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  • 29 septembre 1937 | Lawrence Durrell, L’Île de Prospero

    Éphéméride culturelle à rebours



    Corfou_4
    Image, G.AdC







    Corfou, 29 septembre 1937.



        Tout au long du somptueux écran de ce paysage, une foule de noms, anciens et modernes, viennent hanter l’esprit comme des fantômes vivants.
        L’histoire de Corfou est un véritable échiquier, et tout en elle est plein d’intérêt tant ses détails sont variés et sa ligne uniforme. Fondée par Corynthe, Corfou eut l’intelligence de s’affirmer comme puissance maritime durant la guerre persique de 475. L’accusation de trahison qu’Hérodote porta contre elle valut à l’historien les foudres de Zarian dans plus d’un article arménien. Xénophon relatant l’invasion spartiate sous Mnesippe, parle d’un paradis de l’agriculture ; un paradis si riche qu’il effémina les envahisseurs et les gorgea de nourriture, de viandes et de fruits, de statues et de filles aux yeux en amande.
        C’est dans ce noble port qu’Auguste rassembla sa flotte avant d’engager une bataille qui lui gagna un monde.
        Guiscard la conquit ; c’était un des douze fils de Tancrède, audacieux comme son père, et farouche comme un dieu teutonique. Gibbon, dans sa prose grasse et trapue, fait l’éloge de sa « vigoureuse santé et de la dignité de son port », et le poète d’Apulie, de son côté louait en lui l’astuce d’Ulysse alliée à l’éloquence de Cicéron. Fait duc de Calabre, il s’empressa de passer en Sicile, qu’il finit par conquérir grâce à une volonté farouche. La saga de sa vie et de ses aventures attend encore un chroniqueur à la hauteur d’un si grand thème.
        Richard Cœur de Lion s’arrêta ici au retour de son aventure burlesque de Chypre.
        Michel le Despote régna et fut destitué.
        Villehardouin consacre quelques mots aux pitoyables mercenaires de la Quatrième Croisade rassemblés quelque temps dans le grand port. « Le vent était favorable et le ciel pur et serein, et un calme profond régnait sur les eaux. Trois cents vaisseaux de toutes tailles occupaient une vaste surface et les drapeaux flottaient à la proue. Les casques et les cuirasses de trente mille guerriers réfléchissaient les rayons du soleil. Alors on entendit au-dessus des eaux les hymnes des prêtres invoquant les bénédictions célestes, et leur répondre les chants virils des soldats, les sonneries des trompettes et le hennissement des chevaux qui couvraient le claquement des rames. » Splendeur d’un dimanche de la Pentecôte, toute la flotte immobile sur le miroir étincelant de la baie. « Je prends le ciel à témoin qu’oncques ne vit plus noble spectacle. »
        Puis ce fut le Génois Vetrano, luisant de graisse et de santé, enrichi par la politique et les cruautés, et dont on fait tantôt un pirate, tantôt un amiral. C’est le héros favori de Zarian. Jamais, dit Zarian, les Vénitiens ne commirent plus grosse erreur que le jour où ils le firent assassiner.
        Corfou, tout comme son saint Spiridon, constitua même la dot d’une très jolie femme, vouée à un sort tragique ; Hélène, fille de Michel II, mourut en prison loin de son île.
        Les vagues des invasions orientales déferlèrent jusque sur l’île et vinrent saccager ses bosquets et ses riantes vallées. Corfou est comme une borne frontière dans l’histoire de la conquête turque, et l’islam ne poussa jamais plus vers l’ouest. Elle s’arrêta et se brisa là, car les Vénitiens tenaient bien en main la clé de l’Adriatique.
        Sous Venise elle devint prospère ― tout au moins en forêts, car les Vénitiens donnaient dix pièces d’or pour cent oliviers plantés, si bien que lorsqu’ils partirent, l’île comptait près de deux millions d’arbres.
        Lightgow publia, en 1632, un ouvrage sur Corfou. On peut y lire ceci :
        « Corfou est une île aussi belle qu’invincible ; elle se trouve dans la mer Ionienne, ses habitants sont grecs, et les Gouverneurs Vénitiens. Cette île fut chantée par Homère, car c’est là que se trouvaient les merveilleux jardins d’Alcino. Alcino était ce poète corfiote qui reçut Ulysse avec tant de bienveillance après son naufrage, et dont Ovide dit :
               Quid bifera Alconoi referam pomaria ? Vos que
               Qui numquam vacui prodistis in aethera rami.

        « L’île fut donnée aux Vénitiens par les Corses (sic) en 1382, parce qu’ils étaient exposés à toutes les calamités du monde. Sa forme est celle d’un croissant de lune […] »
        À part quelques inexactitudes, le tableau que Lightgow brosse de l’île est charmant et frais comme une aquarelle. Les Corses sont, bien entendu, pure invention ― à moins que le mot soit une coquille pour « Corcyréens » ― et le monticule sur lequel se dresse la vieille forteresse n’a jamais mérité le nom de montagne. Mais dans l’ensemble, ses descriptions rendent assez bien le charme de ses paysages.


    Lawrence Durrell, Histoires et hypothèses, 5, L’Île de Prospero, Éditions Buchet/Castel, 1962 ; Le Livre de Poche biblio, 1993, pp. 91-92-93.





    ■ Lawrence Durrell
    sur Terres de femmes

    27 février 1912 | Naissance de Lawrence Durrell (+ extrait de Justine)
    28 mai 1937 | Lawrence Durrell, L’Île de Prospero
    19 juillet 1957 | Henry Miller écrit la préface de Justine de Lawrence Durrell
    7 novembre 1990 | Mort de Lawrence Durrell (+ autre extrait de Justine)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur YouTube)
    la voix de Lawrence Durrell lisant son poème Alexandria



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  • 28 septembre 1966 | Mort d’André Breton

    Éphéméride culturelle à rebours




    Il y a cinquante ans, le 28 septembre 1966, mourait à Paris André Breton.







    Dix_sept
    Image, G.AdC







    EXTRAIT D’ARCANE 17




    D’un coup le rideau est tombé sur la colonie d’oiseaux qui ne s’étend qu’à une partie de la côte nord-est de l’île. Je n’aurai pu, cette fois, dénicher du regard le perroquet de mer, mais un fou est venu planer très près, j’ai eu le temps d’admirer sa tête safranée, son œil double émeraude entre deux accolements de ses ailes blanches effilées de noir (c’est le fou de Bassan qui commande le rocher de Bonaventure, où son genre est représenté par six ou sept mille individus. Contrairement au goéland à ailes gris perle et au cormoran crêté, il ne se montre pas sur la côte de Percé pour participer au dépeçage des morues, à l’heure du retour des pêcheurs).

    Mais un cap a été doublé : c’en est fait, non seulement de la fantasmagorique broderie jetée sur cet immense coffre rouge et noir à serrures bleues, tout juste issant de la mer, mais aussi de l’orchestration qui en est inséparable et qu’un de nos compagnons de route disait ne pouvoir mieux comparer qu’à ce qui s’entend au-dessus de Fez. À nouveau seulement le fouet de nuit des drapeaux.

    Les yeux se ferment, comme après un éblouissement. Sur quelle route cingle ce fouet ? Où va si tard le voiturier, peut-être ivre, qui n’a même pas l’air d’avoir de lanterne ? Il est vrai que le vent a pu l’éteindre. De la vie on n’aurait cru voir une telle tempête ! Et l’attelage imaginaire s’engouffre dans une faille qui s’ouvre, qui va s’élargissant toujours davantage au flanc du roc et, le temps d’un éclair, découvre le cœur supplicié, le cœur ruisselant de la vieille Europe alimentant ces grandes traînées de sang répandu. La sombre Europe, il n’y a qu’un instant si lointaine. Sous mes yeux les vastes caillots rouges et rouille se configurent maintenant avec des taches d’or excrémentielles parmi des cascades d’affûts et d’hélices bleus. Il y a même, souillant le tout, de vastes éclaboussures d’encre comme pour attester qu’une certaine sorte d’écriture, apparemment très pratiquée, n’est rien moins qu’un venin mortel, qu’un virus qui attise tout le mal… Et pourtant sous ce voile de signification lugubre s’en lève un tout autre avec le soleil. Toutes ces stries qui s’organisent, toute cette distribution de couches géologiques par plateaux ondulés et par gradins interrompus, ces affaissements brusques, ces redressements parfois contre toute attente, ces zones du rose au pourpre en équilibrant d’autres de pervenche à l’outre-mer à la faveur des plages transverses tout à tour nocturnes et embrasées figurent on ne peut mieux la structure de l’édifice culturel humain dans l’étroite intrication de ses parties composantes, défiant toute velléité de soustraction de l’une d’elles. Sous cette terre meuble ― le sol de ce rocher couronné de sapins ― court un fil subtil impossible à rompre qui relie des cimes et quelques-unes de ces cimes sont un certain quinzième siècle à Venise ou à Sienne, un seizième élisabéthain, une seconde moitié de dix-huitième français, un début de dix-neuvième romantique allemand, un angle de vingtième russe. Quelles que soient les passions qui portent de nos jours à nier cette évidence, tout l’avenir envisageable de l’esprit humain repose sur ce substratum complexe et invisible. Autre chose sera de parer, si l’on en a bien le désir, au retour de catastrophes analogues à celle qui s’achève par l’élimination d’antagonismes d’un autre ordre, mais toute volonté de frustration dans ce domaine, à des fins de représailles, ne saurait avoir d’autre effet que d’appauvrir celui qui frustre. Autant vouloir se dépouiller soi-même. La civilisation, indépendamment des conflits d’intérêts non solubles qui la minent, est une comme ce rocher au sommet duquel se pose la maison de l’homme (de la plage de Percé on n’en devine que la nuit, à un point lumineux vacillant sur la mer). Qui est-il ? Peu importe. Ce point lumineux concentre tout ce qui peut être commun à la vie.



    André Breton, Arcane 17 (écrit au Québec du 20 août au 20 octobre 1944), Éditions Jean-Jacques Pauvert, Collection 10|18, 1965, pp. 10-11-12-13.





    Arcane_17
    Arcane 17, Fac-similé,
    Adam Biro éditeur, 2008






    Arcane 17 est la plus complexe, la plus achevée des proses de Breton. Le livre renonce aux documents photographiques, mais non aux va-et-vient, aux parenthèses, au développement en spirale, au passage insensible du mythique au perçu. Mais, comme on progresse dans la lecture, les difficultés s’amenuisent. Sauf celle qui procède de la référence assidue au symbolisme de la dix-septième lame du tarot. Cependant, pour qui connaît les emblèmes de cette carte, et leur interprétation, le mystère d’Arcane 17 ne se dissipe pas. Il recule. Il était rébus, devinette, il se situe désormais à son juste étiage, celui de la poésie.



    Michel Beaujour, André Breton ou la transparence in Arcane 17, op. cit., page 168.






    ■ André Breton
    sur Terres de femmes

    André Breton, Lettres à Aube (note de lecture)
    16 janvier 1922 | André Breton, « L’Esprit nouveau »
    7 octobre 1926/André Breton, Nadja
    29 novembre 1948 | Lettre d’André Breton à Aube



    ■ Voir aussi ▼

    le remarquable site Arcane 17 de Fabrice Pascaud, où, sur la une (colonne de gauche), il est possible d’entendre André Breton dire un extrait d’Arcane 17 : « Mélusine après le cri »
    le site André Breton






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  • 27 septembre 1871 | Naissance de Grazia Deledda

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 27 septembre 1871* naît à Nuoro, en Sardaigne, Grazia Deledda.






    Deledda
    Image, G.AdC






    Écrivain sarde, poète et dramaturge, Grazia Deledda est l’auteur d’un nombre considérable de romans dont la publication s’échelonne sans discontinuer de 1890 à 1936, année de sa mort (15 août 1936 à Rome). Suivra la publication de deux œuvres posthumes : Cosima (1937) et Le Cèdre du Liban, un recueil de nouvelles (1939).

    Héritière de l’écrivain sicilien Giovanni Verga ― auteur des Malavoglia ―, et traductrice de Balzac, Grazia Deledda, qui allie naturalisme et sensibilité féminine, est considérée comme l’écrivain du vérisme romantique. En 1926, elle est récompensée à Stockholm pour l’ensemble de son œuvre. Grazia Deledda est la seule femme-écrivain italienne à avoir reçu le prix Nobel de littérature.

    Ses romans les plus connus sont : Elias Portolú (1903), Cenere (1904), Colombi e sparvieri (1912), Canne al vento (1913), Marianna Sirca (1915).

    Marianna Sirca a été traduit en français en 1949, sous le titre Marianna, par Adolphe V. Thomas pour les Éditions de la Paix. Mais l’ouvrage est depuis longtemps épuisé. Aussi, j’en donne ci-dessous un extrait, traduit de ma main.


    __________________________________________

    * Certaines sources font naître Grazia Deledda le 27 septembre 1875. J’ai opté pour la date que l’écrivain communique dans son autobiographie. Date entérinée par l’Encyclopædia Universalis et l’édition italienne à laquelle je me suis référée (édition de Marianna Sirca établie par Anna Dolfi).





    Marianna_sirca
    Sur la première de couverture,
    photo de Wilhelm von Gloeden (1856-1931)






    EXTRAIT DE MARIANNA SIRCA (texte original + traduction en français)



    Camminò fino all’alba dirigendosi verso il monte Gonare del quale vedeva la cima in forma netta di piramide spiccare azzurra fra gli altri monti grigi alla luna.

    Camminava agile, lieve, con la bocca del fucile sopra la spalla, scintillante come un anello d’argento.

    Adesso, sì, gli pareva d’essere alto fino a toccare la luna ― come sognava da ragazzetto quando guardava febbricitante e affamato le gregge altrui. Tutto gli passava sotto ed egli poteva afferrare tutto e atterrare tutto, giù ai suoi piedi, con un colpo del dito.

    Era diventato padrone come anelava nel tempo della sua servitù. Marianna, la sua padrona di quel tempo, quella che neppure lo guardava in viso, Marianna lo amava e aveva promesso di aspettarlo. Come tutto questo era accaduto? Appena l’aveva riveduta lassù davanti alla casa colonica, nei luoghi ove era stato servo maltrattato dai servi, gli erano tornati tutti i suoi desideri violenti di quel tempo, tutti personificati in lei. Afferrare lei era afferrare tutte le cose che lei rappresentava: quindi era rimasto in agguato nel bosco intorno a lei, per darle la caccia. Ma nell’agguato pensava al come prenderla meglio; viva e non morta, in modo da possederla per sempre e non per un istante solo.

    Così le era caduto ai piedi, invece di aggredirla, e adesso era contento di aver fatto così, di averla raggiunta come l’immagine in fondo al pozzo. Raggiunta? D’un tratto si fermò, si volse, guardò lontano verso la macchia nera della Serra.

    E un ansito gli gonfiò il petto.

    Dapprima fu il desiderio della donna, poi il pentimento di non averla presa. Raggiunta? Ma se invece era lontana, inafferrabile come l’immagine in fondo al pozzo? E si sentì destare dentro come una bestia feroce che gli dormiva in fondo alle viscere e d’un tratto svegliandosi lo squassava tutto e lo faceva balzare: un urlo di fame e di dolore gli risuonava dentro, gli riempiva di fragore le orecchie e di sangue gli occhi.

    Si buttò giù convulso, premendo a terra il petto e le viscere per schiacciare la bestia e respingerla a fondo nel suo covo; per impedirle di costringerlo a tornare indietro e prendersi Marianna anche attraverso il sangue e la morte.

    Passata la convulsione si sollevò; sudava e tremava ancora, ma stette sull’erba, lisciandosi forte i capelli con la palma delle mani; poi si fiutava le dita e sentiva l’odore di Marianna. Ricominciò a parlarle, con voce sommessa, col petto palpitante ancora della lotta feroce contro se stesso.

    « Vedrai, non ti farò del male, Marianna, vedrai. Tu, sta tranquilla e ferma: io andrò, andrò come la sorte mi spinge, come Dio comanda, e troverò fortuna a tutti i costi, sì, dovessi andare dove finisce l’arcobaleno.»

    Riprese a camminare.



    Grazia Deledda, Marianna Sirca [Fratelli Treves editore, Milano, 1915], Biblioteca Economica Newton, 2004, pp. 47-48.







    TRADUCTION



    Il marcha jusqu’à l’aube en se dirigeant vers le Mont Gonare dont il voyait la cime et sa découpe en forme de pyramide, qui se détachait bleue parmi les autres montagnes que la lune rendait grises.

    Il marchait, agile, léger, le fusil à l’épaule, et le canon étincelait comme un anneau d’argent.

    Maintenant, oui, il lui semblait avoir grandi au point de pouvoir atteindre la lune – comme il en rêvait, enfant, tout en regardant, fébrile et affamé, les troupeaux des autres. Tout lui était à portée de main et il pouvait tout attraper, tout jeter à terre, là, à ses pieds, d’une simple chiquenaude.

    Il était devenu patron comme il avait aspiré à le devenir, du temps de sa servitude. Marianna, la patronne de ce temps-là, celle qui ne lui adressait jamais un regard, Marianna l’aimait et avait promis de l’attendre. Comment tout cela était-il arrivé ? À peine l’avait-il revue là-haut devant la ferme, dans les lieux où il avait été serviteur maltraité par les serviteurs, que lui étaient revenus tous les désirs violents de cette époque, tous personnifiés en elle. Se saisir d’elle, c’était se saisir de tout ce qu’elle représentait : ainsi il était resté à l’affût dans le bois qui l’enveloppait, pour lui donner la chasse. Mais dans cet affût il pensait à la meilleure façon de la prendre ; vivante et non pas morte, de manière à la posséder pour toujours et non pour un instant seulement.

    Ainsi, au lieu de l’attaquer, il était tombé à ses pieds, et à présent il était content d’avoir agi ainsi, de l’avoir rejointe comme l’image au fond du puits. Rejointe ? Il s’arrêta net, se retourna, regarda au loin en direction du maquis noir de la Serra.

    Et un halètement lui gonfla la poitrine.

    Il eut d’abord le désir de cette femme, puis le regret de ne pas l’avoir prise. Rejointe ? Mais si, tout au contraire, elle était lointaine, insaisissable comme l’image au fond du puits ? Et il sentit rugir en lui comme une bête féroce qui dormait tapie dans ses viscères et qui, se réveillant subitement, le secouait de la tête aux pieds et le faisait bondir : un hurlement de faim et de douleur résonnait en lui, emplissait de fracas ses oreilles et ses yeux de sang.

    Il se jeta, convulsé, sur le sol, écrasant poitrine et entrailles contre terre pour chasser la bête et la repousser au fond de sa tanière ; pour l’empêcher de le contraindre à retourner sur ses pas et à prendre Marianna même par le sang et par la mort.

    La convulsion passée, il se souleva ; il transpirait et tremblait encore, mais il resta sur l’herbe, lissant avec force ses cheveux de la paume des mains ; puis il flaira ses doigts et respira l’odeur de Marianna. Il se remit à lui parler, à voix étouffée, la poitrine palpitante encore de la lutte féroce qu’il avait menée avec lui-même.

    « Tu verras, je ne te ferai pas de mal, Marianna, tu verras. Ne t’inquiète pas, sois tranquille : moi j’irai, j’irai où le sort me pousse, selon la volonté de Dieu, et j’accomplirai mon destin quel qu’en soit le prix, même si, pour cela, je dois me rendre à l’autre bout de l’arc-en-ciel. »

    Il reprit son chemin…


    D.R. Traduction Angèle Paoli.





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site Sardegna Cultura)
    un long extrait du télé-film Marianna Sirca (1965) de Guglielmo Morandi, avec l’actrice Lea Massari, d’après le roman de Grazia Deledda
    → (sur libero.it)
    le texte intégral (en italien) de Marianna Sirca
    → (sur le site du Prix Nobel) une
    notice bio-bibliographique sur Grazia Deledda





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  • Nicolas Pesquès | Comment recoller ce que la langue détache

    «  Poésie d’un jour  »



    Tout_ce_quon_enlve_passe_grande_vit
    Ph., G.AdC






    COMMENT RECOLLER CE QUE LA LANGUE DÉTACHE



    comment recoller ce que la langue détache
    extraire le chaud et la blessure

    mais pas que du côté où se mélangent les choses
    dans seulement les mots

    jaune de rêve
    et jaune dont je rêve de sortir

    peau accaparée
    où s’écrase la lumière

    jaune inexpugnable
    le seul qui puisse en découdre sérieusement avec p
    lui sucer le ciel
    c’est

    le vers

    l’inouï tranché
    le chanteur en porcelaine



    tout ce qu’on enlève passe à grande vitesse

    on se retrouve hébété
    avec ce jaune de l’autre côté

    l’image est une image perdue

    les écarteurs de la foudre
    cette façon de louer et d’avoir mal

    rien ne se tait et voilà la colline
    dynamitée de partout
    la hanche lourde



    les mots voient autre chose
    en plus
    en plus ils dénudent

    flambeurs de nuages fous
    obstructeurs de baisers

    se pourrait-il que soit sans corps ce qu’ils visent,

    le prunelier, le gratte-cul
    il n’y a que de l’expérimental dans les genêts
    un jaune invaincu
    des anges





    Nicolas Pesquès, « Juliologie » in La Face nord de Juliau, cinq, André Dimanche Éditeur, 2008, pp. 159-160-161-162.




    NICOLAS PESQUÈS


    Pesquès portrait
    Ph. © Jean-Marc de Samie




    ■ Nicolas Pesquès
    sur Terres de femmes


    Gilles Aillaud (extrait de Sans Peinture)
    après Privas. Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture », par Yves di Manno
    après Privas. Nicolas Pesquès (II). J9, Prémisses de lecture d’une « énigme intime », par Angèle Paoli
    Juliau//ascension face nord (lecture d’AP sur La Face nord de Juliau deux, trois quatre cinq, six)
    21 août 1995 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau trois, quatre (extrait)
    15 mai 1886 | Mort d’Emily Dickinson (+ extrait de La Face nord de Juliau, sept)
    La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix (lecture d’AP)
    [Courir la pente] (extrait de La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix)
    Intérieur nuit (Juliau 11)
    La Face nord de Juliau, treize à seize (lecture d’AP)
    28 février | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau (onze à seize)
    21-22-23 octobre 2013 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau dix-sept, dix-huit
    La caisse claire (journal d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    le site de Nicolas Pesquès
    → (sur Poezibao)
    La Face nord de Juliau, six, de Nicolas Pesquès (lecture d’Angèle Paoli)
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une
    fiche bio-bibliographique sur Nicolas Pesquès





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  • 26 septembre 1903 | Naissance de Mark Rothko

    Éphéméride culturelle à rebours





    Il y a cent-treize ans, le 26 septembre 1903 naissait à Dvinsk, en Russie, Marcus Rothkowitz, dit Mark Rothko.






         Rothko
        Image, G.AdC






    Quatrième enfant de Jacob Rothkowitz et d’Anna Goldin Rothkowitz, Marcus Rothkowitz reçoit un enseignement hébraïque à l’école talmudique pour enfants. En 1910, Jacob Rothkowitz embarque seul pour les États-Unis. Deux des enfants rejoignent leur père en décembre 1913. Anna et les deux autres enfants (Sonia et Marcus) arrivent aux États-Unis le 17 août de la même année.

    Installé à New York à partir de 1925 pour y faire une carrière artistique, le peintre s’oriente d’abord vers « un expressionisme sombre » très apprécié à l’époque. En 1929, il rencontre Adolph Gottlieb avec lequel il se lie d’amitié, et fonde, en 1935, le groupe The Ten. De cette époque datent les premières expositions réalisées à New York. Du 16 décembre 1935 au 4 janvier 1936, à la Montross Gallery, Rothkowitz propose trois œuvres de 1934 : Seated Nude, Woman Sewing, City Phantasy et Subway, qui date de 1935. En janvier 1936, Rothkowitz présente au Municipal Art Galleries, une Crucifixion de 1935.

    En 1936, toujours à la Montross Gallery, Rothkowitz montre Interior, Music et Portrait. La même année, la Galerie Georgette Passedoit accueille The Family. Progressivement, le peintre délaisse l’expressionnisme pour se tourner vers une inspiration plus personnelle marquée par la mythologie. De cette époque, au cours de laquelle ses toiles se couvrent de personnages chimériques, datent Antigone (1939-1940), Œdipe (1940) et Sacrifice of Iphigenia (1942).

    En 1939, le groupe The Ten se dissout et en janvier 1940 l’artiste prend le nom de Mark Rothko. En 1945, la galerie « Art of this Century » de Peggy Guggenheim, qui s’intéresse aux « créateurs de mythes », offre à Rothko la possibilité d’une exposition personnelle.

    À partir de 1947, la peinture de Rothko tend à une simplification des formes et à de plus en plus d’abstraction. Les figures s’estompent, se raréfient, cédant la place à des espaces de couleurs vives aux contours irréguliers. Number 17, Multiform n° 8. Progressivement le travail de Rothko se transforme. Il évolue, selon les déclarations du peintre, « vers plus de clarté, vers l’élimination de tous les obstacles entre le peintre et l’idée, et entre l’idée et le spectateur ». Parmi ces obstacles, « la mémoire, l’histoire ou la géométrie ». « Autant de marécages généralisateurs d’où l’on peut tirer des parodies d’idées (qui sont des fantômes), mais jamais une idée véritable. Atteindre à cette clarté, c’est, forcément, se faire comprendre ». Ainsi s’exprime le peintre au cours d’un discours intitulé « Mon point de vue ». Propos publiés en octobre 1949 dans The Tiger’s Eye. De cette époque datent les grandes toiles lumineuses. Violet, Black, Orange, Yellow on White and Red ; N° 4 [Yellow, Black, Orange on Yellow], 1953 ; Untitled [Red, Black, Orange, Yellow on Yellow], 1953.

    De ces œuvres au « chromatisme contrasté », Rothko évolue vers d’autres grandes toiles dont les tons voisins, de plus en plus sombres, créent une véritable instabilité visuelle. Four Darks in Red, 1958 ; Dark over Brown n°14, 1963. Dans le même temps, Rothko réalise des œuvres monumentales, commandes de collectionneurs. Décorations murales pour la salle à manger de l’université de Harvard ; ensemble de panneaux pour la future chapelle de l’université Saint-Thomas à Houston.

    « Lieu de culte interconfessionnel », la chapelle Rothko sera consacrée le 27 février 1971, un an après le suicide du peintre (le 25 février 1970 à New York). Mark Rothko est enterré à North Shore, sur le détroit de Shelter Island. À la pointe de Long Island.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    MARK ROTHKO


    Mark_rothko_2
    Mark Rothko dans son atelier, v. 1964,
    © Hans Namuth Estate
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    les pages du site de la Tate Modern (Londres), consacrées à l’exposition Mark Rothko (26 septembre 2008 – 1er février 2009)
    le site de Geneviève Vidal sur Mark Rothko
    – (sur le site de la National Gallery of Art, Washington)
    les pages consacrées à Mark Rothko





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  • 25 septembre 1897 | Naissance de William Faulkner

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 25 septembre 1897 naît à New Albany, dans le Missouri (Mississippi), William Faulkner. Ci-dessous une page illustre de Monnaie de singe, le premier roman de William Faulkner.







    W_faulkner_3_2
    Source







    PER ARDUA AD ASTRA


    Donald Mahon, couché, éprouvait un paisible bien-être à sentir autour de lui le printemps invisible dont il avait perdu la mémoire, la verdure qu’il ne pouvait ni se rappeler ni oublier. Puis le néant dans lequel il vivait le ressaisit tout entier, mais sans lui laisser de repos. C’était comme une mer où il ne pouvait s’enfoncer complètement, d’où il ne pouvait davantage s’évader. Au matin succédait l’après-midi, puis la tombée du soir, le soir qui, pareil à un navire de rêve aux voiles teintées de crépuscule, descendait sur le monde pour s’enfoncer dans la nuit. Et soudain il s’aperçut qu’il quittait ce monde ténébreux, où il avait vécu pendant un temps qu’il ne pouvait se rappeler, pour retrouver le jour depuis longtemps révolu, qu’avaient déjà connu avant lui tous ceux qui ont vécu, qui ont pleuré et qui sont morts. Ce jour, qui lui redevenait présent, c’était son jour à lui, le seul : l’unique trophée qu’il avait pu arracher au Temps et à l’Espace. Per ardua ad astra.

    Je n’aurais jamais cru que je pouvais emporter tant d’essence, se dit-il, sans s’étonner d’être partout à la fois, et quittant un monde de ténèbres qu’il avait depuis longtemps oublié, et constatant que ce jour, qui lui était familier, qui lui appartenait en propre, approchait de midi. Il devait être environ dix heures, car le soleil n’avait pas encore atteint le zénith et était encore de quelques degrés en arrière de lui, puisqu’il voyait l’ombre de sa tête couper familièrement la main qui tenait le levier de commande, et l’ombre du rebord de la carlingue à ses flancs et sur ses genoux, tandis que le soleil venait frapper directement son autre main négligemment posée sur le rebord du fuselage. Même l’aile inférieure était partiellement recouverte par l’ombre de l’aile supérieure.

        Sans doute, il est dans les dix heures, se dit-il, avec le sentiment de se retrouver en pays de connaissance. Bientôt il regarderait l’heure pour être sûr, mais pour le moment… Avec la promptitude et l’habileté de l’expérience, il parcourut l’horizon d’un bref regard d’observateur, jeta un coup d’œil en l’air, vira légèrement sur l’aile pour voir en arrière. Rien d’inquiétant. Le seul appareil en vue était très loin sur sa gauche : un de ces lourds appareils d’observation qui travaillent pour l’artillerie. Au-dessus de lui, un rapide coup d’œil lui révéla un couple d’éclaireurs, et plus haut encore il devait y en avoir deux autres.

    On pourrait y aller faire un tour, se dit-il, son instinct l’avertissant que c’étaient des Boches, et il calcula s’il pouvait ou non atteindre l’avion de réglage de tir avant d’être vu par les éclaireurs qui assuraient sa protection. Non, je ne crois pas, pensa-t-il. Mieux vaut revenir. Le réservoir est bas. Il régla sa position sur la boussole.

    Devant lui et à sa droite, au loin, ce qui fut naguère Ypres ressemblait à la croûte fendillée d’une vieille blessure suppurante. Au-dessous de lui d’autres plaies brillaient au soleil, les plaies d’un corps qu’on ne peut pas laisser mourir… Il passa comme une mouette, solitaire et lointain.

    Soudain il lui sembla qu’un vent froid s’était mis à souffler sur lui. Qu’est-ce donc ? se dit-il. C’était le soleil qui subitement s’était retiré de lui. L’espace vide, le ciel étaient encore emplis de la douce lumière du soleil printanier, mais le soleil qui tout à l’heure le frappait en plein, avait été balayé par une main mystérieuse. Comprenant ce qui se passait et maudissant sa stupidité, il plongea à pic en glissant sur sa gauche. Cinq jets de fumée passèrent entre l’aile supérieure et l’aile inférieure et chacun d’eux se rapprochait de son corps, puis il sentit deux chocs distincts à la base du crâne et sa vue soudain s’éclipsa comme si on avait pressé sur un bouton. De sa main exercée il sut redresser habilement l’appareil, et sentant son Vickers repartir dans l’obscurité, il fit feu dans la douce lumière du matin marbrée des prémices du printemps.

    Sa vision lui revint, clignotante comme une lumière électrique dont le contact est mal établi. Il put voir ainsi tout près de lui l’entoilage piqué de trous, comme grêlé par une petite vérole mystérieuse et, tandis qu’il continuait à tirer vers le ciel, le cadran de son tableau de bord éclata avec un léger bruit. Il sentit quelque chose à la main, vit son gant déchiré, ses os mis à nu. Puis sa vue, de nouveau, s’éteignit, il sentit qu’il faisait des embardées puis qu’il piquait du nez, son ceinturon lui comprima brutalement l’abdomen. Il entendit alors quelque chose, comme si des souris lui rongeaient l’os frontal. Vous vous y casserez vos maudites petites dents, leur dit-il en ouvrant les yeux.

    Le lourd visage de son père était penché sur lui, pareil à la face de César assassiné.

    Il avait recouvré la vue et il se trouvait devant un vide plus profond que jamais, cependant que le soir, comme un navire aux voiles teintées de crépuscule, descendait paisiblement sur le monde pour entrer dans une mer sans fin. « Voilà comment ça m’est arrivé », dit-il en le regardant.


    William Faulkner, Monnaie de singe [Soldier’s pay, 1927], Arthaud, 1948, pp. 330-331-332. Traduit de l’américain par Maxime Gaucher.






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    « Monnaie de singe (Soldier’s Pay), premier roman de William Faulkner, parut en 1927 aux éditions Liveright à New York avant d’être réédité par Garden City Publishing C° en 1937. Mais on peut supposer que l’ouvrage fut écrit, tout au moins conçu quelques années plus tôt, au lendemain de l’armistice, alors que l’auteur avait à peine plus de vingt ans et qu’il venait d’être démobilisé après avoir servi dans la R.A.F., comme son frère, pilote fameux dont les exploits lui inspirèrent Pylon (1935). Blessé au cours de ses vols, il aurait conservé, dit-on, certains troubles qui, selon W.-A. Deahofe*, expliqueraient la froide cruauté (cold ferocity), le caractère tendu (strained intensity) de ses derniers ouvrages. Nul doute qu’à son retour dans sa province lointaine parmi des indifférents ou, qui pis est, des curieux que la guerre n’avaient pas touchés, le jeune homme n’éprouvât l’éternelle déception du vrai combattant devant les égoïsmes et les mesquineries retrouvés. Le combattant, il nous apparaît à l’état pur dans cette page magnifique où Donald Mahon, au moment de mourir, recouvre sa lucidité pour revivre en détail ses dernières heures de vol, au-dessus de  » ce qui fut Ypres « , le jour où il fut définitivement frappé. »


    William Faulkner, Monnaie de singe, extrait de la préface de Maxime Gaucher, op. cit., pp. 8-9.



    ____________________________________
    * W.-A. Deahofe, Thèse sur William Faulkner. Archives de la Bibliothèque de l’Université de Minnesota.



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  • Corse_3 L’appel plaintif du clocher

    Journal





    Angle_paoli_camlon_du_maquis
    Ph., G.AdC




    L’APPEL PLAINTIF DU CLOCHER

        Installée sur mon promontoire de roches, à mi-pente entre les hameaux supranu et celui de Marinca, je griffonne comme à l’accoutumée les premières impressions du jour. Caméléon du maquis, je me laisse absorber par les couleurs du ciel et de la mer. Le rocher du Stintinu étire son accent musculeux à la pointe de Minerviu. C’est là que Dana et moi nous sommes baignées, ces jours derniers, nous coulant dans la passe, plein soleil, eaux émeraude et profondes, voluptueuses.

         Une vedette patrouille le long de la côte, criques à découvert. J’avais imaginé la petite route plus tranquille et plus solitaire. Tombeaux et agaves, tapis dans le soleil. La circulation, ce matin, est intense. Trois ou quatre voitures déjà sont passées devant moi. L’une d’elles s’arrête. Un visage rieur émerge. Je lève le nez de mon carnet. Elise m’interpelle, étonnée de me découvrir là, hissée sur mon rocher.

        Un peu plus tard dans la matinée, je croise Teresa. Elle monte au village. Elle arrête son véhicule, je descends à sa rencontre. Elle a toujours son bras dans le plâtre. Je lui demande des nouvelles de l’ochju. Elle hausse les épaules, l’air dépité. La séance de l’autre jour n’a servi à rien. Elle est poursuivie par la malchance. Son bras ne guérit pas et elle accumule les déboires.

        L’ochju, j’en ai souvent entendu parler mais je ne l’avais jamais vu pratiquer. La scène que je raconte s’est pourtant produite ce samedi, sous mes yeux, alors que Saveria et moi sortions du concert donné à Santa Maria Assunta.

        Assise sous les eucalyptus, Teresa se plaint. Elle a la guigne. Le mauvais sort s’acharne sur elle. Tout va de travers dans sa vie et les désordres pleuvent sur sa tête. Quelqu’un lui en veut, c’est sûr ! Mais qui ? Comment savoir ? Quelqu’un lui a jeté le malochju. Saveria lui propose ses services pour chasser les mauvais esprits qui la harcèlent. On peut toujours essayer, ça ne coûte rien ! Teresa accepte.

        Saveria se signe à plusieurs reprises, du bout des doigts. Ses lèvres remuent, silencieuses. Du même geste serré et rapide, elle frôle le front de la plaignante, trace sur sa peau des cercles concentriques. Invisibles. Ses lèvres marmonnent formules et prières. Silencieuses. Elle recommence. Plusieurs fois de suite, de Teresa à elle, d’elle à Teresa. Elle la libère enfin de ses incantations. Tout devrait rentrer dans l’ordre d’ici quelques jours.

        Saveria raconte qu’elle a été « apprise ». C’est une signadora. Elle tient ce « savoir »/« pouvoir [?] » de sa mère. Elle le lui a transmis un soir de Noël, comme le veut la tradition. Elle-même a transmis ce savoir à sa fille, car c’est à elle qu’il revient. Saveria affirme qu’il lui arrive souvent de faire usage de cette pratique, pour se protéger du malochju et le tenir en respect. « Après, je me sens légère », assure-t-elle.

        Je pensais naïvement que ces pratiques avaient aujourd’hui disparu, du moins dans le Cap Corse. Mais non, je me suis trompée. Le soir, au cours du dîner, je raconte la scène de l’après-midi. Ma mère, que ces pratiques dérangent, tranche net en affirmant que l’on n’est plus au Moyen Âge ! Pour elle, ces sornettes n’ont pas lieu d’être relevées et ces pratiques sont indignes de gens de foi. En bonne catholique pratiquante, elle ne croit qu’en ses prières !

        Onze heures sonnent au clocher. Je n’ai pas vu le temps passer. D’autres coups suivent, d’une tout autre tonalité. J’écoute le silence. C’est le glas. Je reprends ma route vers le village. À peine arrivée à la Leccia, la mauvaise nouvelle tombe. Elena vient de nous quitter. Victime d’un terrible carambolage survenu samedi dernier sur la route de Vizzavona. Consternation et chagrin. Elena ne reverra plus la route qui serpente à travers les bois de chênes. Elena emporte avec elle son rire et son optimisme, ses yeux rieurs et sa voix chantante. Elena n’évoquera plus pour moi ma grand-mère Jeanne, si droite, si digne, si noble. Si attentive à elle. Avec Elena disparaissent des pans entiers de la mémoire du village.

        Dans chaque maison ce soir, chacun attend, dans le silence, l’appel plaintif du clocher.


    Canari, le 24 septembre 2008

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Voir aussi :
    – (sur Terres de femmes)
    Hélène Bresciani/Le malochju, « le mauvais œil ».



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  • 24 septembre 1943 | Naissance d’Antonio Tabucchi

    Éphéméride culturelle à rebours



    Né à Pise le 24 septembre 1943, Antonio Tabucchi est mort à Lisbonne le 25 mars 2012.



    Passionné par le Portugal (il a traduit l’œuvre intégrale de Fernando Pessoa), Antonio Tabucchi a navigué toute sa vie entre Lisbonne et l’Italie où il a enseigné (à partir de 1973) la langue et la littérature portugaise (Université de Gênes, puis de Sienne).

        Récompensé par de nombreux prix, Antonio Tabucchi a connu un très beau succès de librairie en 1994 avec Sostiene Pereira (Pereira prétend, 1995). Le héros du roman, inspiré par Pessoa, l’auteur aux multiples visages, a été incarné à l’écran par Marcello Mastroianni, dans un film de Roberto Faenza (1995).








    Tabucchi
    Image, G.AdC






    EXTRAIT de PEREIRA PRÉTEND



    Pereira sortit de sa rêverie quand il passa devant Santo Amaro. C’était une belle plage incurvée et on voyait les cabines de toile à bandes blanches et azur. Le train s’arrêta et Pereira eut l’idée de descendre et d’aller se baigner, de toute façon il pouvait prendre le train suivant. Ce fut plus fort que lui. Pereira ne saurait dire pourquoi il ressentit cet élan, peut-être parce qu’il avait pensé à l’époque de Coimbra et aux bains à la Granja. Il descendit avec sa petite valise et traversa le passage souterrain qui conduisait à la plage. Quand il arriva sur le sable, il enleva ses souliers et ses chaussettes et avança ainsi, tenant d’une main la valise et de l’autre les chaussures. Il vit tout de suite le maître-nageur, un jeune homme bronzé qui surveillait les baigneurs, étendu sur un transat. Pereira s’approcha et lui dit qu’il voulait louer un costume de bain et un vestiaire. Le maître-nageur le détailla de la tête aux pieds, d’un air narquois, et murmura : je ne sais pas si nous avons un costume à votre taille, quoi qu’il en soit je vous donne la clé du magasin, vous verrez, c’est la cabine la plus grande, le numéro un. Puis il demanda d’un air qui sembla ironique à Pereira : vous avez aussi besoin d’une bouée ? Je sais très bien nager, répondit Pereira, peut-être beaucoup mieux que vous, ne vous en faites pas. Il prit la clé du magasin et celle du vestiaire et s’en alla. Dans le magasin, il y avait un peu de tout : des bouées, des brassières gonflables, un filet de pêche couvert de flotteurs, des costumes de bain. Il fouilla dans les costumes de bain pour voir s’il en trouvait un à l’ancienne, ceux entiers, de façon à couvrir aussi le ventre. Il réussit à en trouver un et le passa. Il lui était un peu serré et c’était de la laine, mais il ne trouva pas mieux. Il déposa sa valise et ses habits dans le vestiaire, puis traversa la plage. Au bord de l’eau se trouvait un groupe de jeunes gens qui jouaient au ballon et Pereira les évita. Il entra calmement dans la mer, tout doucement, laissant le froid l’envelopper petit à petit. Puis, quand l’eau lui arriva au nombril, il plongea et se mit à nager un crawl lent et cadencé. Il nagea longuement, jusqu’aux bouées. Quand il s’accrocha à la bouée de sauvetage, il sentit qu’il était à bout de souffle et que son cœur battait beaucoup trop fort. Je suis fou, pensa-t-il, cela fait une éternité que je ne nage plus, et je me jette ainsi à l’eau, comme un sportif. Il se reposa, accroché à la bouée, puis il fit la planche. Le ciel au-dessus de lui était d’un azur féroce. Pereira reprit son souffle et rentra calmement, à brassées lentes. Il passa devant le maître-nageur et voulut se donner satisfaction. Comme vous l’avez constaté, je n’ai pas eu besoin de bouée, dit-il, quand passe le prochain train pour Estoril ? Le maître-nageur consulta l’horloge. Dans un quart d’heure, répondit-il. Très bien, dit Pereira, alors rejoignez-moi, je vais me rhabiller et je voudrais vous payer, car je n’ai pas beaucoup de temps. Il se rhabilla dans le vestiaire, sortit, paya le maître-nageur, donna un coup de peigne au peu de cheveux qui lui restaient avec un petit peigne qu’il avait dans son portefeuille et il salua. Au revoir, dit-il, et surveillez ces jeunes gens qui jouent au ballon, d’après moi ils ne savent pas nager, et ils dérangent les baigneurs.

    Il traversa le passage souterrain et s’assit sur un banc de pierre, sous la marquise. Il entendit arriver le train et regarda l’horloge. Il était tard, pensa-t-il, sans doute l’attendait-on pour le déjeuner à la clinique de thalassothérapie, parce que dans les cliniques on mange tôt. Il pensa : tant pis. Mais il se sentait bien, il se sentit détendu et frais, tandis que le train arrivait en gare, et puis, pour la clinique de thalassothérapie, il avait tout le temps, il allait y rester au moins une semaine, prétend Pereira…



    Antonio Tabucchi, Pereira prétend [Sostiene Pereira, Feltrinelli editore, 1994], Christian Bourgois éditeur, 1995, pp. 108-109-110. Traduit de l’italien par Bernard Comment.





    ■ Antonio Tabucchi
    sur Terres de femmes

    Antonio Tabucchi | Rêve de Giacomo Leopardi, poète et lunatique



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site ina.fr)
    entretien d’Antonio Tabucchi avec Laure Adler (20 janvier 1998)





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  • J’entre dans l’automne

    Journal





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    Triptyque photographique, G.AdC




    J’ENTRE DANS L’AUTOMNE

        J’entre dans l’automne avec la fraîcheur de la matinée. Un petit frisson court sous la treille. Mais la pureté du ciel me saisit aux épaules. La journée promet d’être lumineuse.

        Philippe Jaccottet. Un calme feu. « Une rangée de hauts peupliers filtre l’air », hauts peupliers qui longent l’ancienne gare, livrée à l’oubli. La Somme n’est pas loin, qui miroite dans la trouée des feuillages. De là, s’ouvrent les chemins de terre, points de départ des promenades dans les bois roussis de l’automne que baignent les étangs. Chemins de feuilles ocres projections de Pollock, bordés par les mûriers sauvages. Odeurs de mousses gorgées d’eau. Journées tristes, même sous le soleil. Une mélancolie douce enveloppe l’atmosphère, suspend son souffle dans le silence. Il me faudra attendre le printemps pour qu’explose sous la mouvance des nuages un peu de la chaleur promesse de l’été. Les feuilles crissent sous mes pas.

        Dos appuyé au muret de l’enceinte de l’église romane, je savoure la chaleur qui monte au fur et à mesure que s’écoule la matinée. Santa Maria Assunta a ouvert ses portes pour la journée. J’attends. Philippe Jaccottet accompagne mon attente qui n’en est plus vraiment une. Un calme feu brouille les pistes de ma rêverie. Absente-présente à la fois aux terres d’Orient évoquées par le poète, aux peupleraies qui furent longtemps les lieux de mes promenades dominicales, à l’enceinte de l’église romane qui m’accueille aujourd’hui, tout se chevauche et s’emmêle. Le vol Bastia-Paris troue le ciel de part en part. Son vrombissement disparaît, absorbé par la lumière. Les guêpes vrillent l’espace dans lequel je m’inscris. Provisoirement. Je me chauffe au soleil, sur le fil du lézard. Qui file sa trajectoire sur les lauzes.


    Canari, le matin du 21 septembre 2008

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



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  • 22 septembre 1914 | Mort d’Alain-Fournier

    Éphéméride culturelle à rebours




        Le 22 septembre 1914 meurt à l’âge de vingt-sept ans, dans les bois de Saint-Remy, aux Éparges (Meuse), Henri Alban Fournier, dit Alain-Fournier. Alain-Fournier venait de publier Le Grand Meaulnes (1913). Le corps d’Alain-Fournier, retrouvé le 2 mai 1991 dans une fosse commune creusée par les Allemands, a été inhumé le 10 novembre 1992 dans le cimetière militaire de Saint-Remy-la-Calonne (sud-est de Verdun).




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    Image, G.AdC




    EXTRAIT du GRAND MEAULNES

        « ―Voilà la sente dont le vieux m’a parlé », se dit Augustin.
        Et il s’engagea dans ce passage, heureux de n’avoir plus à franchir les haies et les talus. Au bout d’un instant, le sentier déviant à gauche, la lumière parut glisser à droite, et, parvenu à un croisement de chemins, Meaulnes, dans sa hâte à regagner le pauvre logis, suivit sans réfléchir un sentier qui paraissait directement y conduire. Mais à peine avait-il fait dix pas dans cette direction que la lumière disparut, soit qu’elle fut cachée par une haie, soit que les paysans, fatigués d’attendre, eussent fermé leurs volets. Courageusement, l’écolier sauta à travers champs, marcha tout droit dans la direction où la lumière avait brillé tout à l’heure. Puis, franchissant encore une clôture, il retomba dans un nouveau sentier…
        Ainsi peu à peu, s’embrouillait la piste du grand Meaulnes et se brisait le lien qui l’attachait à ceux qu’il avait quittés.
        Découragé, presque à bout de forces, il résolut, dans son désespoir, de suivre ce sentier jusqu’au bout. À cent pas de là, il débouchait dans une grande prairie grise, où l’on distinguait de loin en loin des ombres qui devaient être des genévriers, et une bâtisse obscure dans un repli de terrain. Meaulnes s’en approcha. Ce n’était là qu’une sorte de grand parc à bétail ou de bergerie abandonnée. La porte céda avec un gémissement. La lueur de la lune, quand le grand vent chassait les nuages, passait à travers les fentes des cloisons. Une odeur de moisi régnait.
        Sans chercher plus avant, Meaulnes s’étendit sur la paille humide, le coude à terre, la tête dans la main. Ayant retiré sa ceinture, il se recroquevilla dans sa blouse, les genoux au ventre. Il songea alors à la couverture de la jument qu’il avait laissée dans le chemin, et il se sentit si malheureux, si fâché contre lui-même qu’il lui prit une forte envie de pleurer…
        Aussi s’efforça-t-il de penser à autre chose. Glacé jusqu’aux moelles, il se rappela un rêve — une vision plutôt, qu’il avait eue tout enfant, et dont il n’avait jamais parlé à personne : un matin, au lieu de s’éveiller dans sa chambre, où pendaient ses culottes et ses paletots, il s’était trouvé dans une longue pièce verte, aux tentures pareilles à des feuillages. En ce lieu coulait une lumière si douce qu’on eût cru pouvoir la goûter. Près de la première fenêtre, une jeune fille cousait, le dos tourné, semblant attendre son réveil… Il n’avait pas eu la force de se glisser hors de son lit pour marcher dans cette demeure enchantée. Il s’était rendormi… Mais la prochaine fois, il jurait bien de se lever. Demain matin, peut-être !… »

    Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, chapitre X, Éditions Émile-Paul Frères, 1913 ; rééd. 1943, pp. 68-69-70.




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    Ph., G.AdC




    EXTRAIT d’IMAGES D’ALAIN-FOURNIER PAR SA SŒUR, ISABELLE RIVIÈRE

        « Nous sommes sur la route de Nançay. L’oncle Florent est venu nous chercher ce matin en voiture, pour ses huit jours de chasse en Sologne dont Henri a rêvé tout le long de son séjour à Londres […]
        Par cet admirable après-midi de septembre, nous avons flâné un peu sur la route, le cheval au pas dès la moindre côte, pour nous laisser le temps de regarder autour de nous notre Sologne sauvage et immensément calme.
        Le bourg à peine quitté, sur la route de Neuvy en haut de la Sèche déjà l’on se retourne, et c’est toute La Chapelle* à vos pieds, nichée dans son creux d’arbres touchés d’or, le donjon du château émergeant seul en sentinelle avancée qui garde le menu peuple des toits gris ou violets, son bonnet d’ardoises brillant comme une flaque au soleil. A droite, vers Bourges, s’étend loin, loin, la ligne des bois profonds, estompés par endroits de lumière pâle ; à gauche des chaumes blonds, des prés jaunis, des arbres en masses plus claires, piquées ça et là d’un toit rouge ; au fond, des bois encore : les bois d’Yvoy ― tout un cercle de forêts mystérieuses autour du petit bourg, douillettement blotti sous la très légère brume qui commence à monter de ses vingt ruisseaux invisibles.
        Et sur cette immense campagne tranquille, enveloppée d’un ciel de perle, de grands nuages blancs promènent une lente ombre bleue, un bleu puissant qui réveille au passage les couleurs paresseuses, tel un projecteur animant de son faisceau mouvant l’étendue assoupie.
         Après, c’est la Sologne. Plus de grandes haies, plus d’eaux courantes, plus de vaches blanches aux clochettes paisibles. De chaque côté de la route de Neuvy s’étendent les fougères déjà rousses, les boqueteaux de sapins sombres, les vastes traînées de bruyères violettes protégeant d’un tapis de silence le frisson perpétuel des minces bouleaux d’argent, les landes arides où notre approche immobilise, pleins de prudence et l’oreille au guet, les genévriers dressés, comme un peuple de petits hommes noirs, gardiens d’une retraite inconnue…
        Un chemin parfois s’enfonce, à gauche, à droite… »

    Isabelle Rivière, Images d’Alain-Fournier, Éditions Émile-Paul Frères, 1938, pp. 220-221-222.



        * La Chapelle d’Angillon, dans le Cher, lieu de naissance d’Alain-Fournier, le 30 octobre 1886.



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