Étiquette : 2008


  • Heather Dohollau | Chemins



    Pressions de la lumière et de l'ombre
    Ph., G.AdC






    CHEMINS



    Un poème naît des pressions de la lumière et de l’ombre pour devenir un espace que l’on traverse : en même temps une mouvance et un lieu. Les mots sont les meubles de cette chambre invisible, on les place devant le feu ou près d’une fenêtre à contre-jour.

    Pour habiter il faut sentir les distances et regarder dans les miroirs où le dehors est aussi dedans.

    Le travail se fait entre le noir d’une écoute et la clarté d’un appel dans la nécessité absolue d’approcher les réponses qui révèlent les questions. Quand le poème est fermé et ouvert, quelque chose respire.



    *
    **




    Il s’agit moins d’illustrer une démarche que de cerner un regard.

    Nous écrivons souvent par les interstices dans les œuvres des autres. Aussi bien celles d’un peintre ou d’un musicien que d’un écrivain.

    « La mise au clair du monde dans son resplendissement d’or » (Heidegger), la chambre avec lumière « pareille à un cube d’argent évidé » de Musil, ou « l’art de passer les eaux sous la lumière feue » du nocher de Jouve.

    Mais aussi : les murs éblouis de Morandi dans les collines de Grizzana, les doigts du soleil posés sur une nappe par Bonnard, les brisures du ciel que sont les femmes bleues de Matisse. Et en musique, certains intermezzi de Brahms, la sonate opus III de Beethoven, les chants de l’aube de Schumann.

    Des présences dont la grandeur tient dans la douceur mortelle de leur effacement.



    Heather Dohollau, « Chemins », Un regard d’ambre, Éditions Folle Avoine, 2008, pp. 69-70.





    Heather Dohollau  Un regard d'ambre




    HEATHER DOHOLLAU


    Dohollau
    Source




    ■ Heather Dohollau
    sur Terres de femmes


    Deux choses qui sont peut-être une (poème extrait de Chemins)
    Point de Venise 7
    Voir en avant ce qui est derrière nous
    Villa Adriana




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Lucarne de Nathalie Billecocq)
    d’autres poèmes de Heather Dohollau extraits des recueils Seule enfance et Pages aquarellées
    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Heather Dohollau
    → (sur remue.net)
    « Heather Dohollau / La beauté est un bien », par Ronald Klapka
    → (sur YouTube)
    Heather Dohollau, La promesse des mots (Portrait de la poète Heather Dohollau)






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  • Thierry Metz | [De jour en jour]

    [Giorno dopo giorno]


    Toujours lui, jamais le même
    Ph., G.AdC







    74.




    De jour en jour je reprends le visage, le même visage inachevable, comme une trace presque effacée. Chacun peut le voir mais voir n’est qu’un élément du regard ― son espace et sa limite.
    Visage que je croise dans un des couloirs, près d’une porte ou fumant une cigarette dans l’entrée. Toujours lui, jamais le même. Des fois un salut ou un sourire, des fois : rien. C’est qu’en approchant du monde on s’éloigne de ses portes.




    Thierry Metz, L’homme qui penche, Opales/Pleine Page, 1996-1997 ; Pleine page éditeur, Bordeaux, 2008, s.f. Nouvelle édition revue et augmentée.







    74.



    Giorno dopo giorno riprendo il volto, lo stesso volto interminabile, come una traccia quasi cancellata. Ognuno può vederlo ma vedere non è che un elemento dello sguardo ― il suo spazio e il suo limite.
    Volto che incrocio in uno dei corridoi, vicino a una porta o che fuma una sigaretta nell’ingresso. Sempre lui, mai lo stesso. Talvolta un saluto o un sorriso, delle volte : niente. È che avvicinandosi al mondo ci si allontana dalle sue porte.




    Thierry Metz, L’uomo che pende, Via del Vento edizioni, Collana Ocra gialla, Pistoia, 2001, pagina 22. A cura di Michel Rouan e Loriano Gonfiantini.




    THIERRY METZ


    Thierry Metz 2
    Source




    ■ Thierry Metz
    sur Terres de femmes

    [Braise matinale]
    [Je m’en remets aux feuillages] (extrait de Tel que c’est écrit)
    [Je suis tombé] (extrait du recueil Terre)
    Le Drap déplié (extraits)
    [Vers la bien-aimée]
    4 juillet | Thierry Metz, Le Journal d’un manœuvre
    28 août 1993 | Thierry Metz, Sur un poème de Paul Celan



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans Le Matricule des Anges, n° 022, janvier-mars 1998)
    une note de lecture sur Terre
    → (sur Le tiers livre)
    Thierry Metz | L’Homme qui penche
    → (sur remue.net)
    un dossier Thierry Metz
    → (sur le site du Matricule des Anges)
    Entre le silence et le cri
    → (sur Esprits Nomades)
    Thierry Metz Le journal d’un suicidé
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Thierry Metz, Le Carnet d’Orphée (contribution d’Isabelle Lévesque)
    → (sur le site du Printemps des poètes)
    Thierry Metz, par Isabelle Lévesque





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  • Seyhmus Dagtekin | Je voudrais

    «  Poésie d’un jour  »



    Je voudrais te voir par tous les moyens de la vision Je voudrais que l-int-rieur commence par toi
    Ph., G.AdC







    JE VOUDRAIS



    Je voudrais qu’on rêve ensemble
    Qu’on se réveille ensemble
    Je voudrais qu’on attrape d’une même main
    Qu’on entende d’une même oreille
    Je voudrais te saluer de près
    Ne jamais te perdre de loin
    Je voudrais te voir par tous les moyens de la vision
    Je voudrais que l’intérieur commence par toi
    Que l’extérieur ne soit que toi
    Je te voudrais dans la volonté et dans ce qui la dépasse
    /
    Je me voudrais ce qui court vers toi
    Ce qui s’anéantit et retrouve vie en toi
    Sans que tu ne diminues en rien
    Je me voudrais ailes déployées
    Corps qu’aucune aile ne peut porter
    Je te voudrais destination de toute lettre
    Source de tout mot
    Je te voudrais champ et chambre
    Terre et arbre, iris et son regard
    Comme si ta vie était l’envers de la mienne
    Et qu’elle serait balayée par le même souffle



    Seyhmus Dagtekin, Au fond de ma barque, le dé bleu/L’idée bleue, 2008, page 88.






    SEYHMUS DAGTEKIN


    Seyhmus Dagtekin
    Source




    ■ Seyhmus Dagtekin
    sur Terres de femmes

    Rêves légers, nuit claire (poème extrait d’Élégies pour ma mère)
    [Te voici entre routes et sables] (poème extrait de Juste un pont, sans feu)
    [Ville se déguisera] (poème extrait de Dès que mon pied touche l’eau)



    ■ Voir aussi ▼

    le site officiel de Seyhmus Dagtekin
    → (sur Terre à ciel)
    un Entretien de Cécile Guivarch avec Seyhmus Dagtekin (juin 2009)






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  • Georges-Emmanuel Clancier | [Flaques d’orange lueur]

    «  Poésie d’un jour  »



    [FLAQUES D’ORANGE LUEUR]


    Flaques d’orange lueur
    où rôde le crépuscule…

    Que cherche-t-il ce passant
    solitaire et minuscule

    s’en allant sur l’étendue
    comme si jamais là-bas

    son heure fût attendue
    pour un ultime départ ?



    Georges-Emmanuel Clancier, « Suite marine », in Vive fut l’aventure, poèmes, Éditions Gallimard, Collection blanche, 2008, page 60.






    Clancier  Vive fut l'aventure 2






    GEORGES-EMMANUEL  CLANCIER




    ■ Georges-Emmanuel Clancier
    sur Terres de femmes

    Ève noire (autre extrait de Vive fut l’aventure)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Gattivi Ochja)
    un autre poème de Georges-Emmanuel Clancier (extrait du recueil Oscillante parole [Gallimard, 1978] et traduit en corse par Stefanu Cesari)





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  • Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer

    par Sylvie Fabre G.

    Invitée du jour : Sylvie Fabre G.

    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer,
    Voix d’Encre, 2008, s.f.
    Gouaches de Nadia Dib.


    Nadia Dib, gouache 1, in Le Petit Livre amer de Jean-Pierre Chambon
    Source







    ENTRE VISIBLE ET INVISIBLE, LA PROMESSE DU LIVRE



    « Prends-le, avale-le, il sera amer à tes entrailles mais, dans ta bouche, il sera doux comme du miel », dit l’ange de l’Apocalypse à Jean qui ne connaît pas le contenu du petit livre mais pressent sa promesse. Expérience, aveugle, aveuglante, grâce à laquelle lui sera révélé le secret de la vie et de la mort. À charge pour lui, s’il accepte le don, de l’assimiler, puis de le mettre en voix pour le restituer aux autres hommes.

    Le poète serait-il à son tour le messager qui nous invite à avaler le livre, à faire nôtres ses mots, jusqu’à ce qu’ils nous deviennent consubstantiels et nous ouvrent, par un tour supplémentaire de langue, à la poésie douce-amère de la vie ? Le dernier recueil de Jean-Pierre Chambon est une traversée dont la vérité ne peut nous rester étrangère car, partageant ses visions, ses souvenirs et ses rêves, nous mesurons aussi nos manques, nos peurs ou nos désirs et nous éveillons à la métamorphose. Il y a en effet dans la lecture des poèmes de ce Petit Livre amer quelque chose de physique et de spirituel, une saveur des vers, une éclaircie du regard qui touche à la chair et au sens, un rythme qui passe par le corps et anime la pensée.

    Le prodige et l’éclipse, second texte de la première section («&nbspL’ombre écorchée ») de l’ouvrage, ressemble à un art poétique où l’auteur avoue que « tout est relié ». Et, si « les mots dans notre bouche » gardent un goût de faim, « il faut faire œuvre de silence / pour mieux entendre ce qui à travers nous veut parler ». La parole poétique, dans la grande diversité et richesse de sa forme ― Jean-Pierre Chambon n’hésite pas à utiliser toutes les ressources de la versification, strophes en distiques ou quatrains, vers libres, rimés, ou blancs, stances ou tercets… ― et celles de ses thèmes ― souvenirs d’enfance, réchauffement climatique, folie, marginalité, promenade en montagne… ―, finit paradoxalement par s’effacer pour mieux résonner et s’offrir. Cette parole nous parle de solitude, d’amour et d’extase autant que de douleur. De poème en poème, le lecteur croise une multitude de figures qui trouvent leur unité dans un commun destin : « le médiateur divin » et « le lecteur », le poète et « l’ange de Bohême », la « Madone » et l’enfant face à face à la sortie d’un village, les « ombres en pyjama » dans un hôpital psychiatrique, les « nuées de moustiques » et les « lourdes libellules » au bord des « étangs languides », un papillon « à la lisière du monde », le père « dans la pénombre de l’atelier » participent ensemble du vivant, dans sa beauté et dans sa tragédie. Chacun pourtant a son langage et son mouvement singuliers. Témoin du « balancement des ombelles » dans un pré en montagne ou de l’énergie de ces « hautes tiges harcelant le bleu », le poète n’oublie ni les plantes ni les animaux, aussi sensible à l’affolement de la pie prise au piège au bout du verger qu’à la mort d’un « lapin pendu à la porte de la grange ». L’image de leur tendresse ou leur souffrance atteint le lecteur. Même la description d’une statue dans une petite église est là pour nous rappeler que le mal est partout, le temps éphémère, et qu’aucun règne, minéral, végétal, aquatique, animal ou humain, n’échappe à l’énigme, au vertige ou à la dissolution. Dans la poésie de Jean-Pierre Chambon, les lieux, les plus proches comme les plus lointains, dispensent une étrangeté familière et chérie, distillent une dose de mélancolie pour peu qu’on y prête garde car, note le poète, « on dirait que tout se prépare à mourir ». Qu’ils habitent aux « confins désolés du détroit de Béring » ou, comme Trinh et l’auteur, qu’ils s’assoient au café du tribunal à Grenoble, hommes, bêtes et choses se dissolvent « dans le grand bain de l’uniformisation » ou de la mondialisation souffrante.

    Dans ce recueil, œuvre de détresse, de mémoire et de filiation ― on peut penser aux romantiques, à Baudelaire, à Verlaine, à Nerval, à Paul Fort et même aux poètes Tang en le lisant ―, Jean-Pierre Chambon nous décrit, avec une pointe d’humour et beaucoup de nostalgie, un monde où des êtres de passage écoutent dans la nuit « La chanson du petit chariot » sans pouvoir oublier leurs soifs inassouvies, leurs rêves et leurs extases, les ombres menaçantes du temps. À jamais en quête d’une terre originelle, plus douce qu’amère, ceux-ci ressemblent aux « grands oiseaux migrants qui traversent le ciel » et ferment la dernière page.

    Mais le poète, à l’instar de l’ange, ne tient-il pas la promesse du livre ? Le secret de la langue qui contient tout ? Et le lecteur n’a-t-il pas reçu la nourriture du Petit Livre amer dont les gouaches de Nadia Dib lui ont livré la clef des symboles et ont avivé les signes par la couleur ? Cercles et rectangles, lignes droites et courbes, aplats de bleu et de gris que soulignent les traits noirs, comme autant de passerelles entre le figuratif et l’abstrait, autant de circulations possibles entre le visible et l’invisible qui scandent tout le recueil.


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.







    Chambon  Le Petit Livre amer





    JEAN-PIERRE CHAMBON


    Jean-Pierre Chambon  en vignette
    Source




    ■ Jean-Pierre Chambon
    sur Terres de femmes


    Détour par la Chine intérieure (poème extrait du Petit Livre amer)
    [À partir de l’inaliénable singulier] (extrait de Tout venant)
    Des lecteurs (extrait)
    Des lecteurs (lecture d’AP)
    L’Écorce terrestre (lecture de Cécile A. Holdban)
    L’Écorce terrestre (lecture d’AP)
    [Je touche le grain du silence] (extrait de L’Écorce terrestre)
    [Fleurs dans la fleur]
    Jean-Pierre Chambon | Marc Negri, Fleuve sans bords (note de lecture d’AP)
    Fragments d’un règne (poème extrait du Roi errant)
    Noir de mouches (extrait)
    [Sur le papier la lumière](extrait de Sur un poème d’André du Bouchet)
    Tout venant (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Un écart de conscience, II (extrait)
    Zélia (lecture d’Isabelle Lévesque)
    L’invention de l’écriture (extrait de Zélia)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (extraits)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    une bio-bibliographie de Jean-Pierre Chambon
    → (sur le site de l’éditeur Voix d’Encre)
    la page consacrée au Petit Livre amer




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Pierre Dhainaut, Après
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Pierre Péju, L’État du ciel
    Pierre Péju, L’Œil de la nuit
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)





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  • Cesare Pavese dans la collection Quarto


    Cesare Pavese, Œuvres,
    Gallimard, collection Quarto, 2008.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Pavese
    Image, G.AdC






    CESARE PAVESE DANS LA COLLECTION QUARTO,
    UNE ÉDITION ÉTABLIE ET PRÉSENTÉE PAR MARTIN RUEFF




    Le centenaire de la naissance de Cesare Pavese, né le 9 septembre 1908, est l’occasion pour les éditions Gallimard de publier dans la collection Quarto un volume rassemblant les œuvres majeures* du grand écrivain italien. Dirigé par Martin Rueff, cet ouvrage imposant comporte, outre une biographie très complète agrémentée de photos, de notes et d’extraits d’articles, une bibliographie commentée par Martin Rueff lui-même. Les œuvres sont présentées par ordre chronologique, depuis Travailler fatigue (1930-1935), recueil poétique traduit par Gilles de Van, jusqu’au Métier de vivre. Commencé en 1935, ce « journal d’écrivain », à la fois « cahier d’écriture et cahier de lecture », accompagne Cesare Pavese jusqu’au 17 août 1950, dix jours avant sa mort survenue le 27 août 1950.

    Intitulé Cesare Pavese, Œuvres, l’ouvrage s’ouvre sur « Portrait d’un ami » de Natalia Ginzburg. Texte par lequel Natalia Ginzburg ancre « la mélancolie voluptueuse du jeune homme qui n’a pas encore touché terre » dans la mélancolie de la ville qui était chère à Pavese. Turin. Natalia Ginzburg évoque les années de jeunesse turinoise en même temps que celles des amitiés qui avaient fini par ennuyer l’écrivain devenu célèbre. « Nous-mêmes qui étions ses amis, nous disait-il, nous n’avions plus de secret pour lui et nous l’ennuyions infiniment. » Elle évoque enfin cette nuit d’août où Pavese s’est donné la mort. « Aucun d’entre nous n’était là. Il a choisi pour mourir, un jour quelconque de ce mois d’août torride et il a choisi la chambre près d’un hôtel de la gare ; il a voulu mourir, dans la ville qui lui appartenait, comme un étranger ». Une mort annoncée bien des années auparavant dans Le paradis sur les toits (Travailler fatigue, Poésie/Gallimard, p. 157).

    Pour clore cet ouvrage, outre les pages consacrées à une importante bibliographie inspirée de l’irremplaçable bibliographie critique établie par Luisella Mesiano, Cesare Pavese di carta e di parole ; bibliografia ragionata e analitica (Alessandria, 2007), un dossier composé d’une interview donnée à la radio par Cesare Pavese, et d’un article d’Italo Calvino.

    Dans l’entretien radiophonique consenti à la Rai en 1950 (et paru dans la revue Aretusa), Pavese répond à la critique ― qui lui reproche d’être « passé de l’américanisme au néoréalisme polémique », puis au « régionalisme » ― en « parlant de son œuvre comme s’il s’agissait de celle d’un autre » et en réaffirme la « nature ambiguë ». C’est-à-dire :

    « l’ambition de fondre en une seule les deux aspirations qui s’y sont combattues dès le début : un regard ouvert vers la réalité immédiate, quotidienne, « rugueuse », et une réserve de professionnel, d’artisan, d’humaniste ; une familiarité avec les classiques comme s’ils étaient des contemporains, avec les contemporains comme s’ils étaient des classiques, en somme la culture entendue comme métier. »

    Dans son article intitulé « Pavese et les sacrifices humains », publié en 1966 dans la Revue des études italiennes, Italo Calvino affirme que la seule préoccupation obsédante de Pavese, celle vers laquelle converge sa création littéraire, c’est son intérêt pour les sacrifices humains. « Relier l’ethnologie et la mythologie gréco-romaine à son autobiographie existentielle et à sa production littéraire a été le programme constant de Pavese », durablement influencé par la lecture ancienne du Rameau d’or de Frazer.

    Entre les textes de Natalia Ginzburg et ceux d’Italo Calvino viennent s’insérer les œuvres de Cesare Pavese. Depuis le recueil poétique Travailler fatigue ― qui est suivi d’Essais critiques (1943) ― jusqu’au Métier de vivre. Chacune de ces œuvres est annoncée par une analyse de Martin Rueff, texte dans lequel l’auteur d’Icare crie dans un ciel de craie choisit de mettre l’accent sur une particularité de l’œuvre présentée. Un certain regard, le regard très personnel de Martin Rueff, oriente celui du lecteur, le conduit sur des voies inédites. Pour son plus grand bonheur. Ainsi du récit Par chez toi /Paesi tuoi (1939), traduit par Mario Fusco et introduit par Martin Rueff. Dans le texte liminaire à l’intitulé proustien ― « Nom de Pays : Le Pronom »―, Martin Rueff insiste sur la question du « pronom » et celle de la relation qu’il entretient avec le Pays. « Récit d’une confrontation entre la ville et les collines du Piémont », Par chez toi est aussi un récit anthropologique. Qui confère au motif récurrent de « l’astuce », la dimension nécessaire au « métier de vivre » et fait de ce motif « une image de la pensée ».

    Suivent les récits de La Plage (1942), Vacance d’août (1945), Le Camarade (1947), Dialogues avec Leucò (1947) ― « véritable chef-d’œuvre de beauté énigmatique », « qui porte les traces d’une fascination pour les grands instants du mystère où l’on échappe au temps » ―, Avant que le coq chante (1948), « diptyque politique » placé « sous le signe du reniement de Pierre », Le Bel Été (1949), triptyque construit autour du thème de la tentation (et de la sanction), La Lune et les feux (1949) ― « ample prose funèbre » dédiée à Constance Dowling (Connie) ― qui « offre un autoportrait de l’écrivain en Ulysse » de retour dans les Langhe. Et enfin, Le Métier de vivre (1935 -1950), « laboratoire secret de l’écriture » dans lequel s’élaborent « les concepts fondamentaux de sa poétique : l’image-récit, le symbole, le style, le mythe ».

    Plusieurs fois publié, Le Métier de vivre a été l’objet de coupes sombres dans ses versions précédentes (1952, 1958, 1962, 1977). Pour la présente édition, première édition intégrale à proprement parler, Martin Rueff a repris la nouvelle édition de Marziano Guglielminetti et Laura Nay, édition établie en 1990 à partir des feuillets manuscrits conservés au Centre Pavese de l’université de Turin. Une restitution qui contribue à mettre en lumière le « monolithe », ce « noyau mythique » auquel Cesare Pavese a travaillé toute sa vie.





    Laocoon_2
    Laocoon et ses fils
    Cour du Belvédère, musées du Vatican.





    Clore cette présentation sans évoquer l’éblouissante préface de Martin Rueff serait occulter une pièce maîtresse de cette « somme » considérable qu’est le Cesare Pavese, Œuvres. Car sous le titre mystérieux, « Laocoon monolithe » ― préface en quatre chapitres ― Martin Rueff met l’accent sur deux dimensions essentielles de la création Pavésienne : « le monolithe » et « Laocoon ».

    « Monolithe » ? Le terme revient à plusieurs reprises sous la plume de Pavese pour parler de l’unité de son œuvre et de l’obsession du noyau que l’écrivain cherche à rejoindre, quelle que soit la forme que prend son récit.

    « Je n’ai pas de doutes sur la fondamentale et durable unité de ce que j’ai écrit et de ce que j’écrirai ; je ne parle pas d’une unité biographique ou de goût, car elle est sans intérêt, mais de celle des thèmes, des intérêts vitaux, je parle de l’entêtement monotone de celui qui a la certitude d’avoir atteint dès le premier jour le monde véritable, le monde éternel, et qui ne peut que tourner autour de ce gros monolithe, en détacher des morceaux, les travailler et les étudier sous tous les éclairages possibles. »

    Cette unité, qui touche tout créateur, l’écrivain doit la chercher dans un ailleurs qui plonge dans l’enfance ― « qui nous précède à la fois parce qu’elle vient avant nous, parce qu’elle nous suit et parce qu’elle nous dépasse » ―, écrit Martin Rueff. L’œuvre entière de Pavese est régie par cette tension vers le « monolithe » et par l’interrogation obsédante du comment articuler les œuvres entre elles, poèmes et récits, comment donner à l’œuvre « complète » son unité de construction, sa cohérence unificatrice. Cette obsession ― qui aboutira au geste final du suicide comme aboutissement suprême de cette quête ― passe par la recherche incessante de la forme dont l’unité est assurée par la répétition monotone des images, du symbole ou du mythe.

    Ainsi lit-on dans Le Métier de vivre, à la date du 9 novembre 1937 :

    « La répétition dans mes nouveaux poèmes n’a pas une raison musicale mais constructive. Observer comme les phrases-clés dans ceux-ci sont toujours au présent, et comme les autres, même si elles sont au passé, convergent vers elles. Je veux dire qu’il m’arrive dans ces poèmes de saisir une réalité actuelle, non narrative mais évocatrice, où il arrive quelque chose à une image, où cela arrive maintenant, étant donné que l’image est élaborée maintenant par la pensée et qu’elle est vue en train d’agir et d’enfoncer ses racines dans la réalité.

    Le mot ou la phrase répétés ne sont pas autre chose que le nerf de cette image, un nerf, construit de fond en comble comme un échafaudage, le pivot grâce auquel l’imagination tourne sur elle-même et se soutient précisément comme un gyroscope qui existe seulement dans le présent, en action, et puis tombe et devient un quelconque morceau de fer. » (p. 1425)

    Réflexion que l’on retrouve bien des années plus tard, en janvier 1950, dans Littérature et Société :

        « Tout écrivain authentique est superbement monotone, dans la mesure où son œuvre est marquée par un moule toujours repris, par une loi formelle de l’imagination qui transforme les matériaux les plus divers en figures et en situations qui sont toujours à peu près identiques ».

    Quant à la figure du Laocoon, Cesare Pavese y fait allusion quelques jours avant sa mort, le 21 août 1950, dans une lettre adressée à Tullio et Maria Cristina Pinelli :

    « Je suis comme Laocoon ; je m’enguirlande artistiquement de serpents et me fais admirer ― mais de temps en temps, je m’aperçois de l’état où je suis, alors je secoue les serpents, je leur tire la queue, et eux ils serrent et mordent. »

    Semblable au Laocoon troyen de L’Énéide, Pavese incarne la malédiction tragique. « Conscience lucide », il est celui « qui voit pour les autres » sans pour autant parvenir à s’en faire entendre ni parvenir à se voir lui-même. Pavese, comme Laocoon, offre le « spectacle de la nature humaine livrée à la plus grande douleur ». Une douleur du corps et de l’âme dont le Laocoon d’Hagesandros, maître d’œuvre du groupe mis au jour dans l’aire de la Domus Aurea à Rome le 14 janvier 1506, « tend à Pavese la triple énigme de son miroir de marbre ». Énigme de la détresse ― concentrée dans la représentation du cri de Laocoon ; énigme du stoïcisme, celle de la souffrance de Laocoon que « nous voudrions pouvoir supporter » comme la supporte « ce grand homme »**, celle de Pavese qui écrit à la date du 21 mars 1950 du Métier de vivre : « Résigne-toi. Le stoïcisme, c’est cela qui compte. » Énigme de l’œuvre d’art dont l’« homme-colline » du Laocoon guide la réflexion théorique de Pavese sur l’obsédante question du monolithe et sert de modèle à sa création: « Quelle forme choisir ? Quelle forme donner à mes textes ? À mon œuvre ? Et encore quelle forme donner au rapport de mes œuvres ? » Sans cesse nourries par le débat esthétique ouvert par Lessing*** sur l’imitation de l’art, les « tensions fondamentales de Pavese trouvent leur écho dans le Laocoon ». « Un effort consubstantiel à son destin et à son œuvre, et qui ne cessera qu’avec son suicide. »


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    ________________________________

    * Œuvres publiées du vivant de l’auteur.
    ** Gotthold Ephraim Lessing (« le plus éminent critique d’art allemand » du XVIIIe siècle), Laocoon. Des frontières de la peinture et de la poésie, 1766 ; Hermann, éditeurs des sciences et des arts, 1997, page 44.
    *** Lessing est le premier à remettre en question le principe de l’ut pictura poesis, rhétorique selon laquelle la poésie serait une manière parlante de peinture et la peinture une sorte de poésie muette. Principe qui, selon Lessing, fausse les interprétations critiques. À partir du groupe du Laocoon, Lessing établit une distinction entre art poétique et art pictural.






    Pavese Quartoi





    CESARE PAVESE


    Cesare Pavese





    ■ Cesare Pavese
    sur Terres de femmes



    9 septembre 1908 | Naissance de Cesare Pavese
    L’Idole et autres récits (note de lecture d’AP)
    Lavorare stanca (+ courte notice bio-bibliographique)
    1er novembre 1935 | Cesare Pavese, Le Métier de vivre
    Semplicità
    Tu as un sang, une haleine
    Jean-Pierre Ferrini, Le Pays de Pavese (note de lecture d’AP)





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  • Issa Makhlouf, Lettre aux deux sœurs

    par Angèle Paoli

    Issa Makhlouf, Lettre aux deux sœurs,
    José Corti, octobre 2008.
    Traduit de l’arabe (Liban)
    par Abdellatif Laâbi.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Lettre_aux_deux_soeurs







    « LÀ, LE VOYAGEUR DÉNOUE L’ÉNIGME DES PIERRES »



    Histoire d’une séparation qui ne peut prendre fin, alimentée qu’elle est par l’écriture d’une lettre d’amour toujours réitérée, jamais interrompue, Lettre aux deux sœurs d’Issa Makhlouf est porté, tout au long de sa composition, par la même poésie énigmatique que celle que j’avais découverte dans Mirages1. Mirages éblouissants de l’amour-attente, mirages de la passion partagée, mirages de l’impossible guérison. Vertiges.

    Double vertige et double incessante voration à laquelle celui qui écrit, amant et poète, se soumet, amour de l’absente et amour de l’écriture ― qui entretient la « flamme du trésor perdu » ―, Lettre aux deux sœurs, dont l’ouverture se fait sur la voix de Kathleen Ferrier, chante « un amour nimbé de mystères » qui puise ses racines « dans nos profondeurs depuis les balbutiements de la genèse ». Écrit par un homme raffiné, promeneur, photographe, amant passionné et délicat, philosophe et poète, Lettre aux deux sœurs s’écrit au fil des jours, mêlant aux lieux traversés, propices à la méditation, les souvenirs d’un temps révolu (dix années de séparation) et les interrogations liées à la promesse d’une rencontre prochaine.

    La première page de Lettre aux deux sœurs pose d’emblée la question fondatrice de l’écriture : « Pouvons-nous écrire si nous n’avons pas à qui écrire ? » Question reprise en écho quelques pages plus loin :

     « Nous écrivons pour l’absent.
    Dans la vastitude de ce lieu, seul l’absent est présent.
    Son silence remplit entièrement l’espace. »


    Apparemment adressée à une seule femme, la lettre se révèle une savante partition épistolaire (sans date d’émission ni destinataire explicitement nommé) où voix et visages s’entrelacent, démultipliant à l’infini, dans un étrange jeu de miroirs et d’inversion des rôles, lectures et confidences, questions et répons. De sorte que l’émetteur que l’on croyait stable est à son tour l’objet d’interrogations qui portent bien au-delà de lui-même :

    « L’émetteur de l’appel est-il en nous ou en dehors de nous? Est-il proche ou distant ? Il est au-delà de ce que nous voyons, toujours, dans ce qui dépasse l’assemblage de la nuit et du corps, la traversée des ténèbres vers la lumière reculée. Signe de notre passage ne laissant nulle trace. » Jusqu’à la prise de conscience finale et à sa révélation : « Je ne savais pas que ce que je t’écrivais n’était pas en fait destiné à toi seule » / « Ce n’est que maintenant que je ressens la densité de la double voix sortant de vos gorges alors que je pensais qu’il ne s’agissait que de ta voix et croyais que les lettres que je t’écrivais étaient à toi seule adressées ». Jusqu’à l’aveu qui s’exprime dans la métaphore picturale du chapitre XXI :

    « Je cherche la troisième couleur qui naîtrait de la rencontre de deux jaunes soutenus comme il en est de la façade de l’église Saint-Marc à Venise. Je la retiendrais et la fixerais pour que sa lumière déblaie devant nous la neige. »

    Alternant chapitres numérotés, histoire de la lettre, liée à celle de l’amour –  « J’ignore pourquoi elle m’a choisi pour que je devienne le narrateur de sa propre histoire, de ce parcours enrobé de mystère dont je ne connais ni le début ni la fin » – et textes brefs en italiques où se dit le « cheminement de la quête de soi », le poète construit sa pensée dans une incessante confrontation de ses pérégrinations mentales et de ses propres interrogations sur lui-même. Il écrit, dit-il, « pour recouvrer ce que nous croyons avoir perdu de notre vie et affronter la mort de l’enfance antérieure à toute mort. »

    Véritable tissage aux voix multiples, Lettre aux deux sœurs allie poésie extrême et extrême sensualité. Mais peut-être la clé de cette lettre se tient-elle inscrite dans l’âme discrète mais essentielle de ces pierres dispersées tout au long des feuillets en train de s’écrire, pierres « plus anciennes que la vie elle-même », « ces pierres qui ont présidé à la mémoire de la terre » et que le poète s’attache à retenir entre ses doigts, suivant en cela la voix/voie de Roger Caillois :

    « Réussirai-je, alors que le temps m’est chichement compté, à polir mes petites pierres et à te les restituer dans une forme correspondant à tes désirs ? » Celle de la Vierge à l’Enfant entourée d’anges de Jean Fouquet, celle de la paume de la main dans La Diseuse de bonne aventure du Caravage, celle de La Danseuse d’Izu de Yasunari Kawabata. Ou celle encore de l’Aphrodite Sôsandra, dont « la tristesse énigmatique » « émeut au plus profond ».

    Abandonnée à son tour, la lettre inachevée laisse le poète à son incomplétude :

    « Que fera donc l’ébloui avec l’objet de son éblouissement ? » La réponse est dans l’injonction lancée à l’oiseau :

    « Plane, oiseau. Plane bien haut. Loin. Dans toutes les directions ;
    N’arrête pas de battre des ailes. Ne t’arrête pas, oiseau ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    _______________________________________
    1. José Corti, 2004.






    ISSA MAKHLOUF


    Makhlouf
    Ph. © Thierry Rambaud/
    IMA



    ■ Issa Makhlouf
    sur Terres de femmes

    Au-delà de la vue (extrait de Mirages)
    l’incipit de Lettre aux deux sœurs
    Celui qui part, laissons-le partir (extrait de Lettre aux deux sœurs + notice bio-bibliographique)
    L’écriture sourit à la mort (extrait d’Une ville dans le ciel)
    Les pluies des amants (autre extrait d’Une ville dans le ciel)
    Où es-tu ? (extrait de Leurs rêves endormis flottent sur les vagues)



    ■ Voir aussi ▼

    → le
    site officiel d’Issa Makhlouf
    → (sur le site des Éditions José Corti) la
    page consacrée à Lettre aux deux sœurs d’Issa Makhlouf (quatrième de couverture)
    → (sur le site d’Issa Makhlouf)
    l’article de Marta Krol (paru dans la revue Le Matricule des anges) sur Lettre aux deux sœurs
    → (sur Terres de femmes)
    Abdellatif Laâbi | Tu passes sans passer
    → (sur Terres de femmes)
    « Les traversées poétiques d’Andrée Chedid »





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  • Julien Bosc | (Et toi, qui es-tu ?)

    «  Poésie d’un jour  »



    Et ma solitude
    Ph., G.AdC






    (ET TOI, QUI ES-TU ?)




    Serti par des racines d’héliotropes blancs et mauves, un échange ― aux confins du désir :
    ― Que regardes-tu ?
    ― Le dais d’ombre par-dessus les pliures de la mémoire.
    ― Que vois-tu ?
    ― Rien. La nuit. Une citadelle. Un pont de pierre. Des fougères orange ou jaunes le long d’un chemin. Le ciel violet du couchant. L’erg silencieux. Une très grande tristesse. Ta solitude. La mienne. Rien. La nuit.
    ― Comment est la nuit ?
    ― Claustrée, butinée par les abeilles.
    ― Et la citadelle ?
    ― Désertée.
    ― Et le pont de pierre ?
    ― Ouvert de part en part, délié du présent par la mortelle blessure.
    ― Et les fougères ?
    ― En javelles, fauchées par des grêlons de miel.
    ― Et le couchant, le ciel violet ?
    ― Et l’erg silencieux ?
    ― Sans cesse mouvant quoique immuable ?
    ― Et la très grande tristesse ?
    ― Amnésique, repliée sur elle-même, en boule.
    ― Et ma solitude ?
    ― Semblable à la mienne.
    ― Et la tienne ?
    ― Sans égale.
    ― (Et toi, qui es-tu ?
    ― La question à laquelle ni toi ni moi ne pouvons répondre.)



    Julien Bosc, Je n’ai pas le droit d’en parler, Atelier La Feugraie, Collection L’Allure du chemin, dirigée par Jean-Pierre Chevais et Alain Roger, 14770 Saint-Pierre-la-Vieille, 2008, pp. 26-27.







    Bosc Feugraie





    JULIEN BOSC


    Julien Bosc
    Source



    Né en 1964 à Boulogne-Billancourt. Ethnographe (spécialiste de la sculpture africaine et plus particulièrement de la statuaire lobi), Julien Bosc a publié deux textes aux éditions L’Éther vague/Patrice Thierry (maison d’édition toulousaine reprise par les éditions Verdier après la mort de Patrice Thierry en 1998) : L’Oculus (récit, 1991), Préludes (nouvelles, 1995) ; aux éditions Détroits, Distraction (1999) ; aux éditions Unes, Pas (1999) ; aux éditions Rehauts, Maman est morte (2012) ; chez Approches-éditions, Tout est tombé dans la mer (2014) ; aux éditions la tête à l’envers, De la poussière sur vos cils (2015) ; aux éditions Quidam, Le Corps de la langue (2016. Préface de Bernard Noël) ; aux éditions Potentille, La Coupée (2016) ; à l’Atelier de Villemorge, Le Verso des miroirs (2018) ; aux éditions la tête à l’envers, Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa (2018) ; aux éditions faï fioc, La Demeure et le lieu (2019) ; aux éditions Collodion, Goutte d’os (2020. Préface de Françoise Clédat). Vient de paraître, en juin 2020, aux éditions le Réalgar : Le coucou chante contre mon cœur, ultime recueil posthume.
    Julien Bosc a fondé en 2013 et dirigé les éditions Le phare du Cousseix. Il est décédé le 26 septembre 2018 à Croze (Creuse).




    ■ Julien Bosc
    sur Terres de femmes


    Le coucou chante contre mon cœur (lecture d’AP)
    [Nous pourrions dire une forêt] (extrait du Coucou chante contre mon cœur)
    [Hormis les lèvres où mourir] (extrait de De la poussière sur vos cils)
    La Demeure et le Lieu (lecture d’AP)
    [marcher chaque jour] (extrait de La Demeure et le Lieu)
    [Nue-pâle sous sa toilette de satin noir] [extrait d’Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa]
    Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa (lecture d’AP)
    Goutte d’os (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Julien Bosc
    le site des éditions la tête à l’envers
    le site des éditions Le phare du cousseix
    → (sur Terre à ciel)
    Hommage à Julien Bosc, par Isabelle Lévesque





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