Étiquette : 2009


  • Pierre Michon, Les Onze

    par Angèle Paoli

    Pierre Michon, Les Onze,
    éditions Verdier, 2009.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Pierre michon les onze
    Image, G.AdC









    L’APÔTRE MANQUANT DU TABLEAU DE LA TERREUR



    Les Onze. Douze pages de Jules Michelet — les douze pages du chapitre III du seizième livre de l’Histoire de la Révolution française — conduisent Pierre Michon à se lancer dans l’histoire des Onze. Douze pages inspirées au grand historien par un tableau de Géricault qu’il n’a pas vu: Corentin en ventôse reçoit l’ordre de peindre les Onze. Un tableau « à peine ébauché » parce que peint par Géricault avec la « mort sur l’épaule ». Ce tableau existe-t-il vraiment ? Peut-on le voir au musée de Montargis comme le prétend le narrateur des Onze ? Peut-être, mais rien n’est moins sûr. Pour Pierre Michon pourtant, ce tableau existe, car ce qui compte pour l’auteur des Onze — les Onze de la Terreur —, tout comme pour l’historien Michelet, c’est la reconstruction que permet la mémoire, avec ses trous et ses absences auxquels s’ajoutent les absences et les trous de l’Histoire, les falsifications (et/ou impostures d’écrivain) qu’elles autorisent, les inventions qu’elles offrent à la création.

    Raconter des histoires. Tel est le projet de l’écrivain Pierre Michon. Mais comment s’y prendre lorsque deux récits — et même davantage — se présentent, deux mondes — et davantage — ouvrent leurs voies contraires ? Pour Pierre Michon, la difficulté n’est pas d’inventer le liant ; de trouver le point d’arrimage entre des mondes opposés dans le temps, l’esprit et l’espace. La difficulté est de résister aux sirènes qui se faufilent à travers la trame du récit principal, tirent l’oreille de l’écrivain vers le « tintouin » de son Limousin natal, et, invariablement, vers la tentation des généalogies obscures, du côté des amours idylliques des femmes, de leurs chagrins d’épouses délaissées du bord de Loire.

    Ou, tout au contraire, vers le monde tournoyant des peintres vénitiens, Tiepolo le père et Tiepolo le fils, emporté qu’il est dans les fresques princières de Würzburg et les rêveries divines qu’elles engendrent. Comment se décider à choisir entre la voie naturelle, rustique, obscure, de la région d’origine et celle, culturelle, flamboyante de l’Histoire — « tigres altérés de sang » — et de la peinture, envolées de nuages, cortèges de putti rieurs, drapés de traîne bleue de Béatrice de Bourgogne épousant Frédéric Barberousse ou, plus tard, ces « houppelande[s] couleur de fumée d’enfer » dont s’enveloppent les robespierrots du théâtre d’ombres peints par François-Elie Corentin de la Marche ? Comment se décider à en venir au fait ? De prétéritions en digressions, de digressions en associations d’idées, d’une formule magique à l’autre, du Dio cane de Tiepolo au Diàu ei un tchi de Corentin de la Marche, Pierre Michon file les entrelacs de son récit, comme les hommes eux-mêmes filent les entrelacs de leurs vies. Et le narrateur, s’adressant à son interlocuteur, de poursuivre : « Si les hommes étaient faits d’étoffe indémaillable, nous ne raconterions pas d’histoires ».

    Le coup de génie de Pierre Michon, alchimiste en écriture, est de faire un assemblage (par le biais du petit page blond des plafonds peints de Tiepolo) de la généalogie de Corentin et de sa peinture, et, par ce maillon fictif, de broder l’histoire du peintre avec celle des Onze. Raconter des histoires passe, pour Pierre Michon, par un tressage savant de l’écriture et de la peinture. La peinture qui joue le rôle de ressort du récit. Mais un ressort en négatif. Car Les Onze, tableau politique commandé par ses amis jacobins à Corentin pour immortaliser les onze héros de la Terreur, les onze du Comité de Salut public de l’An II, est un tableau fictif. Qui puise toute sa force de conviction dans l’absence. Il en est de même du peintre Corentin. En l’existence duquel, pourtant, le lecteur crédule et confiant, impatient de le suivre dans ses années de formation et dans son évolution, croit tout au long du récit. Corentin auquel le lecteur s’associe. D’autant que Pierre Michon s’ingénie à doter son page-peintre d’une histoire personnelle enjouée et vivante, qui enracine le personnage dans le Limousin natal de son auteur. Un Limousin enjolivé à la Watteau pour les circonstances. Né en 1730, à Combleux, aujourd’hui canton de Chécy, dans le Loiret, François-Élie Corentin de la Marche est le double fictif de Pierre Michon, né aux Cards, dans la Creuse. Comme lui, grandi dans la présence exclusive des femmes et l’absence, non regrettée, du père. Investi comme lui des mêmes valeurs créatrices et humanistes que celles que le narrateur des Onze défend et définit en contrepoint positif : « un esprit — un fort conglomérat de sensibilité et de raison à jeter dans la pâte humaine universelle pour la faire lever, un multiplicateur de l’homme, une puissance d’accroissement de l’homme comme les cornues le sont de l’or et les alambics du vin, une puissante machine à augmenter le bonheur des hommes ».

    Baptisé en cours de route « Tiepolo de la Terreur », Corentin fut pourtant des Lumières. Il incarne comme tant d’autres ce « levain » que les hommes d’alors voulurent être pour les autres, capables de « transmuer au fond d’eux-mêmes » cet appétit limousin, « comme magiquement, mais très véridiquement, en générosité ».

    Comment le bel enfant blond des bords de Loire — ou le joli page du monde vaporeux de Tiepolo — deviendra-t-il le « vieux crocodile » peintre de la Terreur ? Le récit des Onze — qui n’est ni une histoire de la peinture ni une reconstitution historique des événements de la Terreur —, n’est pas davantage une hagiographie du peintre François-Elie Corentin. Construit à partir de tourbillons voluptueux de l’a fresco de Giambattista Tiepolo, le récit se clôt sur la mouvance baroque que met en scène l’anamorphose finale. Vu à travers la vitre qui le protège des balles, le tableau des Onze trompe par ses reflets. Œuvre ouverte qui évolue en fonction des déplacements du narrateur et de son interlocuteur, de leur regard, de leur point de vue, le tableau des Onze offre un jeu complexe de formes changeantes et trompeuses. Car « chaque chose réelle existe plusieurs fois, autant de fois peut-être qu’il existe d’individus sur terre ».

    Si, à cette conception de l’art, l’on ajoute le fait qu’au tableau des Onze peint par Corentin — mais non décrit par l’auteur —, vient se superposer le tableau invisible de Géricault réinventé par Jules Michelet, l’on comprend que ce qui compte avant tout pour Michon comme pour Michelet, c’est d’inventer « sa propre fable ». Chacun des deux « l’enfourche sans ambages » à sa manière, à partir du « bric-à-brac prodigieux de la mémoire » ; chacun s’enivre du récit que son esprit invente. Et chacun voit ce qu’il veut voir. Jusqu’à la vision finale de la « cène laïque ». Cène républicaine dominée par « l’âme collective » des Onze. Scène apocalyptique aussi, — au sens originel de « révélation ».

    Derrière Michelet visionnaire, n’est-ce pas Michon qui lève le voile sous les masques grimaçants des Onze ? Michon, le douzième apôtre, l’apôtre manquant (pendu ou guillotiné ?) du tableau de la Terreur ?


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Pierre Michon  Les Onze






    ■ Pierre Michon
    sur Terres de femmes


    28 mars 1945 | Naissance de Pierre Michon (extraits de Corps du roi et de Vies minuscules)
    Pierre Michon, Le roi vient quand il veut (lecture d’AP)
    Vie de Joseph Roulin lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur remue.net)
    un dossier Pierre Michon






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  • 31 mars 1596 | Naissance de René Descartes

    Éphéméride culturelle à rebours



         Le 31 mars 1596 naît à La Haye, aujourd’hui Descartes, en Indre-et-Loire, René Descartes, issu d’une famille poitevine de petite noblesse.







    PORTRAIT DE DESCARTES
    Image, G.AdC








    EXTRAIT D’UNE CHAMBRE EN HOLLANDE DE PIERRE BERGOUNIOUX



         Descartes est tourangeau. Il a grandi sous d’aimables ombrages, auprès de murmurantes eaux, goûté la poésie. Pour lui, et non pour Kant à qui il suffisait de demeurer, la question s’est posée de savoir quel lieu faciliterait le dessein d’y voir clair en toute chose et d’abord en lui-même. Il ne s’en explique pas expressément. Comment le pourrait-il ? Le sentiment de la nature n’a pas encore été thématisé. Il s’en faut d’un siècle et demi. C’est un troisième philosophe, Jean-Jacques Rousseau, dont le portrait, soit dit en passant, ornait le bureau de Kant, dont il était le seul ornement, qui le fera. Mais une inclination n’a pas besoin de s’apparaître à elle-même, d’être dite, écrite pour entraîner notre âme, guider nos pas. Au rebours d’une tradition à laquelle, déjà, Rabelais, Du Bellay, Montaigne se sont rangés, Descartes ne prend pas le chemin de l’Italie. Tout nous attire, Français, vers ce pays, la langue et les livres, la religion, la lumière, les paysages, la culture des rues et des cafés. Descartes marche à l’opposé, au nord, d’abord, puis « l’occasion des guerres » aidant, en est, où l’hiver allemand le surprend, et l’illumination qui va de pair, l’éblouissante vision qui suppose, semble-t-il, l’éclipse du monde extérieur. La première neige a recouvert la plaine de son linceul, la nuit jeté son manteau sur la terre. Comme le Discours, dans sa concision, laisse à désirer ! L’extrême dépouillement du décor où le sujet rationnel s’éveille à lui-même rend précieuse la moindre indication – l’étranger, la mauvaise saison, une parfaite solitude, ni soins ni passions.
         Le monde est d’abord une extension indéfinie de soi, le soi ― le sujet ― un pli indistinct dans le monde. Pourquoi percer les apparences quand elles nous confortent dans le sentiment de nous-même, le prolongent et l’augmentent de mille impressions agréables, immenses, irrécusables ? Le territoire français se recommande par une aménité à laquelle n’ont jamais résisté les habitants des contrées froides, pluvieuses, réparties sur son arc septentrional. Le tourisme a remplacé, depuis un siècle, l’intrusion belliqueuse des tribus germaniques, celle des Anglais qui furent maîtres, en leur temps, de l’Aquitaine et tinrent longtemps Calais. Il faut supposer un charme spécial à l’espace compris entre la Flandre et les Pyrénées, le promontoire breton et la Provence, et une sensibilité qui va de pair, qui atteint, dans le Midi, une véhémence telle qu’on ne se croit pas capable de vivre hors du lieu dont l’âme a pris les contours et la teinte. On doit à Willy Hellpach, professeur à l’université de Heidelberg, une Géopsyché dans laquelle il étudie l’âme humaine sous l’influence du temps, du climat, du sol…
         Lorsque le printemps, celui de 1620, dissipe la neige et la nuit confidentes, philosophiques, le duc de Bavière fait marcher ses troupes vers la Souabe. Descartes suit le mouvement. Il passe l’été à Ulm, où il s’entretient avec un certain Jean Faulhaber, mathématicien et astrologue. Il repart, fin septembre, pour la Bavière, passe, de là, en Autriche puis sous les murs de Prague où il entre, avec les Catholiques impériaux victorieux. En mars 1621, il quitte le duc de Bavière pour prendre du service chez le comte de Bucquoy. Il participe au siège de Presbourg, Tirnan, Neuhausel, après lequel il quitte l’armée. Mais il ne songe pas à regagner la France. La querelle avec les Huguenots s’est ravivée. La peste sévit à Paris. On l’aperçoit en Silésie, en Poméranie, sur la marche de Brandebourg, incertain, à vingt-cinq ans, de l’usage qu’il fera de son existence, de l’endroit où il passera.
         L’évidence d’une vie entièrement vouée à la connaissance n’est que pour nous. Les esprits indépendants qui jetèrent les fondements d’un savoir pur hésitèrent à s’affranchir des cadres traditionnels, familial, linguistique, géographique, social dont tout homme, depuis toujours, tirait l’essentiel de son humanité. L’œuvre de Descartes comporte autant et plus d’ellipses, d’omissions, de silences que de démonstrations. Il n’avait pas le temps et il en était conscient. Mais comment réprimer le regret de le voir si concis sur l’effet que tant d’hommes rencontrés, d’événements, de pays firent de son âme ingénue, intrépide, en ces années d’apprentissage qui le voient chevauchant en compagnie de reîtres, recherchant la société des savants puis, derechef, marchant avec des reîtres. Quel sujet d’étonnement, pour nous, mais pour lui aussi, sans doute, que le commerce alterné d’assassins professionnels, de brutes adonnées, entre les combats, au vin, à la débauche, et des rares esprits éclairés qu’on est désormais assuré de trouver, pour peu qu’on les cherche, dans les localités européennes de quelque importance, avec lesquels il est possible de converser aussitôt, en latin, des premiers principes et des fins dernières.


    Pierre Bergounioux, Une chambre en Hollande, Éditions Verdier, 2009, pp. 32-36.





    ■ Pierre Bergounioux
    sur Terres de femmes

    7 novembre 1992 | Pierre Bergounioux, Carnet de notes 1991-2000
    27 mars 1995 | Pierre Bergounioux, Carnet de notes 1991-2000





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