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VICTOR SEGALEN ![]() ■ Victor Segalen sur Terres de femmes ▼ → 14 janvier 1878 | Naissance de Victor Segalen → 13 mai 1911 | Victor Segalen, René Leys → Perdre le Midi quotidien |
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Mazzeri.
Depuis quelque temps, Apollonia n’a plus que ce mot-là en tête. Elle a enté depuis peu à son imaginaire ces trois syllabes porteuses de mort. Sans cesse, elles lui reviennent à l’esprit, chargées de leur « masse » occulte. Elle, depuis qu’elle a lu le récit de Marie Ferranti, depuis qu’elle a découvert cette sombre histoire de chasse de nuit, depuis sa rencontre avec son lointain ami cinarchese, elle est hantée. Elle est allée chercher auprès de Dorothy Carrington des confirmations de ce qu’elle pressent encore comme une part inaboutie d’elle-même. Maintenant qu’elle en sait un peu plus sur les pratiques chamaniques de l’île de l’intérieur, elle est persuadée d’avoir frôlé sans le savoir l’esprit des mazzeri.
Mazzeru ? Peut-être Matteu, l’ami de ses dix-sept ans, avait-il été investi à son insu de l’esprit des mazzeri ? Sans qu’il en ait eu conscience le moins du monde. Matteu, qu’elle avait jadis fréquenté, au cours de sa jeunesse aixoise. Matteu, qu’elle avait aimé d’amour fou quelques années plus tard. Matteu, qu’elle avait fini par oublier. Sa mésaventure récente lui avait été contée par sa mère, qui la détenait de sa cousine. Une nonagénaire. Qui elle-même la tenait de la mère du jeune homme. Cet étrange récit qui circulait depuis quelque temps par la bouche des femmes était parvenu jusqu’à elle. Elle, c’est Apollonia. Celle que l’on appelle Lola, en souvenir d’une lointaine grand-mère cap-corsine de Trinidad. Lola l’avait recueilli ce récit, avec une bienveillante mais insatiable curiosité. Un après-midi d’été.
D’après les dires de la sémillante nonagénaire, une cousine, Matteu s’était un matin réveillé avec une douleur inconnue chevillée au corps. Une douleur qui s’était logée dans la masse charnue de sa personne. Une douleur insidieuse et pointue, qui donnait à Matteu l’impression d’être habité par un autre lui-même, investi par cet autre à ses dépens. L’intrus prenait chaque jour davantage de place en lui. C’était comme un noyau dur, un noyau difficile à cerner. À la fois fixe et mobile. Pris dans la chair, incrusté dans le muscle, il bougeait sous les doigts qui palpaient l’intrus pour tenter de le localiser et de le circonscrire dans une zone moins « labile ». La « tumeur » mouvante, de la grosseur d’une bille, tantôt se figeait sous les doigts, tantôt se dérobait à leur pression subtile.
L’inquiétude croissait dans l’esprit de Matteu, pourtant habitué aux humeurs légères, aux séductions faciles. Sa très grande beauté et le charme de son sourire l’avaient jusqu’ici mis à l’abri des terribles souffrances que la vie avait infligées à sa propre famille. Il semblait s’être remis de la mort tragique de son petit frère. Très vite, il avait renoué avec ses fantaisies ordinaires, reléguant au fin fond de sa mémoire les souvenirs liés à la disparition de l’enfant. Il avait caracolé d’une conquête à l’autre, convaincu que le temps des charmes opèrerait, pour longtemps encore, en sa faveur. Et puis soudain, au détour d’un été, l’âge mûr est venu. Matteu prit quotidiennement l’habitude de ne plus se reconnaître. Il n’était plus que l’ombre de lui-même. Il dépérissait à vue d’œil. Cela se voyait à son regard très bleu, un bleu changeant de mer violine, soudain étrangement cerclé de noir. Matteu, qu’elle avait éconduit jadis, c’était un très bel homme, solidement charpenté. Un jour d’un autre été, Lola s’était heurtée à lui, dans les toilettes du bar Napoléon. Le bar fétiche des Bastiais. Place Saint-Nicolas. Surpris l’un et l’autre de se rencontrer en pareil lieu, après tant d’années d’oubli, ils n’avaient eu pour seul échange qu’un regard de gêne bref, teinté d’un pauvre sourire. C’était tout ce qui restait de lui à Lola, ce souvenir un peu ridicule qui avait masqué, à peine, leur incapacité à échanger deux mots.
Quelque temps plus tard, elle avait appris que Matteu avait choisi de refaire sa vie en Corse. Il se partageait entre Bastia et le village. Il s’était reconverti dans la vigne qui étend aujourd’hui son damier ramifié le long de la côte est du Cap.
Avec cette douleur intrusive qui avait nouvellement pris possession de lui, Matteu commençait à prendre peur. La présence obstinée de cette forme oblongue logée en lui, devenait obsédante. N’y tenant plus, il s’était résigné à consulter. Le premier examen s’était révélé infructueux. Comme par un fait exprès, la « tumeur », ce jour-là, s’était tenu coite. Elle avait dû se faufiler, perfide, sous les fibres noueuses de la chair, se mettre à l’abri sous des muscles coriaces. Elle s’était faite toute petite. Elle avait presque disparu. Il fallut faire des clichés. Les radios révélèrent la présence sombre d’une forme opaque agrippée par mille petits ligaments à la masse musculeuse environnante. Le médecin, perplexe, hésitait à nommer clairement l’intrus. Le temps passé à tergiverser jouait en sa faveur. L’intrus profitait de l’aubaine, grossissait à vue d’œil, prenait ses aises, étalait ses ramifications sournoises dans la chair. Il fallait se hâter et prendre des décisions. Matteu était gêné. Dans ses mouvements, dans ses déplacements, dans son immobilité même. Assis, il ne tenait guère en place et se dandinait d’une fesse sur l’autre. Debout, la forme fibreuse se mettait en branle et ses déplacements imperceptibles le faisaient souffrir.
Il fallut opérer, inciser large dans la chair, extraire la tumeur, cautériser les ramifications, analyser ce noyau dur. À son réveil, le jeune homme découvrit à son chevet, un bocal posé sur la table de nuit. Il n’y prêta attention que lorsque le chirurgien lui désigna la forme qui flottait, indécise, dans le formol. C’était une masse gélatineuse, sanguinolente, parcourue d’un réseau de vaisseaux capillaires, les uns tirant vers le rouge, les autres vers le bleu. Il examina cette « tumeur » qui, à vrai dire, tirait plutôt vers le jaunâtre. Il avait sous les yeux, baignant dans le formol, celui qui l’avait tant fait souffrir. Son jumeau. Son frère. Le fœtus avait pris chair dans sa propre chair à lui, depuis les origines de leur vie placentaire commune. Le jeune homme avait porté dans son corps la chair de son double, cet autre lui-même, qui avait choisi de vivre, non pas à côté de lui, en conciliabule avec lui, mais en lui. Il avait même choisi de se développer et de révéler son existence le jour où Matteu avait pris la décision de revenir vivre dans l’île. Matteu, stupéfait et transi, ne pouvait détacher les yeux de son double. Il le regardait flotter dans le liquide glauque. Avec effroi et respect.
Peut-être la vie entière de Matteu avait-elle été conditionnée d’un bout à l’autre par cet autre avorté ? Peut-être sa vie entière avait-elle été guidée par cet intrus, semblable à un poisson pilote guidant son aîné ? Peut-être le poisson pilote avait-il dicté à Matteu les orientations de sa vie. Chacun avait été l’hôte aveugle et silencieux de son propre frère. Peut-être aujourd’hui encore, bien des années après cette délivrance, la vie de Matteu se trouvait-elle amoindrie, appauvrie par l’excision d’un fœtus mâle qui avait fait partie intégrante de lui-même. En se libérant de son jumeau, Matteu n’avait-il pas glissé plus vite sur les pentes de la vieillesse ? Une part vitale de Matteu n’était-elle pas morte, ce jour-là, à elle-même ? Matteu n’avait-il pas participé, sans le savoir, à la mise à mort de celui qui ne demandait qu’à vivre? Ces questions filaient dans l’esprit vaporeux de Matteu, encore somnolant. Elles s’ébauchaient puis s’estompaient. Elles s’effilochaient, pareilles à des nuages légers. Ces nuages qui s’accrochent, l’été, au sommet des îles qui croisent au large des côtes de la Corse.
Dans son demi-sommeil de convalescent, Matteu voyait surgir le visage lointain et brumeux de son petit frère. Un visage soudain bleui et tendu à l’extrême, congestionné par les convulsions de l’étouffement qui l’avaient précipité dans le néant. Matteu sentait dans sa chair à vif une douleur cuisante qui lançait par instant des signaux douloureux. Le visage grimaçant du jeune enfant venait se greffer sur la forme oblongue du foetus. Matteu était persuadé que le corps de son frère mort s’était réincarné en lui. Décidé à revivre sous une forme nouvelle dont il ne possédait pas les clés. Matteu avait fait extirper de son corps la masse gélifiée de son jumeau. Elle flottait, ricanante, dans le formol. Il percevait à travers ses yeux mi-clos, l’ourlet à peine bâillant de ses paupières. Il lui semblait qu’à travers la paroi épaisse du bocal, la forme s’ingéniait à lui lancer des signes. Elle s’agitait derrière l’opacité du verre, grimaçait des œillades dont le sens lui échappait.
Matteu comprit. Il ne devait sa propre vie qu’à la mort de son frère. Ils étaient comme les deux plateaux d’une même balance. Celui de Matteu n’avait pu se maintenir au zénith que parce que celui de l’intrus avait chu dans la nuit charnelle du corps de son aîné. La survie de l’un était tributaire de la disparition de l’autre. Les deux frères avaient été ligotés à leur insu par un pacte de vie et de mort. Un pacte silencieux. Matteu comprenait qu’en tuant son jumeau, en lui refusant sa part d’ombre et de lumière, il avait voulu extirper de lui-même la part sauvage de sa personne. Sa part inavouée de mazzeru. Cette obscure révélation le précipita, frémissant, dans les spirales de sa nuit. Lorsqu’il se releva de cette épreuve, Matteu n’était plus que l’ombre en creux de lui-même.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Ph, G.AdC
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Bien des années plus tard, la malédiction de la zia avait eu raison de son petit-fils. Pernicieuse, elle avait pris corps dans la chair de l’adolescent. La vengeance de l’amante, blessée dans son amour propre, avait abouti. Elle pouvait être satisfaite, la zia. À défaut de veiller vivante sur les siens, elle les surveillait morte. Même couchée depuis des années sous les chênes tutélaires du cimetière de Milelli, elle ne désarmait pas. Elle refusait de lâcher prise.
Meurtri dans son âme autant que dans sa chair, le « fratellu » avait dû se résigner à mourir. La mort le tenait depuis des mois dans son étau et cet étau se resserrait jour après jour. C’était pourtant un beau garçon, le « fratellu », avec son long visage de braise empreint d’une triste douceur. Lola avait surpris sa photo de bel hidalgo dans la chambrée des filles. Ce bel ovale brun sur papier glacé, épinglé au-dessus de la porte, c’était tout ce qu’il leur restait de lui.
Quelques années après l’accident, le « fratellu » se mourait, terrassé par le cancer qui s’était insinué en lui et l’avait gangrené. Pendant les longs mois qu’avait duré sa maladie, Giudice avait veillé son aîné. Jour et nuit. Avec patience et passion. Ce qui, par-dessus tout, faisait souffrir le mourant, c’était sa jambe meurtrie. Giudice passait de longues heures au chevet de son frère, la main posée sur la cuisse broyée. Le « fratellu » disait que cela l’apaisait, que la douleur se calmait avec cette imposition des mains sur les cicatrices de sa blessure. La mort le surprit dans cet embrasement. Giudice pleurait, sa main chaude posée sur les muscles enfin détendus du « fratellu ». Lorsqu’il se releva de son étreinte, Giudice sentit une douleur cuisante lui transpercer la hanche. Il était anéanti. La douleur, apaisée, avait fini par s’en aller. Giudice l’oublia. Seule persistait, souterraine, vivante, toujours prête à rejaillir, la déchirure causée par la mort du frère. Elle était comme le signal d’un autre mal à venir. Giudice en sentait rôder la présence sournoise sans qu’il fût pour autant capable de l’identifier.
Et puis, un jour, la douleur se déclara, franche, coupante, nette. Lancinante dans la chair taillée à vif. Giudice lutta des jours durant contre ce mal nouveau qui venait de prendre possession de lui-même. Dans les jours qui suivirent les premières manifestations de la douleur, Giudice fit faire des radios. La hanche droite était atteinte d’une nécrose foudroyante. Semblable en tous points à celle du « fratellu ». Giudice devait se résoudre à son tour. La malédiction de la zia continuait de les poursuivre. Elle avait profité de l’amour quasi charnel qui unissait les deux frères pour se frayer un passage du frère à l’agonie jusqu’au « fratellinu » vivant. Elle s’était infiltrée en lui. Comme une eau souterraine, elle se faufilait dans ses fibres, disparaissait pour resurgir à nouveau par intermittence, comme bon lui semblait. Silencieuse et volage, elle agissait selon ses propres lois, imprévisibles et secrètes.
Giudice a dû subir une grave opération. Mais il garde une légère claudication. Parfois, lorsqu’il marche seul sur le sentier muletier de Milelli, il sent une ombre déhanchée qui l’accompagne à ses côtés. Et qui, par moments, rejoint la sienne, l’épouse, la prolonge, puis la double. Il ne sait plus qui est lui. Qui est l’autre. Cette ombre qui se profile devant lui en claudiquant, à qui appartient-elle ? Est-ce la sienne ou celle du « fratellu » ? À l’heure où Giudice marche sur le sentier de Milelli, les frontières de son corps ne lui sont plus perceptibles. La béance de sa blessure invisible s’ouvre à nouveau et saigne. Il parle au « fratellu », il lui murmure des mots incompréhensibles et il pleure. À travers les larmes qui emplissent sa bouche, il lui dit que rien ne pourra jamais panser sa plaie. Et que nul ne parviendra jamais à combler le manque que son absence a laissé en lui.
De cette époque-là encore, Giudice garde la conviction profonde de porter ancrées à jamais dans sa chair, les empreintes de pouvoirs maléfiques, transmis par la zia. Et aussi une longue estafilade à la hanche, marque tangible de son combat occulte avec grand-mère Ghjuvana, la mazzera.
Cet après-midi d’été, Giudice a voulu prendre en photo la maison de Lopigna, près du cimetière. Il s’est approché avec précaution jusqu’au « portone ». Il a cru entendre un bruit sourd cogner dans le corridor. Un bruit de pas qu’il reconnaît. Il s’est immobilisé, pétrifié, devant la porte à demi-ouverte. Il n’a pas osé s’approcher davantage. Une force invisible l’a pourtant poussé à risquer un coup d’œil jusque dans l’enfilade du couloir. Une force qui l’attire vers cette béance grand ouverte devant lui. Il s’est ravisé, retenu en deçà de l’ouverture par une force contraire. Mais il n’a pu résister au désir instinctif de prendre cette béance en photo. Le déclic s’est produit presque à son insu. Il tremble, pétrifié. La photo est blanche. Blanche et vide. Elle porte, cloué dans son opacité d’opaline, le numéro 66.

En 1966 mourut l’amant de Zia Ghjuvana. Ghjacumu, « u notariu ».
Depuis longtemps déjà, Capuralinu, son mari, avait précédé le « notariu » dans l’autre monde. Giudice n’a pas gardé de souvenir marquant des obsèques de l’amant de la zia. Il se souvient seulement d’avoir accompagné la zia, malgré la réprobation de son père.
Avec la mort du « notariu » s’éteignit doucement la rumeur villageoise. Il faut croire que les vociférations de pleureuse de la zia avaient eu raison des mauvaises voix qui circulaient dans le maquis comme langues de feu. Nul au village n’osa provoquer Zia Ghjuvana. Elle était crainte et respectée. Ses talents de pythie la tenaient hors d’atteinte des commérages ordinaires. Elle excellait comme vocifératrice dans l’office des morts. Dominant le chœur des femmes qu’elle couvrait de ses cris et de ses pleurs, elle s’arrachait les cheveux, à la manière antique. Avec l’âge, pourtant, les passions de zia Ghjuvana s’assagirent. Mais sa réputation de strega demeura longtemps vivace par tout le canton. Aujourd’hui encore, bien des années après la disparition de sa grand-mère, Giudice hésite à évoquer son souvenir. Et lorsqu’il se rend à Milelli où elle repose parmi les siens, il se sent malmené par les forces obscures qui émanent de sa tombe. Les poings serrés dans ses poches, il se lamente, et dans ses larmes et ses sanglots, il implore le « fratellu ». Il lui susurre des mots d’amour, des mots oubliés dont il ne retrouve l’usage que pour lui seul. Il le supplie de lui venir en aide, de l’aider à tenir la zia à distance, elle qui ne rêve que de s’approcher du dernier survivant de la fratrie, de le bercer de ses « lamenti » et de l’emporter dans ses sombres vaticinations. C’est à qui, de la strega ou de son frère, l’emportera. Chacun lutte pied à pied dans le cœur tremblant de Giudice.
Le sgiò redresse la tête, déplie lentement sa longue silhouette. D’un geste ferme de la main, il brosse sa belle chevelure châtain, tissée de fils blancs. Du regard encore embué d’émotion, il embrasse le Campusantu, sa propriété désormais. Il faudra tailler les arbres à la saison prochaine, rentrer le bois pour l’hiver. Mettre une dalle de marbre sur la tombe de la mère, avant la fête d’Ognissanti. Il faudra qu’il en parle à Toussaint. Il tire le portail derrière lui et reprend sa marche claudicante sur le sentier de Milelli, la silhouette de son frère solidement arrimée à la sienne.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Ph, G.AdC
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Le Cavaliere est secoué d’une étrange émotion. Lola frissonne. Elle le regarde, fascinée. Elle le suit dans ses déplacements. Jusque dans les méandres de sa folie. Il passe une main fébrile dans sa chevelure. Il se lance dans l’histoire de sa grand-mère. Celle dont la photo fait face à Lola. Elle lève les yeux sur la vieille femme au corps lourd, engoncé dans les superpositions de ses jupes et jupons, le visage serré dans un fichu noir. Zia Ghjuvana. C’est son nom. Le nom inscrit sur la photo.
Il raconte Zia Ghjuvana. Zia Ghjuvana et Lopigna. Leur visite à Lopigna, un jour lointain de son enfance. Ce jour-là, la zia avait entraîné ses petit-fils dans les mouvements de ses jupes. Elle leur avait demandé de se faire beaux. Il y avait noce au village. Eux aussi étaient invités aux épousailles, avec tous ceux du canton. Il y aurait des musiciens. Les violoneux de Rezza. Et des accordéonistes, aussi. Il y aurait la sérénade, le soir, en l’honneur des nouveaux époux.
Elle leur avait remis leurs habits du dimanche et leurs beaux souliers. Ils étaient fiers, les deux frères, fiers d’accompagner la zia sur les routes et de prendre la calèche. Sortir du village, c’était presque l’aventure. Ils avaient cahoté toute la matinée, tirés par la jument noire. Au sortir de la châtaigneraie, ils avaient fait halte un moment au pied de la grande cascade. Histoire de se rafraîchir et de se dégourdir les jambes. L’eau tombait du haut de la montagne en un voile dru. Le Voile de la mariée. Des éclats irisés d’arc-en-ciel jouaient dans le soleil. Des gouttes de fraîcheur embrumaient les joues des enfants. Ils s’étaient penchés au-dessus du parapet. Pour voir. Pour mieux mesurer la hauteur de la chute et les profondeurs des eaux bouillonnantes.
Giudice avait remarqué, posé de guingois dans l’anfractuosité d’un rocher, un étrange bouquet de fleurs sauvages noué d’un ruban de paille. Il voulait savoir pourquoi était déposé là un bouquet et à qui il appartenait. La zia hocha la tête pour éviter de répondre au petit. Son frère, sans doute plus averti, l’avait gentiment admonesté en lui donnant un coup de coude. Qu’est-ce qu’elle en savait, la zia, de ce bouquet ? Rien ! Peut-être rien en effet. Mais elle n’avait pu s’empêcher de marmonner du bout des lèvres quelque parole magique, histoire de conjurer le « malocchju ». Elle avait ensuite bousculé les deux frères et ils avaient repris leur route vers Lopigna. À Lopigna, ils étaient descendus devant la maison à l’entrée du village, juste après le cimetière. La zia avait frappé au heurtoir de la porte. Ils avaient perçu le martèlement irrégulier d’un pas déhanché dans le corridor. Un homme était venu leur ouvrir. Il avait surgi dans le chambranle du « portone ». C’était un bel homme, grand et fort. Ils le regardaient, impressionnés tous deux par son imposante carrure.
C’était lui, « u notariu », le « notaire ». Un homme taillé dans le granit, superbe et racé. Le visage encadré d’une barbe abondante et soignée. Il portait beau la tenue traditionnelle des Corses de la montagne, le chapeau à larges bords, le velours épais maintenu par une taillole de couleur sombre, la veste de bonne laine jetée sur la chemise de coutil ! Il se tenait droit devant elle, la zia. Elle s’était blottie dans ses bras. Elle semblait soudain toute petite, mais peu lui importait. Elle était toute à la ferveur de cet instant. Une ferveur que les enfants ne lui avaient jamais vue. Pas même avec son époux, le « caporalinu ».
Ils étaient allés jouer un moment dehors, laissant la zia et le notaire à leurs conciliabules et à leurs secrets. Puis le couple était sorti dans le jardin et lui, l’aîné, il s’était mis à imiter l’homme derrière son dos. À mimer sa démarche déhanchée de claudiquant. Soudain, la zia s’était retournée sur le gamin et l’avait surpris dans l’exécution de ses facéties d’enfant espiègle. Elle avait bondi et lui avait jeté au visage toute sa violence : « Je te maudis de l’autre monde ! » Le jeune garçon, foudroyé par cette menace était parti se réfugier dans la châtaigneraie voisine. Entraînant Giudice, son frère cadet, dans son désarroi et sa dérive. Les deux frères, déjà liés par une grande complicité, se trouvaient soudain unis dans la même terrible malédiction.
Peut-être la zia Ghjuvana, sans doute un peu strega, avait-elle dilué ses pouvoirs de mazzera dans l’âme tourmentée de son petit-fils ? Et mazzeru, Giudice affirmait qu’il l’était. Tout en se refusant de l’être. Tout en luttant pour ne pas sombrer dans la spirale de forces occultes contraires à la raison. Giudice avait très tôt compris qu’entre son frère et lui, il y avait quelque chose d’au-delà de l’amour. D’au-delà même de la mort. Quelque chose du « fratellu » était passé en lui. Subrepticement. Ses blessures profondes et douloureuses s’étaient insinuées dans sa propre chair. Depuis le temps lointain et confus de la malédiction de la zia. Depuis le temps plus récent de l’accident. Depuis que sa jambe meurtrie le faisait boiter.
C’était arrivé un jour. Il avait eu cet accident. Le frère avait été percuté. Violemment propulsé sur la chaussée. La mobylette, désarticulée, gisait loin de lui, les roues battant l’air inutilement. Il avait été transporté aux urgences. Son état était critique. Pourtant, au bout de quelques semaines, il avait fini par émerger de son enfer comateux. Mais sa jambe droite était broyée. L’opération, longue et fastidieuse s’était soldée par un demi-échec. L’adolescent avait frôlé l’amputation. Tant bien que mal, après de longs mois d’incertitude, le « fratellu » avait été remis sur pied. Mais il boitait. Et il boiterait sa vie durant. Comme le « notariu » dont il avait ri, enfant.
Ce n’est que beaucoup plus tard, vers le temps de leur adolescence, que les deux frères ont appris comment ça lui était arrivé, au « notariu », cette claudication. Enfant, Ghjacumu avait fait une vilaine chute. Il était tombé d’un arbre. Mais pas n’importe quel arbre ! Il était tombé du figuier. Le meilleur du village. Le figuier des di Cinarca. La famille rivale de la sienne. Ghjacumu avait profité de l’heure longue de la sieste pour se faufiler chez l’ennemi, dans l’espoir de chaparder un plein panier de fruits. Il avait pris appui sur la branche haute pour atteindre les figues à point, les figues « scritte ». Hors de portée. Mais la branche haute s’était brisée d’un coup sec. Il avait perdu l’équilibre. Les figues étaient allées s’écraser dans les ronces et lui avait dévalé la pente et heurté un rocher. Il était sorti démantibulé de cette mésaventure. Durablement marqué. Fortement diminué. Ainsi Ghjacumu Battesti avait-il été puni, enfant, de son incursion chez les di Cinarca.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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Retour vers l’incipit de Mazzeri (volet I)
Mazzeru ? Lola continue d’explorer cette piste, nouvelle pour elle. Comment pourrait-elle désormais résister au désir d’en savoir davantage, maintenant que le Cavaliere lui a ouvert les yeux sur les arcanes de sa lointaine Cinarca ? Lola se souvient des propos que Saveria, une vieille amie de famille, avait tenus sous le tilleul, à l’orée de l’été. « Ces gens du centre de l’île, des sauvages ! La civilisation n’est jamais arrivée jusqu’à eux. Des rustres, des primitifs ! » Pareils clichés mettaient Lola hors d’elle. Mais elle aurait perdu son temps à vouloir convaincre Saveria du contraire. Elle s’était tue et s’était contentée d’ébaucher un haussement d’épaules affligé.
Lui, le Cavaliere cinarchese, il en sait long sur les mazzeri. Mais il ne cesse d’opposer un silence farouche à la curiosité de Lola. Il sait de quoi il parle, même si ses paroles sur le sujet sont mesurées. Elle n’ose dire comptées. Les faits, foudroyants, semblent lui donner raison. Leur force insidieuse l’a poussé dans ses retranchements.
Cet après-midi-là, en plein cœur de la Cinarca, Giudice, le Cavaliere et seigneur du lieu, a proposé à Petru Simone, le compagnon de Lola, une balade entre hommes. Seul à seul, tous les deux. Ensemble, ils sont partis en direction du haut Cruzzinu, l’abandonnant, elle, à son journal de voyage. Elle se demande ce qu’il a derrière la tête, le sgiò. Peut-être rien. Sinon, ce désir qu’il a d’être seul avec lui. « U fratellu », comme il l’appelle. Elle comprend. Elle sait ce que cela veut dire. Elle l’aime aussi, le Cavaliere, pour la tendresse qu’il a pour Petru. Lola profite de sa solitude forcée pour écrire, installée dans le petit salon qu’elle aime tant. Elle se sent triste soudain, abandonnée. Alors elle rêve, elle perd le fil de ses pensées. Elle s’évade sur la crête arrondie de la première montagne qui lui fait face, au-delà de la fenêtre ouverte. Son regard se pose sur deux constructions à l’entrée du village, deux maisonnettes, une rose, une jaune. La mairie, la poste. A quelques mètres de la place aux monuments aux morts. Elle les regarde l’une et l’autre avec attendrissement. Elle sait que son regard à lui se pose tous les jours sur ces façades presque jumelles.
Elle surveille les reflets d’eau et de lumière qui jouent entre les feuilles. Tout en suçotant le bout de son crayon. Voilà deux jours qu’il pleut. Le ciel est lourd de menaces incertaines. Des ondées violentes s’abattent par saccades sur les arbres, baignent la montagne où s’accrochent des bouffées de nuages filandreux. Il fait un temps de presque automne. Un temps à allumer le premier feu de cheminée. Elle écoute les bruits de la maison. Elle laisse venir à elle les voix qui montent à travers le plancher. Elle se fait discrète, Lola ; lovée dans les coussins du lit-bateau. Elle glisse ses pieds nus sous la fourrure du chat qui ronronne, couché en boule. Elle attend le retour des hommes. Elle a besoin de sa présence à lui pour se sentir justifiée de la sienne dans la maison. Elle l’attend.
La clochette qui tintinnabule au-dessus de la porte de la cuisine l’avertit de leur retour. Elle reconnaît leur voix. Puis leurs pas. Les escaliers de bois craquent. Ils sont là, tous les deux auprès d’elle. Lui, le sgiò, il est essoufflé. Il fume cigarette sur cigarette. Il fume trop. Elle le lui dit d’ailleurs. Il arpente la pièce nerveusement. Il emplit l’espace de sa haute stature et de ses gestes fous. Elle le dévisage pour tenter de garder en mémoire la moindre expression de son sourire, le moindre plissement d’yeux. Ils prennent place, chacun dans un fauteuil. Giudice pose son appareil photo sur la table basse, à côté du cendrier. Il la regarde. Elle aime sentir, posé sur elle, son regard de photographe, à la fois délicat et sensuel. Giudice se lance dans le récit de leur après-midi. Il raconte. Il raconte leur errance sur les petites routes de la Cinarca. Il voudrait raconter Lopigna. Ce qui s’est passé à Lopigna.
Mais les mots trébuchent, se refusent. Il trépigne. Il est trop énervé. Il tire fébrilement sur ses cigarettes. Il s’assied aux pieds de Lola, l’appareil photo entre les mains. Il fait défiler pour elle les photos qu’il a prises à Lopigna. Et aussi, celle qui a déserté l’objectif. Celle qui lui a résisté. Qui s’est dérobée à lui. Volatilisée. Absentée.
Il raconte. D’abord le cimetière, à l’entrée du village. Les tombeaux pentus, enveloppés du silence de la châtaigneraie. Puis cette maison haute, aux murs rustiques, tout en pierres du pays. L’une des premières à l’entrée du hameau. Ce soir, il y a bal au village et la musique du bar emplit l’air de ses bourdonnements. Giudice se gare pour prendre la maison en photo. Un détail de la porte. Ces deux gouttes en triangle qui ornent le linteau.
On dirait deux seins en forme de poires. Très stylisés. Des seins et des poires. Ou alors, des symboles maçonniques dont le sens leur échappe. Lola s’étonne. Elle n’a jamais rien remarqué de semblable dans les villages du Cap. Ni dans aucun village de Haute-Corse d’ailleurs. Giudice raconte l’autre cliché. L’entrée de la maison, l’entrée seulement. La porte semi-ouverte. Sur une forme invisible mais présente. Une présence qui se dérobe, terriblement obsédante malgré son absence. Cette porte, entrouverte sur son secret, elle est là qui attise l’œil expert de Giudice. Il s’avance, prudent. Déclic. Il vérifie. Rien. La photo est blanche. D’une blancheur d’opaline. Seul figure, inscrit en haut à gauche, un numéro. Le 66. Le numéro du cliché.
Ils sont pourtant sûrs l’un et l’autre de n’avoir pas rêvé. Ils ont bien entendu le déclic. Giudice échange avec son ami un regard effaré. Il tend l’appareil à Petru. Ensemble, ils regardent sans comprendre. Ce vide blanc. Épais. Opaque. Le Cavaliere sent monter en lui une peur qu’il connaît trop bien. Qu’il se refuse à nommer. Il résiste de toutes ses forces vitales aux puissances occultes qu’il ne sait pas maîtriser. Il remet le moteur en route, précipitamment. Il est sur le point de prendre la fuite. Petru pose doucement sa main sur le bras de Giudice. Il l’interrompt dans son élan. D’une voix calme il lui dit : « Giudice, fais marche arrière, il faut que tu reprennes cette photo ! » Le Cavaliere se tait. Il se résigne en silence. En silence et à la hâte, il prend un autre cliché de la porte. Il y a une fourche posée contre le mur. Il vérifie. La photo prise est bien là. Les autres aussi. Il y a le cimetière, les deux gouttes en triangle. Il y a aussi la porte semi-ouverte sur l’invisible d’un corridor. La fourche posée contre le battant. Les dents fichées dans le sol. Elle est étrange, cette photo. Avec cette fourche qui imprègne le lieu de sa force sûre, évidente, nécessaire. Abandonnée là. Par qui ? Pour quelle fenaison ? Giudice vérifie encore. La photo blanche ne s’est pas effacée. Elle tient sa place parmi les autres. Elle densifie par contraste le mystère que son absence enferme.
Ils reprennent la route, perplexes. Troublés. Chacun s’absorbe dans ses pensées. Aucun ne parle. Tous deux savent ce qui préoccupe l’autre. Ils rentrent au village. Ils ont hâte de retrouver Lola, de lui raconter Lopigna, de lui raconter la photo blanche. Lui, il sait qu’elle l’écoutera, qu’elle ne se détournera pas de lui en souriant d’un air condescendant. Il sait qu’elle l’écoutera. Il sait qu’elle le comprendra. Il se lance à corps perdu dans la parole. Cela le rassure de parler. Raconter Lopigna, c’est donner sens à ce qui s’est passé. C’est aussi inscrire cette étrangeté dans la continuité d’une histoire qui lui appartient.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Ph, G.AdC
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![]() Composition, G.AdC
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| MERCEDES ROFFÉ ![]() Source ■ Mercedes Roffé sur Terres de femmes ▼ → [De muy lejos venimos] (extrait des Lanternes flottantes) → Naître à nouveau → (dans l’anthologie Terres de femmes) Les Lanternes flottantes, VII ■ Voir aussi ▼ → (sur le site Las Afinidades electivas) plusieurs poèmes (en espagnol) de Mercedes Roffé issus de Definiciones mayas ■ Voir | écouter aussi ▼ → une interview (en anglais) [27min57] de Mercedes Roffé par le poète Leonard Schwartz (l’on y entend Mercedes Roffé dire en espagnol deux de ses poèmes) |
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![]() Image, G.AdC
Sur chaque ardoise qui glissait du toit on avait écrit un poème
La gouttière est bordée de diamants les oiseaux les boivent
Les étoiles sont derrière le mur Dedans saute un cœur qui voudrait sortir Aime le moment qui passe À force ta mémoire est lasse D’écouter des cadavres de bruits Dans le silence Rien ne vit Au fond de l’eau l’image s’emprisonne Au bord du ciel une cloche qui sonne La voile est un morceau du port qui se détache
Tu restes là Tu regardes ce qui s’en va Quelqu’un chante et tu ne comprends pas La voix vient de plus haut L’homme vient de plus loin Tu voudrais respirer à peine Et l’autre aspirerait le ciel tout d’une haleine
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| ■ Pierre Reverdy sur Terres de femmes ▼ → Le bonheur des mots → Ciel étoilé (poème extrait des Ardoises du toit) → Heure → Sur la mer le lever du jour (poème extrait de Sources du vent) → 11 septembre 1889 | Naissance de Pierre Reverdy (poème + notice bio-bibliographique) → 15 mars 1918 | Pierre Reverdy, Les Ardoises du toit → 17 juin 1960 | Mort de Pierre Reverdy ■ Voir aussi ▼ → (sur le site du cipM, centre international de poésie Marseille) la fiche bio-bibliographique consacrée à Pierre Reverdy → la page Pierre Reverdy du blog La Lucarne |
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