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  • 9 octobre 2008 | J.M.G. Le Clézio, Prix Nobel de littérature 2008

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le_clzio
    Image, G.AdC






    EXTRAIT DE GENS DES NUAGES


    C’ÉTAIENT ELLES QUI ÉTAIENT AU CENTRE DES LÉGENDES


        L’âme du désert, ce n’est pas le guerrier armé de sa carabine et montant le chameau (ou maniant la Kalachnikov à bord d’un tout-terrain). C’est cette femme qui garde les lieux, entretient le feu, écarte la terre de ses doigts pour ouvrir le secret de l’eau. La courbe de son corps aux longs voiles qui ondoient épouse le paysage le plus ancien du monde. La lumière du désert brille dans le blanc de ses yeux, l’éclat de ses bijoux, l’ivoire de ses dents. Sa voix et son rire sont la musique de ce pays de silence. La lueur bleue des haïks se mêle au cuivre de sa peau à la manière d’un bronze ancien.
        Les femmes du Sahara donnent tout. Elles transmettent aux enfants la leçon du désert, qui n’admet pas l’irrespect ni l’anarchie ; mais la fidélité au lieu, la magie, les prières, les soins, l’endurance, l’échange. Lorsque la civilisation du désert existait encore dans toute sa force (il n’y a pas longtemps, au début de ce siècle), les grandes oasis brillaient du même feu, de la même foi : Tombouctou, Oualata, Atar, Chinguetti. Alors se réunissaient les caravaniers avec leurs chargements de sel, de vivres, d’armes, et leur escorte d’esclaves. Au centre des camps montait la musique, vibraient les paroles épiques, les contes, les chants amoureux.
        Mais c’étaient elles qui animaient les guerriers. C’étaient elles qui étaient au centre des légendes. Leurs voix, le tintement de leurs bracelets rythmaient les chants. Leurs parfums enivraient les voyageurs. Dans les flammes, c’étaient les femmes qu’ils voyaient, leurs robes chatoyantes, les gestes de leurs mains, l’ondulation de leurs hanches. Les hommes étaient semblables aux pierres : coupants, usés, brûlés, le regard mince comme le fil de leurs poignards. Mais les femmes du Sahara avaient la douceur des dunes, la couleur des grès érodés par le vent, vagues de la mer, mouvantes collines, et le don de l’eau qu’elles savaient par cœur et gardaient pour leurs enfants.
       Devant la maison, nous avons vu la plus jeune fille de Bouha et nous avons pensé à la femme que Sidi Ahmed el Aroussi avait rencontrée, pleurant à côté de sa cruche cassée. La légende ne dit pas son nom ni son âge, mais c’est bien ainsi que nous l’imaginons, treize ans environ, maigre et sombre, l’air sauvage des Berbères, le front têtu. Vêtue d’une robe poussiéreuse, une gardienne de chèvres sans doute. Et lui, le saint que tout le monde vénérait, s’était arrêté, et pour elle il avait fait ce prodige : une eau qui restait prisonnière d’une cruche brisée, comme un arc-en-ciel suspendu au-dessus de sa tête. C’est ici que cela s’est passé, sur cette terre caillouteuse, non loin du ravin, il y a cinq cents ans, et tout à coup il nous a semblé que cela pouvait encore arriver. Car tout était resté identique grâce à la force de ces femmes, à leurs gestes éternels, longs, doux et coupants comme les gestes d’un rituel.
        JMG a écouté Jemia et Amy parler et rire avec les femmes. Elles échangeaient des regards, des idées. Elles essayaient les bijoux, les voiles. Dans la chaleur de l’après-midi, le thé amer emplissait les verres. C’est sa musique qui fait rêver, qui abolit le mur du temps, les différences. Non loin, il y a le tombeau de Sidi Ahmed el Aroussi. Le bruit du thé, les mots et les rires des femmes, l’éclat de leur gaieté doivent résonner jusque-là, adoucir le silence. L’odeur de la nourriture emplit l’aire du village. Quand tout est prêt, les hommes partagent cette nourriture. Chacun trempe ses lèvres dans le grand plat de « beurre » — cette crème douce et fine, faite de la graisse fondue de la chèvre, qui inspira un grand dégoût au pauvre Vieuchange.
        Et c’est comme si l’on faisait revivre un autre temps, à la fois lointain et si semblable au nôtre.
        Ce qui est extraordinaire, c’est la ressemblance. Nous avons rencontré Oum Bouiba, une femme d’une quarantaine d’années. Et quand nous la regardons, il nous semble voir la mère de Jemia, ou plutôt une tante qui aurait vécu autrement. C’est le même visage aux pommettes larges, avec quelque chose de tartare, ou de mongol, le front haut, l’arc parfait des sourcils, le même sourire, l’aigu du regard noir. Les mains aussi, larges, fortes, endurcies, hâlées par le soleil.
        La voix, la façon de parler. Cette franchise directe, et en même temps la réserve. La mère de Jemia avait cette sorte d’élégance naturelle, partout où elle se trouvait, et, en voyant Oum Bouiba, nous comprenons que c’était sa part de femme du désert. Oum Bouiba tient Jemia enlacée comme si elle retrouvait quelqu’un qu’elle avait connu autrefois et qui serait revenu, naturellement, parce que c’était écrit.
        C’est cela, le vrai retour : quelqu’un qui vous ressemble comme un oncle ou une tante, qu’on ne connaît pas mais qui vous attend dans une vallée au bout du monde.


    Jemia et J.M.G. Le Clézio, Gens des nuages, Éditions Stock, 1997, pp. 80-81-82-83. Photographies de Bruno Barbey.





    EXTRAIT D’UN ENTRETIEN DE J.M.G. LE CLEZIO AVEC TIRTHANKAR CHANDA (2001)


        On vous dit nobélisable. Imaginons que demain vous receviez le prix Nobel de littérature. Qu’auriez-vous envie de dire lors de la cérémonie de la remise de prix ?

        C’est une question très hypothétique ! Je ne sais pas pour le prix Nobel, mais je sais ce dont j’aimerais parler publiquement. J’aimerais parler de la guerre qui tue les enfants. C’est, pour moi, la chose la plus terrible de notre époque. La littérature est aussi un moyen de rappeler cette tragédie et de la remettre sur le devant de la scène. A Paris, on a récemment voilé les statues de femmes pour dénoncer le fait qu’en Afghanistan la liberté des femmes est niée. C’est très bien. De la même façon, on devrait marquer toutes les statues d’enfants d’une grosse tache rouge à la place du cœur pour rappeler qu’à chaque instant, quelque part en Palestine, en Amérique latine, en Afrique, un enfant est tué par balles. On ne parle jamais de ça !

    Source





    J.M.G. LE CLÉZIO


    ■ J.M.G. Le Clézio
    sur Terres de femmes

    13 avril 1948 | J.M.G. Le Clézio, Onitsha


    ■ Voir aussi ▼

    le communiqué de presse officiel du 9 octobre 2008 (+ notice bio-bibliographique)




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  • Rouges de Chine 06





    06_porte_miclose_136






                       Porte mi-close
                   sur les nuits
                   et les jours

                   le dragon veille
                   à l’orée
                   du printemps

                   le temps céleste
                   fuit devant toi
                                     et

                               jamais
                               ne le retiendras







    D.R. Photo et texte : G.AdC/angèlepaoli
    Édition et mise en pages : Yves Thomas



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  • Rouge de ChineRouges de Chine 06





    06_porte_miclose_136






                       Porte mi-close
                   sur les nuits
                   et les jours

                   le dragon veille
                   à l’orée
                   du printemps

                   le temps céleste
                   fuit devant toi
                                     et

                               jamais
                               ne le retiendras







    D.R. Photo et texte : G.AdC/angèlepaoli
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  • Amelia Rosselli | Adolescenza

    «  Poésie d’un jour  »



        Terres de femmes propose ci-dessous deux poèmes écrits en français par Amelia Rosselli et traduits en italien par Giacomo Cerrai. Ces poèmes, extraits d’« Adolescence » (Esercizi poetici 1954-1961, in A.R., le poesie, Garzanti, 2007) ont été initialement publiés dans le recueil Primi scritti 1952-1963 (Guanda, 1980).





    Retrouvemoi_sous_les_pieds_des_ga_2
    Ph., G.AdC







                                                       I


    Que c’est drôle je parle et je parle avec le moi-même
    en me disant que c’est beau le ventre le bras nu
    d’une femme même d’un homme
    et les énormes arbres du quartier gras.
    Gentiment gentiment pousse-t’il la bicyclette
    muette. Sa femme cherche une pharmacie elle est de très mauvaise
    humeur il pousse la bicyclette-bonheur ;
    bonheur bonheur retrouve-moi sous les pieds des géantes
    marines aux pieds des géantes
    femmes aux bras tendus flaccides
    du quartier gros, promène-toi à la table avec la bouteille de bière
    en face, brune.


    (1954)



    Che buffo io parlo e parlo con me stessa
    dicendomi che bello il ventre il braccio nudo
    d’una donna così come d’un uomo
    e gli enormi alberi del quartiere grasso.
    Gentilmente gentilmente spingi la bicicletta
    muta. Sua moglie cerca una farmacia è d’un cattivo
    umore lui spinge la bicicletta-felicità;
    felicità felicità ritrovami sotto i piedi dei giganti
    marine ai piedi dei giganti
    donne dalle flaccide braccia tese
    del quartiere grosso, vai a spasso alla tavola con la bottiglia di birra
    in faccia, bruna.



    Traduction inédite de Giacomo Cerrai.





                                                 II


    maintenant tu t’en vas de la table de l’hôte
    ça ne finira jamais cette promenade
    poétique et les grandes palmes qui te regardent
    de derrière un mur bas. La palme est haute
    la maison-bureau plus haute encore elle sert de fond
    puis les frondaisons lui piquent le toit et ensuite
    le ciel qui ne dit jamais rien de superflu
    car il parle par allusions. Les oiseaux pointus
    montent la garde en couples sont appelés en mission
    de quartier en quartier. Moi je tombe de sommeil
    ne résiste plus m’en vais. Comment faire
    sinon vivre jusqu’à en mourir jeune ?


    (1954)



    ora te ne vai dalla tavola dell’ospite
    questo non finirà mai questa passeggiata
    poetica e le grandi palme che ti guardano
    da dietro un basso muro. La palma è alta
    la casa-ufficio ancor più alta essa serve da sfondo
    poi il fogliame le punge il tetto e ancora
    il cielo che non dice mai niente di superfluo
    perchè parla per allusioni. Gli uccelli puntuti
    montano la guardia a coppie sono chiamati in missione
    di quartiere in quartiere. E io casco dal sonno
    non resisto più me ne vado. Come fare
    se non vivere fino a morirne giovane?



    Traduction inédite de Giacomo Cerrai.



    Amelia Rosselli, Adolescenza, Esercizi poetici 1954-1961, Primi Scritti, Guanda, 1980 in Amelia Rosselli, Le poesie, Garzanti, 1997 ; ried. collana Gli Elefanti, 2007, pp. 35-36. A cura di Emmanuela Tandello. Prefazione di Giovanni Giudici.







    Amelia_rosselli
    Ph. © Dino Ignani – Tous droits réservés
    Source







    BIO-BIBLIOGRAPHIE


    Biographie


    Née à Paris le 28 mars 1930 d’une mère d’origine anglaise (Marion Cave) et d’un leader antifasciste italien exilé en France (Carlo Rosselli, fils de l’écrivaine et dramaturge vénitienne Amelia Pincherle Moravia et fondateur du mouvement Giustizia e libertà), Amelia Rosselli assiste au double homicide de son père Carlo et de son oncle (Nello Rosselli). Le 9 juin 1937 à Bagnoles-de-l’Orne (Normandie). Un assassinat commandité par Galeazzo Ciano et Benito Mussolini, et perpétré par un commando de neuf cagoulards (miliciens fascistes). Traumatisée par ces morts violentes, Amelia Rosselli reste psychiquement marquée à vie. Régulièrement accueillie dans des hôpitaux psychiatriques pour dépression nerveuse, Amelia Rosselli se dit aussi atteinte, à partir de 1969, de la maladie de Parkinson.

    Après avoir effectué de nombreux déplacements entre l’Europe et les États-Unis, Amelia Rosselli s’installe en Italie en 1948. À Florence d’abord, puis à Rome. Elle partage son temps entre les études ― littérature, philosophie, mathématiques ― , la recherche musicale (à Darmstadt, elle côtoie John Cage dont elle devient l’amie) et la traduction. Elle traduit notamment les œuvres d’Emily Dickinson et de Sylvia Plath. Dans le même temps, elle se lie d’amitié avec Rocco Scotellaro (qui l’introduit dans le milieu littéraire romain), Carlo Levi, Niccolò Gallo, Renato Guttuso.

    À la fois musicienne et poète, Amelia Rosselli commence à écrire en 1950. Elle poursuit l’objectif de « faire du poème une pièce poétique ». Dans son essai Spazi metrici (1962, publié dans Variazioni belliche, 1964), Amelia Rosselli déclare n’avoir jamais dissocié, dans son travail sur la langue, problématique musicale et forme poétique. La recherche d’un langage universel qui coïnciderait avec la libération immédiate, à l’intérieur de la langue, des mécanismes psychiques profonds présidant à sa formation, aboutit à une sorte « d’esperanto émotif », à peine contrôlé par la conscience.

    Le poème « La libellula », écrit en 1958 (publié en 1969 dans le recueil Serie ospedaliera, puis en 1985 chez Sellerio), rend compte de l’originalité de « l’expérience associative » à laquelle Amelia Rosselli est attachée. L’expérience privée d’un plurilinguisme « apatride », associée à des lectures personnelles très poussées, contribuent à l’élaboration d’une écriture poétique très particulière, qu’Elio Vittorini sera l’un des premiers à reconnaître, et Pasolini à définir ; la qualifiant d’« écriture de lapsus » dans l’avant-propos de la publication de vingt-quatre des poèmes d’Amelia Rosselli (revue littéraire Il Menabò 6, Giulio Einaudi Editore, Torino, 1963). Lapsus comme « erreur créatrice » ou révolution sémantique, cette poésie écrite-parlée rend compte, à la manière d’un décalque, du désarroi métaphysique qui conduira Amelia Rosselli au suicide, dans l’après-midi du dimanche 11 février 1996, du haut d’une mansarde de la via Del Corallo à Rome. Trente-trois ans, jour pour jour, après celui de Sylvia Plath (11 février 1963).




    Bibliographie


    Les œuvres d’Amelia Rosselli ont d’abord été publiées dans des revues. Puis rassemblées dans différents recueils. Variazioni belliche* voit le jour chez Garzanti en 1964 (avec une postface de Pier Paolo Pasolini). Viennent ensuite :
    Serie ospedaliera [comprenant le poemetto « La Libellule »] (Il Saggiatore-Alberto Mondadori, Milano, 1969) ;
    Documento 1966-1973 (Garzanti, 1976) ;
    Primi scritti 1952-1963 (Guanda, Parma, 1980) ;
    Impromptu (Edizioni San Marco dei Giustiniani, Genova, 1981, rééd. 2003** ; trad. fr. Éd. Les feuillets de Babel, 1987. Traduction de Jean-Charles Vegliante) ;
    Appunti sparsi e persi 1966-1977 (Cooperativa Editoriale Ælia Lælia, Parma, 1983 ; Edizioni Empirìa, collana Sassifraga, Roma, 1997) ;
    La libellula (Sellerio Editore, Milano, 1985 ; ried. 1996 ; trad. fr. Ypsilon Éditeur, 2014. Traduction et postface de Marie Fabre) ;
    Antologia poetica (Garzanti, 1987. Édition établie par Giacinto Spagnoletti. Préface de Giovanni Giudici) ;
    Sleep. Poesie in inglese [1953-1966]*** (Rossi & Spera, Roma, 1989 ; Garzanti, 1992. Traduites en italien par Antonio Porta et Emmanuela Tandello sous la supervision de l’auteure ; Sonno-Sleep, Edizioni San Marco dei Giustiniani, Collana Quaderni del tempo, Genova, 2003. Préface de Nino Lorenzini) ;
    Diario ottuso 1954-1968 [unique livre de prose publié par Amelia Rosselli] (IBN [Istituto Bibliografico Napoleone] Éditions, collana La ruota, Roma, 1990. Préface d’Alfonso Berardinelli ; Edizioni Empirìa, collana Euforbia, Roma, 1996) ;
    Le poesie (Garzanti, 1997 ; ried. collana Gli Elefanti, 2007. Préface de Giovanni Giudici. Édition établie par Emmanuela Tandello) ;
    Una scrittura plurale. Saggi e interventi critici (Interlinea, collana Biblioteca di Autografo, Novara, 2004. Édition établie par Francesco Caputo) ;
    La furia dei venti contrari, Variazioni Amelia Rosselli. Con testi inediti e dispersi dell’autrice (Le Lettere, Collana Fuori Formato, Firenze, 2007. Édition établie par Andrea Cortellessa) ;
    Lettere a Pasolini, 1962-1969 (Edizioni San Marco dei Giustiniani, collana Quaderni del tempo, Genova, 2008. Édition établie par Stefano Giovannuzzi).


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    * Une traduction française de Variazioni belliche est disponible depuis le 3 mai 2012 : Amelia Rosselli, Variations de guerre (+ 14 photos), Ypsilon Éditeur, 2012. Traduit de l’italien par Marie Fabre | Préface de Jean-Baptiste Para | « Note sur Amelia Rosselli » par Pier Paolo Pasolini. ISBN 978-2-35654-020-1.
    ** Cette réédition est accompagnée d’un CD audio où l’on peut entendre la voix d’Amelia Rosselli lisant l’intégralité de ce poemetto.
    *** Un des poèmes (non inclus dans l’édition italienne) a été traduit en français par Jean-Charles Vegliante pour Le Nouveau Recueil n° 87, octobre 2008. On ne peut que regretter que ne nous soient pas communiqués en regard l’original en anglais et la traduction en italien qu’en avait faite Amelia Rosselli elle-même (une question de droits probablement…). Les privilégiés pourront cependant les retrouver dans l’Italian Poetry Review, 2007, N°2, pp. 40-45, publiée par la SEF (Società Editrice Fiorentina).





    AMELIA ROSSELLI


    Amelia_rosselli
    Ph. © Dino Ignani – Tous droits réservés
    Source



    ■ Amelia Rosselli
    sur Terres de femmes

    [Filtre entre moi et toi dans la sous-marine une clarté] (poème extrait de La libellula dans une traduction française de Marie Fabre)
    [La tua debolezza è la mia vittoria] (poème extrait de Variazioni Belliche + traduction française par Marie Fabre)
    T’aimer et ne rien pouvoir faire d’autre que t’aimer (poème extrait de “Dialogo con i Poeti”, Serie Ospedaliera 1963-1965)
    11 février 1996 | Mort d’Amelia Rosselli (article de Marie Fabre + extraits de Variazioni Belliche, dans une traduction de Marie Fabre)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur YouTube)
    Amelia Rosselli lisant en français trois des neuf poèmes d’Adolescence, dont les deux poèmes ci-dessus (lecture du 13 avril 1987)
    → (sur le site des éditions Ypsilon)
    un extrait du Dossier Amelia Rosselli de la Revue Europe (n° 996, avril 2012, pp. 197-201)[PDF]
    → (sur Imperfetta Ellisse)
    les deux poèmes d’Amelia Rosselli ci-dessus, traduits en corse par Nurbertu Paganelli
    → (sur Rai-TV Radioscrigno)
    d’exceptionnelles archives sonores, dont l’étonnante lecture d’un extrait de Sleep par Amelia Rosselli
    → (dans l’anthologie permanente de Poezibao)
    un extrait de Documento 1966-1973 d’Amelia Rosselli (traduction inédite d’Angèle Paoli)
    → (sur le site de l’Unità)
    « Amelia Rosselli, rivoluzionaria della poesia » par Lello Voce
    → (sur trickster)
    « La traduction chez Amelia Rosselli | Entre désappropriation et appropriation linguistique », par Sarah Ventimiglia





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  • Manfarinu, l’âne de Noël




        Le Conte ci-dessous a été publié (décembre 2007) en édition bilingue (corse-français) aux éditions A Fior di Carta (20228 Barrettali ― Haute-Corse). Traduction de Marcu Ceccarelli. ISBN : 978-2-916585-25-3

    Corse_7




    Manfarinu, l’âne de Noël


    Copertina_1
    Image, G.AdC



    Conte corse de l’Avent



    I


    Manfarinu_01_
    D.R. Image Véronique de Saint Vaulry
    Source




        Ils s’étaient installés dans le temps de l’Avent. Un temps long et gros d’une promesse étrange. Un temps de ralenti porté par la brièveté des jours. Brusquement, les premiers froids étaient tombés. Ils avaient franchi l’au-delà des montagnes, apportant les premières neiges. Une lune glaciale promettait des journées aussi coupantes que les nuits.

        Saveria, le ventre lourdement arrondi par ses dernières semaines de grossesse, s’appliquait à tisonner le feu. Dès l’aube, Santu, son mari, avait déchargé une stère de bûches qu’il avait entreposées près de la cheminée. Saveria, patiemment, les avait agencées une à une. De temps à autre, elle en remuait une dans l’âtre du bout de son tisonnier. Avec les mêmes gestes lents, elle tournait la grosse louche en bois de châtaignier, grattait le fond culotté de la pentula, rajoutait une tranche de lard et épaississait la soupe d’une poignées de fèves, jetées à la volée. Il fallait que cela tienne au corps, avec ce froid vif du dehors qui vous saisissait à la gorge et vous coupait le souffle. Par moments, elle redressait la tête, inquiète du raclement de sabots qui sourdait de derrière le mur de l’étable. Alors Manfarinu, l’âne de Santu, lançait un braiement à vous déchirer les entrailles. Pourtant, il ne manquait de rien, ni de paille fraîche ni d’avoine. Qui aurait pu dire quelle tristesse ancienne chevillait cet âne au corps ?

        Santu, ce matin-là, s’était mis en tête de ranger sa soupente, de mettre un peu d’ordre dans ses outils, d’affûter ses couteaux et de recoudre le bât de l’âne, qui, ici et là, laissait échapper ses bourres. Il était en plein ouvrage lorsque des coups frappés à la porte lui firent redresser la tête de dessus son établi. Il s’en alla ouvrir. C’était Marcanto’, le crâne engoncé dans une superposition de bonnets ravaudés. Il soufflait comme s’il avait couru et une haleine chaude dessinait des volutes grises au sortir de sa bouche. Sa moustache était perlée de givre. Le froid faisait couler son nez et transformait en minuscules stalactites cet écoulement qu’il tentait en vain d’endiguer d’un revers de manche. Du reste, ses yeux aussi pleuraient, et toute cette eau se figeait sur ses joues bleuies par le froid. D’un signe de tête, Santu l’invita à venir se réchauffer dans la maison. Ils entrèrent l’un derrière l’autre et Saveria s’effaça pour leur céder la place. Elle alla vers l’évier et mit le café en train. Il prendrait bien un bol pour se réchauffer. Marcanto’ ébaucha un oui de la tête.

        Saveria se demandait ce qui pouvait bien amener Marcanto’ jusqu’à eux par ce temps. Et de si bon matin. Santu se décida à briser la glace et prit la parole : « O, Anto’, di chi n’hè ? » Marcanto’, mal à l’aise, se tortillait et faisait crisser ses galoches l’une sur l’autre. Ce n’était pourtant pas son genre ! D’ordinaire, il lâchait ce qu’il avait à dire sans faire de manières. Ce malaise ne disait rien qui vaille. Un silence lourd commençait de s’installer dans la pièce qu’embaumaient les arômes du café. Saveria tendit aux hommes un bol fumant. Après quoi, elle ouvrit le buffet, sortit deux verres à liqueur et versa pour chacun d’eux une rasade d’alcool de châtaigne. Marcanto’ ne se le fit pas dire deux fois. Sans piper mot, il avala cul sec un premier verre, puis un second. D’un nouveau revers de manche, il essuya sa moustache puis se lança dans un discours improvisé. C’est que lui, en tant que garde champêtre, il avait reçu des ordres. Les autorités d’en bas lui avaient fait savoir que les habitants du canton devaient se rendre à la ville pour se faire recenser. Santu, inquiet, objecta :

    « Et Saveria ? »
    « Saveria aussi ! »
    « Dans son état ? »
    « Oui, elle aussi ! »

        Et il soupesa du regard l’état de la jeune femme.

    « Bon Dieu, c’est vrai qu’elle est grosse ! »
    « Mais comment est-ce possible ? »
    « C’est la loi ! Il y a ordre ! »

        Et il sortit de sa poche un document plié en quatre, couvert d’une écriture violine, signée et tamponnée des autorités préfectorales. C’était arrivé d’Ajaccio et sûrement que dans les cantons voisins, ils avaient dû recevoir les mêmes directives. Santu tourna le papier dans tous les sens avant de trouver le bon. Pas de doute ! Ça venait bien d’Ajacciu, c’était signé d’une plume enluminée d’une belle envolée. Même qu’il y avait la date. Pour le canton de Rezza, le recensement aurait lieu le 18 décembre. Quelques jours avant le solstice d’hiver. C’était aussi l’époque prévue pour la naissance du petit. Car ce serait un petit, à n’en pas douter ! Un rejeton mâle !

        Saveria était pâle et lançait vers Santu des regards désespérés. Lui était perplexe, ne savait que faire pour rassurer Saveria. La pauvre femme faisait peine à voir. Elle, d’ordinaire si calme et si enjouée, tremblait. D’un tremblement léger, à peine perceptible. Et une tristesse soudaine avait voilé son visage. Santu calcula le temps qu’il lui faudrait pour se rendre à la ville. S’il voulait être dans les temps, il fallait faire vite et partir dès que possible. C’était aussi l’avis de Marcanto’. Les deux hommes échangèrent quelques considérations savantes sur la question du recensement. Mais leurs avis divergeaient quant aux conclusions. L’un disait que c’était à cause de la guerre, imminente, là-bas, sur le continent; l’autre affirmait que c’était pour le prélèvement des taxes. Mais, dans un cas comme dans l’autre, qu’est-ce que les femmes avaient à voir là-dedans ? C’était égal ! Le document spécifiait bien que tout le monde était concerné, même les mourants ! « Beh, de mémoire de garde champêtre, Marcanto’ n’avait jamais vu ça ! » De longs espaces de silence ponctuaient leurs exclamations. Puis, les petits verres d’alcool de châtaigne aidant, le garde champêtre retrouva sa faconde. Du coup, il se mit à raconter que des mulets s’étaient échappés de leur masure, étaient partis vagabonder par le maquis et qui sait, maintenant, comment on allait leur mettre la main au licou! Il était réquisitionné pour aller avec les autres à leur recherche. Mais ça pouvait prendre des heures, voire davantage ! Et à l’idée d’aller courir la montagne par ces froidures, il en avait la chair de poule. Il préférait presque se mettre en route pour la ville et se débarrasser sans tarder de cette question du recensement.

        D’une certaine manière, Marcanto’ se sentait soulagé. Et n’en finissait plus de se répandre en discours et nouvelles. Il y avait la vieille, Maria a ciùnca, celle qui vivait seule à l’autre bout du village, qui avait fait une mauvaise chute. Celle-là, ses jours étaient comptés, et le recensement, elle n’en verrait pas la couleur. « Quandu u piru hè matùru, si ni casca » ! Santu acquiesça d’un hochement de tête approbateur. Tout cela, c’était bien beau, mais les poires, mûres ou pas, ne lui disaient pas comment il allait s’en sortir de cette affaire ! Marcanto’ perçut l’embarras de Santu. Il comprit qu’il lui fallait partir. Cela faisait plus d’une heure qu’il était là et il avait d’autres villageois à visiter. Il se leva, rajusta sa grosse cape, en remonta le col jusqu’aux oreilles, enfonça sur sa tête ses superpositions de bonnets et prit congé. Il serra la main de Saveria et lui souhaita bonne chance. Tout se passerait bien. Elle n’avait rien à craindre pour son petit. Il essayait de se faire rassurant. Saveria esquissa un maigre sourire, puis retira sa main, perdue dans la main calleuse du garde champêtre. La haute stature efflanquée de Marcanto’ emplit l’espace de la cuisine. Il hésita un instant dans le chambranle de la porte. Puis la clochette tinta et il disparut, avalé par le froid.



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  • Rouges de Chine 05





    05_rouge_mondrian_010






               Impassible
             le cycliste passe

             couleurs absentes
             à son regard

             le tien saisit
             le reflet qui passe
             sur le rouge qui s’efface
             le bleu passe
             franchit la passe
             de sang

             et toi
             tu immortalises
             celui qui
             insensible passe
             dépasse les rectangles étranges
             d’un rouge espace

             Mondrian







    D.R. Photo et texte : G.AdC/angèlepaoli
    Édition et mise en pages : Yves Thomas



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  • Rouge de ChineRouges de Chine 05





    05_rouge_mondrian_010






               Impassible
             le cycliste passe

             couleurs absentes
             à son regard

             le tien saisit
             le reflet qui passe
             sur le rouge qui s’efface
             le bleu passe
             franchit la passe
             de sang

             et toi
             tu immortalises
             celui qui
             insensible passe
             dépasse les rectangles étranges
             d’un rouge espace

             Mondrian







    D.R. Photo et texte : G.AdC/angèlepaoli
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  • Rouges de Chine 04





    04_aux_deux_extrmes_06_2






             | Aux deux extrêmes |
             du présent
             l’air et la terre
             le feu et l’eau
             la naissance et
                               la mort

             l’île et l’aile
             peuvent-elles
             se rejoindre
             à l’infini
             du ciel ?







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  • Rouge de ChineRouges de Chine 04





    04_aux_deux_extrmes_06_2






             Aux deux extrêmes
             du présent
             l’air et la terre
             le feu et l’eau
             la naissance et
                               la mort

             l’île et l’aile
             peuvent-elles
             se rejoindre
             à l’infini
             du ciel ?







    D.R. Photo et texte : G.AdC/angèlepaoli
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  • Laure Adler | Isabelle Eshraghi, femmes hors du voile

    Laure Adler/Isabelle Eshraghi,
    femmes
    hors du voile,
    Éditions du Chêne, septembre 2008.



    Femmes_hors_du_voile






    HIER, JE NE CONNAISSAIS PAS ISABELLE ESHRAGHI


        Hier, je ne connaissais pas Isabelle Eshraghi. Je l’ai rencontrée dans mon village au cœur de cet été. Ensemble, sur les rochers cap-corsins de la marine de Scala, à mille lieues des femmes voilées du monde de l’islam, nous avons parlé. Et beaucoup parlé de son livre. Femmes hors du voile. Un livre de photographies accompagné d’une monographie de Laure Adler.

        Née à Ispahan en 1964, d’une mère française et d’un père iranien, Isabelle vit à Paris. Elle a longuement évoqué pour moi son métier de photojournaliste, ses voyages en Afrique et au Moyen-Orient, les reportages réalisés depuis dix ans pour l’agence Vu. En pays afghan, iranien, marocain, égyptien, koweitien. Au Qatar, en Arabie Saoudite, au Niger, au Pakistan… J’entends encore Isabelle me parler de toutes ces femmes dont elle a précieusement gardé, sélectionné et organisé les photos prises au cours de ces dix dernières années. Femmes au travail, ― dans les écoles, dans les champs, dans les bureaux, dans les gymnases, dans les salles de conseils et de réunions ―, femmes photographiées à l’intérieur de leur maison, dans les lieux publics, parcs et plages, dans les camps de réfugiés, dans les dispensaires médicaux et dans les ateliers de couture, se mirant dans un miroir de fortune ou assistant aux défilés de mode Azzarro et Christian Lacroix, femmes rieuses et enjouées, femmes aux regards meurtris par les conflits, les voilà rassemblées dans un album magnifique, qui vient de voir le jour aux éditions du Chêne.

        Organisé par thèmes, huit en tout, l’ouvrage se compose de huit chapitres. Présentés par un texte introductif de Laure Adler.

        Dès le premier abord, avant même d’ouvrir le livre, le regard de la lectrice que je suis est happé par le regard autre qui me fixe. Un magnifique regard de braise, doux et tendre, illuminé par une peau blanche et souligné par des cils de soie. Celui de la jeune Koweitienne photographiée par Isabelle en avril 2000. Le reste du visage, que j’imagine sublime, disparaît sous le voile noir. Je m’interroge. Que vais-je découvrir de ces femmes qui se sont laissé photographier ? Que vais-je apprendre que je ne sache déjà ? Les regards croisés d’Isabelle Eshraghi et de Laure Adler vont-ils parvenir à bousculer en moi les idées reçues ?

        Noire, la couleur dominante de la première de couverture de la jaquette. Au point qu’elle voile, estompe, absorbe les lettres qui composent le mot « femmes » du titre (blanches, tout en bas-de casse et en caractères bâton), à l’emplacement même de la bouche. Quant à la seconde moitié du titre, le complément qui caractérise ces femmes, elle est écrite en rouge. Hors du voile/Rouge sang. Le combat des femmes de l’islam pour leur libération « hors du voile » passe-t-il aujourd’hui encore, par la violence ? L’exemple le plus récent, cité par Laure Adler, l’assassinat de Benazir Bhutto au Pakistan, en décembre 2007, semble l’attester.

        En capitales et tout en blanc, le nom des deux femmes auteures de cet ouvrage s’inscrit à hauteur du nez de la femme voilée. Deux femmes donc qui avancent à visage découvert, deux femmes dont le combat et l’engagement se lisent implicitement, dès la couverture, dans le choix typographique effectué par Nancy Dorking, la directrice artistique, puis, explicitement, par la tonalité incitative des propos de Laure Adler et des photos d’Isabelle Eshraghi.

        Dans le chapitre d’ouverture intitulé « Le feu des yeux », Laure Adler écrit :

    « Voir. Être vue.
    Pourquoi faire disparaître le visage ? »


        Laure Adler se tourne vers Emmanuel Lévinas qui voyait dans le visage « le lieu d’une ouverture infinie de l’éthique » ; et, bien avant lui, vers Ibn Arabi qui « voyait le signe de Dieu dans le miracle surgi de la face humaine ».

        Et la journaliste de conclure :

    « Les femmes d’islam sont loin d’avoir abandonné le combat.
    Le feu des yeux subsiste. »


        Quel que soit leur pays d’origine, quel que soit le domaine dans lequel elles travaillent, les femmes que nous montre Isabelle Eshraghi sont en pleine (r)évolution. Femmes voilées et femmes hors voile se côtoient, se fréquentent, partagent les mêmes universités, les mêmes parcs, les mêmes plages, les mêmes cafés à narghilé. Les étudiantes ou enseignantes en jeans et tee-shirt à manches courtes, bras nus et cheveux lâchés sur les épaules à la mode occidentale, sont assises sur les mêmes bancs que leurs congénères voilées de blanc et occupent les mêmes salles de classe que les fillettes aux cheveux drapés dans un foulard de couleur.

        Comble de l’antithèse que cette photo prise en juillet 2002 sur la plage de Babolsar en Iran ! Trois jeunes femmes, visages éclatants et espiègles, entièrement vêtues de noir, long manteau traditionnel et foulard, arborent des lunettes noires dernier cri, symbole de libération.

    « Depuis la révolution islamique de 1979, des interdits ont été levés, comme celui de porter des lunettes noires, qui est resté en vigueur jusqu’en 1994 », précise la légende (p. 225).

        De même, la longue tenue noire (qui voisine dans les boutiques à la mode de Téhéran, avec les créations des stylistes les plus renommées) n’empêche nullement les ongles vernis de rouge vif ― pieds et mains ―, et les lèvres fardées. Peut-être ces détails extérieurs de la toilette féminine sont-ils des signes avant-coureurs d’autres révolutions à venir. Mais comment ne pas s’interroger devant la photo de cette jeune fille installée sur son pédalo, portant un bob de marin au-dessus de son voile noir ? Comment ne pas s’insurger de la voir ainsi couverte ― élégant trench-coat écru sur pantalon noir ― alors que de jeunes garçons s’ébrouent, à côté d’elle, épaules et cuisses nues ? Quant aux baigneuses d’Askarabad, sur les bords de la mer Caspienne, elles batifolent dans l’eau avec robes et foulards. En Iran, seuls les enfants ― des deux sexes ― et les hommes ont le droit de se baigner en maillot de bain. Les hommes de l’islam sont-ils si peu adultes et si peu maîtres de leurs pulsions qu’ils ne peuvent porter le regard sur une femme autrement que si elle est enserrée de la tête au pied dans ses voiles ?

        Dans ce chapitre (« Échappées belles »), Laure Adler, citant en exemple les revendications d’Amina Wadud, Fatima Mernissi mais aussi d’hommes tels que Youssef Seddik, Abdelwahab Medeb, Malik Chebel, incite les femmes d’Orient à repenser leur rapport à la religion sans pour autant que cette question mette en péril « leur fidélité à la foi » : « « se réapproprier » l’islam pour mieux le surinvestir. » Pour cela, « les femmes doivent investir toutes les scènes où se dit la lettre sainte et s’emparer, à leur manière, de l’islam. » Faire reculer les inégalités entre femmes et hommes passe par la libération du voile, symbole d’inégalité.

        Il en est de même dans le milieu du sport où Irakiennes et Iraniennes semblent très performantes. Basketteuses, parapentistes, pilotes de rallye, escrimeuses, championnes de tir ou de gymnastique…, les femmes sont sur tous les fronts, partout dans les gymnases, sur les pistes et les terrains. Mais elles doivent, aujourd’hui encore, revêtir leur foulard en présence de spectateurs masculins ou d’une photographe. Contrecoup des agressions et des régressions imposées par la révolution islamiste de Khomeiny. Montrer en mouvement le corps de ces championnes du monde, c’est leur rendre la visibilité dont elles ont besoin. C’est leur donner une chance supplémentaire de poursuivre la révolution silencieuse qu’elles ont entreprise.

        Dans le monde rural ou dans les pays décimés par la guerre, les femmes travaillent voilées. Mais leurs préoccupations vont bien au-delà de celle du port du voile. Survivre, nourrir leurs enfants, leur dispenser les soins élémentaires, se soigner. Ce sont là questions cruciales, quotidiennement. Aidées par les ONG, ces femmes sans ressources surmontent, tant bien que mal, les épreuves. Mais le problème de la contraception et des mariages non consentis reste l’obstacle majeur à l’évolution vers la libération des femmes. Dans le chapitre intitulé « Maternelles », Laure Adler souligne que « la contraception est connue des médecins arabes depuis le IXe siècle ». Le drame est que cette pratique est en contradiction avec la politique nataliste de l’islam. Tout le mérite revient donc aujourd’hui aux organisations humanitaires et aux Médecins du Monde qui œuvrent pour que ces femmes et leurs enfants retrouvent « leurs repères les plus élémentaires ». Peut-être alors, lorsque la question brûlante de la survie sera dépassée, pourront-elles s’interroger sur leur libération. Qui passe par l’alphabétisation, l’instruction, le travail hors de la maison. Et l’engagement dans tous les lieux de vie et d’activités occupés jusqu’alors par les hommes.

        Parmi toutes les questions posées, la plus préoccupante reste celle du mariage, fondement de la société traditionnelle. Les photos de cérémonies ― fiançailles et mariages ― réunies dans le chapitre intitulé « En amour » ne contribuent pas à modifier l’idée que je me fais du sort réservé aux femmes à l’intérieur de cette institution. Les visages des mariées, de Kaboul, de Téhéran ou du village de Zaran, en Egypte sont loin de respirer le bonheur. Certes les mariées sont belles, mais elles sont tristes, figées sous le masque de beauté qui leur a été imposé. La légende de l’une de ces photos me confirme dans mes appréhensions:

        « Cérémonie des fiançailles de Farazneh et d’Hashil. Il l’a choisie en regardant une vidéo. Elle ne le connaît pas. Kaboul, Afghanistan, juin 2002. »

        Comment ne pas trembler en lisant ces mots ? Comment se départir de la vision occidentale qui voit dans le mariage arrangé la chronique d’une mort annoncée ! Ainsi de cette jeune Pakistanaise, mariée une première fois à l’âge de 14 ans, divorcée à la suite des violences que lui a infligées son mari et remariée avec un homme qui l’aime en dépit des marques indélébiles de brûlures qui la défigurent ! Fort heureusement, d’autres photos prises sur le vif de couples amoureux viennent corriger sensiblement cette vision unilatérale du mariage associé à la violence.

        Porteuses de drames et d’espoirs, les 150 photos d’Isabelle Eshraghi racontent chacune une histoire particulière. Par-delà les frontières qui séparent ces femmes, par-delà les conflits religieux qui les réunissent sous la bannière unique de l’islam, les visages qui viennent à nous à travers le regard d’Isabelle sont des visages de femmes qui ont aussi à nous apprendre ce que nous sommes.

        Les textes de Laure Adler, soutenus par une solide bibliographie, apportent les compléments historico-religieux indispensables à l’analyse du contexte dans lequel ces femmes vivent.

        Par leur réflexion et leur travail, Isabelle Eshraghi et Laure Adler œuvrent ensemble à une meilleure compréhension des femmes prisonnières du carcan de l’islam d’aujourd’hui. Et participent ― mots et photos conjugués ensemble ― à leur émancipation silencieuse. Un très beau témoignage à deux voix, courageux et émouvant. Porté par des photos qui forcent l’admiration.

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    ■ Voir aussi ▼

    le site d’Isabelle Eshraghi





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