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  • Mahmoud Darwich | Je demeure vivant

    «  Poésie d’un jour  »





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    Ph., G.AdC







    JE DEMEURE VIVANT



    Je demeure vivant dans ton immensité
    Tu ne m’as pas parlé comme une mère à son enfant malade
    J’ai souffert de la lune de bronze sur les tentes bédouines
    Te souviens-tu du chemin de notre exil vers le Liban
        lorsque tu m’oublias, et
    Oublias le sac de pain ?
    Et le pain était le blé
    Je ne criai pas de peur de réveiller les gardes
    Le parfum de la rosée me posa sur tes épaules
    Gazelle
    Qui, là-bas, perdit son gîte et son mâle




    Mahmoud Darwich, La terre nous est étroite, in Philippe Jaccottet, Un calme feu, Fata Morgana, 2007, page 47.





    MAHMOUD DARWICH


    Mahmoud-Darwish




    ■ Mahmoud Darwich
    sur Terres de femmes

    Des vœux
    Si le jeune homme était un arbre





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  • 20 septembre 1990/Max Rouquette, Brefs moments de bonheur

    Éphéméride culturelle à rebours

    «  Poésie d’un jour  »




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    Ph., G.AdC




    BREUS MOMENTS DE BONUR

    Brèus moments de bonur.
    Quand delembrave d’èstre ieu
    e qu’ère pas pus que la conca
    ont ven bufar l’Ocean negre.
    Quand l’ime es dançarèl coma un manit,
    e qu’as bregas dau vent canta l’autbòi.
    Brèus moments de bonur onte l’espèra
    conois ges d’orizont a l’espèr
    e que lo cèl es cèl sens ges de nívol
    e que la fuòlha gira e gira as mans dau vent.
    E que pòt venir la paraula
    aiga escura de fin dau mond
    qu’a la lutz agandís e s’encanta
    d’i porgir son bèl miralh nus.
    Paraula dau desèrt venguda
    e que recap tot lo secret dau mond.
    Tot : son passat e son istòria e mai sa faula
    e que ne jòga e que ne jongla
    dins l’ulhauç ufanós de son present.
    Per de que ièr es uòi
    e que deman es uòi.
    E los jorns totes de l’istòria.
    E fraires nos son la gent dau passat
    quand i trasèm la man
    per qu’escalan de l’ombra.
    E los jamai nascuts en espèra dau jorn
    los convidam a la gran fèsta.
    I a pas qu’un sol jorn :
    lo jorn de uòi.
    que despuòi mil ans s’esperlonga
    e bèu adejà los mil ans que venon,
    dins lo brèu ulhauç dau bonur.


    20 de setembre 1990




    BREFS MOMENTS DE BONHEUR

    Brefs moments de bonheur.
    Quand j’oubliais d’être moi
    et que je n’étais plus que la conque
    où vient souffler l’Océan noir.
    Quand l’esprit est dansant comme un enfant,
    et qu’aux lèvres du vent chante le hautbois.
    Brefs moments de bonheur où l’attente
    ne connaît pas d’horizon à l’espoir
    et que le ciel est ciel sans aucun nuage
    et que la feuille tourne et tourne aux mains du vent.
    Et que peut venir la parole
    eau obscure de fin du monde
    qui atteint la lumière et s’enchante
    de lui fournir son beau miroir nu.
    Parole du désert venue
    et qui recouvre tout le secret du monde.
    Tout : son passé et son histoire
    et même sa fable
    et qui joue et qui jongle
    dans l’éclair splendide de son présent.
    Car hier est aujourd’hui
    comme demain est aujourd’hui.
    Et tous les jours de l’histoire.
    Et frères nous sont les hommes du passé
    quand nous leur tendons la main
    pour qu’ils remontent de l’ombre.
    Et les jamais-nés en attente du jour
    nous les convions à la grande fête.
    Il n’y a qu’un seul jour :
    le jour d’aujourd’hui
    qui depuis mille ans dure
    et boit déjà les mille ans qui viennent,
    dans le bref éclair du bonheur.


    20 septembre 1990
    Version française de Jean-Guilhem Rouquette


    Max Rouquette, Brefs moments de bonheur et autres inédits in Europe, revue littéraire mensuelle, juin-juillet 2008, pp. 173-174-175.





    MAX ROUQUETTE

    Mrouquette
    Ph. © Charles Camberoque
    Source

    Voir aussi :
    – (sur Terres de femmes)
    24 juin 2005/Mort de Max Rouquette ;
    – le site
    Max Rouquette, poète, écrivain, homme de théâtre (site officiel mis en ligne en février 2008) ;
    – (sur Cardabelle, l’esprit d’une terre)
    Max Rouquette, l’enchanteur.



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  • Suzy Solidor, Escale (1938)

    Éphéméride culturelle à rebours



    Suzy_solidor_escale_2





    ESCALE



         Il y a soixante-dix-neuf ans, à l’automne 1938, « une bourrasque, un vent du large […] entre par « la fenêtre ouverte » [du cabaret] la Vie Parisienne. Suzy Solidor va offrir à son public le plus beau morceau, la plus belle composition, entre chanson et poésie. Cet exact pendant de « Ouvre » ― l’hymne lesbien que l’on sait ― devient désormais le chant de ralliement des homosexuels, « des invertis », comme on disait alors, et sera son plus grand succès aussi, celui dont encore et toujours on se souvient : Escale. On raconte que c’est à son ami Jean qu’elle en doit l’idée, évoquant dit-on Jean Genet. Et Cocteau, on l’a vu, est constamment aux côtés de Suzy ces années-là, travaillant pour les décors de ses films et de ses pièces avec Christian Bérard, dit Bébé à cause des ses grosses joues enfantines.



        « C’est Jean Marèze qui m’a apporté cette chanson et il m’a dit c’est pour toi ! C’est collé à ta peau !… Et je l’ai écoutée… »

        Elle va la chanter, cette chanson, pleine de frémissements et de tristesse, une belle chanson de marins… pour intellectuels, dont on attend le refrain fameux entre tous, ce refrain dit et non pas chanté, qu’on aime à écouter de cette voix comme voilée par une émotion trop forte :


    Le ciel est bleu
    La mer est verte
    Laisse un peu
    La fenêtre ouverte… »



    Marie-Hélène Carbonel, Suzy Solidor, Une vie d’amours, Éditions Autres Temps, 2007, pp. 151-152.

                               ESCALE



    Le ciel est bleu, la mer est verte
    Laisse un peu la fenêtre ouverte.

    Le flot qui roule à l’horizon
    Me fait penser à un garçon
    Qui ne croyait ni Dieu ni diable.
    Je l’ai rencontré vers le nord
    Un soir d’escale sur un port
    Dans un bastringue abominable

    L’air sentait la sueur et l’alcool
    Il ne portait pas de faux-col
    Mais un douteux foulard de soie
    En entrant je n’ai vu que lui
    Et mon cœur en fut ébloui
    De joie.

    Le ciel est bleu, la mer est verte
    Laisse un peu la fenêtre ouverte.

    Il me prit la main sans un mot
    Et m’entraîna hors du bistrot
    Tout simplement d’un geste tendre
    Ce n’était pas un compliqué
    Il demeurait le long du quai
    Je n’ai pas cherché à comprendre

    Sa chambre donnait sur le port
    Des marins saoûls chantaient dehors
    Un bec de gaz d’un halo blême
    Eclairait le triste réduit
    Il m’écrasait tout contre lui
    Je t’aime

    Le ciel est bleu, la mer est verte
    Laisse un peu la fenêtre ouverte.

    Son baiser me brûle toujours
    Est-ce là ce qu’on dit l’amour
    Son bateau mouillait dans la rade
    Chassant les rêves de la nuit
    Au jour naissant il s’est enfui
    Pour rejoindre les camarades

    Je l’ai vu monter sur le pont
    Et si je ne sais pas son nom
    Je connais celui du navire
    Un navire qui s’est perdu
    Quant aux marins nul n’en peut plus
    Rien dire

    Le ciel est bas, la mer est grise
    Ferme la fenêtre à la brise.


    Musique de Marguerite Monnot,
    paroles de Jean Marèze [1903-1942],
    frère de Francis Carco, et auteur des paroles françaises de Sombre Dimanche.





    SUZY SOLIDOR


    Suzy_s



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur YouTube) Suzy Solidor/
    Escale (1938), superbement mis en ligne par Dominique HMG
    → (sur Terres de femmes)
    30 mars 1983 | Mort de la chanteuse Suzy Solidor
    → (sur le site de Paul Dubé) une
    notice consacrée à Suzy Solidor (extraits musicaux + une vidéo)
    → (sur YouTube) Suzy Solidor/
    Ouvre (Edmond Haraucourt – Laurent-Rualten, 1933) + un extrait d’Escale
    → (sur le site de la
    collection en ligne du Centre Pompidou – Musée national d’art moderne) plusieurs photos de Suzy Solidor par Man Ray (1929) [1] [2] [3] [4]
    → (dans la galerie Visages de femmes de Terres de femmes) le
    Portrait de Suzy Solidor par Guidu





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  • José Ángel Valente/LE cap entre dans les eaux

    «  Poésie d’un jour  »




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    Ph. angèlepaoli





    EL cabo entra en las aguas como el perfil de un muerto o de un durmiente con la cabellera anegada en el mar. El color no es color ; es tan sólo la luz. Y la luz sucedía a la luz en láminas de tenue transparencia. El cabo baja hacia las aguas, dibujado perfil por la mano de un dios que aquí encontrara acabamiento, la perfección del sacrificio, delgadez de la línea que engendra un horizonte o el deseo sin fin de lo lejano. El dios y el mar. Y más allá, los dioses y los mares. Siempre. Como las aguas besan las arenas y tan sólo se alejan para volver, regreso a tu cintura, a tus labios mojados por el tiempo, a la luz de tu piel que el viento bajo de la tarde enciende. Territorio, tu cuerpo. El descenso afilado de la piedra hacia el mar, del cabo hacia las aguas. Y el vacío de todo lo creado envolvente, materno, como inmensa morada.

    (Cabo de Gata)




    LE cap entre dans les eaux comme le profil d’un mort ou d’un dormeur, la chevelure noyée dans la mer. La couleur n’est pas la couleur ; elle n’est que la lumière. Et la lumière succédait à la lumière en lames d’une légère transparence. Le cap descend jusqu’aux eaux, profil tracé par la main d’un dieu qui aurait ici trouvé son terme, la perfection du sacrifice, la pureté de la ligne qui engendre un horizon ou le désir sans fin des lointains. Le dieu et la mer. Et au-delà, les dieux et les mers. Toujours. Comme les eaux déposent un baiser sur le sable et ne s’éloignent que pour revenir, je retourne à ta taille, à tes lèvres humectées par le temps, à l’éclat de ta peau que le vent bas de la soirée fait briller. Territoire, ton corps. La déclinaison tranchante de la pierre vers la mer, du cap vers les eaux. Et le vide de tout le créé enveloppant, maternel, comme une immense demeure.

    (Cabo de Gata)


    José Ángel Valente, Fragments d’un livre futur, Librairie José Corti, Collection Ibériques, 2002, pp. 38-39. Traduction et préface de Jacques Ancet.





    JOSÉ ÁNGEL VALENTE

    Jos_angel_valente
    Source

    Voir aussi :
    – la
    fiche livre de José Corti sur Fragments d’un livre futur ;
    – (sur Terres de femmes) José Ángel Valente/
    SUR le seuil (issu du même recueil) ;
    – (sur Terres de femmes) José Ángel Valente/
    TON image mélancolique (issu du même recueil) ;
    – (sur Terres de femmes) José Ángel Valente/
    Ode à la solitude  ;
    – (sur Terres de femmes) José Ángel Valente/
    Le tremblement ;
    – (sur Poezibao) une fiche bio-bibliographique sur
    José Ángel Valente ;
    – (sur Esprits nomades)
    une superbe page José Ángel Valente.



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  • 17 septembre 2005 | Mort de Jacques Lacarrière

    Éphéméride culturelle à rebours




        Le 17 septembre 2005 meurt à Paris Jacques Lacarrière, helléniste et voyageur.






    Jacques_lacarriere
    Image, G.AdC






    ÉCRIRE DONC, MALGRÉ L’APPEL DES SIRÈNES INSULAIRES


         Vivre dans une île grecque, contrairement à l’idée qu’on peut s’en faire, n’est pas du tout synonyme de vie paradisiaque. Pour s’y garder intact, pour maintenir l’autonomie et l’intégralité de son être face aux mille tentations insulaires, il faut une discipline quotidienne. Oui, une île grecque ― surtout dans les Cyclades ou le Dodécanèse ― est une tentation permanente de plages, de mer, de soleil, d’odeurs, de couleurs, de laisser-aller, de farniente. Si l’on veut y maintenir intacts ses désirs et sa volonté ― par exemple écrire ou travailler concrètement, régulièrement à quelque chose ― il faut connaître la différence vitale qui existe entre la vie contemplative et la vie végétative. À Patmos, bien que je n’y aie pas rencontré Calypso, j’ai compris expérimentalement les tentations d’Ulysse. En ces îles blanches essaimées sur la mer comme des jeux, des patiences délaissées par un enfant-dieu, tout conspire à vous vider de toute résolution. L’île entière devient une vaste sirène dont le chant ne cesse de vous dire par les rumeurs de la mer, celles du vent ou les appels des voisins : à quoi bon écrire, t’enfermer par un temps pareil ? N’entends-tu pas la mer qui t’appelle ? […]

        Écrire donc, malgré l’appel des sirènes insulaires, dont certaines étaient des tentations d’autant plus dangereuses qu’elles avaient des formes ― et des voix ― tout à fait humaines. Écrire, s’enfermer seul avec les phrases, s’amarrer aux mots, se lier à l’écriture tout en gardant l’oreille tendue vers le dehors et le dedans de soi, dans la polyphonie du présent et des souvenirs. Le Journal tenu à Patmos et dans les autres îles est ainsi rempli de notes quotidiennes sur les paysages, les habitants, la vie de chaque jour (notes reprises en partie dans L’Été grec) mais aussi sur tous les autres sujets me venant à l’esprit. Ma chambre était comme une cellule de moine : nue, d’une blancheur immaculée avec seulement au mur une icône. J’ai toujours rêvé d’un tel dépouillement pour écrire. Même l’unique icône, alors, me paraissait de trop mais je n’osais pas y toucher. Elle représentait saint Jean, le saint patron de l’île et la propriétaire me l’avait apportée exprès de chez elle, pour me faire plaisir. Oui, cette nudité, je ne l’ai rencontrée qu’en Grèce, dans cette cellule de Patmos et aussi sur une plage à l’écart, à une heure de marche environ, où se trouvait un petit café avec des tables et où, en général, j’étais seul toute la matinée. La mer aussi peut être nue, sans voile et sans écume, une nudité changeante, musicale mais si apaisante en ses chuchotements d’aube. Là, dans ce petit café, j’ai écrit surtout des poèmes. Beaucoup ont disparu. Quelques-uns sont restés. En voici un, retrouvé dans les carnets d’alors, que j’ai intitulé Mouettes :

                    Les mouettes heurtent le ciel comme un miroir
                    Où jamais elles ne se reconnaissent.
                    Leur véritable image erre dans la légende
                    Entre le sable humide et la mer à venir.
                    Les mouettes hantent le ciel comme un remords
                    D’ouate et de cendres
                    Elles, pensées sans repos, désirs jamais en place,
                    Vouées à questionner sans trêve
                    Leur sœur incompréhensible : l’écume.


         Et maintenant, une seule question : pourquoi raconter tout cela ? Écrire depuis sa naissance […] jusqu’à sa mort (ou juste avant) est-ce si important ? N’ai-je donc fait que cela pendant toutes ces années grecques : dépenser des trésors d’ingéniosité pour résister à la Beauté et pour écrire ? Est-ce là un programme de vie ? Eh bien, je réponds : oui.


    Jacques Lacarrière, Chemins d’écriture, Librairie Plon, Collection Terre humaine – Courants de pensée dirigée par Jean Malaurie, 1991, pp. 127-130.





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    Ο άγιος Ιωάννης ο Θεολόγος
    Source






    ■ Jacques Lacarrière
    sur Terres de femmes

    Jacques Lacarrière | La criée des avoines


    ■ Voir aussi ▼

    → (
    Sur Chemins faisant, le site de l’Association des Amis de Jacques Lacarrière) l’hommage de Jean Malaurie à Jacques Lacarrière
    → (sur Arcane 17)
    l’hommage de Fabrice Pascaud à Jacques Lacarrière
    → (sur la revue de littérature Œuvres ouvertes, de Laurent Margantin)
    « Se souvenir de Jacques Lacarrière »



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  • Là-bas, sous les porphyres

    Journal



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    Ph., G.AdC






    LÀ-BAS, SOUS LES PORPHYRES


        Les premiers orages de la fin de l’été ont éclaté. Après une semaine de sirocco, la tempête s’est installée, libérant les énergies tenues encloses, jusqu’à hier encore, dans le cirque des montagnes. Le tonnerre claque contre ma porte, les éclairs trouent le fienile de part en part. Une lumière stridulante zèbre l’espace clos-chambre-bibliothèque-bureau, où je me suis réfugiée, avec bonheur, pour la journée.

        Je savoure cet instant de bascule d’une saison à l’autre, avant que ne s’installe durablement l’automne. J’écoute des Intermezzi de Brahms. Les notes se mêlent au tambourinement sec et régulier de la pluie sur les lauzes. Mille bulles roulent le long de la ruelle, dévalent les marches, submergent rigoles et caniveaux. Mille bulles d’eau qui courent ensemble à leur perte, avalées par le ru qui se gonfle, s’enfle, monte et mugit, roule ses bouillonnements entre les murs. Les cloques de pluie, fitte fitte, forment un rideau opaque qui se brise au contact de la pierre, minuscules ombrelles renversées.

        Je suis sous l’emprise d’un « petit texte » reçu hier. Un texte de Pascal Quignard. Boutès. Je cherche des yeux la goutte d’eau qui osera se détacher du groupe de ses semblables. Celle qui s’affranchira de la cohorte disciplinée des autres pour vivre le destin solitaire qui la conduira à la mort. Je la cherche en vain. Dans le chant murmuré de la voix torrentielle qui glisse le long de ma porte, j’attends. J’appréhende le claquement sec et dur du tonnerre. Je le guette, dans la tension du corps et de l’esprit. Je l’imagine qui tourne et tourne encore autour du téton du Cucaru, prisonnier des nuages.

        Le chat ronronne, enroulé sur mes épaules. « La musique souvent me prend comme une mer ». Je me laisse emporter par le roulis des notes qui monte, s’enfle et s’apaise. Voix plus profonde des origines qui m’enlace et m’entraîne vers les fonds inconnus où git le cœlacanthe aveugle. Le monstre millénaire veille sur la folie des hommes et boit les éponges, avide de silence et de recueillement. Le tonnerre gronde, mille éclats qui percutent les roches et percent la montagne. Le ciel descend sur les vagues, chape de gris tendue sur le gris de la mer. Les mille bulles roulent tombeau ouvert sur les lauzes, rejoignent dans un même rythme les mille cloques du troupeau. Les notes fusent, explosent, claquent comme des bulles d’air, insaisissables grains de sons qui s’amplifient, se jettent dans le labyrinthe des sens. Bientôt je rejoindrai le point de non-retour où gît le cœlacanthe. Là-bas, sous les porphyres, dans les abysses noirs.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



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  • Pascal Quignard, Boutès

    Pascal Quignard, Boutès,
    Éditions Galilée, 2008.


    Lecture d’Angèle Paoli



    Boutès
    Source







    PENSER LA DÉTRESSE ORIGINAIRE


    Pour qui n’a pas relu récemment Les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, le nom de Boutès est sans doute énigmatique. Fort judicieusement, Pascal Quignard prend le soin ― dans le Prière d’insérer encarté en avant du récit ― de faire remonter Boutès à la mémoire de ses lecteurs. Et de les confronter ainsi à une relecture personnelle et passionnante de la légende du plongeon de Boutès.

    La figure de l’argonaute Boutès, embarqué comme ses pairs à bord de l’Argo, offre à Pascal Quignard un motif riche d’attentes. Prétexte pour entrelacer, autour du plongeon du rameur, les contrepoints thématiques qui sont chers à l’auteur. Le temps et le « là », « la plongée du jadis », la musique et la perte… De cette analyse apologétique exaltante, ancrée dans les passions de Pascal Quignard, le lecteur glisse insensiblement vers une écriture plus personnelle. Très émouvante. Surgissent en filigrane les lieux aimés, Verneuil et sa tour Grise, « l’Avre et sa brume » ; et, pareils à des « ombres errantes », impalpables, les êtres chers, réels et fictifs. Marthe Quignard et son orgue ; la viole de gambe (Monsieur de Sainte Colombe ?). Le fantôme à peine sensible de l’épouse défunte se fond sous les gestes de la femme aimée. Les objets immortalisés par la mémoire affective font ressurgir les natures mortes de Lubin Baugin. Le ton se fait intime, familier mais avec retenue. Souffrance et nostalgie affleurent avec discrétion, gagnent le récit en profondeur. L’émotion du lecteur culmine à la dernière page, bouleversante, inexplicablement.

    Avec Boutès, en effet, Pascal Quignard ramène son lecteur aux origines. À « la musique originaire ». Chant et contre-chant. Car de tous les marins qui conduisent l’Argo, seul Boutès préfère le chant des sirènes aux rythmes scandés par Orphée pour tromper les rameurs. Seul de tous les rameurs ― ils sont cinquante à bord de l’Argo conduit par Jason ―, Boutès résiste aux scansions binaires du plectre d’Orphée. Emporté par un élan irrésistible, Boutès quitte son rang et plonge. Il plonge, tête première, pour rejoindre le chant qui monte de l’île « enchanteresse ».

    De cette confrontation entre le chant des sirènes et le contre-chant d’Orphée naît l’opposition entre la musique technicienne du citharède et la puissance sidérante du chant. À la musique née de la main de l’homme et sous ses doigts, Pascal Quignard oppose « l’appel vocal originaire lointain insulaire ». À la décision d’Alcibiade de supprimer l’étude de la flûte (qui déforme et gonfle les joues), l’écrivain oppose « l’élan de Boutès vers l’animalité antérieure ». À la prudence athénienne de l’un, l’écrivain préfère « l’imprudence irrésistible de la sidération non finie, a-critique, a-morphique, a-oristique, in-humaine, in-finie » de Boutès. Chant de perdition, le chant des sirènes ôte le retour. Et « la musique est bien une « île » au milieu de l’océan ; une « île » dont toute approche est impossible sauf à périr noyé. »

    Boutès le dissident est l’unique à risquer sa vie pour la musique ; l’unique à se détacher du groupe pour rejoindre la haute mer. L’unique à vouloir « se rendre au bout du monde de la tristesse ». L’appel du monde sans retour signe le désir du rameur de retourner à la « musique originaire » du monde utérin d’avant la naissance, de s’abîmer à nouveau dans l’eau primordiale, exclusivement féminine, des sirènes. Car les sirènes, dit Apollonios, « emplissent l’âme plus archaïque de Boutès d’un désir d’approcher à l’état pur ». Cet élan décisif vers la mort, impossible à rattraper, cette accélération du temps vers l’irréversible, c’est peut-être aussi ce que le plongeur du sarcophage de Paestum ou l’homme à tête d’oiseau du puits de Lascaux nous donnent à lire. L’énigmatique parenté entre cet homme à tête d’oiseau et les sirènes peintes sur les vases grecs permet à Pascal Quignard de rendre hommage à Olivier Messiaen, qui voit dans les oiseaux « les plus grands musiciens de la planète ». Parce qu’ils représentent « les témoins naturels de la musicalité absolue dans l’évolution au cours des temps. »

    Pour Pascal Quignard, il s’est trouvé, dans la musique occidentale, un seul compositeur pour penser « la détresse originaire », un seul penseur « pour penser de fond en comble cet état d’abandon, de solitude, de carence, de faim, de vide, de froid, d’absence de tout secours, de nostalgie radicale, éprouvé par chacun lors de sa naissance. » Ce penseur, c’est Schubert. « Sans Schubert », écrit-il, « nous ne comprendrions pas bien ce qu’est l’état originaire « inapte à la vie » »; et Quignard d’ajouter: « Sans la musique certains d’entre nous mourraient ».

    Quant à Orphée le citharède, il faudra attendre que les bacchantes déchaînent contre lui leur haine, le lapident et le déchirent. Il faudra attendre que sa tête roule dans l’eau de l’Hèbre pour qu’apparaisse enfin, sur ses lèvres défuntes, la musique.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Puits
    D.R. Ph. Norbert Aujoulat,
    CNP-Ministère de la Culture
    Source





    ■ Pascal Quignard
    sur Terres de femmes

    Cûdapanthaka (extrait de L’Enfant d’Ingolstadt)
    [Lancelot dit] (extrait des Désarçonnés)
    Medea (note de lecture d’AP)
    Les kami (extrait de L’Origine de la danse)
    Villa Amalia (note de lecture d’AP)
    23 avril 1948 | Naissance de Pascal Quignard (Villa Amalia, extrait)
    28 octobre 2002 | Pascal Quignard, Prix Goncourt 2002 (note de lecture des Ombres errantes par AP)





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  • 13-14 septembre 1321 | Mort de Dante

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 13 ou le 14 septembre 1321 meurt à Ravenne, dans la demeure de Guido Novella da Polenta (guelfe) dont il est l’hôte, Dante Alighieri, poète et gibelin, né à Florence en 1265.






    Dante_par_giotto
    Portrait de Dante
    (détail du Paradis attribué à Giotto)
    Museo Nazionale del Bargello
    Florence






    VITA NOVA




    Auteur de La Divine Comédie, Dante est également l’auteur d’un petit livre introspectif et poétique, Vita nova, creuset de l’œuvre future. Composé de rimes – 25 sonnets, 4 chansons, une ballade et des stances –, le « petit livre » de jeunesse de Dante (les premiers sonnets datent de 1283), est aussi le récit en prose de l’histoire de cette œuvre. Le poète joint à l’œuvre rimée, commentaires et explications sur les circonstances de sa composition. Rédigée entre 1292 et 1293, Vita nova retrace l’histoire de l’amour de Dante pour Béatrice. Un amour qui remonte à la première rencontre ― Dante a neuf ans lorsqu’il voit sa Dame pour la première fois ― et accompagnera le poète jusqu’à sa mort. Un « fin amour », transcendé par l’écriture.




    XXVI


    Questa gentilissima donna, di cui ragionato è ne le precedenti parole, venne in tanta grazia de le genti, che quando passava per via, le persone correano per vedere lei; onde mirabile letizia me ne giungea. E quando ella fosse presso d’alcuno, tanta onestade giungea nel cuore di quello, che non ardia di levare li occhi, né di rispondere a lo suo saluto; e di questo molti, sì come esperti, mi potrebbero testimoniare a chi non lo credesse. Ella coronata e vestita d’umilitade s’andava, nulla gloria mostrando di ciò ch’ella vedea e udia. Diceano molti, poi che passata era: « Questa non è femmina, anzi è uno de li bellissimi angeli del cielo ». E altri diceano: « Questa è una maraviglia; che benedetto sia lo Segnore, che sì mirabilemente sae adoperare ! ». Io dico ch’ella si mostrava sì gentile e sì piena di tutti li piaceri, che quelli che la miravano comprendeano in loro una dolcezza onesta e soave, tanto che ridicere non lo sapeano ; né alcuno era lo quale potesse mirare lei, che nel principio nol convenisse sospirare. Queste e più mirabili cose da lei procedeano virtuosamente: onde io pensando a ciò, volendo ripigliare lo stilo de la sua loda, propuosi di dicere parole, ne le quali io dessi ad intendere de le sue mirabili ed eccellenti operazioni ; acciò che non pur coloro che la poteano sensibilemente vedere, ma li altri sappiano di lei quello che le parole ne possono fare intendere. Allora dissi questo sonetto, lo quale comincia: Tanto gentile.




    &

    Tanto gentile e tanto onesta pare
    la donna mia quand’ella altrui saluta,
    ch’ogne lingua deven tremando muta,
    e li occhi no l’ardiscon di guardare.

    Ella si va, sentendosi laudare,
    benignamente d’umiltà vestuta;
    e par che sia una cosa venuta
    da cielo in terra a miracol mostrare.

    Mostrasi sì piacente a chi la mira,
    che dà per li occhi una dolcezza al core,
    che ‘ntender non la può chi no la prova;
    e par che de la sua labbia si mova
    un spirito soave pien d’amore,
    che va dicendo a l’anima: Sospira.




    Dante, Vita nova, Garzanti Editore, I grandi libri Garzanti, 1977, pp. 51-52.




    XXVI


    Cette Très-Gentille dont il a été parlé jusqu’ici vint en telle grâce auprès des gens, que lorsqu’elle passait dans la rue on courait pour la voir, ce qui me procurait une merveilleuse joie. Et quand elle se trouvait près de quelqu’un, une telle humilité gagnait le cœur de celui-ci qu’il n’osait ni lever les yeux ni répondre à son salut. Et de cela, plusieurs, pour l’avoir éprouvé, pourraient me rendre témoignage devant ceux qui ne le croiraient pas. Elle, cependant, couronnée et revêtue de modestie, s’en allait sans montrer nulle vanité de ce qu’elle voyait et entendait. Beaucoup disaient, après qu’elle était passée : « Ce n’est pas une femme, c’est un des plus beaux anges de Dieu. » D’autres disaient : « Celle-ci n’est pas une femme mais plutôt un des plus beaux anges du ciel ». Et d’autres : « Celle-ci est une merveille ; que soit loué le Seigneur qui sait œuvrer si merveilleusement ! » Moi, je dis qu’elle se montrait si noble et de tant de plaisantes grâces remplie que ceux qui la regardaient ressentaient en eux-mêmes une douceur si pure et si suave qu’ils étaient incapables de l’exprimer ; nul ne pouvait la regarder sans être aussitôt contraint de soupirer. Ces choses et de plus admirables encore procédaient d’elle par l’effet de sa vertu. Aussi, pensant à cela et voulant reprendre le style de sa louange, je me proposai de dire des paroles en lesquelles je donnerais à entendre ses merveilleuses et excellentes opérations, afin que non seulement ceux qui pouvaient la voir de leurs yeux mais aussi les autres pussent connaître d’elle ce que les paroles en peuvent faire entendre. Alors je fis ce sonnet qui commence : Si noble…




    [SONNET XV]


    Si noble et si chaste apparaît

    ma dame lorsqu’elle salue
    que toute langue en tremblant devient muette
    et que les yeux n’osent la regarder.

    Elle va, s’entendant louer,
    bénignement d’humilité vêtue,

    et on dirait chose venue
    du ciel sur terre pour miracle montrer.

    Tant de plaisantes grâces elle offre à qui l’admire
    qu’elle infuse au cœur, par les yeux, une douceur
    que nul ne peut connaître s’il ne l’a goûtée.

    De son visage semble s’envoler

    un esprit suave plein d’amour

    qui va disant au cœur : soupire.




    Dante, Vita Nova, Gallimard, Collection Poésie, 1974, pp. 75-76. Traduction de Louis-Paul Guigues.






    ÉNIGME
    (extrait de Jacqueline Risset, Dante écrivain ou l’Intelletto d’amore)




    Aucune œuvre sans doute autant que celle de Dante ne donne l’impression d’un secret qui échappe. Cette impression naît de la lecture même, qui avance constamment dans la surprise conceptuelle et l’émotion linguistique vers un but constamment déporté, d’autant plus mystérieux qu’il est clairement énoncé et apparemment défini dans un code religieux et historique précis, rigoureusement établi et minutieusement respecté par l’auteur.

    Mais à cette impression s’ajoute la notion d’une sorte de némésis dantesque, si on observe que la critique, de façon générale, qu’elle se présente comme simple tentative de faire partager l’émotion du lecteur, comme déchiffrement partiel d’un des niveaux du texte, ou comme projet de définir ce qui forme le noyau actif, énergétique de l’œuvre, produit assez régulièrement ce résultat : renforcer l’obscurité, l’inaccessibilité, au lieu même où elle se proposait de lever ou de déchirer le voile. Qui écrit sur Dante affronte le risque de la paraphrase pauvrement didactique, ou de l’énonciation légèrement comique — comique parce que « trop humaine », peu divine — de ses propres fantasmes, hâtivement plaqués sur le texte souverain, qui les connaissait déjà tous pour les avoir décrits en quelque point, en quelque cercle de l’espace qu’il parcourt.

    Il est facile de constater que les méthodes interprétatives globales — celles que l’on classe de nos jours sous la rubrique marxiste ou psychanalytique — se trouvent immanquablement débordées, quand elles s’en approchent, par le texte de Dante (Marx et Freud avaient d’ailleurs prudemment évité l’examen). Or à tous les niveaux, du roman familial aux jeux de la langue et de la lettre, en passant par le travail du rêve et la métonymie du désir, Dante a mis en scène et en acte ce que nous appelons matériaux et instruments de l’approche analytique ; par ailleurs la catégorie de l’économique, et son caractère déterminant dans le champ social, n’est jamais déniée ni absente (en tant que catégorie précisément déterminante). Mais, justement, la mise en scène est si exacte que le processus critique qui consiste à souligner ou à situer en dernière instance l’un de ces éléments, dans le but d’« analyser » le sujet Dante (ou à l’inverse d’exalter la perspicacité « quasi freudienne » du penseur Dante), dans le but de révéler en son texte l’« idéologie de la cité communale » (ou à l’inverse de démontrer que la « Weltanschauung de Dante ne peut être liée entièrement à une classe déterminée »*) finit par étaler surtout les présupposés théoriques de qui les emploie, et la hâte légèrement scolaire à proposer de nouveaux champs d’application aux concepts en cours.

    Il est frappant d’ailleurs qu’en aucun des deux cas — lecture psychanalytique, lecture marxiste, qu’elles s’effectuent de façon sauvage, ou finement différenciée — ne se produit dans la rencontre un effet de scandale : pudeur offensée d’un texte agressé par des instruments qu’il refuserait, dont il aurait une sorte d’horreur intime ; justement ils sont là eux aussi, quelque part dans le texte, ces outils agressifs. Ils sont là, mais ils ne détiennent pas le secret de l’énigme.

    En fait l’obscurité et la difficulté de Dante pourraient être formulés ainsi : trop vaste, trop clair — mais clair dans un sens actif, et jusqu’à l’extrême limite : lumineux, éblouissant, aveuglant. En d’autres termes, un tel texte ne saurait être réduit à une interprétation, parce qu’il est lui-même mouvement d’interprétation incessant, au plus près — le plus au fait — des mécanismes derniers de déchiffrement.

    Et c’est pourquoi, de même qu’il déborde toute méthode globale d’analyse, de même il accueille sans embarras toutes les approches qui se prétendent élucidation d’un secret : le langage de la Divine Comédie et de la Vita Nuova vu comme langage chiffré — Dante caché dans la lettre comme Fidèle d’Amour, comme gibelin militant, comme templier, alchimiste, manichéen, etc. Pourquoi pas, puisqu’en chacune de ces sectes ou activités secrètes s’exercent une notion du symbolisme et une pratique de la polysémie que Dante explicitement poursuit. Chacun de ces « secrets », ou feuillets d’interprétation, pris à sa mesure, trouve son point d’application, est « vrai » à sa manière. Seulement, chacun se fige sur son explication, alors que Dante met tout chiffre et toute « explication » en communication immédiate avec un autre chiffre et une autre explication, de façon circulaire et renvoyant à l’énigme plus centrale et fuyante qu’il poursuit faisant dès lors apparaître les solutions et définitions diverses pour ce qu’elles sont : des crispations locales d’un imaginaire ou d’une idéologie donnés.

    Paradoxalement, puisque peu de textes littéraires peuvent être dits aussi fortement affirmatifs que la Comédie ; mais, précisément, il ne s’agit pas d’affirmation « locale ». Ce qui est ici en jeu est une affirmation généralisée, une affirmation en quelque sorte à l’état pur. Paradoxalement, puisque des conditionnements puissants et localisés, ceux par exemple qui sous-tendent les différentes formes du christianisme médiéval, en ce cas fortement structuré, enserrent vigoureusement le texte, et puisque la conscience critique de Dante écrivain, qui frappe tousses modernes exégètes, ne cesse de définir strictement ses buts — but de chaque œuvre, de la Vita Nuova à la Monarchie, à la Comédie — et but de l’œuvre dans son ensemble : « la fin du tout et de la partie est de retirer de l’état de misère les vivants dans cette vie et de les conduire à l’état de félicité ».**



    Jacqueline Risset, « Énigme » in Dante écrivain ou l’Intelletto d’amore, Éditions du Seuil, Collection « Fiction & Cie », 1982, pp. 9-10-11-12.




    __________________________________
    * Leonid M.Baktin, Dante e la Società italiana del Trecento, Bari, De Donato, 1970, page 215.
    ** De l’Epître à Can Grande della Scala, où Dante dédie le Paradis au seigneur de Vérone, et lui explique le but de toute l’œuvre.






    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    Delacroix, La Barque de Dante
    → (dans la galerie Visages de femmes de Terres de femmes)
    Jacqueline Risset, extrait de l’introduction de L’Enfer de Dante






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  • Gesualdo Bufalino, Musée d’ombres

    Gesualdo Bufalino,
    « Petites estampes des années trente »



    Douceur_dautomne_et_son_grain_damer
    Ph., G.AdC






    PRIMA LICEO


        Amarognola dolcezza d’autunno, quando alle prime folate ottobrine le altalene dondolano vuote nell’orto e l’enfasi del sole si spegne dentro una grigia ceneriera di nuvole… Ora della vacanza non resta che un rullino di pose bruciate, dove il viso di lei è un barbaglio appena. E somiglia a un odore di pioggia l’odore dei libri intonsi sul tavolo, benché prometta reami e isole da visitare, piene di forzieri e di scheletri, come quelle dei pirati. Ma domani, dicono, una compagna nuova verrà, che parla in italiano, e non porta grembiule, e veste a colori. Dicono che dà del tu subito a tutti. Chissà se è vero.





    L’ENTRÉE EN PREMIÈRE


        Douceur d’automne et son grain d’amertume, quand sous les premières rafales d’octobre les balançoires se balancent vides au jardin et quand l’emphase du soleil s’éteint, prise en un cendrier de nuages gris. Des vacances à présent seul demeure un rouleau de clichés brûlés gardant d’elle son visage… à peine un éblouissement. Et c’est à une odeur de pluie que ressemble l’odeur sur la table des livres non coupés, bien qu’elle promette des royaumes et des îles à visiter, pleines de coffres et de squelettes, tout comme celles des pirates. Mais demain, dit-on, une nouvelle compagne nous viendra, qui parle en italien, ne porte pas la blouse et s’habille de couleur. On dit qu’elle tutoie d’emblée chacun. Qui sait si c’est vrai.


    Gesualdo Bufalino, « Petites estampes des années trente », Musée d’ombres [Museo d’ombre, Palermo, Sellerio, 1982], Cahiers de l’Hôtel de Galliffet, Textes/Testi, XVIII, Edizioni dell’Istituto Italiano di Cultura, Paris, 2008, pp. 142-143. Traduit de l’italien par André Lentin et Stefano Mangano.






    Musee_d_ombre








        « Musée d’ombres de Gesualdo Bufalino est un inventaire de métiers disparus, de lieux de mémoire, de locutions tombées en désuétude et de vieilles « estampes » qui miment la vie d’une bourgade de la Sicile ionienne, Comiso, telle qu’elle se déroulait dans les années trente. […]
        Bufalino est un lecteur solitaire, un sédentaire solfiant des mémoires et qui, en voyage en une chambre fermée, d’un claquement de doigts exorcise un instant le temps et la mort et, d’une conjuration, ramène en vie, entre les évanescences d’une lanterne magique et d’un théâtre d’ombres, les « cires perdues » […] d’une communauté disparue. » (Salvatore Silvano Nigro, Préface de Musée d’ombres).



    ■ Gesualdo Bufalino
    sur Terres de femmes

    Paese (+ notice bio-bibliographique)


    ■ Voir aussi ▼

    → (sur it.Wikipedia)
    un article (en italien) sur Gesualdo Bufalino



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  • Corse_3 Monique Pietri, Marie-Ange Sebasti, Bastia à fleur d’eau

    Topique : Bastia

    «  Poésie d’un jour  »



    Bastia_fleur_deau







    BASTIA À FLEUR D’EAU



    Terre étroite, éclatante
    obstinée
    jusqu’à ses bords extrêmes

    d’où je déloge sans crier gare
    tous les navires


    Marie-Ange Sebasti, Bastia à fleur d’eau, photos de Monique Pietri, JA éditeur, Collection La marque d’eau, 2008, page 9. Préface de Marie-Jean Vinciguerra.




    Tarra stretta, rilucenta
    muvrogna
    sinu à li so limiti stremi
    Da duva diloghju senza mancu briunà
    tutti li navi


    Traduction inédite de Nurbertu Paganelli




    Achemine la nasse des mots
    vers l’autre versant du silence

    sans te retourner sur la veille
    sans craindre la rumeur hâtive
    du port d’attache


    id., p. 11.




    Incamina la nassula di li parolli
    versu l’altru pughjali di u silenziu

    senza vultati versu l’arimani
    senza tema u scarafaghju affuriatu
    di lu to portu


    Traduction inédite de Nurbertu Paganelli




    L’envers du monde nous importait
    quand les toits déversaient
    dans le port ébahi
    toutes les malles de nos greniers

    bruissant de lettres inouïes


    id., p. 14.




    L’inversu di lu mondu ci impurtaia
    quand’è li tetti sbarsaiani
    in lu portu stùpitu
    tutti sti valisgioni di li nosci suladia

    fremendu di letari incridibuli


    Traduction inédite de Nurbertu Paganelli




    Certains voudront jeter
    aux quatre vents

    la chronique indiscrète
    de nos affrontements

    les pages secrètes
    de nos connivences

    fermer à temps tous nos volets
    à leur approche !


    id., page 16.



    Les oiseaux migrateurs
    ont fait escale sans savoir

    qu’ils ne partiront plus
    et tournoieront infiniment

    imbus de nouvelles couleurs

    id., page 35.





    ■ Marie-Ange Sebasti
    sur Terres de femmes

    → une fiche bio-bibliographique [BIO-BIBLIO] sur Marie-Ange Sebasti
    → une petite anthologie poétique de
    Marie-Ange Sebasti
    Rue natale (extrait de La Caravane de l’orage)
    Cette parcelle inépuisable (note de lecture d’AP)
    Demain (extrait de Marges arides)
    → « 
    Notre héritage n’est pas forteresse »
    [On voudrait partager sans parole] (extrait de La Connivence du marchand de couleurs)
    Parlemente (extrait de La Porte des lagunes)
    Plage d’encre (extrait de Haute plage)
    Quand les îles pouffent de rire (extrait de Presque une île)
    [Un chemin de silence a gonflé ton chargement de mots] (extrait de Cette parcelle inépuisable)
    Une petite vieille en noir (extrait de Paroles pour une île)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Ils étaient partis
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Marie-Ange Sebasti (+ un extrait de Paroles pour une île et de Corse, dans le chalut des jours)
    → (avec Monique Pietri)
    Villes éphémères (note de lecture)
    → (avec Monique Pietri)
    Garder infatigablement les yeux ouverts (extrait de Villes éphémères)



    ■ Voir aussi ▼

    → le
    site de Monique Pietri





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