Étiquette : 1982


  • Lorand Gaspar | [Le jour enflé de fatigue cherche nos failles]


    [LE JOUR ENFLÉ DE FATIGUE CHERCHE NOS FAILLES]




    Le jour enflé de fatigue cherche nos failles
    l’argile fendu au fond de nos bouches
    la langue verte de notre humidité
    et comme il s’émeut de nos rires !
    L’épure d’une aile serrée dans le marbre
    la voix tranchée, clouée, oubliée.
    Quelque part pourtant court encore
    l’allégresse du chant qui d’un bond déplia
    l’espace à jamais du matin –
    les neuf voûtes célestes se penchent
    sur les fontaines taries de nos sèves.




    Lorand Gaspar, Sol absolu et autres textes, éditions Gallimard, 1972 ; collection Poésie/Gallimard n° 167, 1982, page 121.





    Lorand Gaspar montage




    LORAND GASPAR (1925-2019)


    Lorand Gaspar  portrait 3
    Source




    ■ Lorand Gaspar
    sur Terres de femmes


    Linaria
    Depuis tant d’années…
    Voici des mains
    James Sacré, Lorand Gaspar | Dans les yeux d’une femme bédouine qui regarde




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de l’IMEC)
    une notice bio-bibliographique sur Lorand Gaspar





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  • Marguerite Yourcenar | [La mer, cet été-là]



    Lucas de Leyde
    Lucas de Leyde (Leyde, vers 1494 – Leyde, 1533)
    Les Fiancés, vers 1525
    Huile sur bois, 28 x 33,5 cm
    Strasbourg, Musée des Beaux-Arts
    (illustration de la première de couverture
    de Marguerite Yourcenar, Un homme obscur,
    Collection Folio/Gallimard)
    Source




    [LA MER, CET ÉTÉ-LÀ]




    La mer, cet été-là, était presque toujours calme et, dans ces parages, à peu près déserte. À mesure qu’on remontait vers le nord, la moiteur chaude avait fait place à des brises fraîches ; le ciel transparent devenait laiteux quand s’y étalait une mince couche de brume ; sur les rivages de la terre ferme ou des îles (il n’était pas facile de distinguer l’une des autres), des forêts impénétrables descendaient jusqu’au bord de l’eau. Nathanaël se ressouvenait vaguement de bois inviolés au bord de sanctuaires dont parle Virgile, mais ces lieux-ci ne semblaient contenir ni anciens dieux, ni fées ou lutins tels qu’il avait cru parfois en voir dans les bocages de l’Angleterre, mais seulement de l’air et de l’eau, des arbres et des rochers. La vie néanmoins y bougeait sous des multitudes de formes. Des milliers d’oiseaux de mer se balançaient sur la houle ou perchaient aux creux des falaises ; un beau cerf ou un énorme élan traversaient parfois à la nage un pertuis entre deux îles, levant très haut leur tête alourdie par leurs vastes bois, puis grimpaient en s’ébrouant sur la rive.

    À plusieurs reprises, des Indiens dans des pirogues approchèrent du navire, offrant des outres pleines d’eau fraîche, des baies, des quartiers de venaison encore sanglants, et demandant en échange du rhum. Quelques-uns avaient retenu plusieurs mots d’anglais, ou parfois de français, à force de pratiquer ce genre de troc ; à bord, on prenait soin qu’un officier ou un matelot sût jargonner au moins une des langues indigènes.

    […]

    L’île dont il s’agissait n’était marquée que depuis peu sur les cartes. Haute et rocheuse, couverte dans ses régions basses de sapins et de chênes, on reconnaissait de loin ses six ou sept sommets. On n’y trouvait rien de précieux, mais un bras de mer la pénétrait profondément au sud, formant un vaste port naturel merveilleusement abrité du vent ; un îlot ovale en protégeait l’entrée ; sur la rive gauche, au bas d’une grande prairie, coulait une source d’eau vive connue des navigateurs ; ces mérites suffisaient pour que le roi d’Angleterre la disputât au roi de France. En approchant du rivage, on vit, au bord des noirs sapins entremêlés de chênes déjà rougis par l’automne, des huttes de peaux et de branchages que les Indiens avaient dû aider les intrus à construire. Une grande croix s’élevait au milieu. Le capitaine fit ouvrir le feu. Nathanaël avait horreur de toute violence, mais l’excitation des hommes manœuvrant les mortiers le gagna ; le bruit se répercutait le long des montagnes basses. C’était la première fois sans doute qu’elles renvoyaient ce tonnerre humain, n’ayant jamais connu jusqu’ici que le grondement de la foudre, et, au dégel, les craquements des blocs de glace se détachant des falaises. À la distance où l’on était, on vit des hommes en soutane s’égailler dans les hautes herbes ; deux tombèrent ; le reste prit refuge dans les bois.



    Marguerite Yourcenar, Un homme obscur in Comme l’eau qui coule, éditions Gallimard, collection Blanche, 1982. In Œuvres romanesques, éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1982, pp. 922-924. Avant-propos de l’auteur.





    Marguerie Yourcenar  Comme l'eau qui coule




    MARGUERITE YOURCENAR


    Yourcenar 2
    Image, G.AdC





    ■ Marguerite Yourcenar
    sur Terres de femmes


    8 juin 1903 | Naissance de Marguerite Yourcenar
    25 novembre 1968 | Sortie en librairie de L’Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar
    6 mars 1980 | Marguerite Yourcenar, première femme élue à l’Académie française
    8 août 117 | Hadrien, empereur de Rome (extrait de Mémoires d’Hadrien)




    ■ Voir aussi ▼


    le site du musée Marguerite Yourcenar





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  • Rutger Kopland | [Matins au bord de la rivière]



    [MORGENS AAN DE RIVIER]




    Morgens aan de rivier, morgens waarin
    hij nog lijkt te overwegen
    waarheen hij die dag
    weer zal gaan,

    of hij diezelfde hevige bewegingen
    zal maken als altijd,
    of niet meer,

    of zijn deze eindeloze aarzelingen
    de lege gebaren van iemand
    die al niet meer bestaat,

    en zich heeft neergelegd

    bij wat hij is, tussen zijn oevers,
    in het zinloze spoor
    dat hij groef.







    [MATINS AU BORD DE LA RIVIÈRE]




    Matins au bord de la rivière, matins où
    elle semble encore se demander
    où elle ira encore
    ce jour-là,

    si elle fera comme toujours
    les mêmes mouvements vifs,
    ou non,

    ou si ces oscillations sans fin
    sont les gestes vides de quelqu’un
    qui déjà n’existe plus,

    et s’est résigné

    à ce qu’il est, entre ses rives,
    dans le vain sillon
    qu’il a creusé.



    Rutger Kopland, « Drentsche Aa », I, Cette vue [Dit uitzicht, Van Oorschot b.v., 1982], édition bilingue, éditions érès, Collection PO&PSY, 2019, pp. 44-45. Poèmes traduits du néerlandais par Jan H. Mysjkin et Pierre Gallissaires. Dessins de Jean-Pierre Dupont.





    Kopland montage




    RUTGER KOPLAND


    Rutger Kopland portrait
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions érès)
    une notice biographique sur Rutger Kopland
    → (sur le site des éditions érès)
    la page de l’éditeur sur Cette vue





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  • Claude Ollier, La Mise en scène

    par Angèle Paoli

    Claude Ollier, La Mise en scène,
    Les éditions de Minuit, 1958 ;
    éditions Flammarion, collection Garnier/Flammarion, 1982.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Claude Ollier FC
    Claude Ollier en 1986 © Sophie Bassouls – Getty







    LES MISES EN SCÈNE DE CLAUDE OLLIER




    Je viens tout juste d’achever la lecture de La Mise en scène. Le premier en date (1958) des Prix Médicis. Un roman de Claude Ollier qui me tient encore rivée à ses pages. Livre fermé, les pages continuent en effet de me hanter. Ce livre, je l’ai déniché dans une ancienne madia, un vieux pétrin corse où je range un bon nombre d’anciens ouvrages, à lire ou à relire. Celui-ci était du nombre des livres que j’ai mis de côté. Je ne sais trop pourquoi il était resté ainsi confiné. Il avait pris l’humidité, quelques moisissures aussi, mais il était tout à fait déchiffrable. Lorsque je l’ai extirpé du coffre où il se mourait (tout livre oublié est un livre mort), j’ai imaginé qu’il s’agissait d’un roman de Claude Simon. Ce n’est qu’après avoir commencé à le feuilleter que j’ai pris conscience qu’il s’agissait bel et bien d’un ouvrage de Claude Ollier. Un écrivain dont, à mon grand regret, je n’ai gardé aucun souvenir de lecture. Il est vrai que, dans mon esprit, Claude Ollier est resté étiqueté « Nouveau Roman ». Et c’est probablement la (mauvaise) raison pour laquelle je l’avais délaissé.

    Pourtant les quelques lignes du texte de présentation de la quatrième de couverture auraient dû m’aimanter car s’y trouvent rassemblés tous les ingrédients indispensables à l’éveil d’un véritable désir de lecture. D’une lecture prolongée d’ailleurs puisque La Mise en scène est le tome premier d’une suite fictionnelle (Le Jeu d’enfant) qui en comporte huit. Suite que Claude Ollier a composée entre 1955 et 1975. En première de couverture, une photo de Claude Ollier, représentant la muraille d’un grenier à grains, à Aït Bouguemez, dans la vallée du Haut-Atlas. De quoi attiser encore davantage mon intérêt pour ce roman d’aventures présenté comme « colonial », un roman policier qui « est aussi un étonnant documentaire sur une contrée retirée du monde berbère musulman ».

    Sans tarder, je me suis donc lancée dans la lecture de La Mise en scène, qui a creusé en moi son sillon d’interrogations, de perplexités, de mystères et d’enthousiasmes. Quel ouvrage ! À nul autre comparable ! Quel jeu de construction ! Quel jeu de pistes magistral ! Et quelle « mise en scène » ! Ou plutôt quel emboîtement fascinant de mises en scène. Mises en scène subtiles et savamment orchestrées par l’auteur dans un lieu quasi clos de montagnes désertiques du Haut-Atlas, où les autochtones qu’on y croise semblent s’être tacitement entendus pour maintenir l’ingénieur Lassalle, l’étranger, loin de leurs petits arrangements. Mises en scène qui se succèdent d’un lieu à l’autre, dans une kyrielle de déplacements et de rencontres dont il est difficile de dire si ceux-ci sont vraiment dus au hasard ou si, au contraire, ils sont dus aux jeux du bouche à oreille qui, même dans ces douars excentrés, retranchés derrière les murailles montagneuses, circulent pleinement. Mises en scène ordonnancées avec une méticulosité d’horloger par le romancier qui place ses pions sur l’échiquier de la toile qu’il a tissée entre le bourg d’Assameur où vient d’arriver Lassalle et l’Aït Imlil où ce dernier doit se rendre. Et d’où il devra repartir pour rejoindre son point de départ. D’Assameur à Assameur, et au-delà, Dar el Hamra.

    Tout se déroule en quinze jours. Et l’on voit surgir dans les mémoires, autour de l’ingénieur Lassalle, en relation avec un passé antérieur vieux de deux années, un certain Moritz, ingénieur dans la même Société. Le nom de ce Moritz revient régulièrement dans la bouche des divers interlocuteurs de Lassalle. Lequel emboite les pas de son prédécesseur afin de réussir là où ce dernier a échoué. Plus intéressant encore, il y a ce géologue au nom systématiquement déformé : « Un nommé Hessing, ou Gessing, ou quelque chose d’approchant »… Cet étranger, dont la venue est antérieure de quelques jours à celle de Lassalle, et qui est mort dans des circonstances mal élucidées. Un accident de montagne, sans doute. C’est si vite arrivé. Affaire étouffée. Classée. Comme semble être très vite classée aussi la mort de la jeune Jamila. Dont Lassalle a entrevu le corps lacéré de deux coups de couteau à l’infirmerie d’Assameur. D’autres jalons participent au maillage qui se tisse autour de Lassalle. Le capitaine Weiss, qui héberge le nouvel arrivant, lequel ignore qu’il occupera la chambre du mort. Mais, dès le premier chapitre, des signes inquiétants se font jour ; des menaces qui empêchent le voyageur de dormir. À commencer par la carte murale, obsédante, qui prend des formes animales ou végétales. Qui s’animent comme autant de signes avant-coureurs dont le lecteur retrouvera la présence au cours du récit. Weiss cependant procure à son hôte ce dont il a besoin : gîte, couverts, mulets guides. Weiss émaille leur rencontre de conseils et de commentaires sur la carte murale qui orne son bureau. Carte étrange car incomplète. Muette par endroits.

    « Imlil et ses hautes chaînes environnantes, en plein sud d’Assameur, sont invisibles sur la carte d’état-major, perdues quelque part au centre d’une zone non cartographiée. »

    Arrive ensuite le brigadier Pozzi, chargé de conduire Lassalle jusqu’à Tafrent où l’ingénieur est confié au garde Piantoni, lequel sera chargé de lui procurer mulets et guide qui prendront la relève sur les sentiers escarpés qui mènent au pied de l’Angoun. Au cours de ces moments partagés entre haltes, déplacements en camionnette et installation à la maison forestière de Tafrent, Pozzi, Lassalle et Piantoni échangent les nouvelles du jour. Où l’on reparle de Moritz et de son échec, des « Mines et pistes minières », motif de la présence de Lassalle dans ces lieux, projet que l’on aimerait bien voir aboutir – « ça rendrait bien service à tout le monde »… Soirée où l’on reparle aussi de Jamila, transportée par « trois ou quatre types » de la tribu des Aït Andiss… Une histoire parmi tant d’autres.

    « Sans compter [les histoires] qu’ils arrangent entre eux et dont on n’entend jamais parler. »

    Le lecteur doit patienter pour connaître la suite et pour que s’ouvrent d’autres pistes. De Jamila à Yamina ; de Gessing (ou Hessing) à Jamila, de Lassalle à Yamina. Chaque épisode de l’histoire est repris en miroir et en dédoublements inattendus. Le lecteur s’y perd un peu parfois, mais n’est-ce pas le principe même du jeu de pistes ? Flash-backs, repérages des toponymes, des objets qui ponctuent de leurs signes la narration, et d’arbres, de rochers, de sentiers qui jalonnent les descriptions. Tout cela entre en scène et compose la mise en perspective éblouissante du récit.

    Mais poursuivons la lecture. De Tafrent, Lassalle se remet en route avec un guide et trois mulets. Cet équipage cahotant grimpe en direction du col Tizi n’Arfamane. Et redescend vers Ouzli où Lassalle devra trouver un autre guide et d’autres mulets. En chemin surgit comme par miracle un individu qui aborde Lassalle. Un certain Ba Iken, sergent de son état, qui propose à Lassalle de le conduire jusqu’à Imlil et de lui venir en aide. Lassalle ne parle pas un mot d’arabe mais Ba Iken, lui, parle un français à « la prononciation impeccable ». Il sera désormais l’interprète tout terrain de Lassalle. Mais qui nous dit qu’il ne jouera pas double jeu sur le double échiquier de la mort du géologue et de celle de Jamina ? En tout cas, très serviable, très prévenant, mais impassible, Ba Iken se met en quatre pour accueillir l’étranger. Ba Iken entrecoupe ses gestes de détails sur la montagne et sur ses raccourcis. Mais s’il fait preuve de bonne volonté, il n’est pas certain que les éclaircissements qu’il apporte en soient vraiment. Ses interprétations sont invérifiables pour Lassalle. Néanmoins, ils dineront ensemble chez le cheikh Agouram. Lequel connaît tout de son district et au-delà mais n’a pas entendu parler de l’histoire de Jamila. D’ailleurs, sur ce sujet, Cheikh Agouram coupe court par une interjection monosyllabique : « La ! », « dont le sens est immédiatement accessible : c’est la dénégation absolue. »

    Si le lecteur prend le temps de s’arrêter un peu pour reprendre souffle avant de poursuivre, il peut remarquer que le chiffre « trois » est omniprésent. Jusque dans les plus petits détails. Trois fauteuils / trois cadres / trois sacs / trois mulets… Trois chapitres composent le récit. Trois étrangers sont venus troubler la vie des autochtones. Moritz. Hessing (ou Gessing ou Lessing) / Lassalle. Weiss (remplacé au retour par Waton) / Pozzi / Piantoni. Puis Cheikh Agouram / Ba Iken / Idder. Idder, petit propriétaire terrien agressif voit d’un mauvais œil l’arrivée de Lassalle. Il craint d’être exproprié. Mais il craint davantage encore qu’un regard étranger vienne fouiner dans ses affaires. Et notamment sur ses liens avec les jumelles Jamila/Yamina. Qui est-il au juste, cet Idder qui se fait passer pour le frère des jeunes filles ? Quel rôle a-t-il joué dans la mort de Jamila ? Et dans celle du géologue ? Pourquoi se décide-t-il enfin à céder une part de son terrain ? Toutes ses interventions précédentes n’ont-elles été qu’une mise en scène ? Ou bien est-ce que Ba Iken lui a conseillé d’agir ainsi ? Pour quelle raison ?

    Rien n’est jamais tout à fait certain dans les conclusions que le lecteur peut tirer de ses interrogations. Toutes les réponses sont possibles. Mais il faut être patient car le récit, simple en apparence si le lecteur se maintient au premier niveau narratif, se révèle en réalité complexe. La forme très travaillée joue un rôle déterminant dans cette complexité. Le temps s’étire dans la lenteur des quinze journées dont faits et dates sont consignés dans les cases de l’agenda de Lassalle. Le temps s’étire en trente-cinq chapitres. Sept pour la première partie consacrée à l’entrée en scène de Lassalle, à ses pérégrinations jusqu’à Imlil soit soixante-trois pages au total. Vingt-et-un chapitres et cent-quarante-huit pages pour la seconde partie consacrée aux différents déplacements sur les entours de l’Angoun, au travail de repérage lié à la piste, aux veillées et aux rencontres, aux déplacements nocturnes mystérieux, aux découvertes de Lassalle, la nuit dans la grotte, aux dialogues avec Ichou, le jeune muet qui l’accompagne dans la montagne… Et sept chapitres à nouveau et quarante-huit pages pour la troisième partie qui concerne le dénouement, le retour périlleux vers Assameur, aggravé par un orage et par le débordement d’un oued. Marqué par la perte dans les eaux tempétueuses de l’oued d’une pièce importante du puzzle. Le périple de Lassalle et les péripéties qu’il a affrontées s’achèvent dans la chambre d’Assameur où il retrouve le même décor – lit, moustiquaire, arbres ; les mêmes bruits, les mêmes jeux d’ombre et de lumière, les mêmes ombres sur les murs et sur le carrelage ; les mêmes objets. Avec des variations infimes. À peine perceptibles. Changements de place dans le décor ou disparitions. Variations aussi dans la perception que Lassalle a des objets qui l’entourent, chargés d’images et d’interprétations qui se superposent aux formes réelles. Les objets eux-mêmes jouent un rôle primordial, qui peuvent aussi se charger de signes nouveaux. Et d’une histoire.

    Ainsi de « cet ustensile en terre cuite » qui poursuit Lassalle depuis le début de son aventure, ustensile

    « rebelle à toute symétrie, avec son manche court de travers et sa masse sphérique démesurément grossie – de cet enfumoir aperçu pour la première fois le lendemain dans le bureau du capitaine, revu le jour même au souk du haut de la terrasse de la « mahakma » et beaucoup plus tard à Imi n’Oucchène, un soir, au coucher de soleil, brandi à bout de bras comme une arme.

    L’objet est là maintenant, à portée de main, redécouvert sur le souk au hasard du coude à coude sous le soleil accablant, soustrait pour un prix modique à l’ébahissement du potier, peu après que l’adjoint du capitaine l’a fait disparaître de la cheminée du bureau pour y substituer un nouvel agencement décoratif : des piles de revues techniques, de registres et de formulaires. »

    On pourrait s’imaginer que le récit tourne en boucle puisque Lassalle revient à son point de départ. En réalité, entre temps, le récit a suivi d’autres méandres, les pistes ont bifurqué, débouchant sur d’autres intersections, d’autres embranchements. Davantage qu’en cercle, le récit semble procéder par spirales. Avec ses retours en arrière et ses anticipations. Ses descriptions qui se réitèrent, en apparence à l’identique, mais qui comportent de menus écarts, à peine perceptibles. Et ce à intervalles réguliers.

    Ainsi peut-on lire dans l’incipit cette observation :

    « Sous l’effet de la torpeur, le point de vue se dédouble, se multiplie. Entre l’œil et l’objet le sommeil s’interpose ; l’attention peu à peu s’affine, analysant les perspectives, improvisant des variations sur le schéma simplifié qui d’ordinaire s’offre à elle. Les contours s’estompent, les plans se distendent ; au seuil de la pénombre, le cloisonnement s’effrite : sur des données nouvelles, l’espace blanc se réédifie. »

    Et dans les dernières pages :

    « Tout se réduit désormais à un seul grand rectangle, à l’intérieur même duquel s’opèrent les variations : déplacements de lignes, translations de surfaces, apparition de nouveaux assemblages qui, sitôt édifiés, se désagrègent avec une lenteur implacable. »

    N’y a-t-il pas là une définition possible de l’écriture telle que la pratique si excellemment Claude Ollier, tout au long de ce roman éblouissant qu’est La Mise en scène ?

    La différence majeure entre le début et la fin du roman vient de ce qu’à son retour, Lassalle sait. Il a compris. Il porte sur ses épaules le poids des circonstances de la mort des deux victimes. De retour à la chambre d’Assameur, le corps fourbu par les fatigues du voyage, Lassalle somnole. Dans son demi-sommeil, les images se fondent. Les scènes vues et les scènes imaginées s’entremêlent. De sorte que le corps de Lassalle semble soudain fusionner avec celui du géologue en train de mourir. Déchiqueté par sa chute dans le ravin où il s’est abîmé. À qui appartient ce « corps allongé », qui « glisse à contre-courant, immobile, les jambes raidies, les bras serrés contre la poitrine, la nuque droite, les yeux grands ouverts » ? À Lessing ou à Lassalle ? À l’un et l’autre peut-être.

    Le lecteur l’aura compris. Ce premier roman de Claude Ollier est une œuvre majeure. Une talentueuse mise en scène de l’écriture romanesque. Passionnante et magistrale.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Claude Ollier  La Mise en scène  Garnier-Flammarion






    CLAUDE OLLIER (1922-2014)


    Claude Ollier portrait
    Source






    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de France Culture)
    une notice bio-bibliographique sur Claude Ollier






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  • Jean-Louis Giovannoni | [toujours cette envie de t’ouvrir]


    Et la mort est déjà au fond d'une vitre |  dans un ciel qui ne bouge pas
    Ph., G.AdC







    [TOUJOURS CETTE ENVIE DE T’OUVRIR]




    Toujours cette envie de t’ouvrir
    d’aller


    et jamais le vent ne se lève


    Ton regard est semblable
    à cet oiseau terrible
    qui vole immobile en toi


    Et la mort est déjà au fond d’une vitre
    dans un ciel qui ne bouge pas


    Cet oiseau
    tourné vers le mur
    qui attend
    qu’on lui ouvre
    enfin l’espace


    Et qu’un seul cri
    au matin
    délivrera


    On t’appelle
    sans que nulle voix
    ne se soit fait entendre


    On t’appelle
    au-delà de la vitre
    là où ta propre voix s’auréole
    là où tu meurs



    Jean-Louis Giovannoni, Derrière la vitre (1982), I, in Les choses naissent et se referment aussitôt, Poèmes de 1974 à 1984, Éditions Unes, 1985, pp. 143-145.



    JEAN-LOUIS GIOVANNONI


    Giovannoni
    Ph. © Fabienne Vallin
    Source





    ■ Jean-Louis Giovannoni
    sur Terres de femmes


    [Ne me laisse pas ici parmi les ombres !] (extrait de L’air cicatrise vite)
    Ce que l’immobile tient pour geste (extrait de Pastor, Les Apparitions de la matière)
    L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare (lecture d’AP)
    [Vue imprenable] (extrait de L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare)
    Envisager (lecture de Tristan Hordé)
    [Aucune sortie possible] (extrait d’Envisager)
    Îles circulaires
    [Il faut si peu de chose]
    Issue de retour (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Issue de retour (lecture d’AP)
    [Je ne sais pourquoi l’autruche me fascine autant] (extrait de Journal d’un veau)
    Mère
    [Notre voix] (extrait de Ce lieu que les pierres regardent)
    [Nous venons d’un pays qu’on ne peut plus toucher] (extrait de On naît et disparaît à même l’espace)
    [Pourras-tu encore témoigner…] (extrait des Mots sont des vêtements endormis)
    Sous le seuil (lecture d’AP)
    [Le jour se lève] (extrait de Sous le seuil)
    [Tout se cicatrise] (extrait de Garder le mort)
    Voyages à Saint-Maur (lecture d’AP)
    [Troisième voyage à Saint-Maur]
    [Huitième voyage à Saint-Maur]
    Jean-Louis Giovannoni | Stéphanie Ferrat, « Les Moches » (lecture d’AP)
    Jean-Louis Giovannoni | Marc Trivier, Ne bouge pas ! (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terres de femmes)
    3 février 1984 | Lettre de Raphaële George à Jean-Louis Giovannoni (+ La Main de Raphaële George, par Jean-Louis Giovannoni)
    → (sur Secousse-08)
    un entretien de Jean-Louis Giovannoni avec Anne Segal & Gérard Cartier (novembre 2012)





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