Étiquette : 2001


  • Ariane Dreyfus | En sens inverse


    EN SENS INVERSE





    Sous la chemise il n’y a pas de porte

    Mais l’autre côté s’y trouve

    Puisqu’il me propose la chaleur de ses poils, je me couche dans le conte jusqu’en haut. Le cou des confidences, savoir où elles vont.

    Si elles nous reviennent

    Seuls les yeux.

    Là se tient l’échancrure

    La direction nue

    L’amour s’enfonce jusqu’à montrer son dos.

    *

    Sous la robe il y a moi que je n’ai jamais vue

    Des seins qui éclairent

    À chacun la source de la moins d’angoisse possible

    Le sexe doit se promener lui aussi

    Pour ne pas se perdre

    *

    Il aime m’asseoir sur lui

    Assez fort et très paisible



    Ariane Dreyfus, « Qui unissait leurs racines », Les Compagnies silencieuses, suivi de La Saison froide, éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2001, page 84.






    Ariane Dreyfus  Les Compagnies silencieuses




    ARIANE DREYFUS


    Ariane-dreyfus
    © D. Pruvot/Flammarion
    Source






    ■ Ariane Dreyfus
    sur Terres de femmes


    Anatomie (poème extrait de Moi aussi)
    Le Dernier Livre des enfants (lecture d’AP)
    [J’écris parce que je vais disparaître] (poème extrait du Dernier Livre des enfants)
    Comment habiter l’Inhabitable (note de lecture d’AP sur L’Inhabitable)
    Épilogue (poème extrait du recueil L’Inhabitable)
    La nuit commence (poème extrait du recueil L’Inhabitable)
    La Lampe allumée si souvent dans l’ombre (note de lecture de Matthieu Gosztola)(+ L’Amour 1 dans sa graphie originelle)
    Nous nous attendons (lecture de Tristan Hordé)
    « C’est tout mouillé » (poème extrait du recueil Nous nous attendons)
    « Je suis en train d’oublier son visage » (poème extrait du recueil Nous nous attendons)
    Sophie ou la vie élastique (lecture d’AP)
    Le beau tapis (poème extrait du recueil Sophie ou la vie élastique)
    Un recoin dans un coin (poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    SAMI (autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait d’Ariane Dreyfus (+ un autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Ariane Dreyfus
    → (sur YouTube)
    Ariane Dreyfus dans l’émission Du jour au lendemain d’Alain Veinstein (France Culture, 29 décembre 2001)
    → (sur le site de France Culture)
    Ariane Dreyfus dans l’émission Ça rime à quoi ? de Sophie Nauleau (30 octobre 2010)
    → (sur le site de France Culture)
    Ariane Dreyfus dans l’émission Du jour au lendemain d’Alain Veinstein (19 mars 2013)
    → (sur En attendant Nadeau)
    un entretien avec Ariane Dreyfus (par Gérard Noiret, 14 mars 2017)





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  • Alain Borne | L’eau seule est nue



    L’EAU SEULE EST NUE





    L’eau seule est nue
    dans la chaleur,
    dormeuse,
    et le désir descend des yeux,
    et le désir
    est une hache,
    arbre très calme,
    est une hache le long de toi.

    Et les joncs peuvent croître
    la source dort,
    le bel érable de ton corps,
    où la sève siffle en silence
    une musique à délivrer,
    la blanche soie de ta clarté
    endort les branches de ton sang
    dont chaque feuille reste à lire.




    Alain Borne, Terre de l’été, Robert Laffont, 1945 ; réédition Editinter, 2001. In Alain Borne par Paul Vincensini, éditions Seghers, collection Poètes d’aujourd’hui n° 224, 1974, page 107.





    Alain Borne par Paul Vincensini






    ALAIN BORNE


    Alain Borne portrait
    Source




    ■ Alain Borne
    sur Terres de femmes


    Regardez mes mains vides (poème extrait de Seuils)




    ■ Voir aussi ▼


    le site Alain Borne
    → (sur le site de la revue Les Hommes sans Épaules)
    une notice sur Alain Borne, par Christophe Dauphin






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  • Franck Venaille | [J’attendais]



    [J’ATTENDAIS]



    J’attendais qu’elles s’arrachent de la terre.
    Je les entendais souffrir de naissance.
    Scrutant le sol, je les vis : croître.
    Vous disiez, vous.
    Ne vouloir laisser aucune trace.

    Ainsi, étais-je partagé.
    Déchiré.
    Une page blanche.

    Ainsi devais-je trancher :
    Jonquilles : un aimable bouquet qui, jamais ne se fane.
    Vous : l’admirable souci de disparaître,
    de vous enrouler nue dedans la terre nue.
    Le bruit du vent parmi les feuilles.
    Le soleil blanc aux lèvres froides.

    Le bruit du vent aux lèvres froides.
    Le soleil blanc parmi les feuilles.




    Franck Venaille, « Tragique : 3, Royal Botanic Gardens Kew », Tragique [Obsidiane, 2001], in La Descente de l’Escaut suivi de Tragique, Éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard (n° 459), 2010, pp. 271-272. Préface de Jean-Baptiste Para.






    Venaille






    FRANCK  VENAILLE


    Franck Venaille




    ■ Franck Venaille
    sur Terres de femmes


    [J’avais mal à vivre] (extrait de Ça)
    [Ce que je suis ?] (extrait de C’est à dire)
    Dans le sillage des mots (extrait de C’est à dire)
    [On marche dans la fêlure du monde] (extrait de La Descente de l’Escaut)
    [Quand la lumière née de l’estuaire] (autre extrait de La Descente de l’Escaut)
    Un paysage non mélancolique (extrait de C’est nous les Modernes)
    San Giovanni (extrait de Trieste)




    ■ Voir aussi ▼



    → (sur remue.net)
    Au plus près de Franck Venaille, par Jacques Josse





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Burns Singer | [To see the petrel cropping in the farmyard]




    [TO SEE THE PETREL CROPPING IN THE FARMYARD]



    To see the petrel cropping in the farmyard
    Among brown hens, trying in vain to cluck,
    Trying to rouse the rooster, trying too hard,
    And cursing its enormous lack of luck,
    That, or to watch it stalling over snow
    Starved, as at last, its energies pegged out,
    Its fluttering perishes, and it does not know
    What water this is though it cannot doubt,
    That is not all enough. Remember then
    The black bird, white bird, waltzing, gale and all
    Fetch, lunge, soar, paddle, with an Atlantic squall
    Or semi-Arctic blizzard, until an
    Immense sea breaks you and the gunwales grip
    And one storm petrel rises like a whip.







    [VOIR LE PÉTREL PICORER DANS UNE COUR DE FERME]



    Voir le pétrel picorer dans une cour de ferme
    Parmi les poules rousses, cherchant en vain à caqueter,
    Essayant de réveiller le coq, essayant trop,
    Et qui maudit son énorme malchance.
    Ça, ou bien le regarder s’enfoncer dans la neige,
    Affamé, quand enfin, toutes forces épuisées,
    Ses battements d’ailes cessent et qu’il ne sait pas
    Ce qu’est cette eau bien qu’il ne puisse douter
    Qu’elle n’est pas assez abondante. Alors souviens-toi
    De l’oiseau noir, de l’oiseau blanc, qui valse dans la tempête,
    Pêche, plonge, palme, fuse dans une bourrasque Atlantique
    Ou un blizzard semi-Arctique jusqu’à ce qu’une vague
    Énorme te brise, agrippe les plats-bords
    Et qu’un pétrel-tempête jaillisse comme une flèche.



    Burns Singer, Sonnets pour un homme mourant, XXX [Burns Singer, ”Sonnets for a Dying Man”, in Collected Poems, Carcanet Press Limited, Manchester, 2001], édition bilingue, éditions Obsidiane, 89500 Buzzy-le-Repos, 2017, pp. 76-77. Traduit de l’anglais par Anthony Hubbard et Patrick Maury. Préface de Patrick Maury.






    Burns Singer  Sonnets 2





    BURNS  SINGER


    Burns Singer
    Source




    ■ Burns Singer
    sur Terres de femmes

    [That numerous stranger dipped in my best disguise] (autre extrait de Sonnets pour un homme mourant)




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur La Cause Littéraire)
    une recension de Sonnets pour un homme mourant par Didier Ayres
    → (sur Dailymotion)
    Patrick Maury (Revue Secousse) lit des extraits de Sonnets pour un homme mourant de Burns Singer





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  • Paul Le Jéloux | [Aurai-je le plaisir de t’aimer]



    [AURAI-JE LE PLAISIR DE T’AIMER]




    Aurai-je le plaisir de t’aimer
    métaphore feuille d’aube enroulée
    moi le paysan de lumière
    toi sel de vérité
    toutes les vérités se font signe
    et le poète tremble sur ces bords :
    virginité, l’éternel retour.
    La vie est pauvre, nous le savons bien :
    exilée de mots dans la pâte cosmique
    science, néant
    les discours, les hasards de la jeunesse ;
    mieux vaut le patriarche et ses proverbes,
    La Bible, bulle des purs.



    Paul Le Jéloux, Le Sang du jour, Obsidiane, Collection Les Solitudes, 2001, page 11.





    Paul Le Jéloux, Le Sang du jour






    N.B. : [Paul Le Jéloux] était, il est à jamais, à mes yeux, l’un des plus grands poètes de notre temps. Sûrement, de ma génération (à quelques années près), le plus doué, en tout cas le plus purement et exclusivement poète, car il n’a vécu pour rien d’autre que pour la poésie ; et même dans les longues périodes où il restait sans écrire, il vivait au milieu des poèmes et lisait inlassablement, avec passion. […] En 1983, L’Exil de Taurus, publié chez Obsidiane (où sont parus tous ses recueils) avait été pour beaucoup de lecteurs une révélation. Premier miracle amplement confirmé, en 1990, par Le Vin d’amour, son premier grand chef-d’œuvre. C’est cette année-là que je l’ai connu, après avoir écrit un article enthousiaste sur ce livre qui ne ressemblait à aucun autre, par sa forme autant que par son climat spirituel. A trente-cinq ans […] Paul était d’une beauté rimbaldienne, avec le même passé immémorial de paysannerie que Rimbaud. Un Breton, comme Rimbaud était Ardennais. Amoureux des langues qu’il avait apprises, à commencer par le breton, justement. Il traduisit plusieurs poètes irlandais et aussi des poèmes de David Gascoyne.

    Vingt-cinq ans d’amitié, de lectures communes, d’échanges, devaient aboutir à la parution de son prochain recueil dans la toute petite maison d’édition que je viens de fonder avec mon ami Philippe Giraudon. Il venait de nous envoyer le manuscrit par internet. Nous le publierons, mais hélas sans lui. Maintenant, je relis ses lettres, ses poèmes, et j’éprouve déjà son absence comme une immense blessure parce que sa voix est cruellement devenue cette « voix sans personne » dont parlait Jean Tardieu. Difficile de ressentir plus physiquement à quel point c’est à l’heure de la mort que l’œuvre, si « dés-œuvrée » ait été sa genèse, devient œuvre. […]

    Jean-Yves Masson
    Professeur à Paris-Sorbonne
    (30 décembre 2015)
    Source






    PAUL LE JÉLOUX


    Paul Le Jéloux




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la revue Secousse)
    5 poèmes de Paul Le Jéloux
    → (sur le site en construction de Paul Le Jéloux)
    une notice bio-bibliographique (Paul le Jéloux est décédé le 28 décembre 2015 à Dol-de-Bretagne)





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Pierre Perrin, Une mère | Le cri retenu

    par Angèle Paoli

    Pierre Perrin, Une mère | Le cri retenu,
    Le cherche midi éditeur, 2001.



    Lecture d’Angèle Paoli



    « JE FROTTE LES MOTS COMME DES SILEX »




    Par l’entremise de l’exergue sont mises en évidence les fréquentations littéraires d’un écrivain, ses lieux et ouvrages de prédilection. En choisissant Montaigne et, dans les Essais, le chapitre I « Que philosopher, c’est apprendre à mourir », Pierre Perrin ouvre pour le lecteur un chemin de réflexion dans lequel la mort a son mot à dire. L’auteur du récit Une mère, récit à caractère autobiographique, côtoie sans cesse la mort et conduit le lecteur vers elle. Celle en premier lieu du père mais surtout celle de l’être le plus chéri au monde. La mère. Un amour resté en suspens, en-deçà de la parole, gardé au secret dans le silence. Jusqu’à l’incompréhension. Une incompréhension réciproque qui taraude le narrateur, l’interroge sans relâche, nourrit sa pensée et certains de ses actes, le pousse dans les moindres recoins de ses contradictions ; et justifie à elle seule le sous-titre Le cri retenu. Qui devient titre à part entière.

    Le cri de la mère celui du fils à jamais arrimés l’un à l’autre, l’un et l’autre tenus en suspens au-dessus de l’abîme.

    Une mère. « À nos mères ». Derrière l’indéfini du titre, qui voudrait noyer la mère dans l’anonymat, ce sont toutes les mères que Pierre Perrin cherche à rejoindre en dédiant son récit « à nos mères ». Mères plurielles, dont celle de l’auteur n’est que l’une d’entre elles, parmi tant d’autres. Unique cependant, parce que sienne. Elle est sienne et elle est « Rose », une paysanne née dans l’entre-deux-guerres, éduquée à l’ancienne, c’est-à-dire selon le rude mode des campagnes, en vertu duquel, à douze ans, une fois obtenu le certificat d’études, les filles rejoignaient les champs l’étable les travaux de la ferme en attendant d’éventuelles épousailles. D’études, point. Cela n’était pas discutable. De tendresse, pas davantage. Les temps ne sont pas aux effusions. C’est de cet univers — qui comporte toutefois ses plaisirs et ses découvertes — qu’hérite le jeune garçon. L’adulte, lui, bien des années plus tard, tente de recréer de mémoire le lien qui l’unissait à sa mère dans le monde rural qui était le leur. Une relation tissée de solitude mal partagée, entre un père que l’enfant perçoit comme délaissé par son épouse, et une mère taiseuse et triste qui s’acharne au travail rabroue son fils le taloche parce que sans cesse insatisfaite de lui. Sans doute parce qu’elle voudrait pour lui ce meilleur dont elle a été privée, exigences inaccessibles qui font de l’enfant un rebelle.

    Peu encline à accueillir les gestes tendres de son fils — ceux-ci résonnent dans le vide comme un appel désespéré —, la mère entretient chez son rejeton un sentiment proche de la haine. Leur difficulté à se comprendre, à communiquer, à se sentir au diapason l’un de l’autre, renforce l’enfant dans sa cruauté. Le sentiment d’impuissance, l’insatisfaction permanente de ne pouvoir atteindre celle que l’enfant aime en silence et de la fléchir afin qu’elle accepte de lui cet amour indicible, poussent le garçon jusqu’à souhaiter la mort de celle qu’il chérit pourtant à en mourir. Et cet amour perdure, par-delà les années écoulées, par-delà la séparation définitive. L’inéluctable travail des ans sape les souvenirs et la mémoire se révèle faillible, qui transforme à sa manière le peu qu’il en reste ; de sorte que l’on en vient à se demander si le désaccord profond entre ces deux êtres a bien été réel ou s’il est imaginaire. Et les doutes persistent aussi chez l’adulte, qui le soumettent à la torture du remords et le laissent sans réponses.

    « Je reste le cœur dévoré d’incertitudes. Les reins cordés, les côtes striées de nœuds jusqu’aux épaules depuis des années, les remords rabattent comme la fumée dans une cheminée. Tout ce que je ne t’ai pas donné, tout ce que je t’ai volé de naturelle tendresse, de joie, de paix, qui m’auraient peu coûté, monte dans ma gorge, coud mes paupières sans contenir mes larmes. C’est trop tard, irrémédiablement, voilà que je t’aime. Tu n’es plus là pour sourire, de tes lèvres si tristes, qui ne sifflaient pas l’amertume. Insultée parfois, saisie à la gorge, tu me rejetais sans violence, tu pleurais. Tu ne condamnais que mon orgueil. »

    L’écriture permettra-t-elle — à celui qui n’a, jusqu’à la mort de la mère, « retroussé que du vent » — de recoudre les blessures, d’entamer un peu la digue élevée contre la mère et de recréer son visage ? De lui restituer « le timbre de sa voix » ? De percer des secrets demeurés impénétrables ? Difficile entreprise que cette quête éperdue contre le temps et contre le poids du silence. D’autant que la disparition de la mère s’est faite sans le fils. Du reste, si peu d’éléments tangibles demeurent. Quelques lettres égarées quelques pauvres clichés qui « tireraient des larmes à une pierre ». Comment retrouver sous les traits flétris et gâchés de la vieille femme décharnée ceux de la jeune fille innocente et fraîche que « le malheur n’a pas encore frappée » ? Sur quelles données s’appuyer pour comprendre ce qui a pu se passer entre le père et la mère, ce qui a fait de leur histoire à tous trois un trou noir insondable tissé d’animosité de rancœur et d’impossible partage ?

    « Écrire, c’est aussi marcher sur ces traînées, une torche à la main », confie Pierre Perrin dans le chapitre qui suit immédiatement le récit de la mort du père. Les traînées, ce sont « les barbelés » imposés par la mère autour du corps malade du père. Et ce mur d’incompréhension « plus vaste que le désespoir », qui les « a séparés vivants. » Mais, à travers le cheminement des six chapitres qui constituent le livre — et des six rétrospectives en italiques qui s’y insèrent —, Pierre Perrin s’essaie. Il s’essaie par l’écriture à faire reculer ce qui l’enserre. Il s’essaie à recréer l’histoire d’un amour qui se consume dans le naufrage. Il voudrait, par ce livre, « désincarcérer » la mère, afin que morte, elle gagne une liberté qu’elle n’a pas connue de son vivant. Mais il trébuche, convaincu que l’œuvre n’est qu’« un trompe-l’œil » et que rien ne sert de s’illusionner. « Il n’est aucune échappatoire. » Une seule vérité demeure : « Elle est morte sans son fils ». Et les mots qui ont manqué ne sont que des « leurres ». Des « orphelins dans la nuit froide et noire ».

    « Ce mieux, que je déterre, est un leurre ; l’oubli est le contraire de ce que je cherche. Je frotte les mots comme des silex ; d’autres peut-être se chaufferont à mon feu. » Et Pierre Perrin de regretter ailleurs : « Nos deux petites lumières se tournaient le dos, qui ne se croiseraient plus. »

    Il semble pourtant qu’il y ait eu une histoire d’amour, une promesse de jours heureux et de bonheur palpable à recueillir entre les mains. Le bonheur a-t-il pris fin avec la venue de l’enfant ? Était-il déjà ébréché du temps de l’exil du père en Poméranie ? Cet homme désiré, attendu dans la confiance d’un retour sans faille. Peut-être n’était-ce là qu’un rêve ? Quelque chose a eu lieu, qui a le goût amer de la déception. Et ouvre au sein du couple une blessure que rien ne viendra plus refermer. « Elle comprenait chaque jour davantage que sa longue patience n’était rien à côté de celle qu’elle devrait fournir encore et encore, si elle voulait trouver avec lui la vie presque agréable. »

    Il suffit parfois d’un rai de lumière sur les pétales des dahlias d’une balade à vélo sur les chemins forestiers pour entrevoir une paix possible entre les âmes, pour susciter une forme de miracle image d’une tendresse partagée. Où que le fils aille et quoi qu’il fasse, la mère est là, qui le pousse de l’avant : « Comprenne qui voudra, ma mère est devant moi. » Avec son poids de chagrins de désillusions de solitudes indéchiffrables. Avec ce regard triste qui le suit dans sa vie. Jusque dans sa tanière d’écrivain. « Elle est là, derrière ma tête, tout près de mon épaule, mais j’ai beau promener un miroir alentour, il reste vierge et mon souffle, solitaire. »

    L’écrivain poursuit son chemin et comme au temps de la petite enfance où il accompagnait son père à travers champs sur Pony, le tracteur rouge, il creuse ses sillons, patiemment, une tranchée après l’autre, repoussant les doutes et les résistances, rejetant « la cotte de mailles » qui depuis si longtemps l’emprisonne ; toujours plus enclin à la méditation qui ouvre à l’écriture des espaces d’« inconnaissable ». « Cela qui valait la peine de se jeter sur la route. » Progressivement, le regard de l’écrivain se déplace, modifiant peu à peu son angle de perception. Pierre Perrin le suggère avec les mots qui structurent sa propre histoire, filant la métaphore des murs et de la porte :

    « À force de scruter de l’ongle presque chaque pierre des murs de mon enfance, l’une a dû dans mon dos réveiller je ne sais quel secret ; une porte peut-être oubliée a tourné sur ses gonds… »

    Il faut cependant bien du temps encore pour que prenne forme le dialogue du fils avec sa mère ; avant que celle-ci ne se manifeste à lui par-dessus son épaule ; et que le regard qu’il porte sur elle ne gagne en bienveillance :

    « J’ai donc, cette année, rêvé, marché, parlé avec ma mère. Elle a répondu, quelquefois, par-delà son silence obligé. »

    De cet échange bienveillant et de la réconciliation qu’il inaugure, peut naître l’écriture. Ainsi Pierre Perrin peut-il confier :

    « À mesure que s’entrouvre son visage, ma propre voix, dans l’écriture, trouve enfin une consistance. »

    Le livre peut désormais filer vers l’achèvement de sa course. Un très beau livre qui touche en profondeur, tant par la qualité d’une écriture très personnelle que par l’exploration sensible des sentiments qu’elle donne à vivre. Et à partager. Une fois le livre fermé, il restera en chaque lecteur « comme un parfum qui s’étiole sans tout à fait mourir malgré la nuit ». Et pour Pierre Perrin, l’assurance de voir son désir le plus cher réalisé : tenir sa mère entre ses bras. « Jusqu’à son dernier souffle. » L’embellie peut se vivre dans la plénitude de la sérénité enfin trouvée. Ainsi du moins le suggère l’excipit du Cri retenu :

    « L’air sent la mûre, par endroits la prunelle. Trois troupeaux paissent sur les communaux. Une bergeronnette, tête haute, traverse le chemin qui domine encore la tour du château en ruines. À ses pieds, serait-ce toi qui viens à ma rencontre, vêtue de gris, mais d’un gris que je n’ai jamais vu, presque aussi lumineux que le bleu du ciel ? Tu souris comme aux plus beaux jours. Pour la première fois, je crois que l’été n’est pas près de s’effacer. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Pierre Perrin, Une mère






    PIERRE PERRIN


    Perrin




    ■ Pierre Perrin
    sur Terres de femmes

    L’âge (extrait de La Vie crépusculaire)



    ■ Voir aussi ▼

    le site de Pierre Perrin
    Possibles, la revue de poésie (nouvelle série, en ligne) animée par Pierre Perrin
    → (sur Recours au Poème)
    une recension d’Une mère | Le cri retenu, par Marilyne Bertoncini






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  • Pierre Garnier | [Les soldats sont venus]


    Kazimir-Malevich-A-Soldier-Of-The-Guards-Oil-Painting
    Kazimir Severinovitch Malevitch,
    A Soldier Of The Guards, 1913
    Huile sur toile, 57 x 66,5 cm
    Amsterdam, Stedelijk Museum






    [LES SOLDATS SONT VENUS]



    Les soldats sont venus
    parfois par les prairies
    parfois par les sentiers

    ils sont arrivés dans les villes
    ils y amènent la campagne
    puis ils partent au front
    il faut s’habituer à leur mort géante


    les soldats chantent avec les oiseaux
    ils reviennent d’anciens printemps

    puis arrive la splendeur,
    les résistants parmi les arbres, avec les arbres,
    ce sont des hommes
    dont les mains sont couvertes de bourgeons


    on passe des tracts sous les portes
    c’est le passage de la nuit étoilée

    la grand’mère reste immobile devant son bol de lait
    elle dit « c’est un beau paysage »

    puis elle tisonne le feu
    on entend les crépitements

    elle dit « la mort est blanche »

    à la fin elle rêve ; elle allume sa bougie
    « C’est pour éclairer la barque »


    dans les poèmes il y a des vallées
    où lapins et perdreaux se cachent

    parfois la charrue s’arrête
    — alors le paysan détèle son cheval blanc
    et ils s’en vont tous deux dans le poème

    […]



    Pierre Garnier, L’Immaculée Conception (Litanie), édition bilingue français/allemand, collection « Sources », Éditions En forêt/Verlag im Wald, 2001, pp. 60-62.




    PIERRE GARNIER


    Pierre Garnier NB
    D.R. Ph. Olivier Engelaere




    ■ Pierre Garnier
    sur Terres de femmes


    [île, poème de la mer]
    [Dans les fenêtres l’eau tourne] (extrait de Perpetuum mobile)
    2008 : Année Pierre Garnier




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Recours au poème)
    Hommage au poète Pierre Garnier
    lecture spectacle Alain Marc lit Pierre Garnier





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  • Paul Valet | La liberté




    Jusqu'à l'oubli de mes cendres.
    Ph., G.AdC







    LA LIBERTÉ





    À l’orée de la liberté
    L’herbe se fait haute
    Parfumée
    Tendre
    Infranchissable


    La plaine d’où je viens
    A des yeux sans paupières


    Comment caresser
    Toutes les ailes qui m’habitent
    Avec des mains de proie ?


    J’ai perdu peu à peu
    Jusqu’à l’oubli de mes cendres.




    Paul Valet, Table rase, Mercure de France, 1963, in Jacques Lacarrière, Paul Valet | Soleils d’insoumission, Éditions Jean-Michel Place, Collection Poésie, 2001, page 60.







    Paul Valet PAUL VALET


    Paul Valet
    Source




    ■ Paul Valet
    sur Terres de femmes


    Raison vacante (poème extrait de Paroles d’assaut)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur La Pierre et le Sel)
    Paul Valet, la poésie à l’os
    → (sur remue.net)
    Paul Valet, par Jacques Josse
    → (sur le tiers livre)
    soleils d’insoumission : Paul Valet (+ quelques repères biographiques)
    → (sur le site de Guy Darol)
    une page sur Paul Valet





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  • 2 octobre 1959 | Mort du poète Jean-Pierre Duprey

    Éphéméride culturelle à rebours



    Je suis allergique à la planète bis
    Image, G.AdC






    Le 2 octobre 1959, le poète et sculpteur Jean-Pierre Duprey met fin à ses jours dans son atelier de la rue du Maine. Deux jours auparavant, il avait déclaré au téléphone à un ami : « Je suis allergique à la planète ». Il venait tout juste de renouer avec la poésie et d’écrire, dans l’enthousiasme, La Fin et la Manière. À la misère sociale et au désarroi sentimental qui était alors le sien était venu s’ajouter un séjour en prison (le poète fut violemment malmené par la police pour avoir uriné, en signe de protestation contre la guerre d’Algérie, sur la tombe du soldat inconnu, à l’Arc de Triomphe). Séjour suivi, du 7 au 30 juillet 1959, d’un séjour à l’hôpital Sainte-Anne. Le poète Alain Jouffroy, qui lui rend alors visite, rapporte ce témoignage :


    Les hurlements qui lui parvenaient la nuit, dans la chambre particulière qu’on lui avait donnée à Sainte-Anne, l’empêchaient de dormir. Quand je venais lui rendre visite, l’après-midi, il se tenait, un immobile sourire aux lèvres, debout à côté de son lit. Je lui tendais des livres sur le vaudou, sur la magie, que ses yeux ne voyaient pas. À mes questions, il répondait évasivement par des « peut-être », des « oui, c’est possible ». Et puis, brusquement, il éclatait de rire, et pendant quelques secondes nous retrouvions une complicité sans nom, sans phrases. En tuant le dialogue, il préservait le surgissement de la vie. Au-delà des mots, tout devenait merveilleusement brûlant, phosphorescent.


    Dans la préface du recueil Un bruit de baiser ferme le monde (le cherche midi éditeur, 2001, pp. 11-12), Sylvain Goudemare écrit :


    Il est grand temps de sortir Duprey du rôle de poète-maudit, maudit par son temps et son époque. Lui donner sa place de « Chevalier Sagittaire », l’évader d’un bazar littéraire où les poètes sont statufiés, tout à la fois poreux et pierreux. Lui qui nous questionne, ne cède pas devant le chantage à la beauté, mais demande, à sa façon : Que cherchez-vous ? Bien plus qu’un exemple, une voix fulgurante, pandémoniaque et angélique, d’un engagement qui se moque de toute autorité.

    Pour le plaisir d’être libre,

    « Et d’être libre comme est libre celui qui est libre alors même qu’on le croit en prison,

    Et qui refuse jusqu’à son nom bien mérité d’homme libre pour en garder le bénéfice. »

    Ceci pour un dictionnaire futur :

    « Dupreyer : v. tr. (XXe siècle, dérivé de Duprey). S’éprendre de l’absolu. »








    ENTRE



    Entre le ballon noir et l’épine du blanc
    Ce qui est, ce qui fait : je suis au balancement
    Ce qu’est l’horizontale à la verticale.
    C’est l’Epineuse noire au gonflement du blanc.

    Chimère, machine au bloc de la mer
    C’est ici que se courbe
    Le serpent lié au mât
    Par un soleil au verbe rouge.
    Voici alors qu’un bleu étale
    Comme un pétale sans fin
    S’est creusé d’une fleur
    Qui n’est ni bleu ni rouge.
    Qui n’est ni blanche ni noire.

    C’est l’Epineuse de voir, l’Effeuillement-fermoir
    La bouche s’est fermée : c’est un rire éclatant.

    (Poème non daté).


    Jean-Pierre Duprey in Jean-Pierre Duprey par Jean-Christophe Bailly, Collection Poètes d’aujourd’hui, numéro 212, Éditions Seghers, 1973, page 153.






    Jean-Pierre Duprey par Jean-Christophe Bailly





    JEAN-PIERRE DUPREY


    Jean-Pierre Duprey
    Ph. Luc Joubert. Doc. “Soleil noir”.
    Source




    ■ Jean-Pierre Duprey
    sur Terres de femmes

    Naufrage
    [Que cherchent les regards]



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans L’Art d’aimer, revue d’essais critiques)
    La Vierge du Néant, Sur les premiers poèmes de Jean-Pierre Duprey, par Alexandre Secher
    → (sur Mediapart)
    Une main, demain, billet de Patrice Beray sur Jean-Pierre Duprey (11 mars 2009)
    → (sur le site de la revue Les Hommes sans Épaules)
    une notice bio-bibliographique sur Jean-Pierre Duprey, rédigée par Christophe Dauphin (Cahiers Littéraires n° 11)
    → (sur LaFreniere&poesie)
    une page sur Jean-Pierre Duprey (incluant une notice bio-bibliographique sur Jean-Pierre Duprey, rédigée par Marc Bloch pour l’Encyclopædia Universalis)





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  • Jean Gabriel Cosculluela | [Ta terre]





    Dans une mort qui est l'arbre.
    Ph., G.AdC






    [TA TERRE]



    Ta terre
    d’ombre
    est une image
    déplacée du ciel

    ton ombre
    creuse
    la terre

    la lumière creuse
    le ciel




    Ta mort
    est ce corps
    d’ombre
    qui ne se défait pas
    de la terre

    a navata




    « dans une mort
    qui est l’arbre. »




    Jean Gabriel Cosculluela, Terre d’ombre, 3, Voix d’encre, 2001, s.f. Peintures sur papier Japon d’Anne Slacik, préface de Bernard Noël.







    JEAN GABRIEL COSCULLUELA



    Cosculluela
    Ph.© Jacqueline Salmon, 2002



    ■ Jean Gabriel Cosculluela
    sur Terres de femmes

    À l’écart d’oubli
    Je serai ton silence
    Lumière
    Peindre se silence
    une fiche bio-bibliographique



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Jean-Michel Maulpoix)
    une page Jean Gabriel Cosculluela
    → (sur remue.net) Jean Gabriel Cosculluela/
    La pente de n’être rien





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