(avant-propos)
Blues déjantés
carrés de bleus marbrés de noir
ombres portées glaciers bleutés
ice cream de blues déjantés
blues à l’âme
édulcorée
acier
Emmanuel Merle, Brasiers,
La rumeur Libre Éditions 2025
Lecture d’Angèle Paoli
« comme des ailes déployées
au-dessus du Ténare »
Dédié à Thierry Renard -compagnon-poète lyonnais et ami- le dernier recueil d’Emmanuel Merle, Brasiers, en appelle d’emblée, dans le beau dizain d’ouverture, à la déesse Némésis. Comme dans le titre pluriel annonciateur de feux, il y a de la démesure. De L’hubris. L’imprécation à Némésis intervient par deux fois, dans le premier et dans le dernier vers : « Chante, Déesse, la colère » / « Chante, Déesse. » Outre la colère et la violence du « bourreau », outre « la douleur mortelle » et la voracité qui avale le temps, il y a une tristesse mallarméenne qui se dit dans un vers de six syllabes :
« La terre est sèche, hélas… »
Instinctivement, l’on attend la suite. Mais ici pas de « chair ». Pas pour le moment.
Le recueil est construit sur une déclinaison de trois mois, juillet / août / Septembre, introduite par une question qui taraude : « Où est l’été ? » Le voyage commence pour moi, par la fin, toujours, parmi les titres des différentes sections. Il y a des lieux, les uns proches et familiers au poète, les autres lointains, certains mystérieux pour ceux ou celles qui ne les ont pas parcourus. Lago Verde/ Séveraisse/ Tabor/ Portugal/ Mauricie. Le dernier, « Ténare », long poème en fermeture du recueil et lourd de sens, évoque les Enfers de la mythologie grecque. Il y a des couleurs et leurs variantes, le vert le rouge le bleu ; des paysages qui s’annoncent dans les titres, des végétations, des moments et des directions – nord /ouest/midi/ soir et nuit… et des déplacements. Des grimpées « Altitude 1000m » ; des déambulations : « Mais nous marchons encore ». Il y a des termes en lien étroit avec la nature naturelle – « L’herbe haute », « Balmes », « Dunes » ; ou travaillée par l’homme, « Les andains » ; il y a aussi des corbeaux, « Le grand corbeau » du Ténare, le Styx prométhéen qui dit la perte des dieux ; les « Deux corbeaux » de la fin août, annonciateurs de l’automne. Il y a de la violence, disséminée dans la composition impaire du recueil : « soif » et « sang ». Feu : « L’ordalie » / « Braise » / « Hantée par le feu » / « La part du feu » / « Chaudière » … L’orage annoncé calmera-t-il le feu et la soif, épongera-t-il le sang la sueur le désespoir ? Le bleu aura-t-il le dernier mot et gagnera-t-il sur les cendres et les « lambeaux » ? Le Ténare final, hélas, ne laisse que peu d’espoir. Mais… Peut-être le poète sèmera-t-il, en cours de route, quelques indices d’espoir, peut-être.
Pourtant « L’herbe haute », premier poème de la section « Où est l’été ? » commençait dans une forme de fraîcheur liée aux sensations retrouvées de l’enfance. Une forme de bien-être physique et de légèreté – air nuages lumière – et ce vert qui draine la fusion terre feu eau. La soif est là, déjà, « ta soif », « les petits jets de lave » aussi, annonciateurs des brasiers en gestation. La forêt shakespearienne de Dunsinane est présente, « chevalerie immobile ». Et la première occurrence de l’ordalie, prise ici dans une connotation positive :
« Au-delà du champ la forêt dressée, si drue […]
tendue par l’ordalie du printemps. »
Vient ensuite le beau et long poème du « Lago Verde », dont l’anagramme « galop » surprend au débotté, sis, œil vert serti de plantes de montagnes aux noms mystérieux, au fond de la « Vallée Étroite », « sous la dent du Thabor ». Le poète égrène ses images de randonneur attentif à tout ce qui l’entoure, de la « joubarbe » aux « lagopèdes », des « épilobes » à « l’hématite », en passant par le « mikado d’arbres » gisant au fond des eaux. On aimerait suivre le marcheur dans le silence et je le suis en réalité, pas à pas mot à mot, dans sa pérégrination montagnarde, ouvrant l’œil sur ce qui se dévoile à son regard de poète ; attentive à la pensée qui draine sa marche, bercée par ses doutes et par ses demandes, attentive à sa quête qui est aussi, semble-t-il, celle de ses compagnons randonneurs :
« Lago verde,
partout les âmes,
nous voulons dormir sous tes cils
d’écorce, près du puits de ta pupille.
Essaye de nous voir. »
J’ignorais jusqu’à lors, qu’il y eût un mont Thabor dans les Alpes de France. Le seul mont Thabor dont j’aie eu connaissance jusqu’à la lecture de ce recueil, était le mont de Galilée de mes lectures bibliques et plus tard, bien des années plus tard, de mes voyages en Israël. Peut-être le poète en a-t-il retenu quelque écho, lui qui écrit ces vers étranges :
« Nous avons marché longtemps,
cherchant les signes,
de l’oiseau, pierre neuve,
à l’ancienne pierre,
l’étoile ».
Du « Lago Verde », promesse d’harmonie, l’été violent a tout balayé et l’on bascule du côté des Enfers, de la fureur du « grand corbeau » dévoreur d’entrailles. Avec l’entrée en absence du Titan Prométhée, le poète interroge la perte des dieux, le Styx déserté de son nocher et le regret peut-être d’un temps qui fut, à jamais disparu désormais, la mort présente dans un décor vidé de sens et de tout reflet :
« Nous nous écroulons avec toi,
balcon abandonné des dieux… »
La vie continue cependant dans la Haute Vallée, prise dans un état de veille et de clarté. C’est « Juillet, le sang de l’été », où alternent poèmes brefs et d’autres plus longs ; où l’on transhume des terres d’alpages déjà évoquées jusqu’aux terres lointaines du Portugal et de la Grèce. Le « sévère » torrent de la Séveraisse, absorbé par la chaleur, n’est plus que l’ombre de lui-même, un lit de pierres en attente d’eau. Le poète, habité en pensée par l’idée de la Grèce, se coule dans ce qui reste de la nature livrée à la sécheresse. Chaque poème apporte sa pierre mentale à l’édifice du brasier qui se prépare. Humanisée, la nature se change en un grand corps malade, prêt de sombrer sous les flammes. Le champ lexical de la brûlure se fait plus obsédant. Avec la sécheresse, l’eau devient objet de désir et le lichen, symbole d’une soif primitive et primordiale, seule créature apte à la survie. La nature s’anime, personnifiée, qui élit le marcheur. D’étranges résonances bibliques l’accompagnent, lui qui ne croit pas à ces histoires. Cependant, avec le lichen, le poète remonte jusqu’à un passé antédiluvien, image persistante de la parfaite symbiose des éléments premiers, mer/terre/algues/champignons. Une symbiose qui s’accomplit dans une assimilation assumée et affirmée comme une définition du poète, et un partage :
« L’eau, c’est toi. »
Puis :
« Tu marches,
le lichen, c’est ta soif. »
Ainsi, grâce au lichen, à sa forme archaïque de résistance, se fait l’union parfaite avec les contraires et se faufile un brin de plaisir :
« La peau de la pierre est merveilleuse,
le lichen recouvre son intimité. »
« Lichen » – autre poème consacré au lichen – évoque les équivalences entre le poète et l’organisme qui s’est implanté à ras de roche dont il observe le « jaune ». Un écho et un lien étroit entre sa peau ocellée de taches de vieillesse et l’auréole qu’arbore la roche recouverte de lichen. À cette source vive, le poète amphibien (mélange lui aussi de terrien et d’aquatique) s’abreuve, fragile et incertain. C’est au lichen qu’il étanche sa soif :
« Juillet ramène la soif de la montagne ».
Périphrase volontairement équivoque, marque de la symbiose du marcheur avec le lieu qu’il traverse. La contamination de l’homme par la nature qu’il habite (qui l’habite) se poursuit d’un poème l’autre. Ainsi, dans le poème « La terre, l’horizon », retrouve-t-on en écho, la même préoccupation essentielle de fusion, laquelle aboutit à cette affirmation :
« Je suis la terre et l’horizon, et l’été. »
La mue du poète se poursuit plus avant, progressive mue assumée, partagée avec les éléments naturels, jusqu’à se fondre et confondre avec eux :
« Je m’habille d’écorce et de nœuds. »
Ou encore, dans « Les andains » :
« L’andain, une mue, une ride provisoire
sur la peau de la terre et sur mon front. »
L’horizon parfois bascule vers un autre horizon qui conduit le poète vers les Cyclades et le « bleu de Sifnos ». Retour en arrière vers d’autres cieux, d’autres couleurs, de la montagne vers la mer. Et dans le poème suivant, vers des cieux opposés. De la Méditerranée à l’océan, de la Grèce au « Portugal, au nord ». On retrouve avec le « Rio Lima », la même dessiccation, la même dureté de la nature mise à mal : « Les eucalyptus desquamés » … Ce qui est nouveau ici et émouvant, c’est la présence aux côtés du poète de ses trois grands enfants. L’occasion pour lui d’évoquer ce qui a disparu de ce qui fut de sa jeunesse et de la leur ; de noter les équivalences et les différences entre eux et lui au même âge – la trentaine – l’étrangeté d’impressions contraires concomitantes :
« Tout s’en est allé qui pourtant était encore là » … « Mais tout est encore à venir. » Ce qui demeure face au temps qui a passé, c’est une part de bonheur partagé entre le père et ses enfants :
« Rien ne séparera ces trois adultes qui marchent
du quatrième qui reste à leur hauteur,
dans le parfum des eucalyptus, pendant l’été
du Portugal, près du Rio Lima. »
Du plus petit et du plus modeste (le lichen) l’on passe au corps géant du « Tabor » – (qui pour l’occasion perd sa « h », mais les deux graphies coexistent.) Le poème procède par strophes brèves entre trois et six vers, et par associations d’idées, riches en images inattendues. Peuplée dans ses abords de serpents d’eau de mouches et de bouquetins, la montagne osseuse résonne d’échos divers, peu rassurants. Le poète lui parle, s’adresse à elle comme à un humain, « Tabor », dont le nom qui revient comme une sommation, rythme les strophes. Le poète associe à son nom des images bibliques vidées de leur histoire et de leur sens, coquilles sans chair ni expansion sacrée : « barque échouée / arche sans alliance… »
Le poème se clôt sur quatre mots :
« Tabor. Tabor. Nom propre. »
Ici, sous la plume du poète, pas de transfiguration possible. La montagne oublieuse du déluge noémique ancestral se réduit à la dure sonorité de ses deux syllabes. Et à sa définition. Mais nommer le mont par son nom, n’est-ce pas déjà, dans un tel contexte, un acte qui relève du sacré justement ?
Avec « Août », s’élargissent les blessures. Mais le marcheur poursuit sa grimpée. Les forêts se dessiquent et les taches de vieillesse se multiplient sur les bras du marcheur. Tout semble laid et « brutal ». Qu’en est-il des vents ? Les vents d’aujourd’hui sont-ils les mêmes que ceux d’hier ? Ne sont-ils pas plus « meurtriers » ? Le poète sombre dans un pessimisme violent ; une prise de conscience noire l’obsède, qui atteint ici son acmé, nourrie par la viduité de l’existence, qui fait son chemin lui aussi :
« Le vent moderne,
au-dessus du lac d’aluminium,
a raison. Nous ne valons plus rien.
Ne restent que des gestes dérisoires.
Mettre un vêtement, saisir nos mains,
se coucher sur les reins d’un rocher.
Attendre l’issue. »
Dès lors, chaque paysage se change en un théâtre calciné. La petite chienne de la canicule saisie par la chaleur d’août, n’en finit pas de haleter. Sa souffrance se poursuit sur sept vers. La « gueule rouge » de l’été réduit tout sur son passage ; ça brûle et la soif grandit qui ne peut s’étancher. « L’eau me manque » écrit le poète dans « La soif ». Pourtant, une accalmie semble possible dans l’un des rares poèmes qui ne soit pas nimbé d’ombre, « Le soir, à l’ouest ». Encore que, le feu dévastateur se manifeste ici encore, dans le vers final détaché du poème :
« Le jour brûle ».
De l’ordalie première du printemps l’on passe à « l’ordalie du soir » et il faudra bien, tout comme dans l’ordalie médiévale, qu’un jugement soit prononcé ! « La nuit jugera. »
En attendant l’issue implicitement annoncée, l’osmose se poursuit, jusque dans l’oxymore des « chauves-souris/ qui hurlent en silence. » Le besoin de partage se fait sentir jusque dans le feu du paysage du Vercors – « un tissu rouge ondoie » -, et l’amour, qui lie ensemble les mains qui se rejoignent pour sceller une alliance, même dans la douleur :
« comme toi et moi qui nous tenons la main
un long moment devant ce rideau froissé… »
Août sanguin dévastateur se clôt sur l’été qui se meurt. L’on pourrait croire que la présence des « corbeaux (ils sont deux) penchés sur le bord du toit » – clin d’œil coloré au célèbre « Petit pan de mur jaune » de Marcel Proust – soient signe d’un mauvais présage. Mais le poète innocente les deux oiseaux – « deux entailles noires/ deux cendres » ; et les libère de leur rôle macabre :
« deux corbeaux pardonnés de leur deuil innocent,
de leur augure automnal. »
Septembre est là qui s’annonce avec « Braise ». Ce qui résiste encore sous les feux, c’est la « sève », « sang brûlant » de l’arbre, « sa part rebelle, son cœur fumant. » L’ordalie se poursuit au Québec, en « Mauricie ». Autre lieu, autres essences végétales. Mais l’incendie est impitoyable, qui « gruge la forêt ». La forêt est cette « cathédrale laïque » à qui le poète confie un long poème onirique construit sur une succession de quatrains, encadrée en amont et en aval par deux tercets. Revient à plusieurs reprises en début de vers le syntagme « La forêt rêve », et ses variantes : « Elle rêve » / « Elle rêve debout » / « Rêve encore » / « Elle rêve le rêve secret ». On retrouve, derrière les squames et « l’hématome rouge » des feuilles, l’allusion shakespearienne du début : « et la brume ralentira /puis figera l’armée des arbres en lambeaux » ; mais aussi dans le final du poème, l’allusion nervalienne à la « porte d’ivoire ou de corne » d’Aurélia. Hypnos et Thanatos.
« Là-bas, c’est la clairière, comme une porte
dérobée soudain ouverte, porte d’ivoire
ou de corne. Tu sors du grand rêve. »
La marche se poursuit et comme l’écriture elle est tissage. Elle tisse sa « trame usée » parmi les feuillages. Le dizain – « Je marche » – tout en imprimant sa trace, dans « la cendre » comme dans « la glace », devient élégiaque et presque tragique. « Les morts remontent ». Le feu, où qu’il soit et d’où qu’il vienne, poursuit, impitoyable, ses ravages :
« La misère et la haine embrasent la nuit. »
À force de marcher et d’arpenter la terre, à force d’avoir tant voyagé, le poète parvient aux terres originelles que baignent la Méditerranée et la mer Tyrrhénienne, à leur point de jonction. « Nous arrivons au terme du voyage/ épuisés, assoiffés. », écrit-il dans « Ténare », long poème final, lyrique avec ses exclamations ses apostrophes répétées « Ténare ! Ténare ! » … ou plus loin,
« Ténare, Ô Ténare, accueille-nous
dans ton gouffre … »
L’appel vient de loin, ullyséen peut-être, mais ivre du désir de pardon, qui rythme le sol sacré de cette extrémité du Péloponnèse, étrave partagée entre ciel illimité et mer abyssale, socle de terre Magne sarclée, surmontée de son phare légendaire, cap drossé par les vents. La violence est là plus que jamais, extrême en toute chose, le bleu comme l’écume, et les images aussi, guerrières et dures, qui rythment la découverte du lieu. La beauté, extrême elle aussi, saisit jusqu’au vertige. La bouche des Enfers se laisse désirer. Tiendra-t-elle sa promesse ? Le poète en appelle à celle qui jadis fut avalée dans la grotte par le tunnel qui mène à la mort. Il la somme de le regarder :
« Chère Eurydice, regarde-moi,
regarde-moi sans peur. »
Ce n’est pas la mort qui attend le poète mais l’envol.
« La métamorphose se produit,
nos mains sur l’épaule de l’autre,
et immenses déjà,
comme des ailes déployées
au-dessus du Ténare. »
L’envol désirant retrouvé.
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Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli
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♦ Voir aussi sur TdF ♦
<<Poésie d'un jour
La meule du pressoir à huile "U franghju"
au siège même du site de Terres de Femmes,
au premier plan, l'ouvrage de Gérard Cartier, Les Amours de Lorris
Photo: Angèle Paoli
.ÉTÉ.
Sommeil d’été furtif affranchi du
monde & tandis que court sur le disque
l’aiguille tenebrae … que vacille sur les
monts & décroît la lumière … factae
sunt à ce qui n’est pas s’abandonner…
.
… suis-je Cassandre . la funeste
du ciel entrouvert a chu devant moi
comme un plomb un oiseau . vertige
dans l’effroi te rejoindre . Effacer
sur ton front le signe…
Dernières étoiles . les oiseaux crient
mais ne meurent pas . ni dans sa vieille
veste neuve . celui que protège
l’œil de la belle endormie . le chignon
dénoué . Hôtel Paradis & le nœud
des présages.
.
Nature morte . une flûte & des roses
dont une mouche sonde les plis . écarlates
de qui oimè de qui . trop aimée . si peu
que te laisse en paix la beauté . repousse
les galants . 10 jours . & les mouches
.
… loin de toi . veuf en blanc
tant de jours à traverser . long voyage
à défier les nombres . impitoyables
qui nous séparent. courant vers toi
sur ma canne . la mémoire …
.
Es-tu seule ou nombreuse . ce soir
dans le jardin d’été . Marie pensive
ou Marthe affairée aux domesticités
en ce jour où les nombres . Insensibles
te jettent au passé . (l’anniversaire)
.
13 juillet . bal des ardents . le corps boite
rien ici qui me soit nécessaire . sinon
ce qui manque . mon seul bien . vois-tu
répandu dans la nuit notre alphabet
& le moucheron . au bord du pot de lait
qui volette . à s’y noyer.
.
Rêve au petit matin . dans une boîte
à pilules émaillée tu gardais les mots
que tu ne m’écris pas . cristallisés
en menus sentiments colorés . j’attends
disais-tu . qu’ils soient parfaits . au réveil
sur mes lèvres . leur goût doux-amer
.
Au fond d’un autre ciel . la Tisserande
& le Bouvier . séparés par le vaste
fleuve du milieu . se rêvent longuement
séparés mais qu’importe . une fois l’an
franchissant l’eau profonde
ils embrassent leur joie.
.
Je saurais te flatter si j’étais Desmarets
de Saint-Sorlin . & d’un chant éternel
te louer . mais plus humble et promis
à l’oubli . si je sens dans la pénombre
ton parfum . plus fortuné…
Gérard Cartier, Les Amours de Lorris, Photos de Joël Leick, Al Manar 2025, pp.37, 38, 39.
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■ Gérard Cartier
sur Terres de femmes ▼
→I, « Les Docks » & II « Les Hautes Terres » in Le Méridien de Greenwich, Éditions Obsidiane, 2000
→ L'oca nera, La Thébaïde 2019 (lecture d'AP)
→ La duplicité. (poème extrait des Métamorphoses)
→ Les Métamorphoses (lecture de Maëlle Levacher)
→ Tristran (lecture de Nathalie Riera)
→ Le philtre (extrait de Tristran)
→ Le Voyage de Bougainville (lecture de Marie-Claire Bancquart)
→ Le Voyage de Bougainville (lecture d’AP)
→ EX MACHINA, Journal de L’OIE, La Thébaïde, Collection Roman, 2022.
→ Gérard Cartier / Le Voyage intérieur
→ Gérard Cartier, Le voyage intérieur, Flammarion poésie, 2024 (Lecture d’Angèle Paoli)
→ « I, Les enfances de Mara » in Le Roman de Mara, Tarabuste éditeur, 2024
→ « Terra nullius », Mers Boréales .87., in L’Ultime Thulé Jeu de l’oie, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2018
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions Flammarion) d’autres extraits de L’Ultime Thulé [PDF]
→ (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier
<<Poésie d'un jour
Idea Vilariño / source
IX………….
Amor
desde la sombra
desde el dolor
amor
te estoy llamando
desde el pozo asfixiante
del recuerdo
sin nada que me sirva
ni te espère.
Te estoy llamando
amor
como al destino
como al sueño
a la paz
te estoy llamando
con la voz
con el cuerpo
con la vida
con todo lo que tengo
con desperación
con sed
con llando
como si fueras aire
y yo me ahogara
como si fueras luz
y me muriera.
Desde una noche ciega
desde olvido
desde horas cerradas
en lo solo
sin lágrimas ni amor
te estoy llamando
como a la muerte
amor
como a la muerte.
IX………………..
Amour
depuis l’ombre
depuis la douleur
amour
moi je t’appelle
depuis l’asphyxiant puits
du souvenir
sans rien qui ne me serve
ni ne m’attende.
Je t’appelle
amour
comme le destin
comme le rêve
la paix
je t’appelle
avec la parole
avec le corps
avec la vie
avec tout ce que j’ai
et ce que je n’ai pas
avec détresse
avec soif
avec pleurs
comme si tu étais l’air
et que je m’étouffais
comme si tu étais lumière
et que je m’éteignais.
Depuis la nuit aveugle
depuis l’oubli
depuis les heures impénétrables
seule
sans larmes ni amour
moi je t’appelle
comme la mort
amour
comme la mort.
POÈMES D’AMOUR / IDEA VILARIÑO / POEMAS DE AMOR, Traduit de l’espagnol (Uruguay) par Marilyne BUDA, Alidades.bilingues, 2025, pp.24,25,26, 27.
<<Poésie d'un jour
Photo Google image libre de droits
Das Mädchen mit dem Kopfhörer
durchquert die Stadt von Nord nach Süd.
Was hört das Mädchen ?
Hört es den Sturm in den Wäldern, aus denen es kommt ?
Hört es das Rieseln unter Tage, die sich vergrößernden Risse
im Gestein ?
Hört es die Stille über den Einsturzkratern im Süden ?
Fast wäre sie dir nicht aufgefallen, sagst du,
ihr lautloser Gang,ihr wendiger Körper
zwischen unseren eiligen unbedachten Bewegungen.
Als ob sie durch uns hindurchginge,
fremd und unbermerkt hinterlässt sied as Gefühl einer
[Störung.
Wo das Mädchen geht, wird alles jetzt, sagst du,
aber kannst es nicht erklären.
Vielleicht, dass sie aus der Zukunft kommt.
Dass die Wälder unsere Zukunft sind ? frage ich.
Dass die Stadt unsere Vergangenheit ist, sagst du.
Dass sich die unbetretbaren Gebiete vom Süden
immer mehr in den Norden schieben.
Dass die Wälder uns gleichzeitig mit den Einsturzkratern
[erreichen.
Wie gerne, sagst du, würdest du dem Mädchen
unsere Geschichte erzählen.
Nun, da unser Leben hier oben
und unser Leben unter Tage am Boden der Krater in eins fallen
und auf den unterirdischen Straßen,
auf denen wir mit schwerem Gerät fuhren,
die Schienen der Züge liegen, die uns mit der Welt verbanden
und die Blumen in der Vase, die wir stehen ließen,
als wir die Wohnung räumten und für immer abschlossen.
Im Grunde ist es nichts als das,
willst du dem Mädchen erzählen :
Wir haben unter Tage alles geholt, was wir brauchten,
Wir haben das Kali auf die Felder verteilt
und aus dem Getreide Brot gebacken.
Wir haben das Brot gegessen.
Wir haben die leergeräumten Gebiete unter Tage aufgegeben
und uns weiter unter die Stadt gegraben.
Nun geben wir auch die Gebiete über Tage auf
und überlassen es der Zukunft und der stetigen Arbeit
des in den Schacht gedrungenen Wassers,
wann und ob unsere Wohnungen,
in denen die Blumen nun für immer und immer welken,
in die Tiefe stürzen.
Es ist nichts weiter als das
und der Himmel mit den unsere Stadt beobachtenden Satelliten
spiegelt sich im Wasser, das sich in den Kratern sammelt
und sie sind schön.
Sie sind schön, weil sich über sie nur schweigen lässt.
Aber wenn das Mädchen zurückkommt
aus dem Süden der Stadt,
in den wir nun nie mehr gehen werden,
nicht an den See mit den Segelbooten,
nicht mehr in die Gärten und Häuser mit den verglasten Veranden,
nicht in die Kirche des heiligen Johannes des Täufers,
deren Turm sich nun neigt, als würde es immerfort Abend
[werden –
wenn das Mädchen kommt, uns zuzuhören,
werden wir erzählen. Davon, was war,
davon, was wir glaubten, was sein würde,
an jenem Tag der Zukunft, der morgen
unsere Vergangenheit sein wird…
La fille aux écouteurs (Extrait)
traverse la ville du nord au sud.
Qu’entend la fille ?
Entend-elle la tempête dans les forêts d’où elle vient ?
Entend-elle le délitement sous terre, les failles qui s’élargissent
dans la roche ?
Entend-elle le silence sur les cratères d’effondrement au sud ?
Tu as failli ne pas la remarquer, dis-tu,
sa démarche sans bruit, son corps souple
entre nos mouvements pressés et irréfléchis.
Comme si elle passait à travers nous,
elle laisse, étrangère et sans qu’il y paraisse, un sentiment
[de perturbation.
Là où marche la fille, tout devient maintenant, dis-tu,
sans pouvoir l’expliquer.
Peut-être qu’elle vient du futur.
Que les forêts sont notre avenir ? demandé-je.
Que la ville est notre passé, dis-tu.
Que les territoires inaccessibles du sud
se déplacent de plus en plus vers le nord.
Que les forêts nous atteindront en même temps que
[les cratères d’effondrement.
J’aimerais tant, dis-tu, raconter notre histoire
à la fille.
Maintenant que notre vie d’en haut
et notre vie sous terre au pied du cratère se recoupent
et sur les voies souterraines,
où nous roulions avec des engins lourds,
gisent les rails des trains qui nous reliaient au monde
et les fleurs dans le vase que nous avons laissées
quand nous avons évacué la maison et l’avons a jamais fermée.
Au fond c’est juste ça,
voudrais-tu raconter à la fille :
nous avons pris sous terre tout ce dont nous avions besoin,
nous avons répandu la potasse dans les champs
et fait le pain à partir des céréales.
Nous avons mangé le pain.
Nous avons abandonné les territoires évacués sous terre
et nous nous sommes davantage enfouis sous la ville.
Maintenant, nous abandonnons aussi les zones sur terre
et confions à l’avenir et au travail constant
de l’eau qui a infiltré le puits
le soin de décider quand et si nos appartements,
où désormais les fleurs fanent à jamais,
tomberont dans le vide.
Ce n’est rien de plus que ça
et le ciel avec ses satellites observant notre ville
se reflète dans l’eau accumulée dans les cratères
et ils sont beaux.
Ils sont beaux car on ne peut que se taire à leur sujet.
Mais quand la fille reviendra
du sud de la ville
où nous n’irons plus jamais à présent,
ni au lac avec les voiliers,
ni dans les jardins et les maisons aux vérandas en verre,
ni à l’église de Saint Jean Baptiste
dont le clocher s’incline maintenant comme si le soir tombait
[constamment –
quand la fille viendra nous écouter,
nous parlerons. De ce qui a été,
de ce que nous avons cru qu’il adviendrait
en ce jour futur qui demain
sera notre passé…
Daniela Danz, « Ville de l’avant-garde »/ « Stadt der Avantgarde »in La fille aux écouteurs/ Das Mädchen mit dem kopfhörer, Poèmes de Daniela Danz, extraits du recueil Wildniß, traduits de l’allemand par Roland Crastes de Paulet & Axel Wiegandt, Alidades 2025, pp. 36, 37, 38, 39.
Daniela Danz, poétesse et écrivaine allemande est née en 1976 à Eisenach. Spécialiste en histoire de l’art, elle est aussi traductrice et éditrice. Elle a publié quatre recueils de poèmes, deux romans, des essais, des livres pour enfants et même un livret d’opéra.Traduite en de nombreuses langues elle ne l’avait encore jamais été en français.
Les poèmes ici rassemblés sont extraits du recueil Wildniß publié en 2020. Elle y aborde la question des rapports ambivalents de l’homme, à la fois victime et bourreau, et de la nature dans une réalité marquée par l’insécurité écologique.
<< Poésie d'un jour
Photographie de Mario Giacomelli (voir plus bas)
Ce ne andiamo.
Ce ne andiamo via.
Dal torrente Aron
Dalla pianura di Simeri.
Ce ne andiamo
con dieci centimetri
di terra secca sotto le scarpe
con mani dure con rabbia con niente.
Vigna vigna
fiumare fiumare
Doppiando capo Schiavonea.
Ce ne andiamo
dai campi d’erba
tra il grido
delle quaglie e i bastioni.
Dai fichi
più maledetti
a limite
con l’autunno e con l’Italia.
Dai paesi
più vecchi più stanchi
in cima
al levante delle disgrazie.
Cropani
Longobucco
Cerchiara Polistena
Diamante Nào
Ionadi Cessaniti
Mammola Filandari…
Tufi.
Calcarei
immobili
massi eterni
sotto pena di scomunica.
Ce ne andiamo
rompendo Petrace
con l’ultima dinamite.
Senza
sentire più
il nome Calabria
il nome disperazione.
Troppo tempo
siamo stati nei monti
con un trombone fra le gambe.
Adesso
ce ne scendiamo
muti per le scorciatoie.
Dai Conflenti
dalle Pietre Nere da Ardore.
Dal sole di Cutro
pazzo sulla pianura
dalla sua notte, brace di uccelli.
Troppo tempo
a gridarci nella bettola
il sette di spade
a buttare il re e l’asso.
Troppo tempo
a raccontarci storie
chiamando onore una coltellata
e disgrazia non avere padrone.
Troppo
troppo tempo
a restarcene zitti
quando bisognava parlare, basta…
**
Photographie de Mario Giacomelli (voir plus bas)
Nous partons.
Nous partons loin.
Depuis le torrent Aron
de la plaine de Simeri.
Nous partons
avec dix centimètres
de terre sèche sous nos chaussures
avec nos mains calleuses avec la rage avec rien.
Vigne par vigne
torrent par torrent
en doublant le Capo Schiavonea.
Nous partons
depuis les terrains en friche
entre les cris des cailles
et les remparts.
Depuis les plus
maudits figuiers
à la limite
de l’automne et de l’Italie.
Depuis les villages
les plus anciens et fatigués
sur les sommets
au levant des malheurs.
Cropani Longobucco
Cerchiara Polistena
Diamante Nào
Jonadi Cessaniti
Mammola Filandari…
Tufs, calcaires
immobiles
rochers éternels
sous peine d’excommunication.
Nous partons
en faisant sauter Petrace
avec notre dernière dynamite.
Sans plus entendre
le nom Calabria
le nom du désespoir.
Trop longtemps
nous sommes restés sur les montagnes
avec un tromblon
entre nos jambes.
Maintenant
nous descendons muets
par des raccourcis.
Depuis Conflenti
depuis Pietre Nere d’Ardore.
Depuis le soleil de Cutro
fou sur la plaine
depuis sa nuit, braise d’oiseaux.
Trop de temps passé
à nous disputer dans les gargotes
à jeter sur la table
les sept d’épées le roi et l’as.
Trop de temps
à nous conter des histoires
en appelant honneur un coup de couteau
et malheur ne pas avoir de patron.
Trop
trop de temp à ne rien dire
quand il fallait parler, basta.
Photo Angèle Paoli
Franco Costabile, Le chant des nouveaux migrants/ Il canto dei nuovi migranti (extrait), Traduit de l'italien par Gianni Angelini, in William Carlos Williams Europe n°1153, Mai 2025, pp.276, 277, 278, 279.
Franco Costabile est né en 1924 à Sambiase, dans la province de Catanzaro, en Calabre. Peu avant sa naissance, son père abandonna le domicile conjugal pour aller s’installer à Sfax.En 1933, sa mère fit un voyage en Tunisie pour présenter le jeune Franco à son père. Mais c’est en vain qu’elle tenta de réunir la famille. L’empreinte de cette précoce déchirure devait marquer plus tard l’œuvre du poète et son destin même. Franco Costabile commença ses études universitaires à Messine et les termina à Rome avec une thèse de paléographie. Dans la capitale où il enseigna par la suite, il fréquenta divers poètes et intellectuels parmi lesquels Giacomo Debenedetti, Giuseppe Ungaretti, Pietro Citati, Giorgio Bassani, Pier Paolo Pasolini et Girogio Caproni. Ce dernier klui dédia un poème publié dans son livre posthume Res amissa. Le 14 avril 1965, Franco Costabile se suicida au gaz dans son appartement romain. Au cimetière de Sambiase où il est enterré, on grava sur sa tombe des vers inédits qu’Ungaretti voulait lui dédier. En 2024, pour le centième anniversaire de sa naissance, les éditions Rubbettino ont publié l’intégralité de son œuvre poétique sous le titre La rosa nel bicchiere (« La rose dans le verre). Poème de rage et de douleur, Le chant des nouveaux migrants fut écrit en 1964, un an avant sa mort, et peut être considéré comme un testament spirituel. « Dans des vers courts, brisés, rugueux, désespérés, aussi âpres que la terre qu’il décrit, dans un style sec, fiévreux, violents, Franco Costabile pousse les mots à des sommets d’émotion, et c’est là son réalisme. » Ces mots sont de Katiuscia Biondi Giacomelli, co-directrice des Archives Mario Giacomelli. Ils sont l’occasion de rappeler que le grand photographe connaissait quasiment par cœur Le chant des nouveaux migrants et qu’il emprunte ce titre pour la série photographique qu’il réalisa en Calabre en 1984 et 1985. ♦ voir → ICI ♦
Photographies © 2025 © The Mario Giacomelli Archive.
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du numéro du mois de mai 2025
Image: G.AdC
Image: G.AdC
♦ SOMMAIRE DU MOIS DE MAI 2025 ♦
♦ Cartouche du N°244 de Terres de femmes / mai 2025 ♦
Laurence Verrey / De la soif
Élise Feltgen / La fenêtre est restée ouverte
Yves Colley / Signature Infinie précédé de Peuples
Angèle Paoli | Glen Coe
Friedrich Hölderlin / La mort d’Empédocle / Traduction de l’allemand par Jean-Claude Schneider / Lecture d'Angèle Paoli
Jean- Marc Sourdillon / N'est pas là
Béatrice Bonhomme / Murmurations des oiseaux
Pierre Gondran dit Remoux / Même
Gérard Cartier / Les Bains-Douches de la rue Philonarde
Angèle Paoli / Aviatrix / Martyn Crucefix
Vénus Khoury-Ghata / Désarroi des âmes errantes / Lecture de Michaël Bishop
Nathalie Quintin-Riou / Pommelée
Paul Louis Rossi / Les Horizons Égarés
Luis De Gongora / Les solitudes
Patricia Castex-Menier / Contre-jours
Francis Coffinet / Je suis de la maison du songe / Lecture de Marie-Hélène Prouteau
Angèle Paoli / traduction de Martyn Crucefix / Opening Song / in Atlanta Review
Janusz Konorski / Une Enfance dans la Nuit
Vénus Khoury-Ghata / Désarroi des âmes errantes
Lucie Taïeb / Déalogue 3
Claire Garand / JOIES
Rosa Luxemburg / Herbier de prison / 3 mai 1917
France Burghelle Rey / Les Promesses du chant / Lecture de Murielle Compère-Demarcy
Guillaume Apollinaire / Rhénanes / Alcools
TdF sommaire du mois d'Avril 2025 / N° 243
Terres de femmes n° 243 ―Avril 2025
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♦ Tdf sommaire du mois de mars 2024 ( N°242 )
♦ Cartouche du sommaire du mois de mars 2024 ( N° 242 )
♦ Voir le → répertoire chronologique de tous les numéros de Tdf
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Béatrice Bonhomme, Murmurations des oiseaux
La rumeur libre Éditions
Lecture de Livane Pinet
Un monde-poésie
Murmurations des oiseaux de Béatrice Bonhomme est comme un monde-poésie qui accomplit sa révolution, revient au commencement pour un accueil illimité dans le ressourcement du langage. Ressourcement qui s’effectue à travers une « remise sur le métier » des mots, un travail de « reprises ». Des métaphores multiples renvoient en effet à la couture, au tricot, à la broderie… au fil de l’écriture accomplissant son œuvre comme un artisanat, dans la patience — avec quelques mouvements d’impatience, comme un point à l’envers (« On en a marre des mots sages » ; « On voudrait des mots pirates »). Ainsi ces poèmes, en quelque sorte finement « tissés » dans la toile du monde sensible (les arbres, les oiseaux…), laissent transparaître, remonter en eux, l’évidence première et lumineuse des « Mots d’enfance ».
Au regard extérieur correspond un regard intérieur qui plonge loin ses racines dans un monde merveilleux où le conte et la vie se mêlaient ; monde de l’enfance où les mots coïncidaient avec les choses, à travers le jeu et les histoires. « Petite fille qui habite notre œil / Où se reflète notre monde en poupée gigogne. » L’écriture voudrait rappeler, convoquer dans le réel déchiré (« Quel pouvoir avons-nous avec l’aiguille de nos mots / Pour réparer les plaies, le chagrin et le monde ? »), le regard, le pouvoir de l’enfant pour lequel « l’oiseau bleu » ou un « chat-fée » appartiennent au monde des vivants, comme le végétal ou même le minéral.
Le poème vient en quelque sorte réveiller et prendre dans sa trame « l’enfant de sept ans » (sœur de Rimbaud), « l’arbre-enfant » qui a vécu de la nature, de ses saisons, et a grandi en elles. Corps du monde et corps des mots doivent se réparer l’un au contact de l’autre pour ne plus former qu’un avec le corps du poète, et respecter le pacte de fidélité de l’enfant au monde.
À cette dimension « animiste », il faut encore ajouter celle qui fait place à autrui dans l’ouverture la plus large qui soit, par l’abolition des frontières du genre et du nombre, l’ouverture des pronoms à leur altérité anonyme, — ouverture inconditionnelle qui n’oublie pas les morts : « J’écris inséparée du corps / Inséparée du monde / Des morts et des vivants. » Et les morts sont bien présents, discrets mais « vigilants », dans les poèmes d’une très belle évidence d’« Incrustation de paupière ».
Et finalement, si l’écriture poétique a ici ou là douté de son efficacité dans l’exorcisme, elle a gagné en confiance, en « recousant » les êtres entre eux dans leurs différences fictives, en les réunissant pour les rendre au monde dans une sorte de symphonie cosmique atemporelle. Ce sont les étonnants poèmes de « Écrire choral.e » qui, venant suspendre le fil de l’écriture, viennent d’un même mouvement le relancer. Ces « Murmurations », comme le vol des oiseaux se métamorphosent à l’unisson avec grâce et légèreté, et touchent à l’essentiel — c’est-à-dire au presque rien, au tout du monde, au mystère.
→ Béatrice Bonhomme, Murmurations des oiseaux sur TdF
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♦ Voir aussi Béatrice Bonhomme sur → TdF ♦
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<<Poésie d'un jour
"les canettes de 8.6 qui m’avaient servi de traversin"
5 (extrait)
aguicheur
rien que pour moi
je me racontais des voyages qui n’arriveraient pas
tapais d’énormes bandelettes
sur les seins en terre rouge
du terrain vague
j’étais libre des bras des autres
j’avais tout
passé des années à grandir sur des maps vides
addict au crépitement de tout ce qui ne se touche pas
avec la peau
je traçais
sur les platanes une marque au velleda
mesurais ma croissance
et comptais
en barrettes verticales
les canettes de 8.6
qui m’avaient servi de traversin
au moment de m’endormir
bref j’avais tout
alors pourquoi
à suivre la nuit dans le dos
comme d’hab’
à libérer avec les pieds
les cailloux prisonniers du bitume
à shooter dans des balles de pollen
je projette ma vue tranquille
l’œsophage du boulevard
je le traverse chaque nuit
comme un pèlerinage
alors pourquoi d’un coup
la rue s’évanouit s’annule se dissipe
ouvre ses membres et ses entailles en grand
me visse sur une dernière parcelle de dur
un îlot pour le déluge
Rémi Letourneur, L’odeur du graillon, Préface de Bruno Berchoud, Cheyne Éditeur 2025, pp.51,52.
Né en 1992, Rémi Letourneur a passé son enfance dans un quartier populaire de Toulon avant de s’installer à Bordeaux pour ses études. Au terme d’une double formation en Sciences politiques et en Histoire, il se consacre aujourd’hui à une thèse de doctorat. Il publie des poèmes en revues depuis 2022 et est co-fondateur du collectif de poésie Pour le Moment, à Bordeaux. L’Odeur du graillon est son premier livre. Il écrit également des nouvelles et collabore à ce titre avec la revue Zone critique.