Étiquette : 1993


  • Bernard Noël | Fenêtres fougère


    Olivier Debré  Sur un pli du temps 2
    gravure en taille douce d’Olivier Debré
    pour l’édition originale de Sur un pli du temps,
    Les Cahiers des Brisants, 1988.
    Source








    FENÊTRES FOUGÈRE
    (extrait)





    à colette deblé



    la torche du corps
    brûle
    à contre-ciel
    le visage ici
    la tête là-bas
    l’espace partout
    un pré vertical

    la chair du silence
    la fumée de l’âge
    un peu de mémoire
    oblique
    le miroir vu
    depuis l’au-delà
    le mouvant d’une pensée

    la vie est la trace
    de la vie
    la moelle des yeux
    s’allume au bonheur
    tout est là
    comme un mot
    sur la langue




    Bernard Noël, « Fenêtres fougère », Sur un pli du temps, Les Cahiers des Brisants, Périgueux, 1988, in La Chute des temps, éditions Gallimard, Poésie/Gallimard n° 274, 1993, pp. 253-255. Postface de Stefano Agosti.






    Sur un pli du temps Debré 3





    BERNARD NOËL


    Bernardnoël02
    Ph. © Steve Seiler
    Source





    ■ Bernard Noël
    sur Terres de femmes


    19 novembre 1930 | Naissance de Bernard Noël
    la paume caressant un souffle
    L’Encre et l’Eau
    La Langue d’Anna
    Sur le peu de corps, 18
    [le temps ne sait rien]
    TOI est le nom sans néant
    Viens dis-tu
    19 octobre 1977 | André Pieyre de Mandiargues | Bernard Noël
    Mohammed Bennis | Bernard
    Édith Azam | Bernard Noël | [comment ça s’ouvre un corps] (extrait de Retours de langue)
    Édith Azam | Bernard Noël, Retours de langue (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terres de femmes)
    7 mars 1908 | Naissance d’Anna Magnani (lecture de La Langue d’Anna de Bernard Noël, par AP)
    l’Atelier Bernard Noël de Nicole Martellotto





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  • Silvia Baron Supervielle | [que j’aille par le nord]


    [QUE J’AILLE PAR LE NORD]




    que j’aille par le nord
    où s’avancent mes pas
    ou que je reste au sud
    saisie par mes pensées
    que je voyage ailleurs
    sans mémoire imaginant
    un souvenir dépouillé
    de distance et de rivage
    que j’habite les règnes
    du rêve ou les empires
    de la passion tout sera
    équidistant du même
    centre imprenable



    Silvia Baron Supervielle, « Peu à peu », L’Eau étrangère [éditions Corti, 1993] in En Marge, poèmes choisis, éditions Points, Collection Points Poésie, 2020, page 350. Préface de René de Ceccatty.





    Silvia Baron Supervielle montage




    SILVIA BARON SUPERVIELLE


    Silvia Baron Supervielle portrait
    Source




    ■ Silvia Baron Supervielle
    sur Terres de femmes


    Alphabet des lieux remarquables (poème extrait du Pays de l’écriture)
    Le marcheur séparé (autre poème extrait du Pays de l’écriture)
    [le soleil remue les miroirs] (poème extrait de Sur le fleuve)
    10 avril 1934 | Naissance de Silvia Baron Supervielle (+ un autre extrait du Pays de l’écriture)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un Portrait de Silvia Baron Supervielle (+ un extrait de La Distance de sable)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Points)
    la fiche de l’éditeur sur En marge





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  • Milo De Angelis | L’oceano lì davanti



    L’OCEANO LÌ DAVANTI



    L’oceano lì davanti lì davanti
    come un’idea a perpendicolo
    o uno sbocco di sangue
    nell’intervallo più piccolo tra le tempie.
    Il grigio soffre. Il grigio non è un colore
    ma un voltarsi, scrutare per terra
    l’assoluta metà di ogni cosa, piegare in quattro
    i pianeti della fortuna,
    che dentro la tasca ci danno un confine,
    come questa fila di case, d’inverno,
    significa camminarci accanto, essere d’inverno.




    Milo De Angelis, L’Océan autour de Milan et autres poèmes [L’oceano intorno a Milano], I, édition bilingue, M.E.E.T. [Maison des Écrivains et des Traducteurs de Saint-Nazaire] Arcane 17, 1993, suivi d’un « Entretien avec Milo De Angelis », par Bernard Bretonnière.







    Le gris souffre. Le gris n’est pas une couleur
    « Le gris souffre. Le gris n’est pas une couleur
    mais un retournement »
    Photocollage, G.AdC






    L’OCÉAN LÀ-DEVANT



    L’océan là-devant tout devant
    comme une idée au carré
    ou un crachat de sang
    dans le plus court intervalle entre les tempes.
    Le gris souffre. Le gris ce n’est pas une couleur
    mais un revirement, c’est scruter par terre
    la moitié absolue de tout, c’est plier en quatre
    les planètes de la fortune
    qui nous fixent une limite au fond de la poche,
    de même qu’en hiver cette enfilade de maisons
    ça signifie marcher l’un à côté de l’autre, être en hiver.



    Traduction inédite d’Angèle Paoli





    Milo De Angelis  L'Océan 5






    MILO DE ANGELIS



    Milo De Angelis Viviana
    Photo © Viviana Nicodemo
    Source






    ■ Milo De Angelis
    sur Terres de femmes


    6 juin 1951 | Naissance de Milo De Angelis
    Mercoledì (poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    Il morso che ti spezza (autre poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    Sala Venezia (autre poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    Milano lì davanti (poème extrait de « L’oceano intorno a Milano » in Biografia sommaria, 1999)
    [Inquadratura](poème extrait d’Incontri e agguati)
    [A volte, sull’orlo della notte] (poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP)
    [Era buio] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite de Sylvie Fabre G.)
    [Nessuno riposa] (autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 1]
    [Mi attendono nascosti] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP)[Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 2]
    [È qui] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 3]
    [Ecco l’acrobata della notte] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 4]
    [Ho saputo, amica mia…] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 5]
    Thème de l’adieu (traduction d’extraits par AP ― février 2009 + notice de Martin Rueff)
    Thème de l’adieu (lecture de Tristan Hordé)
    Tutto era già in cammino (extraits du Thème de l’adieu, éditions NOUS, 2010)
    “T.S.”, II (extrait de Somiglianze)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur YouTube)
    un portrait vidéo de Milo De Angelis par Viviana Nicodemo





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  • Sylvie Germain | [C’était un petit chemin de terre]



    [C’ÉTAIT UN PETIT CHEMIN DE TERRE]




    C’était un petit chemin de terre. Il serpentait à travers la plaine, à l’écart des grandes villes. Des talus broussailleux, des peupliers et des bouleaux, des rochers le bordaient. À l’un de ses méandres il frôlait une croix de pierre au socle tout moussu. Puis il partait se perdre quelque part dans la plaine, parmi les ronces et la poussière. Exténué par tant d’immensité il finissait par se dissoudre sous l’herbe rase et les cailloux ainsi que s’effacent les morts invités par la nuit de la terre au grand mystère de la disparition.

    Car les chemins ont une vie, ils ont une histoire et un destin, comme les hommes. Et, comme les hommes, ils meurent un jour.

    Leur histoire est liée à celle des hommes qui les ont tracés, à tous ceux qui les ont parcourus. Et ils ont un cœur, un cœur qui bat, tout résonnant des pas des marcheurs qui les foulent. La mort leur advient lorsque tous les désertent, que nul ne se soucie plus d’eux ; leur cœur se tait quand se taisent les pas.

    Les chemins ont donc aussi une âme, et ils ont une voix. Une voix très ténue qui se lève parfois et se met à chanter, au bord extrême du silence.

    Elle chante, la voix des chemins, les amours, les chagrins et les joies de tous ceux qui les ont traversés et dont ils gardent la mémoire.

    Leur mémoire est fidèle, profonde comme les siècles.



    Sylvie Germain, « Les pas qui dansent aux enfer », in Immensités, Éditions Gallimard (1993), Collection folio, 1995, pp. 206-207.






    Sylvie Fermain  Immensités

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  • Lucien Becker | Passager de la Terre, I



    Becker des volets qui se ferment sur des rires d’enfants
    Ph., G.AdC






    PASSAGER DE LA TERRE, I



    Dans le quartier solitaire qu’on traverse en hâte
    des volets qui se ferment sur des rires d’enfants
    sur des voix très douces très proches

    La tête d’une femme dans le bocal des vitres
    aucun mouvement ne donne le sens de sa vie
    La dernière étoile tombe de la fenêtre

    comme une larme d’un œil clos
    Un enfant lance du papier au ciel
    crie dans le silence qui se fend

    Une fumée lace le ciel au toit
    le vent est si las
    qu’il se pose sur la main
    un baiser tombe de très haut
    décroche des feuilles dans les arbres
    une lampe s’éteint sans cri
    au tournant de la nuit




    Lucien Becker, Passager de la Terre (I) [revue Cahiers du Sud, H.C., Marseille, 1938 ; et Voix d’encre, Montélimar, 1993] in Rien que l’amour, Poésies complètes, La Table Ronde, Collection Vermillon, 1997, page 203. Édition établie et présentée par Guy Goffette.






    Lucien Becker  Rien que l'amour






    LUCIEN BECKER


    Lucien Becker
    Lucien Becker en 1955
    Collection particulière
    Source





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Les Hommes sans Épaules)
    une notice bio-bibliographique de Christophe Dauphin sur Lucien Becker
    → (sur le site du Matricule des anges)
    une lecture de Rien que l’amour par Thierry Guichard
    → (sur le site de la revue Texture)
    une lecture de Rien que l’amour par Michel Baglin





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Sarah Kirsch | Grünes Land



    Le kaki sera la seule couleur qui reste
    Ph., G.AdC






    GRÜNES LAND



    Die Koppeln die verstreuten zusammen-
    Gewürfelten Höfe zusammengezimmerten
    Schuppen kunstlos schmucklos nach Jahren
    Erkennt man den Stil Anbauten an
    Anbauten herzloses nützliches Blech
    Vollgestopft derzeit mit mannshohen Rollen
    Blendenden Strohs allenthalben geschleppt
    Aus der fruchtbaren Marsch noch sind die
    Tore geöffnet durchsichtig liegt alles
    Vor mir ich werde winterlang wissen
    Was die grüngestrichenen Kästen verbergen
    Wenn mein Kirchspiel in Regen und Sclamm fällt
    Feldgrau die einzige Farbe noch ist.







    VERT PAYS



    Les enclos et dispersées jetées
    De bric et de broc les fermes et construites à la diable
    Les hangars sans art et sans luxe des années après
    On découvre le style appentis ajoutés
    Aux appentis utile tôle sans cœur
    Bourrée par ces temps jusqu’à la gueule de balles de paille aveuglante
    Et de la taille d’un homme remorquées partout
    Dans les polders fertiles pour l’instant encore les
    Portes sont ouvertes tout est transparent
    Devant moi je saurai la longueur d’hiver
    Ce que cachent les grands caissons peints en vert
    Quand ma paroisse succombera à pluie et gadoue
    Et que le kaki sera la seule couleur qui reste.




    Sarah Kirsch, Chaleur de la neige | Schneewärme [Schneewärme, Deutsche Verlags-Anstalt GmbH, Stuttgart, 1989], édition bilingue allemand/français, Le dé bleu, Collection planète bleue, 1993, pp. 18-19. Poèmes traduits par Jean-Paul Barbe.




    ______________________
    NOTE d’AP : Jean-Paul Barbe a reçu le Prix Gérard de Nerval 1993 (Prix de traduction littéraire de la Société des gens de lettres de France) pour sa traduction du recueil Schneewärme.





    SARAH  KIRSCH (1935-2013)


    KIRSCH (1)
    Source




    Sarah Kirsch est née en 1935 à Limlingerode dans le Harz. Après des études de biologie à Halle, elle entre au Literatur-Institut de Leipzig où, de 1963 à 1965, elle est l’élève du grand poète de l’ex-RDA Georg Maurer. Elle publie dans les années soixante — souvent en collaboration avec son mari le poète Rainer Kirsch — reportages, livres pour enfants et poèmes. Son œuvre poétique manifeste, dès cette époque, un style très particulier et une prédilection pour certains thèmes tels que l’amour et la nature. Au cours des années soixante-dix, sa vision du monde se problématise et son originalité se renforce, en particulier — mais pas seulement — à cause de la conjoncture politique : en novembre 1976, elle co-signe la lettre de protestation rédigée par les intellectuels connus de l’ex-RDA à la suite de la mesure de déchéance de sa citoyenneté prise à l’encontre du poète et chanteur Wolf Biermann ; en janvier 1977, elle est exclue du SED (Parti Communiste de l’ex-RDA) ; en août, elle gagne Berlin-Ouest où elle séjournera ensuite avant de se fixer à la campagne au bord de la Mer du Nord. Le recueil de 1973 Zaubersprüche (Formules magiques) révèle déjà les qualités qui s’affirmeront ensuite dans Rückenwind (Vent arrière) (1976), Drachensteigen (Cerf-volant) (1979), La Pagerie (1980), Erdreich (Terre) (1982), […] Schneewärme paru en 1989, […] Erlkönigs Tochter (Fille du Roi des Aulnes), paru en 1992. Dans ces poèmes, comme dans les recueils de prose impressionniste, cynique et tendre à la fois, que Sarah Kirsch publie par ailleurs, on trouvera une attention au monde faite de retenue et de ferveur, de fusion et de déréliction, d’assomption et de rébellion face aux grandes inquiétudes du siècle, telles la nature qui bascule, la paix qui chancelle, l’amour qui pâlit. […]

    Jean-Paul Barbe, Chaleur de la neige | Schneewärme, Préface (extrait), Le dé bleu, Collection planète bleue, 1993, pp. 7-8.



    ■ Sarah Kirsch
    sur Terres de femmes

    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Sarah Kirsch (+ deux autres poèmes : un poème extrait de Terre | Erdreich et un autre de Chaleur de la neige | Schneewärme)



    ■ Voir aussi ▼

    Sarah Kirsch, une grande voix poétique s’éteint
    la fiche de l’éditeur sur Chaleur de la neige
    → (sur pip [project for innovative poetry] blog)
    une notice bio-bibliographique (en anglais) sur Sarah Kirsch
    → (sur fr.wikipedia)
    une notice bio-bibliographique sur Sarah Kirsch





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Ana Maria Machado, Aux quatre vents

    Ana Maria Machado, Aux quatre vents [Aos Quatro ventos, 1993],
    des femmes | Antoinette Fouque, 2013.
    Traduit du portugais (Brésil)
    par Claudia Poncioni et Didier Lamaison.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Ana Maria Machado (1)
    Source






    DE LA MAGIE INVISIBLE DES « ALLIAGES DE MÉMOIRE »



    « Anneaux parfaits », colibris et orchidées, « alliages de mémoire » émaillent dans un même espace les pages du roman Aux quatre vents. Quels liens mystérieux nouent ensemble ces mots qui circulent en boucle sous la plume ingénieuse d’Ana Maria Machado ? Et quels singuliers fluides coulent aussi entre Carlos Augusto – dit Guto –, apprenti écrivain, et le vieux Carlão, son grand-père ; et, comme à contre-courant, remontent, de ce bon géant (à travers lui il m’a semblé retrouver la figure imposante d’Ernest Hemingway) jusqu’à Charlemagne, l’empereur successivement épris par passion dévorante d’une « pucelle allemande », puis de son cadavre, puis de l’archevêque Turpin, et enfin du lac de Constance ; quels fluides encore coulent-ils de Dona Constãncia, « mamie » de Guto, à Vanda son épouse ? Quels étranges zeugmas ― alliages et alliances ― relient dans la même aventure romanesque l’écrivain italien Italo Calvino, le romancier français Jules Barbey d’Aurevilly (et d’autres encore avant lui, dans la chaîne des transmissions mémorielles, comme par exemple l’humaniste Étienne Pasquier dans ses Recherches de la France ou encore Pétrarque dans ses Lettres familières), Vanda la scientifique qui se fait apprentie sorcière pour résoudre l’énigme des alliages médiévaux de l’anneau dont elle a hérité, et la romancière brésilienne Ana Maria Machado ?

    Il faut se laisser prendre par les sortilèges de l’écriture de la romancière brésilienne pour traverser avec elle le temps et l’espace, et pour plonger, comme Guto ― l’une des voix narratrices du récit―, dans l’expérience fascinante et « voratrice » de l’écriture. Car le roman est aussi réflexion sur l’écriture : l’écriture en train de se construire ; les préoccupations créatrices qui la sous-tendent ; les interrogations qu’elle suscite ; les passions qu’elle soulève ; l’exclusive qu’elle nécessite ; la quête obsessionnelle qui en est le levier. Et découvrir avec l’écriture le plaisir qu’il y a « à essayer des variations, à imaginer d’autres façons de commencer, d’autres tons ». Autant de méandres qui conduisent la réflexion vers les mystères qui dépassent l’homme confronté à sa propre création.

    Ainsi, dès le début du roman, sommes-nous associés aux toutes premières perplexités de Guto, novice en matière d’écriture. Perplexités qui vont aller en grandissant au fur et à mesure que va croître en lui la nécessité obsédante et secrète d’écrire :

    « Je regardai attentivement, je cherchai. Ça peut paraître facile, mais ce ne l’était pas. Car parmi les propriétés bizarres de cet anneau, la plus étrange était que son métal possédait une certaine élasticité. Du reste, je ne sais si élasticité est le bon mot. Cette idée qui m’est venue aujourd’hui d’écrire pour étrenner mon nouveau bureau et le matériel qui m’a été offert me démontre qu’il est parfois difficile de trouver un mot pour dire exactement ce que je pense. Ce que je sais, c’est que ce métal, ou cet alliage, peut-être, a une propriété rare. Je l’appelle élasticité faute de mieux. Peut-être serait-il plus juste de parler d’une espèce de malléabilité à froid. Ou à température ambiante, quand il est chauffé par la chaleur du corps de l’utilisateur. Lorsque Vanda avait découvert cela, elle en avait été fascinée. »

    En dix chapitres où s’entremêlent et se superposent ― par successions de cercles et de cycles ― rétrospectives mêlées au présent, Ana Maria Machado conduit son lecteur à la découverte d’univers aussi éloignés que le lac de Constance habité de légendes oubliées mais toujours iridescentes, et le Brésil, ses forêts inextricables où se croisent des personnages hauts en couleur. Dont un vieil érudit solitaire qui ne vit que par/pour l’étude des orchidées et des colibris. Mais aussi le vieux Carlão et son épouse, dona Constãncia, liés par la magie d’une passion exclusive qui puise sa force originelle sur les bords du lac suisse ; Guto, dont l’enfance peuplée d’enchantement et de rêve, remonte par vagues et submerge le présent. Dans l’évocation de cet univers paradisiaque, présent et passé se mêlent et s’harmonisent, abolissant les frontières entre les mondes. Oiseaux et poissons échangent leur espace. Ils en partagent les formes et la teneur.

    « La voix de Vanda interrompit mes souvenirs. Mais j’étais déjà réveillé, les yeux fermés. Je rouvris les paupières, et ils étaient encore là. Les poissons prenant leur envol et devenant des oiseaux qui plongeaient et redevenaient poissons. En couleur, avec des contours nets, sur un énorme papier d’emballage. Ceux-ci se transformant en ceux-là, par la combinaison négatif-positif imaginée par l’artiste. Je reconnus le dessin. D’un artiste néerlandais, si je ne me trompe, dénommé Escher. »

    Jeune homme passionné par les profondeurs sous-marines, Guto adulte rejoint l’icarien Alessandro, son neveu passionné de vols en delta-plane. Dans le fusionnement foisonnant de ces deux univers ― où se rejoignent la « tentation de l’abandon total » et « l’impression de plénitude absolue » ― , Ana Maria Machado nous offre des pages éblouissantes. Des pages d’une beauté puissante. Des pages jubilatoires et inoubliables.

    Pendant ce temps, tandis que Guto s’absorbe dans l’exploration de son labyrinthe, à la recherche d’un schéma conducteur qui permettrait aux éléments de son système de tenir ensemble, l’anneau de Dona Constãncia poursuit son voyage, modifiant peu à peu la vie de Vanda et de son époux. Au terme de dix années d’un bonheur sans faille, une période de doutes et d’incertitudes s’ouvre pour le couple, soudain mis à l’épreuve par les forces insoupçonnées de la « vieille bague oxydée » de Vanda. Vanda la scientifique est confrontée à l’irruption dans sa vie affective de données qui échappent au contrôle de l’objectivité. Attachée à l’observation scrupuleuse des faits et à leur analyse, attentive à l’enchaînement logique des causes et des effets, Vanda n’a de cesse qu’elle ne trouve un moyen concret et efficace de soustraire son couple aux effets maléfiques de l’anneau. Mais, alors même qu’elle croit avoir trouvé la solution qui délivrera Guto de son obsession créatrice, la folie de l’écriture impose sa suprématie exclusive sur l’apprenti écrivain. Envoûté par les exigences de son travail d’écrivain en herbe, Guto s’absente en lui-même, comme en proie à une force qui le tient serré dans un étau. De son côté, Vanda, aveuglée par la crainte de n’être plus au cœur des préoccupations de Guto, n’a pas encore eu le temps de comprendre qu’ils pouvaient à nouveau se rejoindre dans le partage de leurs méthodes de travail et de recherche. Car l’attitude scientifique de l’un n’est-elle pas de même nature que l’attitude poétique de l’autre ? Tous deux ne partagent-ils pas la même passion pour la recherche, pour l’exploration et l’interrogation ? Le même goût pour la précision et pour l’enchaînement des causes et des effets ?

    La difficulté à laquelle ils se heurtent vient sans doute de ce qu’ils n’ont ni l’un ni l’autre pris conscience de ces similitudes et de ce que chacun garde pour soi, enfermé dans sa propre conviction, les clés de sa propre démarche, de son propre système. Ils détiennent pourtant l’un et l’autre toute la chaîne d’objets susceptibles de les réunir dans un échange fructueux. Mais il est trop tôt pour qu’ils en aient la connaissance.

    Il faut laisser au temps le soin d’accomplir son œuvre cyclique : attraction/ répulsion/attraction… À la narration celui de poursuivre la mise en place des particules magiques dont elle a besoin pour tisser ses réseaux secrets. Et à l’écrivain et au lecteur celui de mettre en résonance des magnétismes inexplicables.

    Ainsi en est-il du roman d’Ana Maria Machado. Remarquable d’ingéniosité et de poésie, la chaîne des sortilèges poursuit son œuvre souterraine. Et les « alliages de mémoire » leur magie invisible « aux quatre vents ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Ana Maria Machado, Aux quatre vents






    ANA MARIA MACHADO


    Ana Maria Machado
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    le site personnel d’Ana Maria Machado
    → (sur le site du Salon du Livre de Paris)
    une fiche bio-bibliographique (en français) sur Ana Maria Machado





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