiée en novembre 1832 chez l’éditeur turinois Giuseppe Bocca, deux ans après sa libération. Le livre eut un tel succès que Metternich vint à dire que celui-ci avait davantage terni l’image de l’Autriche qu’une défaite sur un champ de bataille. Silvio Pellico est également l’auteur de Poesie inedite, publiées en 1837.

    Silvio Pellico meurt à Turin dans la nuit du 31 janvier au 1er février 1854.





    SILVIO PELLICO


    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la Bibliotheca Augustana)
    le texte intégral (en italien) de Le mie prigioni de Silvio Pellico





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  • Chiaroscuro

    Journal


    Tortue
    D.R. Ph. angèlepaoli





    CHIAROSCURO


        Lumière grise sur la mer. Il a neigé en haute montagne, c’est ce qui se dit au village. Aucune trace pourtant sur les crêtes là-bas au-dessus de la Balagne. La vague longue ourlée de blanc étirement soyeux en rides monotones, soulève ses rumeurs. De quelle couleur le vert d’aujourd’hui ? À peine un frisson bleu se glisse dans les terres ; le cyclamen sauvage tremble dans la pâleur de sa fleur, hélices tendres tendues dans le frisson de l’air voiles claires.
        Les chasseurs à l’affût surveillent les talus, lauzes à découvert bouquets de menthe bleue.
        Je rejoins le sentier qui mène à la tortue. La retrouverai-je ? C’est peu probable. Je fouille les taillis, soulève les branches de genêts et de myrte. Quel chemin a-t-elle pris ? Dans quel recreux de roche cache-t-elle son ombre ? Peut-être a-t-elle roulé, carapace trop ronde au revers du sentier ? Un bruit de sonnailles cliquetis clair troue la rumeur étale de la mer. Renouerai-je avec mes marches solitaires éprise des parfums enfouis de l’automne lumière pâle incolore couleur des jours. Les sonnailles affût des chiens au passage des sangliers. Je rebrousse chemin.

    Canari, le 7 octobre 2008





    Chiaroscuro
    D.R. Ph. angèlepaoli





        L’armée des ombres envahit la montagne glisse silencieuse et sûre ses rouleaux de brume je la vois qui submerge les reliefs anéantit les courbes profile ses silhouettes sur les crêtes basses coule ses formes dans les replis des vallons est-ce le roulement du tonnerre qui brise le silence l’enroule par lames successives jusqu’à le fondre aux rumeurs de la vague mouvante des mots une ouate épaisse cotonneux dense sombre descend de la montagne glisse enveloppe le cercle des cimes le Cucaru lutte téton dressé pour rester à l’air libre une échancrure vert d’eau élargit sa boutonnière lac mouvant qui ne connaît de contours que provisoires son visage n’est plus son visage ses mots ont perdu leur sens et ne s’enlacent plus aux miens « mon amour n’est plus mon amour » la chape de nuages poursuit son avancée silencieuse armée d’ombres invisible le soleil s’est absenté une araignée microscopique ventre rebondi de zinevra file son train affairé sur mon bras je ris de la sentir me parcourir insouciante que découvre-t-elle de moi que j’aie oublié qui me soit inconnu que cherche-t-elle dans les ridules qui sillonnent ma peau elle roule à présent sur mes épaules arpente mon cou se glisse dans mes cheveux la veuve noire est-ce elle est-ce moi laquelle enroule l’autre dans les filets de son venin je pourrai la chasser d’une chiquenaude l’envoyer aux enfers l’offrir à la dévoration d’un insecte plus gros qu’elle un insecte plus minuscule encore un moucheron des mers s’agrippe à la page de mon livre tressaille sur les arêtes planes des mots s’immobilise devant les frondaisons hercyniennes de ma serviette de bain à côté une puce d’algue arpente la page vierge de mon carnet petites acrobaties drolatiques et silencieuses l’armée des ombres gagne la mer.


    Canari, le 8 octobre 2008

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



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  • Rouges de Chine 08





    08_du_printemps_lautomne_98






                        Du printemps à l’automne
                    les couleurs sur les murs

                    s’émoussent

                    la lenteur bruisse sur les murs
                    l’indicible soudain
                    se tait
                    la tristesse égarée se lasse
                    la marée d’un coup d’aile efface

                                 L’espace fuit







    D.R. Photo et texte : G.AdC/angèlepaoli
    Édition et mise en pages : Yves Thomas



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  • Rouge de ChineRouges de Chine 08





    08_du_printemps_lautomne_98






                        Du printemps à l’automne
                    les couleurs sur les murs

                    s’émoussent

                    la lenteur bruisse sur les murs
                    l’indicible soudain
                    se tait
                    la tristesse égarée se lasse
                    la marée d’un coup d’aile efface

                                 L’espace fuit







    D.R. Photo et texte : G.AdC/angèlepaoli
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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Kathleen Ferrier interprète Erbarme dich, Mein Gott, BWV 244/39 (Passion selon saint Matthieu)




    « Paris.
        La voix de Kathleen Ferrier interprétant La Passion selon saint Matthieu de Bach monte d’un coin éloigné de la salle, quelque part à ma droite. Elle filtre à travers le pâle éclairage et me parvient, ténue, sauf par à-coups où elle s’élève en une vague puissante qui tout aussitôt retombe. Je m’arrête d’écrire et me met dans son sillage. Elle pénètre partout et, quand le disque s’arrête, elle continue à vibrer et à scintiller telle une lame acérée. Elle me confie ce que la parole peine à exprimer, débarrasse l’âme de sa couverture et lance son appel. Elle oscille, mue, se lève et se couche comme un astre, frappe aux portes fermées, s’insinue dans l’instant qui sépare la pénombre de la clarté. »


    Issa Makhlouf, Lettre aux deux sœurs, José Corti, octobre 2008. Incipit.








    RETOUR VERS la note de lecture Issa Makhlouf, Lettre aux deux sœurs




  • Issa Makhlouf, Lettre aux deux sœurs

    par Angèle Paoli

    Issa Makhlouf, Lettre aux deux sœurs,
    José Corti, octobre 2008.
    Traduit de l’arabe (Liban)
    par Abdellatif Laâbi.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Lettre_aux_deux_soeurs







    « LÀ, LE VOYAGEUR DÉNOUE L’ÉNIGME DES PIERRES »



    Histoire d’une séparation qui ne peut prendre fin, alimentée qu’elle est par l’écriture d’une lettre d’amour toujours réitérée, jamais interrompue, Lettre aux deux sœurs d’Issa Makhlouf est porté, tout au long de sa composition, par la même poésie énigmatique que celle que j’avais découverte dans Mirages1. Mirages éblouissants de l’amour-attente, mirages de la passion partagée, mirages de l’impossible guérison. Vertiges.

    Double vertige et double incessante voration à laquelle celui qui écrit, amant et poète, se soumet, amour de l’absente et amour de l’écriture ― qui entretient la « flamme du trésor perdu » ―, Lettre aux deux sœurs, dont l’ouverture se fait sur la voix de Kathleen Ferrier, chante « un amour nimbé de mystères » qui puise ses racines « dans nos profondeurs depuis les balbutiements de la genèse ». Écrit par un homme raffiné, promeneur, photographe, amant passionné et délicat, philosophe et poète, Lettre aux deux sœurs s’écrit au fil des jours, mêlant aux lieux traversés, propices à la méditation, les souvenirs d’un temps révolu (dix années de séparation) et les interrogations liées à la promesse d’une rencontre prochaine.

    La première page de Lettre aux deux sœurs pose d’emblée la question fondatrice de l’écriture : « Pouvons-nous écrire si nous n’avons pas à qui écrire ? » Question reprise en écho quelques pages plus loin :

     « Nous écrivons pour l’absent.
    Dans la vastitude de ce lieu, seul l’absent est présent.
    Son silence remplit entièrement l’espace. »


    Apparemment adressée à une seule femme, la lettre se révèle une savante partition épistolaire (sans date d’émission ni destinataire explicitement nommé) où voix et visages s’entrelacent, démultipliant à l’infini, dans un étrange jeu de miroirs et d’inversion des rôles, lectures et confidences, questions et répons. De sorte que l’émetteur que l’on croyait stable est à son tour l’objet d’interrogations qui portent bien au-delà de lui-même :

    « L’émetteur de l’appel est-il en nous ou en dehors de nous? Est-il proche ou distant ? Il est au-delà de ce que nous voyons, toujours, dans ce qui dépasse l’assemblage de la nuit et du corps, la traversée des ténèbres vers la lumière reculée. Signe de notre passage ne laissant nulle trace. » Jusqu’à la prise de conscience finale et à sa révélation : « Je ne savais pas que ce que je t’écrivais n’était pas en fait destiné à toi seule » / « Ce n’est que maintenant que je ressens la densité de la double voix sortant de vos gorges alors que je pensais qu’il ne s’agissait que de ta voix et croyais que les lettres que je t’écrivais étaient à toi seule adressées ». Jusqu’à l’aveu qui s’exprime dans la métaphore picturale du chapitre XXI :

    « Je cherche la troisième couleur qui naîtrait de la rencontre de deux jaunes soutenus comme il en est de la façade de l’église Saint-Marc à Venise. Je la retiendrais et la fixerais pour que sa lumière déblaie devant nous la neige. »

    Alternant chapitres numérotés, histoire de la lettre, liée à celle de l’amour –  « J’ignore pourquoi elle m’a choisi pour que je devienne le narrateur de sa propre histoire, de ce parcours enrobé de mystère dont je ne connais ni le début ni la fin » – et textes brefs en italiques où se dit le « cheminement de la quête de soi », le poète construit sa pensée dans une incessante confrontation de ses pérégrinations mentales et de ses propres interrogations sur lui-même. Il écrit, dit-il, « pour recouvrer ce que nous croyons avoir perdu de notre vie et affronter la mort de l’enfance antérieure à toute mort. »

    Véritable tissage aux voix multiples, Lettre aux deux sœurs allie poésie extrême et extrême sensualité. Mais peut-être la clé de cette lettre se tient-elle inscrite dans l’âme discrète mais essentielle de ces pierres dispersées tout au long des feuillets en train de s’écrire, pierres « plus anciennes que la vie elle-même », « ces pierres qui ont présidé à la mémoire de la terre » et que le poète s’attache à retenir entre ses doigts, suivant en cela la voix/voie de Roger Caillois :

    « Réussirai-je, alors que le temps m’est chichement compté, à polir mes petites pierres et à te les restituer dans une forme correspondant à tes désirs ? » Celle de la Vierge à l’Enfant entourée d’anges de Jean Fouquet, celle de la paume de la main dans La Diseuse de bonne aventure du Caravage, celle de La Danseuse d’Izu de Yasunari Kawabata. Ou celle encore de l’Aphrodite Sôsandra, dont « la tristesse énigmatique » « émeut au plus profond ».

    Abandonnée à son tour, la lettre inachevée laisse le poète à son incomplétude :

    « Que fera donc l’ébloui avec l’objet de son éblouissement ? » La réponse est dans l’injonction lancée à l’oiseau :

    « Plane, oiseau. Plane bien haut. Loin. Dans toutes les directions ;
    N’arrête pas de battre des ailes. Ne t’arrête pas, oiseau ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    _______________________________________
    1. José Corti, 2004.






    ISSA MAKHLOUF


    Makhlouf
    Ph. © Thierry Rambaud/
    IMA



    ■ Issa Makhlouf
    sur Terres de femmes

    Au-delà de la vue (extrait de Mirages)
    l’incipit de Lettre aux deux sœurs
    Celui qui part, laissons-le partir (extrait de Lettre aux deux sœurs + notice bio-bibliographique)
    L’écriture sourit à la mort (extrait d’Une ville dans le ciel)
    Les pluies des amants (autre extrait d’Une ville dans le ciel)
    Où es-tu ? (extrait de Leurs rêves endormis flottent sur les vagues)



    ■ Voir aussi ▼

    → le
    site officiel d’Issa Makhlouf
    → (sur le site des Éditions José Corti) la
    page consacrée à Lettre aux deux sœurs d’Issa Makhlouf (quatrième de couverture)
    → (sur le site d’Issa Makhlouf)
    l’article de Marta Krol (paru dans la revue Le Matricule des anges) sur Lettre aux deux sœurs
    → (sur Terres de femmes)
    Abdellatif Laâbi | Tu passes sans passer
    → (sur Terres de femmes)
    « Les traversées poétiques d’Andrée Chedid »





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  • 10 octobre 1913 | Naissance de Claude Simon

    Éphéméride culturelle à rebours


         Il y a cent ans, le 10 octobre 1913, naissait à Tananarive (Madagascar) Claude Simon.




        Marqué dans ses premiers récits par le Nouveau Roman, Claude Simon se détache progressivement des contraintes attachées à cette forme d’écriture pour creuser ses propres voies. Mélange inextricable des temps, hésitations entre présent et passé dans l’interstice desquels se glisse le futur, mise en scène de personnages falots pris dans les engrenages de phrases interminables qui, à elles seules, les dotent d’une existence, les romans de Claude Simon ont longtemps été méconnus dans l’Hexagone, ou alors brocardés ou « haïs » pour leur « hermétisme », voire leur « confusionnisme ». Il faut attendre la récompense du Prix Nobel de littérature, le 17 octobre 1985, mais surtout la mort de Claude Simon, à Paris le 6 juillet 2005, pour que ― hors quelques irréductibles, comme l’académicien corse Angelo Rinaldi ―, soit enfin reconnue en France l’œuvre de Claude Simon, devenue depuis lors une référence incontestable et incontestée de la « modernité » littéraire.






    Le_tramway_2






    EXTRAIT DU TRAMWAY


         Me mettant à courir dans l’espoir d’attraper ce fatidique tramway dès que j’avais refermé la porte de la classe, me ruant à travers les escaliers, les cours, débouchant sur cette place du Tribunal qui était en quelque sorte le centre moderne de la ville au cœur de laquelle se faisaient toujours face, témoignant de passés révolus, l’ancienne halle gothique et ce que l’on appelait « Le Cercle » (équivalent provincial et vieillot de ce fameux Jockey parisien dont un membre proclamait que Grâce à Dieu nous sommes encore quelques-uns ici à ne rien devoir au mérite ou au talent) où la rumeur publique prétendait que se jouaient chaque soir des « fortunes », cercle au long balcon duquel on pouvait voir, dans la journée, accoudés ou se balançant dans des rocking-chairs les graves messieurs aux moustaches blanches supposés, la nuit, tenir les cartes de leurs mains ridées, entourés de ces jeunes ou moins jeunes maîtresses que, dans leur langage, les « grands » du collège appelaient des « poules » (pour la plupart, disait-on, filles de leurs métayers ou de leurs régisseurs ― ou encore de simples vendangeuses choisies dans les troupes saisonnières de gitans, rapidement décrassées, alphabétisées et couvertes de bagues), le mot lui-même (« poule »), par sa ronde morphologie (comme « boule ») et par suite aussi sans doute d’une combinaison d’images où s’amalgamaient ce genre de filles, les entraîneuses que l’on voyait au cinéma évoluer dans les « saloons » et, bizarrement, les épouses de ces cercleux, aux voix éplorées et aux formes débordantes qui rendaient visite à ma grand-mère, pour évoquer tout à la fois dans mon imagination ces opulentes créatures comme on pouvait en voir dessinées dans les journaux, pourvues de crémeuses poitrines saillant hors des corsets si étroitement serrés à la taille qu’ils faisaient penser à quelques cornes d’abondance débordantes de fruits (ou à d’étranges cornets à glaces), vantant l’efficacité mammaire de produits concurrents, comme les Pilules Orientales ou la crème Kala Busta. Quant aux vieux messieurs eux-mêmes (qui, plus probablement que de jouer les « fortunes » dont on parlait, trompaient leur ennui par quelques avares parties de whist ― ou simplement d’écarté), ils avaient tous pour moi le visage de cet oncle, veuf de l’aînée de mes tantes, arrière-petit-fils lui-même, comme ma grand-mère, d’un général d’Empire (mais appartenant à un corps (l’Intendance) considéré comme peu glorieux, noyé de surplus sans fait d’armes particulier au passage de la Bérézina) et qu’elle tenait (le vieux monsieur, son gendre) pour responsable de la mort de sa fille partie, comme on disait, « de la poitrine », lui reprochant de l’avoir brutalement exposée aux rigueurs de l’hiver dans une garnison de l’Est (Lunéville, Toul ?) où, selon une tradition de famille, il avait (avant, selon la même tradition, de donner sa démission pour « convenances personnelles ») servi un temps comme officier de cavalerie ou d’artillerie, je ne sais plus : cette dernière arme paraissant toutefois la plus probable, le service y impliquant certaines dispositions pour les sciences ou les techniques qui semblaient chez lui avoir trouvé à s’exercer (s’exprimer) dans la passion qu’il nourrissait pour le bricolage, consacrant à celui-ci les heures qu’il ne passait pas au Cercle, bricolage ou plutôt une sorte d’engineering maritime qui lui faisait accumuler dans son grenier transformé en atelier et garni de l’outillage le plus moderne (tours électriques, emboutisseuse, marteaux, scies, fers à souder, etc.) une véritable flotte de modèles réduits allant du paquebot et du cuirassé à tourelles à la simple barque de pêche en passant par les pittoresques bateaux à aubes que l’on pouvait voir au cinéma naviguer sur le Mississipi, tirant orgueil du petit chef-d’œuvre artisanal fabriqué aussi par lui-même et qui consistait en un protège-moustache d’abord brandi sous les yeux de grand-mère avant d’en nouer les cordons derrière son crâne et d’attaquer le rituel potage, la famille condamnée à écouter, tandis que se succédaient les plats, l’espèce de monologue nasillard et satisfait qu’il débitait, parlant de tout et de rien : racontant le sans atout (ou grand chelem) qu’il avait, la veille (ou deux mois auparavant : quoique son débit ne tarit jamais, les événements dans sa vie semblaient assez rares), habilement réussi au Cercle […].


    Claude Simon, Le Tramway, Les Éditions de Minuit, 2001, pp. 74-75-76-77.





    CLAUDE SIMON


    Claude_simon
    Ph. Claude Bonniaud. Droits réservés
    Source



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la BnF)
    Claude Simon entre dans la Pléiade – Bibliographie
    → (sur Dailymotion)
    dossier France Culture consacré à Claude Simon (juillet 2005)[ce dossier n’est plus disponible sur le site de France Culture]





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    07_la_roue_de_la_fortune_113






                           La roue de fortune
                       s’est sur toi
                       refermée

                       ― de toi à nous
                       regret après
                       regret ―

                       tourne le temps
                                     et pleurent
                                     les saisons

                       la roue demeure

                       le  rouge
                       au  rouge se fond







    D.R. Photo et texte : G.AdC/angèlepaoli
    Édition et mise en pages : Yves Thomas



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                           La roue de fortune
                       s’est sur toi
                       refermée

                       ― de toi à nous
                       regret après
                       regret ―

                       tourne le temps
                                     et pleurent
                                     les saisons

                       la roue demeure

                       le  rouge
                       au  rouge se fond







    D.R. Photo et texte : G.AdC/angèlepaoli
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