Étiquette : 1960


  • Pierre Oster | Un nom toujours nouveau, Treizième poème


    TREIZIÈME POÈME

    Fragments (extrait)




    J’épie, en faveur de la Nuit, un oiseau noir et blanc, une pie.

    J’épie, ô univers, un oiseau noir et blanc qui m’épie.

    L’ombre est divine… elle devine mes rivaux :

    Les derniers sangliers, la sanglante forêt, et les derniers chevaux !

    Semblable aux meutes des feuillages qu’un dieu tourmente,

    J’écoute, et les oiseaux écoutent, l’unique voix véhémente.

    Partout une promesse approfondit l’hymne de l’air.

    Solitaire, je me confonds à la disparition de l’éclair.



    Mon âme est accordée à l’ordre des choses. Qu’importe

    Si la pluie en novembre abîme un peu le toit, arrache un peu la porte !

    Mon âme seule… Ainsi les arbres absolus,

    En s’insurgeant contre la mer, ne s’insurgent qu’en vain contre ce qui n’est plus.

    Un Nom toujours nouveau a consacré ma bouche indigne.

    D’autres signes que le Soleil gravitent autour du Signe.

    Je dispute l’Espace à la ténuité des torrents…

    Des feux très solennels font les feuillages transparents.

    L’univers est une prairie incomparable…



    Les beaux chemins égaux qui couraient à la mer première,

    Les roseaux, et le fleuve, s’inclinent sous la Lumière.

    Rivages, je vivrai ! l’abîme a l’éclat de l’Esprit.

    Je sonde l’Océan, où l’antique Soleil s’inscrit.

    Une vague me jette un bâton. Je dresse un mât de fortune.

    Dans les pierres je sens blanchir comme une voile opportune.

    Debout, je vois les monts ! Debout. Les vaisseaux et les mers,

    Les monts et les vaisseaux font vaciller mes vers.



    Pierre Oster, Un nom toujours nouveau, éditions Gallimard, Collection Blanche, 1960, in Paysage du Tout, 1951-2000, Collection Poésie/Gallimard, 2000, pp. 97-99. Préface d’Henri Mitterand.






    Pierre Oster  Paysage du Tout





    PIERRE OSTER (1933-2020)


    Pierre Oster





    Pierre Oster
    sur Terres de femmes


    La Grande Année, Dix-septième poème
    La Grande Année, Dix-neuvième poème (+ une notice bio-bibliographique)




    Voir aussi ▼


    → (sur Recours au Poème)
    Pierre Oster, à jamais Paysage du tout poétique





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  • Louis Aragon | Le Voyage d’Italie


    LE VOYAGE d’ITALIE, 3
    (extrait)




    Il pleut La pluie italienne de septembre
    N’est ni jaune ni bleue il pleut sans éclipse il pleut plein les épaules pliées
    Il pleut Ni perles ni paroles ni paraphes d’épées
    Ni poussières ni claques ni paniques d’eau
    Ni passages de pétrels pétrole d’air
    Désespoir de nuées
    Il pleut tout simplement il pleut sans un pli sans une plaie
    Sans gifles aux palais plaquant Sans plomb de grêle
    Sans trombes de sel sur les places
    Il pleut sans plus
    Avec une persévérance égale et jamais lasse
    Et la paupière pâle et pauvre du ciel ne se relève nulle part sur ses pleurs
    Perpétuels on ne voit plus l’œil pur de l’été sur la vie
    On ne voit plus rien que la pluie
    Une pluie éparse ou épaisse
    Sur le piano plat des toits de par ici
    Un plasma tournoyant au platine des platanes
    Un plâtrage d’air une polarisation de poudre une précipitation
    De neige ou de plume un instant par l’espace perdue
    Une possession parallèle une obstination pathétique
    Il pleut pleut pleut sur la pensée il pleut

    […]




    Louis Aragon, « Le Voyage d’Italie », 3 [Les Poètes, Gallimard, Collection Blanche, 1960 ; Collection Poésie/Gallimard, 1976, pp. 71-72], in Marceline Desbordes-Valmore & Louis Aragon, Les Yeux pleins d’églises | Le Voyage d’Italie, éditions La Bibliothèque, Collection L’Écrivain Voyageur, 75017 Paris, 2010, pp. 111-112. Avant-propos de Jean Ristat. Introduction et notes de Claude Schopp.





    Aragon montage



    LOUIS ARAGON

    Aragon 2
    Source




    ■ Louis Aragon
    sur Terres de femmes


    → (sur Terres de femmes)
    Le Discours à la première personne (autre poème extrait des Poètes)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terres de femmes)
    8 avril 1973 | Mort de Pablo Picasso (+ poème « La Belle Italienne » de Louis Aragon)
    → (sur Les Lettres françaises N° 76)
    Voyages d’Italie, par Michel Bulteau





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  • Édouard Glissant | Gabelles, V, VI, VII



    Matta Glissant 2
    Roberto Matta, eau-forte en couleur
    pour l’édition originale numérotée
    du Sel noir d’Édouard Glissant,
    éditions du Seuil, 1960
    (35 exemplaires, papier vélin neige)







    GABELLES, V


    Comme s’enfuit ce sel dans la forteresse du jour

    Comme tarit le sel dans la main où la mer

    A mis l’écume de son sein

    Et nul n’épuisera la nuit, nul en cette main

    Ne boira l’amour,

    Ainsi ai-je levé de votre cendre les fagots, en vain

    Gardé vos granges, vos moissons, et vos resserres closes,

    Et vide fut l’aurore et plus tarie la rose.




    GABELLES, VI


    Il n’est bruit que du sang que la mer convoya. Il n’est tempête que de sang.

    L’amère odeur nous vient, respirez-la, mes houles. Il n’est bruit

    Que de l’obscur encens des peuples qu’on a pris au feu de notre temps

    Qui meurent à porter l’épais des mers et le relent

    De très hautes planètes.




    GABELLES, VII


    Ainsi près des rocs jadis lancés au ciel, qui tombèrent

    Comme jeux tristes d’un titan ou écumes de cet amour

    Je vois l’air palpiter de brûlures, je vois le chaume

    La terre fraîche où fut mis le sel, l’écurie des vagues

    Pour un cheval qu’on taille, qui hennit parmi les flammes

    Pour un cœur qu’on lacère et qui s’ensable doucement.

    Tels les jouets farouches d’un cyclone, ensevelis.



    Édouard Glissant, « Gabelles », Le Sel noir [éditions du Seuil, 1960], éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard n° 175 , 1983, pp. 102-103. Préface de Jacques Berque.





    Glissant montage 2





    ÉDOUARD  GLISSANT


    Glissant portrait
    Source



    ■ Édouard Glissant
    sur Terres de femmes


    Versets (poème extrait de La Terre inquiète)




    ■ Voir aussi ▼

    le site du Centre international d’études Édouard Glissant
    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Le Sel noir






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  • Anne Sexton | Her Kind



    HER KIND



    I have gone out, a possessed witch,
    haunting the black air, braver at night;
    dreaming evil, I have done my hitch
    over the plain houses, light by light:
    lonely thing, twelve fingered, out of mind.
    A woman like that is not a woman, quite.
    I have been her kind.

    I have found the warm caves in the woods,
    filled them with skillets, carvings, shelves,
    closets, silks, innumerable goods;
    fixed the suppers for the worms and the elves:
    whining, rearranging the disaligned.
    A woman like that is misunderstood.
    I have been her kind.

    I have ridden in your cart, driver,
    waved my nude arms at villages going by,
    learning the last bright routes, survivor
    where your flames still bite my thigh
    and my ribs crack where your wheels wind.
    A woman like that is not ashamed to die.
    I have been her kind.



    Anne Sexton, To Bedlam and Part Way Back (Boston: Houghton, Mifflin, 1960), in The Complete Poems, Boston: Houghton Mifflin Company, 1981 ; First Mariner Books edition, 1999, pp. 15-16.







    Anne Sexton, The Complete Poems








    SA SEMBLABLE



    Je suis sortie, sorcière possédée,
    qui hante l’air obscur, plus vaillante la nuit ;
    rêvant du mal, j’ai fait ma tournée
    au-dessus des maisons ordinaires, de lumière en lumière :
    pauvre créature solitaire, à douze doigts, affolée.
    Une femme comme cela n’est pas une femme, pas tout à fait.
    J’ai été sa semblable.

    [traduction en français de Patricia Godi-Tkatchouk]


    J’ai trouvé dans les bois des cavernes bien au chaud,
    je les ai remplies de poêlons, de statuettes, de rayonnages,
    de placards, de soieries, de tout un bric-à-brac ;
    j’ai mitonné les brouets pour les vers et les elfes ;
    geignant, remettant de l’ordre dans le désordre.
    Une femme comme cela est incomprise.
    J’ai été sa semblable.

    J’ai été trimballée dans ta charrette, cocher
    j’ai salué de mes bras nus les villages à rebours,
    retenant les derniers trajets éclairés, survivante
    là où tes flammes mordent encore ma cuisse
    et mes côtes craquent où s’enfoncent tes roues.
    Une femme comme cela n’a pas honte de mourir.
    J’ai été sa semblable.






    Anne Sexton To Bedlam and Part Way Back







    _______________________________________

    NOTE : « Dans ce poème central de son premier recueil, Anne Sexton retourne à la figure ancestrale de la sorcière, figure d’un savoir occulte et de la sagesse, figure de la conteuse, comme le rappelle Suzanne Juhasz dans Naked and Fiery Forms: Modern American Poetry by Women, dans le chapitre qu’elle consacre à l’œuvre d’Anne Sexton, et, cependant, également symbole des persécutions qui ont marqué l’histoire des Etats-Unis, de la « chasse aux sorcières » de l’Amérique coloniale puritaine, puis de celle des années cinquante et du « maccarthysme » et, plus généralement, figure de l’autre femme, celle qui ne plie pas aux attentes de la société, l’intellectuelle, l’artiste, la célibataire, celle qui ne fut ni mariée, ni mère. Pourrait-on dire qu’avec « Her Kind », Anne Sexton prend le contrepied de l’image traditionnelle de la femme, celle de « l’ange du foyer », dont toute femme qui veut accomplir sa vocation d’écrivain doit s’émanciper ? Dans ce poème, par le biais du symbole, en donnant libre cours à un imaginaire marqué par l’audace et un désir éperdu de liberté, Anne Sexton écrit du point de vue d’un sujet à l’étroit dans les définitions réductrices de la féminité imposées par la société américaine conservatrice de son époque. Sa poésie représente le mal de vivre et l’incapacité pour le sujet féminin de jouer les rôles traditionnellement dévolus aux femmes. De manière répétée, la poésie d’Anne Sexton rend compte de la difficulté, de l’impossibilité d’exister selon les critères de l’idéologie de la féminité véhiculée par la culture patriarcale, qu’il s’agisse des textes qui abordent le thème du mariage ou celui de la maternité. » (Patricia Godi)






    ANNE SEXTON


    Anne-sexton_Joanna-Rusinek
    Source




    ■ Anne Sexton
    sur Terres de femmes


    When man enters woman
    Anne Sexton | Elisa Biagini | Due mani… Due voci



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur YouTube)
    Anne Sexton lisant le poème ci-dessus : « Her Kind », 1966 (The Poetry Center and American Poetry Archives at San Francisco State University)
    → (sur YouTube)
    Short clips of Anne Sexton reciting some poetry and excerpts from home movies
    → (sur YouTube)
    Anne Sexton at home – 1 (VOSE)
    → (sur YouTube)
    Anne Sexton at home – 2 (VOSE)
    → (sur Poetry Foundation)
    une page sur Anne Sexton
    → (sur anne-sexton.blogspot.fr)
    de nombreux poèmes (12) d’Anne Sexton (+ leur traduction en français par Michel Corne)
    → (sur le blog Quelques pages d’un autre livre ouvert)
    une bio-bibliographie (en français) d’Anne Sexton
    → (sur PoemHunter.com)
    Poems of Anne Sexton
    → (sur lyrikline blog)
    Readings to remember: Anne Sexton





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  • Jean Rousselot | L’usage de la parole



    Une tête admirablement vide
    Ph., G.AdC







    L’USAGE DE LA PAROLE


    À Louis Parrot




    Ce qui reste c’est l’aubier sédimentaire
    Des hontes bues
    C’est entre les paillers roussis
    La ronde des enfants pauvres
    C’est le tâtonnement du petit jour
    Sur les plèvres endormies
    Ce qui reste ce qui monte
    C’est la fumée noire qui partage le jour
    C’est la main calcinée qui surgit entre des laves
    C’est la voix qui n’a rien à dire
    Et fleurit obstinément parmi les pierres
    Rien à dire car l’ombre des mots est mortelle
    Et descend toujours plus bas
    Sous les ornières des canons
    Ce qui reste c’est
    Deux bras
    Deux jambes
    Qui s’ignorent
    Une tête admirablement vide
    Qui va son chemin.



    Jean Rousselot, Le Poète restitué [Le Pain Blanc, 1941] in Jean Rousselot par André Marissel, Éditions Pierre Seghers, Collection « Poètes d’aujourd’hui », 1960, page 106.



    __________________________________
    NOTE d’AP : Jean Rousselot est né le 27 octobre 1913 à Poitiers. À l’occasion du centenaire de la naissance de Jean Rousselot paraît le 16 décembre 2013 aux éditions Rafael de Surtis : Christophe Dauphin, Jean Rousselot, le poète qui n’a pas oublié d’être.





    JEAN ROUSSELOT


    Jean Rousselot



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au poème)
    Hommage à Jean Rousselot par Christophe Dauphin





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  • O.V. de L. Milosz | H








    Le jardin descend vers la mer. Jardin pauvre, jardin sans fleurs, jardin
    Aveugle. De son banc, une vieille vêtue
    De deuil lustré, jauni avec le souvenir et le portrait,
    Regarde s’effacer les navires du temps. L’ortie, dans le grand vide

    De deux heures, velue et noire de soif, veille.
    Comme du fond du cœur du plus perdu des jours, l’oiseau
    De la contrée sourde pépie dans le buisson de cendre.
    C’est la terrible paix des hommes sans amour. Et moi,

    Moi je suis là aussi, car ceci est mon ombre ; et dans la triste et basse
    Chaleur elle a laissé retomber sa tête vide sur
    Le sein de la lumière ; mais
    Moi, corps et esprit, je suis comme l’amarre

    Prête à rompre. Qu’est-ce donc qui vibre ainsi en moi,
    Mais qu’est-ce donc qui vibre ainsi et geint je ne sais où
    En moi, comme la corde autour du cabestan
    Des voiliers en partance ? Mère

    Trop sage, éternité, ah laissez-moi vivre mon jour !
    Et ne m’appelez plus Lémuel ; car là-bas
    Dans une nuit de soleil, les paresseuses
    Hèlent, les îles de jeunesse chantantes et voilées ! Le doux

    Lourd murmure de deuil des guêpes de midi
    Vole bas sur le vin et il y a de la folie
    Dans le regard de la rosée sur les collines mes chères
    Ombreuses. Dans l’obscurité religieuse les ronces

    Ont saisi le sommeil par ses cheveux de fille. Jaune dans l’ombre
    L’eau respire mal sous le ciel lourd et bas des myosotis.
    Cet autre souffre aussi, blessé comme le roi
    Du monde, au côté ; et de sa blessure d’arbre

    S’écoule le plus pur désaltérant du cœur.
    Et il y a l’oiseau de cristal qui dit mlî d’une gorge douce
    Dans le vieux jasmin somnambule de l’enfance.
    J’entrerai là en soulevant doucement l’arc-en-ciel

    Et j’irai droit à l’arbre où l’épouse éternelle
    Attend dans les vapeurs de la patrie. Et dans les feux du temps apparaîtront
    Les archipels soudains, les galères sonnantes —
    Paix, paix. Tout cela n’est plus. Tout cela n’est plus ici, mon fils Lémuel.

    Les voix que tu entends ne viennent plus des choses.
    Celle qui a longtemps vécu en toi obscure
    T’appelle du jardin sur la montagne ! Du royaume
    De l’autre soleil ! Et ici, c’est la sage quarantième

    Année, Lémuel.
    Le temps pauvre et long.
    Une eau chaude et grise.
    Un jardin brûlé.



    O.V. de L. Milosz, Adramandoni in Poésies, II, Éditions André Silvaire, 1960, pp. 113-114-115. Textes, notes et variantes établis par Jacques Buge.








    O. V. de L. MILOSZ


    Vignette Milosz
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    le site de l’association des Amis d’Oscar Vladislas de Lubicz Milosz
    → (sur Esprits Nomades)
    « Oscar Vladislas de Lubicz Milosz, D’un pays d’enfance retrouvée en larmes… », par Gil Pressnitzer (dossier comprenant un choix de textes)





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