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  • 28 mai 1990 | Mort de Giorgio Manganelli

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 28 mai 1990 meurt à Rome Giorgio Manganelli.






    Image, G.AdC
    Giorgio_manganelli    Écrivain majeur de l’Italie contemporaine, poète, essayiste, romancier, traducteur, « maître de l’ironie sarcastique », Giorgio Manganelli est né à Milan le 15 novembre 1922. Connu pour ses nombreuses traductions ― celle de l’œuvre de T.S. Eliot, parue en 1952, celle de l’œuvre complète d’Edgar Poe parue en 1982 ―, Giorgio Manganelli est l’auteur d’essais rassemblés dans Littérature comme mensonge/La letteratura come menzogna, publié en 1967, Angoscie di stile (1981) et Laboriose inezie (1986). Pour Giorgio Manganelli, théoricien du désengagement, la littérature est « asiociabilité, provocation, mystification » et le langage, seule visée de l’écrivain. Quant à sa production poétique, peu connue du grand public, elle a été publiée il y a peu (juillet 2006) par Daniele Picini chez Crocetti.

        Dernier écrit de Manganelli, publié par Adelphi en 1991, Le Marécage définitif offre la « vision étincelante » d’un lieu frontière, « suprêmement dangereux », « répugnant et attirant » où se déroule l’aventure solitaire d’un narrateur et de son cheval. Un lieu énigmatique, « mystérieuse et taciturne patrie » du visionnaire que fut Giorgio Manganelli.






    EXTRAIT du MARÉCAGE DÉFINITIF


        Je chemine à présent, avec la chevalinité à mon côté, en un lieu obscur, une sylve, et ce n’est pas le marécage. Je regarde avec méfiance la chevalinité, et je lui demande où elle m’a conduit. Sa réponse est vague, dénuée de sens, et semble faire allusion à un lieu où je ne trouverai ni eau ni boue. « Tu ne voudras pas me conduire aux volcans ? » dis-je ; la chevalinité rit, et le rire de sa bouche, qui devrait être énorme, a quelque chose d’aimable, une grâce insidieuse ; de nouveau je sens que, à condition de ne pas abandonner la chevalinité ou de ne pas être abandonné d’elle, je suis prêt à en accueillir en moi, dans ma vie, toutes les dégradations les plus inguérissables. La chevalinité, pensé-je à présent, sait sûrement si le roi des volcans existe et s’il est amical à mon égard. Je me tourne vers la bête et je suis sur le point de lui poser la question quand je m’aperçois qu’elle porte sur la tête une minuscule couronne. Je m’étonne non pas tant de la couronne que de sa petitesse, comme si elle coiffait quelque chose de minuscule à l’intérieur de la chevalinité, quelque chose d’enfantin, et voici qu’elle sourit, une abstraction sourit, et peut-être cette abstraction est-elle le roi, l’associé, le dyarque qui m’a été assigné pour compléter la phrase grammaticalement fautive, l’anacoluthe de mon destin. Est-il possible que j’aie toujours été avec mon bien-aimé dyarque, et qu’il se soit travesti si astucieusement qu’il ne m’a jamais été permis de le reconnaître ? Mais en vérité je ne le reconnais pas même à présent, je marche à côté de la robuste chevalinité, l’abstraction qui ne craint pas le marais marécageux, et je m’aperçois seulement maintenant que la robustesse même est une partie de l’abstraction, la chevalinité renferme des petitesses que je voudrais retirer de leur écrin. Qu’il est étrange de dire « sylve », d’employer un mot si féerique et si courtisan, mais cette sylve est à son tour très féerique, et courtisane en ceci que c’est justement le genre de forêt où les filles de roi, ou les rois eux-mêmes, quand ils sont très jeunes, aiment à se perdre, et c’est ici que se cachent des murs démolis de palais royaux, sur les portes desquels est clouée la tête d’un cheval décapité, tué pour que de ses entrailles sorte l’âme royale, prophétique, omnisciente.


    Giorgio Manganelli, Le Marécage définitif [La palude definitiva, 1991], Le Promeneur, Éditions Gallimard, 2000, pp. 92-93. Traduit de l’italien par Dominique Férault.






    Manganelli
    Source



    In morte di Giorgio Manganelli, 28 maggio 1990

    I



    Piangere il vento della giovinezza
    o mio primo stendardo di cultura
    al tutto che diviene e che si annienta
    ritrovare il tuo volto solamente.
    Sei più vivo ora,
    la tua morte è si potente che somiglia a un mito
    e ne siamo sconvolti.
    Quante porte blindate, Amore, hai chiuso sul destino.



    Alda Merini, Vuoto d’amore, Collezione di poesia 224, Giulio Einaudi Editore, 1991 ; rééd. 2006, p. 86.





    Pleurer le vent de la jeunesse
    ô ma première bannière de culture
    au tout qui advient et qui s’anéantit
    retrouver ton seul visage.
    Tu es plus vivant maintenant,
    ta mort est si puissante qu’elle ressemble à un mythe
    et nous en sommes bouleversés.
    Combien de portes blindées, Amore, as-tu fermées sur le destin.



    Traduction inédite d’Angèle Paoli





    ■ Giorgio Manganelli
    sur Terres de femmes

    Scrivi, scrivi (poème)





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  • 26-27 mai 1853 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet

    Éphéméride culturelle à rebours



    Louise Colet et Gustave Flaubert  par Charles Hobson
    Source







    [Croisset], nuit du jeudi, I heure, [26-27 mai 1853.]



    Je ferais mieux de continuer à travailler et de t’écrire demain, car je suis ce soir fort animé et dans un grand rut littéraire. Mais comme demain il peut revenir, cela me remettrait trop loin (au plaisir que me font tes lettres, je pense que tu dois bien fort aimer les miennes). Et puis il faut se méfier de ces grands échauffements. Si l’on a alors la vue longue, on l’a souvent trouble. Le bon de ces états-là, c’est qu’ils retrempent et vous infusent dans la plume un sang plus jeune. On a dans la tête toutes sortes de floraisons printanières qui ne durent pas plus que les lilas, qu’une nuit flétrit, mais qui sentent si bon ! As-tu senti quelquefois comme un grand soleil qui venait du fond de toi-même et t’éblouissait ? […]

    Eh bien, oui, je deviens aristocrate, aristocrate enragé ! Sans que j’aie, Dieu merci, jamais souffert des hommes et [bien] que la vie, pour moi, n’ait pas manqué de coussins où je me calais dans des coins, en oubliant les autres, je déteste fort mes semblables et ne me sens pas leur semblable. C’est peut-être un monstrueux orgueil, mais le diable m’emporte si je ne me sens pas aussi sympathique pour les poux qui rongent un gueux que pour le gueux. Je suis sûr d’ailleurs que les hommes ne sont pas plus frères les uns aux autres que les feuilles des bois ne sont pareilles : elles se tourmentent ensemble, voilà tout. Ne sommes-nous pas faits avec les émanations de l’Univers ? La lumière qui brille dans mon œil a peut-être été prise au foyer de quelque planète encore inconnue, distante d’un milliard de lieues du ventre où le fœtus de mon père s’est formé. Et si les atomes sont infinis et qu’ils passent ainsi dans les Formes comme un fleuve perpétuel roulant entre ses rives, les Pensées, qui donc les retient, qui les lie ? A force quelquefois de regarder un caillou, un animal, un tableau, je me suis senti y entrer. Les communications entr’humaines ne sont pas plus intenses.

    D’où viennent les mélancolies historiques, les sympathies à travers siècles, etc. ? Accrochement de molécules qui tournent, diraient les épicuriens. Oui, mais les molécules de mon corps vivant ne tournent guère, et enfin ce n’est pas parce qu’un imbécile a deux pieds comme moi, au lieu d’en avoir quatre comme un âne, que je me crois obligé de l’aimer ou, tout au moins, de dire que je l’aime et qu’il m’intéresse.

    Il fut un temps où le patriotisme s’étendait à la cité. Puis le sentiment, peu à peu, s’est élargi avec le territoire (à l’inverse des culottes : c’est d’abord le ventre qui grossit). Maintenant l’idée de patrie est, Dieu merci, à peu près morte et on en est au socialisme, à l’humanitarisme (si l’on peut [s’]exprimer ainsi). Je crois que plus tard on reconnaîtra que l’amour de l’humanité est quelque chose d’aussi piètre que l’amour de Dieu. On aimera le Juste en soi, pour soi, le Beau pour le beau. Le comble de la civilisation sera de n’avoir besoin d’aucun bon sentiment, [ou] ce qui s’appelle [ainsi]. Les sacrifices seront inutiles ; mais il faudra pourtant toujours un peu de gendarmes ! Je dis là de grandes bêtises, mais pourtant le seul enseignement à tirer du régime actuel (basé sur le joli mot vox populi vox Dei) est que l’idée du peuple est aussi usée que celle du roi. Que l’on mette donc ensemble la blouse du travailleur avec la pourpre du monarque, et qu’on me les jette de compagnie toutes deux aux latrines pour y cacher conjointement leurs taches de sang et de boue ; elles en sont raides.

    Adieu, comme il est tard ! Je t’embrasse partout, du cœur et du corps, toi avec qui je me fonds et me confonds. Aussi je signe toujours de ce seul mot.
        Ton



    Gustave Flaubert, « Lettre du 26-27 mai 1853 » [extrait], Correspondance, in Œuvres complètes, vol. 13 [1850-1859], Paris, Club de l’honnête homme, 1974-1976, pp. 345-348.





    ■ Gustave Flaubert
    sur Terres de femmes

    12 décembre 1821 | Naissance de Gustave Flaubert
    4 janvier 1839 | Flaubert, Les Mémoires d’un fou
    23 août 1846 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet
    10 février 1851 | Lettre de Flaubert à Louis Bouilhet (Lettres de Grèce)
    19 septembre 1852 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet
    16 décembre 1852 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet
    26 janvier 1861 | Lettre de Gustave Flaubert à Jules Michelet
    18 janvier 1862 | Lettre de Gustave Flaubert à Mademoiselle Leroyer de Chantepie
    7 avril 1872 | Lettre de Gustave Flaubert à Laure de Maupassant
    9 avril 1872 | Lettre de George Sand à Gustave Flaubert
    19 juin 1876 | Lettre de Gustave Flaubert à Edma Roger des Genettes
    8 mai 1880 | Mort de Gustave Flaubert (+ extrait de Madame Bovary et d’Un cœur simple)






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  • Rencontre inédite autour de Charles Juliet


    Juliet






    ATTENTIVEMENT CHARLES JULIET



        J’ai entre les mains l’ouvrage que m’a récemment fait parvenir Marie-Thérèse Peyrin : Attentivement Charles Juliet. Je remercie Marie-Thérèse, grande prêtresse de « l’incitation poétique », de m’avoir offert ce livre de passion, témoignage de belle et précieuse amitié.

        Coédité par l’association lyonnaise « La Cause des Causeuses » et J A Éditeur, cet ouvrage rassemble « lettres, croquis et peintures dédiés à Charles Juliet ». Ces « Lettres d’Ami(e)s » ont été collectées à l’occasion du 10e Printemps des Poètes à Lyon. Les lettres adressées à Charles Juliet par les 47 auteurs, poètes et amis réunis dans cet ouvrage, sont un écho parfaitement synchrone avec le thème de l’Éloge de l’autre, proposé par Jean-Pierre Siméon. Lettres émouvantes ― écrites parfois sous forme de poèmes ―, vibrantes de vérité pudique, hommage à l’écrivain et à l’homme « rassurant » qu’est Charles Juliet. Un alchimiste et « sourcier », à qui ses lecteurs doivent beaucoup.

         Ainsi témoigne Paul Otchakovsky-Laurens qui écrit :

         « Qu’il s’agisse de ta poésie, lapidaire, mais chaque pierre y est comme taillée pour y être encore plus pierre que la plus pierre des pierres ― et pourtant ces pierres diffusent, rayonnent, irradient; qu’il s’agisse de tes fictions, roman, nouvelles, récits, rencontres dont l’économie de moyens et tout à la fois la force dramatique restent inatteignables; qu’il s’agisse de tes journaux qui, pour avoir gagné ligne après ligne cette sérénité vers quoi ils tendaient n’en demeurent pas moins empreints de la gravité qui en marquait les premières pages : ton œuvre entière m’est un insistant mais amical rappel à l’ordre. Je pense qu’elle est présente à chacun des moments de ma vie, et particulièrement à l’heure des choix. » (pp. 107-108.)

         Ou encore Jean-Pierre (Jean-Pierre Siméon) dans cette lettre adressée à Charles Juliet :

    Mon cher Charles,

        « AUJOURD’HUI en Auvergne le ciel est peint d’un gris discontinu, mouvant, dynamique qui s’ouvre parfois sur l’au-delà d’un bleu fragile mais têtu : on dirait un Bram Van Velde. N’est-ce pas le décor qu’il faut pour t’écrire ?
         Au fait, c’est mieux qu’un décor : ce bleu modeste mais sûr, cette clarté qu’incessamment dérobe l’épaisseur des nuages, voilà peut-être par coïncidence l’image juste de ce qui aimante ton travail d’écrivain. Je devrais dire : ton travail d’homme.
        Oui, il faut dire : ton travail d’écrivain qui est ton travail d’homme, parce que c’est dans cette exacte équivalence, rarement prouvée par ailleurs dans ce qu’on nomme le champ littéraire, que réside à mes yeux la singularité précieuse de ton œuvre. » (p. 138.)

         Un bel ouvrage attachant que celui qu’a réalisé Marie-Thérèse Peyrin. Ouvrage de partage, généreux et attentif à l’autre, à tous les autres, connus et moins connus, rassemblés autour de la présence chaleureuse de Charles Juliet. Joël Vernet, François Bon, Jean-Gabriel Cosculluella, Marie-Ange Sebasti, Anne Lauricella, Marie Morel, Véronique Morin… Et Tanguy Dohollau pour les dessins, Fanny Batt, Bobi and Bobi, Jean-Yves Pennec, Emmanuelle Rey, Anik Vinay pour les peintures. Guylaine Carrot, Rajak Ohanian, Sylva Villerot pour les photos.

        Avec, en exergue, un poème de Guillevic. Et en postface, un poème de Marie-Thérèse Peyrin elle-même :

    « tes mains
    pleines
    débordantes


    tes mains où s’enracine le chant fécond de l’autre source
    l’onctueuse                           pulsatile                           « l’intacte »

    au seuil de toute offrande
    à l’aval de toute coulure lumineuse
    abouchée à nos paumes rouvertes
    à nos lèvres débridées

    nos vies enfin debout

    renouvelées

    nos vies sauves…


    au long de tant de jours et d’aléas,
    grand bonheur, mon cher Charles, à croiser si souvent ton chemin… »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    CHARLES JULIET


    Charles Juliet
    Source




    ■ Charles Juliet
    sur Terres de femmes


    En surface
    ma hâte
    [Rien ne s’annonce]
    25 octobre 1964 | Première rencontre Charles Juliet-Bram Van Velde
    22 décembre 1989 | Charles Juliet, L’Autre Faim, Journal V
    3 septembre 1990 | Charles Juliet, L’Autre Faim, Journal V
    15 septembre 1990 | Charles Juliet, L’Autre Faim, Journal V




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Dailymotion) Charles Juliet :
    L’exultation calme (vidéo)
    Charles Juliet, attentivement (site dédié à l’oeuvre de Charles Juliet)





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  • 24 mai 1899 | Naissance de Henri Michaux

    Éphéméride culturelle à rebours

    Le 24 mai 1899 naît à Namur
    Henri Michaux.







    Lavis Qing
    Fragments de lavis Qing,
    cité-demeure de la famille Wang,

    Pingyao, Xian (Province du Shanxi)

    Ph., G.AdC, mai 2008






    Passage.

    Le goût de cacher l’a emporté. La réserve, la prudence l’a emporté, la retenue naturelle, l’instinctive tendance chinoise à effacer ses traces, à éviter de se trouver à découvert.

    Le plaisir de tenir caché l’a emporté. Ainsi l’écrit désormais à l’abri, secret ; secret entre initiés.

    Secret difficile, long, coûteux à partager, secret pour faire partie d’une société à l’intérieur d’une société. Cercle qui, des siècles et des siècles durant, va demeurer au pouvoir. Oligarchie des subtils.


    Le plaisir d’abstraire l’a emporté.

    Le pinceau permit le pas, le papier facilita le passage.

    Le   réel   originel,   le concret   et  les signes  qui  en   étaient   proches,   on pouvait dès lors commodément s’en abstraire, abstraire, aller vite, vite par brusques traits glissant sans résistance sur le papier, permettant une autre façon d’être chinois.

    S’abstraire l’avait emporté.

    Être mandarin l’avait emporté.


    Disparus, les archaïques caractères qui émouvaient le cœur. Disparus les signes sensibles qui comblaient leurs inventeurs, qui émerveillèrent leurs premiers lecteurs.

    Disparue la vénération, la naïveté, la poésie première, la tendresse dans la surprise de l’originelle « rencontre », disparu le tracé encore « pieux », la calme coulée. (Intellectuels absents et leurs tracés vifs, encore à venir, leurs tracés d’intellectuels… de scribes).

    Coupés les ponts avec l’origine…

    D’abord modifiés avec prudence, dans le naissant irrespect et la joie de voir que « ça marchait », qu’on suivait toujours…

    Emportés par l’entraînante impudence de la recherche, les inventeurs ― ceux d’un deuxième temps ― apprirent à détacher le signe de son modèle (à tâtons le déformant, sans oser encore carrément couper ce qui lie la forme à l’être, le cordon ombilical de la ressemblance) et ainsi se détachèrent eux-mêmes, ayant rejeté le sacré de la première relation « écrit-objet ».

    La relation à l’écriture reculait. L’irréligion d’écriture commençait.





    Henri Michaux, Affrontements, Éditions Gallimard, Hors Série Littérature, 1986, pp. 79-81-83.



    HENRI MICHAUX


    Henri Michaux
    Source




    ■ Henri Michaux
    sur Terres de femmes


    28 décembre 1927 | Henri Michaux embarque pour l’Équateur
    Mes Propriétés (extrait)
    3 juin 1937 | Première exposition Michaux
    12 février 1965 | Rétrospective Henri Michaux
    19 octobre 1984 | Mort de Henri Michaux
    La Ralentie





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  • 23 mai 1908 | Naissance d’Annemarie Schwarzenbach

    Éphéméride culturelle à rebours

    Topique : Voyage et récits de voyage



    Il y a cent neuf ans, le 23 mai 1908, naissait à Zurich Annemarie Minna Renée Schwarzenbach. Archéologue, voyageuse, journaliste, photographe, Annemarie Schwarzenbach est l’auteur de nombreux ouvrages, récits de voyages pour la plupart. De l’épopée afghane (6 juin 1939 – janvier 1940) partagée avec Ella Maillart, elle a rapporté Où est la terre des promesses ? et de très nombreuses photos (voir ci-dessous).








    Schwarzenbach
    Source







    DEUX FEMMES SEULES EN AFGHANISTAN


    Deux femmes parties seules sur les routes !

    « Comment avez-vous pu voyager ? Comment vous êtes-vous procuré à manger ? Où avez-vous dormi ? N’avez-vous jamais eu d’ennuis ? »

    Ce sont toujours les mêmes questions depuis que nous avons franchi la fameuse passe de Khyber et sommes parvenues aux colonies anglaises bien protégées de l’Inde. Et si, conformément à la vérité, nous répondons que nous nous sommes senties chez nos amis afghans aussi en sécurité que dans le sein d’Abraham, nous nous heurtons au sourire sceptique d’un Anglais ou à l’admiration mêlée d’indulgence de ceux qui n’ont jamais voyagé sans emporter avec eux un repas froid soigneusement préparé dans leur tiffinbox, une douzaine de bouteilles de bière bien au frais, et un boy à côté du chauffeur qui leur fait couler leur bain le soir et repasse leur chemise de smoking. Car les Britanniques sont la nation la plus conservatrice de la planète. Il leur est tout bonnement impossible d’oublier qu’il y a un siècle les tribus sauvages des montagnes afghanes ont infligé plusieurs défaites aux troupes anglaises venues d’Inde ; elles ont attaqué l’armée complètement affaiblie, alors qu’elle opérait une retraite désespérée en direction de la passe de Khyber, et l’ont si cruellement massacrée que cet événement est considéré aujourd’hui encore comme l’une des plus grandes catastrophes subies par l’Empire britannique. À cela s’ajoute qu’entre la province frontière du Nord administrée par l’Angleterre et la zone de souveraineté afghane se trouve un no man’s land appelé territoire tribal parce que les Mohmands, Shinwaris ou Waziris, hommes belliqueux et passionnément démocrates, n’y sont soumis à aucune loi en dehors de la leur. Et même s’ils garantissent la sécurité de la route du Khyber ― du lever au coucher du soleil, aucun coup de feu ne doit y être tiré, chacun devant pouvoir voyager sans être inquiété ―, les autorités anglaises pensent qu’aucune femme ne doit franchir la passe sans être accompagnée d’un gentleman. De l’autre côté du Tribal Territory commence en effet l’Afghanistan, le pays d’origine de ces mêmes tribus insoumises et guerrières ou de tribus apparentées. Quoi de plus naturel pour un Anglais, donc, de supposer que ce pays mystérieux et sauvage est, au moins au sens britannique du terme, non civilisé, dangereux ?

    Pourtant nous avons voyagé seules, sans boy ni chauffeur, et même sans gentleman. Nous n’avions emporté ni bouteilles de bière fraîche ni armes à feu, nous comprenions à peine quelques bribes de persan. Nous avions également renoncé à prendre un interprète. Jamais on ne nous a demandé un passeport, jamais on ne nous a réclamé les papiers de notre Ford immatriculée dans les Grisons. On n’a pas vérifié le montant de nos devises et on ne nous a pas fait payer de taxe pour un poste de radio qui ne fonctionnait d’ailleurs plus depuis longtemps. Certes, dans un trou complètement perdu, on s’est renseigné pour savoir si nous n’étions pas originaires du Japon, mais ça n’était vraiment pas méchant.


    Annemarie Schwarzenbach, Où est la terre des Promesses ?, avec Ella Maillart en Afghanistan (1939-1940), Petite Bibliothèque Payot, 2004, pp. 137-138-139. Traduit de l’allemand (Suisse) par Dominique Laure Miermont.





    ANNEMARIE  SCHWARZENBACH


    Annemarie_schwarzenbach_2
    Source




    ■ Annemarie Schwarzenbach
    sur Terres de femmes

    3 décembre 1933 | Annemarie Schwarzenbach, Konya
    7 février 1934 | Annemarie Schwarzenbach à Bagdad
    19 août 1934 | Annemarie Schwarzenbach, Lettre à Claude Bourdet
    16 décembre 1934 | Lettre d’Annemarie Schwarzenbach à Claude Bourdet
    La Mort en Perse (note de lecture)
    Melania G. Mazzucco | Lei così amata (note de lecture)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la Bibliothèque nationale suisse) une
    sélection du reportage photographique d’Annemarie Schwarzenbach en Asie (Perse-Afghanistan-Inde)
    → (sur swissinfo.ch)
    une galerie photo consacrée à Annemarie Schwarzenbach
    → (sur Les Carnets d’Eucharis)
    Annemarie Schwarzenbach, La Quête du réel (une lecture de Nathalie Riera)
    → (sur Terres de femmes)
    22-23 juillet 1935 | Oasis interdites d’Ella Maillart





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  • 22 mai 1949 | Mort de Klaus Mann

    Éphéméride culturelle à rebours








        Le 22 mai 1949, Klaus Mann ― malade et désargenté ― se donne la mort dans une chambre de la pension de famille (« Pavillon de Madrid ») où il séjourne à Cannes. Né à Munich le 18 novembre 1906, Klaus Mann est le fils aîné de l’écrivain allemand Thomas Mann et de Katia Pringsheim. Il est l’auteur de nouvelles ― Devant la vie (1925) ―, et de nombreux romans : Alexandre (1929), Symphonie Pathétique (1935), Méphisto (1936), Le Volcan (1939). Klaus Mann est également l’auteur d’une autobiographie ― Le Tournant, compte rendu d’une vie ― parue en 1952.

        En 1926, tout juste âgé de dix-neuf ans, Klaus Mann publie La Danse pieuse, sous-titré « Livre d’aventures d’une jeunesse ». « Considéré comme le premier roman ouvertement homosexuel de la littérature allemande », La Danse pieuse fait scandale. Assimilé au jeune peintre Andréas (qui court les bars homosexuels dans les bas quartiers de Berlin et de Hambourg), l’auteur y apparaît comme le parangon de toute une génération.





    Otto_dix
    Otto Dix, Les Noctambules, 1927-1928.
    Volet central du triptyque
    Großstadt.
    Kunstmuseum, Stuttgart.







    EXTRAIT de LA DANSE PIEUSE


    V



        Andréas rêvait devant la photo de Niels.
        Il avait l’impression de retrouver dans le calme de ce visage tout ce qu’il y avait eu en lui de rêve, de pressentiments, de pensées, et il songeait que toute la tristesse et la chaste félicité de toutes les créatures étaient devenues ce corps. Et il ne savait pas que cela s’appelle « aimer ». Il ne savait pas qu’aimer une voix, c’était entendre et comprendre en une seule voix toutes les mélodies. Il avait vu l’herbe et les arbres comme pour la première fois lorsqu’il avait fait connaissance de ce garçon.
        Andréas s’abandonnait tout entier à cet amour qu’il ne ressentait pas comme une confusion. Il ne lui venait pas à l’esprit de le renier devant lui-même, de le combattre comme une « dégénérescence » ou « maladie ». Ces mots touchaient si peu la vérité, ils venaient d’un autre monde. Il approuvait absolument cet amour, il le louait comme tout ce que Dieu donne et dispose, et peu importait que cela fût facile ou difficile à supporter.
        Pendant de longues heures, ses yeux se perdaient dans ce visage humain qui lui était étranger comme aucun autre, qui lui était tout aussi familier. Il avait à la fin l’impression d’y reconnaître son propre visage. Sa solitude personnelle résonnait mystérieusement de la solitude de ce visage. C’était la même plainte que dans le regard détourné de l’apatride. C’était le regard de l’étranger.
        On aimait la vie dans sa splendeur énigmatique et chatoyante, et l’amour de la vie se condensait dans l’amour du corps humain. Les êtres ne pouvaient cependant jamais ne faire qu’un avec le corps aimé, ils devaient toujours rester des étrangers dans cette vie immense où leur passion était destinée à se dissoudre.
        C’était à cette heure la révélation du jeune garçon qui avait cherché la mort et qui, sur l’ordre d’une voix, était parti pour chercher l’innocence de la vie. Et il était resté assis devant cette photo. Ce visage étranger et tant aimé reculait pourtant et devenait insaisissable dans son silence.
        Au fond, le coeur d’Andréas comprenait déjà que cela avait été une aventure ― la plus merveilleuse, la plus riche de sa vie ― et que c’était déjà passé. Il ne voulait cependant pas se l’avouer à lui-même. Il osait à peine se dire qu’il devait continuer sa quête.
         Alors monta en lui ce sourire qui lui avait été donné en dot pour faire face à la détresse, ce sourire qui lui était toujours venu, qui était toujours vainqueur aux pires moments et qui, à la fin, « savait toujours tout mieux que quiconque ».
        Ce sourire comprenait que l’union avec le corps aimé ne nous est jamais donnée, que l’homme est solitaire pour l’éternité. Il restait donc cet amour qui avait renoncé à la possession du corps du bien-aimé, cet amour assez grand pour aider peut-être l’aimé dans sa solitude. C’était plus que l’on ne pouvait dire.
        Ce fut son meilleur rêve, le plus profondément intime. La tendresse était en lui comme de la musique.
        Il fallait donc trouver un garçon à qui l’on pût tout donner sans le posséder, que l’on pût aider, à qui l’on pouvait rester fidèle jusqu’à la mort sans rien lui demander. Tel était le mirage, le rêve de sa tendresse ivre qui apportait un sens et une grande réponse à son amour incompris, aider cet amant éternellement étranger, rester près de lui jusqu’à la mort. On pouvait alors accueillir dans la joie l’heure dernière et mystérieuse. Ç’aurait été beau, malgré tout.
        Ce visage s’évanouissait. Il fallait donc continuer la quête.
        Comme s’il avait cependant tout oublié, comme s’il n’avait au fond rien compris, il posa soudain son visage contre le verre froid de la photographie, comme si ce baiser avait été un délicieux substitut pour tout le reste.


    Klaus Mann, La Danse pieuse, Éditions Grasset, 1993, pp. 220, 221, 222.



    Signature_de_klaus_mann





    ■ Klaus Mann
    sur Terres de femmes

    31 décembre 1927 | Klaus Mann, « Rhapsody in Blue »
    14 septembre 1940 | Klaus Mann, Le Tournant, Histoire d’une vie
    22 octobre 1942 | Klaus Mann, Journal





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  • René Daumal | La Seule

    «  Poésie d’un jour  »



    Au_carrefour_martel_de_la_lune
    Ph., G.AdC







    LA SEULE


    Je connais déjà ta saveur
    je connais l’odeur de ta main
    maîtresse de la peur,
    maîtresse de la fin.

    J’ai touché déjà tes os
    à travers ta chair sans âge
    pétrie d’insectes millénaires
    et de calices de fleurs futures.

    J’ai dormi depuis les déluges, j’ai dormi
    au fond de toi, sur ton épaule, j’ai dormi sans nom
    ― ta poitrine n’a pas changé
    l’air de la vie n’a plus le nerf de m’éveiller ―
    ne me nomme jamais, ne me réveille pas,
    tes poumons immobiles ont désappris aux miens
    à respirer le souffle faible de ce monde,

    le mourant ! car il agonise dans les trompettes,
    les pluies battantes, et qu’il crève, le géant faible,
    monde vieillard qui s’époumone
    dans le feu pâle auréolant ta tête.
    Cette lueur, ô veilleuse aveugle des morts, pensante
    sans sommeil au fond des rêves
    loin de l’huile de la vie,
    endormeuse, nous avons ensemble ce secret
    que je t’ai pris au carrefour martelé de lune ;
    souviens-toi, tu étais habillée en petite fille,
    tu guettais sur les dalles, la bouche sur ton secret.
    […]


    René Daumal, Le Contre-Ciel [1936], Gallimard, 1955 ; Collection Poésie, 1970, pp. 62-63.





    ■ René Daumal
    sur Terres de femmes

    [Rien ne ressemble…]
    21 mai 1944 | Mort de René Daumal





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  • 20 mai 1960 |
    Palme d’Or pour La dolce vita de Federico Fellini

    Éphéméride culturelle à rebours


    Il y a soixante ans, le 20 mai 1960, Federico Fellini remporte la Palme d’Or du Festival de Cannes avec La dolce vita. Avec Anouk Aimée, Anita Ekberg, Magalie Noël, Alain Cuny, Nadia Gray et Marcello Mastroianni, dans le rôle du chroniqueur Marcello Rubini. Musique de Nino Rota.








    Dolce Vita bande






    LA DOLCE VITA



    Film fétiche de mes années ciné-club, La dolce vita est une plongée dans la vie désabusée de la Rome des années 1960. Marcello (Marcello Mastroianni) promène sa dégaine de journaliste mondain dans la haute société romaine, abîmée dans un ennui métaphysique sans retour. L’occasion pour Fellini d’aborder le thème du « mal de vivre » à partir de séquences juxtaposées et de faire de Rome la « Babylone » de ses rêves, la « vraie star de son film ».

    De la Via Veneto à la Fontaine de Trevi, en passant par les rues des quartiers excentrés ― quartiers riches où se jouent les suicides dont celui, réussi, de l’intellectuel Steiner (Alain Cuny) et de ses deux enfants, quartiers populaires où se nouent les rencontres nocturnes ―, Rome est le personnage principal de ce film. Elle est la grande prostituée irrévérencieuse que le maestro se plaît à montrer dans les moindres détails de sa déréliction. Grandiloquente et désespérée, Rome est la ville des errances de Marcello et des nuits blanches de ses amies, riches amantes névrosées (Magalie Noël, Anouk Aimée) qui jouent avec la mort et Sylvia, star hollywoodienne (Anita Ekberg) en mal de sensations nouvelles.

    La dolce vita s’ouvre sur une scène burlesque : celle de l’arrivée bruyante d’une statue acheminée par la voie des airs. Un Christ ballotté par l’hélicoptère qui tourne en rond au-dessus de la Place Saint-Pierre ! Sous les regards ébahis de starlettes en maillots de bain. Autre arrivée très remarquée, celle de Sylvia, vedette hollywoodienne, accueillie à l’aéroport à grand renfort de paparazzi. Après les scènes dramatiques du suicide manqué d’Emma (Yvonne Fourneaux), maîtresse de Marcello, et l’épisode du cirque où Sylvia se livre à un numéro de danse endiablé, après la scène tendre des déambulations au « petit chat » et la chaude sensualité du bain de minuit improvisé ― Fontaine de Trévi ― par la naïade Sylvia, après le suicide de Steiner et la scène consacrée au père du reporter, vient l’extravagant spogliarello. Exit Sylvia. Place à Nadia (Nadia Gray) pour cette scène troublante, émouvante et terrible. Qui tient le spectateur en haleine au-dessus du vide. Au centre de cette scène, celle que son divorce met au bord du gouffre. Nadia. Nadia improvise une séance de strip-tease. Orchestrée et rythmée par les encouragements des invités vautrés dans les divans et fauteuils du salon où ils sont réunis. Prise dans les entrelacs d’un désespoir sensuel, Nadia se dévêt. À moitié nue, elle poursuit son numéro d’exhibition couchée sur le sol, tandis qu’au-dessus d’elle, les coussins, lancés à pleine volée par une femme en furie, crèvent. Les plumes volent sur les invités, s’accrochent aux corps, s’agrippent aux cheveux, collent aux visages, transformant les fêtards en une gigantesque et grotesque basse-cour. Entre orgie et hystérie, la scène cruelle du « spogliarello » se termine à l’aube avec l’arrivée inopinée du maître de maison. Les invités dégrisés quittent la villa et se rendent sur la plage où gît un énorme cétacé échoué là pendant la nuit. Marcello, désœuvré et blafard, s’éloigne du groupe qu’il laisse à ses divagations. Il rencontre une jeune fille au visage d’ange. Mais il n’emporte d’elle que son sourire, symbole d’une pureté à jamais perdue.

    « Réalisation à la fois flamboyante et subtile », La dolce vita est le meilleur film de Federico Fellini et l’un des grands films de l’Histoire du cinéma.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Federico_fellini__sur_le_tournage_d




    FEDERICO FELLINI


    Federico Fellini
    Source




    ■ Federico Fellini
    sur Terres de femmes


    20 janvier 1920 | Naissance de Federico Fellini
    27 mars 1956 | La Strada, Oscar d’Hollywood




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur YouTube) la
    scène de la Fontaine de Trevi
    → (sur YouTube) la
    scène finale de La dolce vita
    le site de la fondation Fellini (en italien)
    La Fondation Fellini pour le cinéma (Sion, Suisse)





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  • 19 mai 1935 | Mort de Lawrence d’Arabie

    Éphéméride culturelle à rebours



        Le 19 mai 1935 meurt à Bovington, dans le Dorset, l’officier et écrivain britannique Thomas Edward Lawrence, dit Lawrence d’Arabie.






    Colonel_te_lawrence
    Augustus John, Colonel T.E. Lawrence, 1919
    Huile sur toile, 80 x 59,7 cm
    Tate Gallery, Londres.
    Source






    EXTRAIT des SEPT PILIERS DE LA SAGESSE : CHAPITRE I


        Une partie du mal contenu dans mon récit fut peut-être inhérente aux circonstances dans lesquelles nous nous trouvions. Pendant des années, nous avons vécu n’importe comment, les uns avec les autres, dans le désert nu, sous les cieux différents. Le jour, le soleil chaud nous cuisait, et nous avions la tête tournée par le vent qui battait. La nuit, nous étions souillés par la rosée, et rendus à la honte de notre petitesse par le silence innombrable des étoiles. Nous formions une armée concentrée sur elle-même, sans parades ni beaux gestes, consacrée à la liberté, la seconde des croyances de l’homme, objectif si affamé qu’il dévorait toutes nos forces, espoir si transcendant que nos ambitions précédentes pâlissaient à son éclat.
        À mesure que le temps passait, notre besoin de combattre pour l’idéal grandit jusqu’à nous posséder sans réserve, maîtrisant de la bride et de l’éperon nos incertitudes. Volontairement ou non, ce besoin devint une foi. Nous nous étions vendus en esclavage, nous nous étions liés ensemble à ces chaînes de forçats, nous nous étions inclinés pour en servir la sainteté, bon gré mal gré. La mentalité des esclavages humains est d’ordinaire terrible ― ils ont perdu le monde ― et nous, nous avions capitulé, non seulement de corps, mais d’esprit, devant l’avidité toute puissante de la victoire. De notre propre fait, nous fûmes vidés de moralité, de volonté, de responsabilité, comme des feuilles mortes dans le vent.
        La bataille sans fin arracha de nous le souci de nos propres vies ou de celles des autres. Nous avions la corde autour du cou, et, sur nos têtes, des prix montrant que l’ennemi avait l’intention de nous infliger des tortures hideuses et nous étions capturés. Quelques-uns d’entre nous disparaissaient chaque jour, et les survivants savaient n’être que des marionnettes pensantes sur le théâtre de Dieu. En vérité, notre tyran était sans pitié, sans pitié, aussi longtemps que nos pieds meurtris pouvaient tituber en avant sur la route. Les faibles enviaient ceux qui étaient assez épuisés pour mourir, car le succès paraissait si éloigné, et l’échec, une libération proche et certaine, bien qu’affreuse, du labeur. Nous vivions toujours nerveusement tendus ou effondrés, soit sur la crête soit dans le creux de vagues d’émotion. Cette impuissance nous était amère, et ne nous faisait vivre que pour l’horizon visible, insoucieux des cruautés infligées ou subies, puisque la sensation physique se montrait misérablement transitoire. Des bouffées de cruauté, des perversions, des convoitises passaient légèrement à la surface sans nous troubler, car les lois morales qui avaient paru contenir ces accidents imbéciles étaient devenues des mots plus faibles encore. Nous avions appris qu’il y avait des affres trop aigües, des chagrins trop profonds, des extases trop hautes pour que nos moi limités les enregistrent. Quand l’émotion atteignait cette force, l’esprit s’étouffait, et la mémoire s’effaçait jusqu’à ce que les conditions redeviennent banales.
        Une telle exaltation de la pensée, pendant qu’elle laissait dériver l’esprit, lui faisait perdre la vieille maîtrise patiente du corps. Celui-ci était trop grossier pour sentir la plénitude de nos chagrins et de nos joies. Aussi l’abandonnions-nous comme un déchet ; nous le laissions derrière nous pour marcher en avant, simulacre qui respirait sans aide, à son propre niveau, soumis à des influences devant lesquelles, dans des temps normaux, nos instincts se seraient dérobés. Les hommes étaient jeunes et robustes ; la chair et le sang chaud revendiquaient inconsciemment un droit sur eux et tourmentaient leurs ventres d’étranges désirs. Nos privations et nos dangers attisaient cette chaleur virile, dans un climat aussi torturant qu’on puisse concevoir. Nous n’avions aucun enclos où être seuls, pas de vêtements épais pour cacher notre nature. L’homme vivait exposé à l’homme en toutes choses.


    T.E. Lawrence, Les Sept Piliers de la sagesse, Éditions Gallimard, Collection Folio, 1992, pp. 31-32-33.





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    9 avril 1963 | Lawrence d’Arabie primé aux Oscars-Hollywood
    (+ autre extrait des Sept Piliers de la sagesse)






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  • Alain Marc | gris noir intense

    «  Poésie d’un jour  »




    Bertrand_crach_la_source
    Bertrand Créac’h, la source, 2006
    Ph. angèlepaoli
    d’après Ph. de Jean-Louis Bouché




    gris noir intense

    points
    tapés frappés

    noir doux gris

    dessus lisses
    et plus clairs
    que les côtés pi
    quetés

    Terre
    rizières collées

    doucement le gris
    naît de la forme pi
    quetée
    façonné
    dans la matière noire

    Alain Marc, « gris noir intense » in poème en marbre noir [sculpture de Bertrand Créac’h : la source, 2006], En regard sur Bernard Créac’h, Poèmes sculptures & lavis, Éditions Dumerchez, 2008, s.f.




    Alain__marc__en_regard_sur_bertrand
    Source



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