Étiquette : 2011


  • Franco Buffoni | [Veniva, e come lo splendido mare… ]


    [VENIVA, E COME LO SPLENDIDO MARE…]



    Veniva, e come lo splendido mare
    Scuoteva l’ora più lenta del sole
    La carne sua bianca di militare
    Al fischio di rientro
    Al buio caldo della sala macchine
    L’odore di calcina e sigaretta
    Dalla canottiera sugli slip
    Riso viso paradiso
    Ma niente voglia di scherzare.
    Mani unite a treccia
    A fargli da gradino
    Le sigarette la bustina
    L’armadietto in cima,
    Adesso che prende anche la pila
    Non trova l’accendino.






    [IL VENAIT, ET COMME LA MER SPLENDIDE…]



    Il venait, et comme la mer splendide,
    Il secouait l’heure la plus lente du soleil,
    Ses chairs blanches de militaire,
    Au coup de sifflet de la rentrée,
    Dans l’obscurité chaude de la salle des machines,
    L’odeur de cigarette et de mortier,
    Depuis le maillot de corps et sur les slips,
    Ris, visage, paradis,
    Mais de plaisanter, aucune envie.
    En tresse, mes mains croisées,
    Pour lui faire la courte échelle,
    Les cigarettes, le calot
    Le petit placard là-haut,
    Maintenant qu’il prend aussi une pile,
    Il ne trouve pas son briquet.



    Franco Buffoni, Depuis que la mort va | Di quando la morte va, Vingt-trois poèmes du recueil Guerra [Mondadori, collezione ‘Lo Specchio’, 2005], Alidades, collection ‘bilingues’, 74500 Évian-les-Bains, 2011, pp. 18-19. Traduits de l’italien & présentés par Philippe Di Meo.






    Buffoni





    FRANCO BUFFONI


    Franco Buffoni
    Source



    ■ Franco Buffoni
    sur Terres de femmes

    Avrei fatto la fine di Turing
    Non sono i giorni più belli (poème extrait de L’Allure rageuse [L’Andare rabbioso])



    ■ Voir aussi ▼

    le site officiel de Franco Buffoni
    → (sur le site des éditions Alidades)
    une notice bio-bibliographique (en français) sur Franco Buffoni (+ deux autres poèmes)
    → (sur le site de Jean-Michel Maulpoix)
    un choix de poèmes extraits d’Il profila del rosa (Mondadori, collezione ‘Lo Specchio’, 2000) traduits en français par Bernard Simeone






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  • Anne Bihan, Ton ventre est l’océan

    par Marie-Hélène Prouteau

    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan,
    Éditions Bruno Doucey,
    Collection « Soleil noir », 2011.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau


    « SE TENIR ENTRE »



    Voici un recueil de poèmes qu’Anne Bihan place résolument sous le signe de la dualité :

    « Deux ciels s’épousent à la césure des mers

    de l’un je reconnais la langue goémonière

    de l’autre les voies ouvertes à qui suit ses chemins

    […]

    deux pays s’étreignent là où je m’assemble

    ce cahier est sans retour. »

    Le recueil gravite autour de l’expérience de l’entre-deux : entre îles et continent, entre les terres et les mers, bretonne et océanienne. Entre deux postulations, l’une sensitive et sensuelle, l’autre méditative et réflexive qui sont peut-être les deux facettes de cet écrivain. Mais il serait réducteur de ramener cette dualité à la biographie de celle-ci, originaire de Bretagne et vivant depuis de nombreuses années en Nouvelle-Calédonie. D’ailleurs le texte lui-même ne cite jamais aucun de ces toponymes et préfère celui de « Kanaky  ». Loin de la carte postale et de l’exotisme de pacotille, on saisit que se joue ici une rencontre authentique de l’autre.

    Dans ce flux d’impressions qu’est le recueil, il y a ces trois « amers » posés de part en part qui s’ouvrent en six « variations ». Ils balisent cette suite composite de poèmes brefs, de petites proses, de souvenirs d’enfance et de bribes de chansons, tissés dans le fil du texte à côté d’injonctions à soi-même. Comme le suggère le mot « variation », cela produit une composition musicale très élaborée qui se dédouble en poèmes sur le mode mineur et d’autres sur le mode majeur. Ces derniers étant le plus souvent liés à la présence marquée de l’enfance : il n’est presque pas de page où l’on ne trouve un enfant. Mais point de temps retrouvé ici : l’enfance est une matrice d’un certain rapport au monde et aux grands espaces entre mer et Loire qui fut celui d’Anne Bihan. Se souvenir, pour elle, c’est sentir. Et les souvenirs appartiennent aux yeux, à la bouche, aux oreilles :

    « goûte

    ce mulon blanc

    les yeux

    points noirs

    des civelles

    ne regrette rien

    ton ventre est l’océan. »

    Anne Bihan engage le lecteur dans un dialogue qui regarde le monde. Dialogue tout à la fois vivant et essentiel. La présence liminaire de Jean-Pierre Abraham le confirme, la poésie est, pour elle, traversée autant intérieure que géographique. D’autres poètes passent dans son trajet d’écriture : « la diverse parole » semble un clin d’oeil à Segalen, le « cahier sans retour » à Césaire.

    Ici, on est dans le « décalage », tel est le titre d’un des poèmes. Mais ce décalage, loin de n’être qu’horaire, est bien existentiel. C’est aux antipodes de toutes nos références que nous nous trouvons. Dans le décentrement de l’être, en un non-lieu que ne désavouerait pas Gilles Deleuze dont la lecture est familière à Anne Bihan. « Se tenir entre », tout est là. Dès l’entame, l’injonction à l’infinitif en est posée et se répète sur ce mode verbal dans une douzaine de poèmes ― étonnant usage du mode le plus impersonnel pour dire le plus intime :

    « Temps venu

    de se déprendre

    habiter l’évidence de n’être

       ni l’un   ni l’autre   oser

    se tenir entre

    t’assembler par-delà. »

    Il s’agit d’une poésie de l’apostrophe qui s’adresse autant au poète qu’au lecteur. Qu’est-ce que l’identité ? Qu’est-ce que l’appartenance ? s’interroge celle qui choisit les « appartenances plurielles ». C’est se situer à l’opposé de l’enracinement, des certitudes ancrées et de nos perceptions ordinaires du monde. C’est échapper aux cadres, habiter dans la mouvance et dans l’incertitude de l’entre-deux, loin des vieilles digues de l’habitude :

    « Se tenir

    entre       reconnaître

    à la source la radicale      étrangeté

    de l’autre de tous ces autres sans qui […]

          oser l’ombre debout de l’ignorance »

    Et aussitôt, jouant à merveille de cette dualité si caractéristique, cette écriture quitte le terrain méditatif pour se faire charnelle : le monde s’ouvre alors aux odeurs iodées des mers bretonnes ou « aux souffles du grand dehors sous l’arbre-éventail ». Le lecteur qui attendrait des sensations pittoresques en est pour ses frais. Et si l’on en doutait, les mines de nickel ou la chaussée des pauvres nous parlent de l’envers de l’exotisme. Anne Bihan le dit : elle ne se veut pas écrivain voyageur. Les éléments de la nature, les objets sont posés là comme autant de signes ethnologiques, cauris, nattes, sel et brisants, dents et coquillages, qui s’entremêlent subtilement. Aux folles hirondelles de la Loire fait écho, en surimpression rouge et verte, « le vol des perruches ébouriffant l’aube de lignes éphémères ». Où sommes-nous ? Que suis-je ? se demande celle qui parle. Ni atlantique ni océanienne, c’est entendu. Une femme océanique avec un corps à la dimension de l’océan, dirions-nous en suivant l’image audacieuse du titre. Au commencement était la mer. Car sa poésie prend corps en cet océan originel, matriciel, comme l’évoque la superbe seconde page :

    « …elle a toujours été là, dans le mouvement du fleuve, a toujours été par tout temps son horizon, son infini, à la démesure du ciel […] son odeur ― iode, goémon, marée ― sûrement a pénétré en premier le corps par les narines, cela ressent tout à son âge ; ou alors c’est avant déjà bien avant, écrit dans l’immensité bleue des yeux du père, peut-être dans sa voix entendue à travers la paroi de son ventre à elle, qui toujours en rêve… »

    « il » et « elle » et la mer, rien de plus. Comment dire plus simplement l’enfance de l’humain ? Et cette femme-océan mange la chair des choses, le sel des marais bretons et la pulpe des mangues savourée devant la mer. Autant de gourmandises que sa poésie incarnée nous met en bouche.

    Mais cette posture de l’entre-deux n’est pas facile à vivre. Traverser ce que Segalen nomme le « divers » n’est pas sans risque. Cela renvoie constamment à cette « étrangèreté » de qui n’est pas d’ici et se trouve confronté à d’autres rites, à d’autres us et coutumes :

    « sous l’abondance cérémonielle et composite

    des couvre-chefs

    lentement tresser l’organique parade

    le fil sans fin d’une autre parole. »

    Ce parti-pris oblige à des pertes consenties, à des déprises parfois douloureuses. Pour dire « ces jours sans rive » de ce qui fut quitté, Anne Bihan fait naître de puissantes métaphores :

    « Le matin qui s’étonne

    de la voûte à grande eau lavée par la douleur

    livre aux vents la chambre vide »

    ou bien encore cette image étrange pour exprimer de secrètes fêlures :

    « sur la cour des enfants s’empoignent pour

    ne pas pleurer »

    À plusieurs reprises, les paroles du père, l’évocation de sa mort reviennent en ligne d’échos dans le recueil, tramées comme ces objets tissés qu’affectionne Anne Bihan, en une texture de vie irréductible :

    « …il dit ma petite est comme l’eau elle est comme l’eau vive, ne chante pas très bien mais l’emmène en bateau ; peut-être ce n’est pas la mer qu’elle voit d’abord mais sa présence et la joie qu’elle pose, la mer, sur le visage du père »

    ou bien :

    « Un vol de paupières obscurcit l’horizon

    bleus les yeux du père sève des regards

    sa mort livre au noir »

    Les déchirures, les séparations, les morts sont évoquées avec la plus grande simplicité, suggérées en sourdine à travers des réseaux d’images : « entre les écueils les fissures les gouffres ». Souvent, ces images sont reprises quelques pages plus loin et font un effet de ressac, comme ici :

    « et par-delà les fissures et les gouffres

    choisir

    l’effacement sans fin de toutes choses. »

    L’absence de ponctuation, les blancs typographiques qui brisent les vers font souvent flotter le sens. Poème après poème, le lecteur se perd sans s’égarer, dans l’immense de l’océan.

    Il faut lire et relire, laisser les mots faire leur travail. Le lecteur aussi doit se déprendre. Le questionnement vaut pour tous et pointe le chemin d’une quête toujours ouverte. Exigence heuristique qu’Anne Bihan sait marier à la force poétique profonde de la langue. Cela donne à sa poésie un éclat singulier, à la fois grave et jubilatoire.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes







    Anne Bihan, Ton ventre est l'océan





    ANNE BIHAN


    Anne Bihan photo Marc Le Chélard
    Ph. Marc Le Chélard
    Source




    ■ Anne Bihan
    sur Terres de femmes

    [Traquer](extrait de Ton ventre est l’océan)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site Île en île)
    une bio-bibliographie d’Anne Bihan
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Anne Bihan, femme debout « à la césure des mers », une contribution de Roselyne Fritel
    → (sur Poésie maintenant, le blog de Pierre Maubé)
    un autre poème extrait de Ton ventre est l’océan
    → (sur Dailymotion)
    Anne Bihan, 5 Questions pour Île en île (un entretien réalisé par Thomas C. Spear à Nouméa le 28 août 2009)
    → (sur le site de France Culture)
    La Poésie n’est pas une solution : une carte postale poétique sonore néo-calédonienne de Régine Chopinot & Textes d’Anne Bihan dits par Adrien Michaux & Entretien avec Marie Borel (en résidence en Nouvelle-Zélande)




    ■ Autres chroniques et notes de lecture (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes

    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même






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  • 9 décembre 1926 | Walter Benjamin, Voyage en Espagne

    Éphéméride culturelle à rebours




    Walter Benjamin
    Source






    JOURNAL DE MOSCOU VOYAGE EN ESPAGNE *




    9 décembre. Je suis arrivé le 6 décembre. Dans le train, je m’étais gravé dans l’esprit un nom d’hôtel avec l’adresse au cas où personne ne serait à la gare. (À la frontière on m’avait fait payer un supplément pour la première classe en m’indiquant que l’on ne pouvait plus avoir de seconde.) Il me fut agréable que personne ne m’ait vu descendre du wagon-lit. Mais il n’y avait personne non plus à la barrière. Je n’en étais pas trop énervé. Quand vient à ma rencontre, pendant que je sors de la gare balte-russe-blanc, Reich. Le train était arrivé sans une seconde de retard. Nous nous arrimons dans le traîneau, nous et les deux valises. Le dégel était survenu ce jour-là et il faisait chaud. Nous passions depuis quelques minutes seulement par la large Twerskaja, rayonnante de neige et de saleté, lorsque Asja nous fit signe depuis le chemin. Reich descendit et il fit à pied les quelques pas menant à l’hôtel, nous en traîneau. Asja n’était pas bien belle, avec son air sauvage sous un bonnet de fourrure russe, le visage un peu écrasé d’être restée trop longtemps couchée. Nous ne nous sommes pas attardés à l’hôtel et nous avons pris un thé dans une des confiseries appelées telles, à proximité de la maison de santé. J’ai parlé de Brecht. Puis Asja, qui s’était échappée à l’heure du repos, monta, pour rester inaperçue, par une entrée de côté à la maison de santé, Reich et moi par l’escalier principal. Là pour la deuxième fois, découverte de l’usage d’enlever les couvre-chaussures. La première fois, à l’hôtel où au demeurant on ne fit que réceptionner les valises, précisément ; on nous promit une chambre pour le soir. Je ne vis que le lendemain la compagne de chambre d’Asja, une ouvrière du textile, bien large, elle était encore absente. C’est là que pour la première fois nous sommes restés seuls quelques minutes sous un même toit. Asja me regardait fort amicalement. Allusion à la conversation décisive de Riga. Puis Reich m’accompagna jusqu’à l’hôtel, nous avons mangé quelque chose dans ma chambre et sommes allés ensuite au Théâtre Meyerhold. C’était la première répétition générale du « Revizor ». Je ne réussis pas à me procurer de place en dépit de la tentative d’Asja. J’ai donc remonté une demi-heure encore la Trewskaja en direction du Kremlin puis retour en arrière, épelant prudemment les enseignes de magasins et progressant sur le verglas. Enfin je suis arrivé très fatigué (et vraisemblablement triste) dans ma chambre.

    À 7h. du matin, Reich est passé me prendre. Itinéraire : Petrovka ( pour signaler mon arrivée à la police), Institut de la Kameneva (pour une place à 1 rouble et demi dans l’Institut savant ; parlé en outre là-bas avec le chef de section allemand, un bel âne), puis par la Ulitza Gerzena jusqu’au Kremlin, devant le mausolée de Lénine complètement raté jusqu’à la vue sur la cathédrale d’Isaac. Retour par la Twerskaïa et le long du boulevard Tverskoi jusqu’au Dom Gerzena, siège des écrivains prolétariens, la WAP. Bon repas, dont ne me laissa pas jouir l’effort que m’avait coûté la marche dans le froid. Kogan me fut présenté, il m’a tenu conférence sur sa grammaire roumaine et son dictionnaire russo-roumain. Les comptes rendus de Reich, que durant les longues marches je ne peux suivre que d’une demi-oreille à cause de la fatigue, sont infiniment vivants, pleins de preuve à l’appui et d’anecdotes, tranchants et sympathiques. Histoire d’un employé du fisc qui prend ses vacances à Pâques et célèbre l’office divin pour son village. En outre, les verdicts prononcés par la justice contre la couturière qui abattit son mari alcoolique et le hooligan qui assaillit dans la rue un étudiant et une étudiante.
    <…>
    ________



    Walter Benjamin, Archives, Images, textes et signes, Klincksieck, 2011, pp. 98-99. Edité par les Archives Walter Benjamin. Traduit de l’allemand par Philippe Ivernel. Edition française sous la responsabilité scientifique de Florent Perrier.






    * Journal de Moscou (9 décembre 1926 jusqu’au 1er février 1927). Benjamin a occulté le titre Journal de Moscou et l’a remplacé par Voyage en Espagne. —






    Walter Benjamin, Archives





    ■ Walter Benjamin
    sur Terres de femmes

    6 janvier 1930 | Walter Benjamin, Rencontre avec Léon-Paul Fargue
    4 février 1930 | Walter Benjamin, Adrienne Monnier
    29 juillet 1935 | Walter Benjamin, Hachich à Marseille
    Gisèle Freund | Rencontre avec Walter Benjamin in « La galaxie de Gisèle Freund »






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  • 11 octobre 1961 | Allan Ginsberg, Journal 1952-1962

    Éphéméride culturelle à rebours




    Allen Ginsberg 4
    Allen Ginsberg en 1953
    Ph. William Burroughs
    “Myself seen by William Burroughs, my new-bought Kodak Retina
    from Bowery hock-shop in his hand, our apartment roof Lower East Side
    between Avenues B & C, Tompkins Park trees under new antennae, Kerouac,
    Corso and Alan Ansen visited, The Subterraneans records much of the
    scene, Burroughs & I worked editing manuscripts he’d sent me as
    letters from Mexico & South America, the neighborhood heavily Polish
    & Ukrainian, some artists, junkies & medical students, rent only 1/4
    of my $120 monthly wage as newspaper copyboy. Fall 1953.”
    Source







    11 oct. – 61



    Éveillé au lever du soleil j’ai regardé par la fenêtre la brume vaporeuse et brillante, me suis endormi, attaque d’amour et j’ai joui dans ma main, pensant au grec à l’allure douteuse et à son baiser.

    Me suis dit hier que ce serait bien joli le gris de la pluie sur la plaine, quand je me suis réveillé pour manger à 7h30 il pleuvait encore — passé la matinée au lit, regardé par la fenêtre, lu l’Odyssée — mangé dans la cahute à côté en parlant de Zeus, éclair aveuglant derrière la porte, et plus tard un coup de tonnerre qui a ébranlé la cabane de terre.

    Puis j’ai marché sur la plaine en zigzaguant sur des routes mouillées parmi les arbres surchargés de pommes rouges mûres, branches pendant jusqu’au sol — suis monté voir la vue du cirque des montagnes au-dessus du village de Tzermiades — me suis assis boire un café à une table en fer et regarder les filles courir après les vaches, les camions qu’on déchargeait, et les vieux penchés sur leur canne clignant des yeux dans la rue principale. En descendant la montagne, j’ai entendu un miaulement dans les rochers — oiseau miauleur ?— mais non, dans une petite excavation dans les roches rouges volcaniques, un charnier de chats — j’ai regardé à l’intérieur, épouvanté par les crânes reptiliens et les os probablement semblables à ceux de l’antre de Polyphème, sol cannibale — et le petit chat miaulant à l’aide derrière la paroi profonde. Je suis parti, trop effrayé pour le sauver, pour plonger la main dans tous ces os et dents de chats où les paysans avaient enterré ces bébés.

    Rentré à l’hôtel en faisant des détours sur les routes au bord des champs pour profiter d’une heure de soleil couchant. Souper, poisson et haricots, me suis à nouveau branlé, déterminé à accepter la vie comme dans l’Odyssée, stoïque dans le malheur, puisque c’est la vie.



    Allan Ginsberg, « La Méditerranée » in Journal 1952-1962, Christian Bourgois Éditeur, Collection Titres, n° 162, 2011, pp. 385-386.






    ALLEN GINSBERG


    Ginsberg
    Source



    ■ Allen Ginsberg
    sur Terres de femmes

    Kenji Myazawa
    3 juin 1926 | Naissance d’Allen Ginsberg
    Sabine Huynh, Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg (note de lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Christian Bourgois éditeur)
    une fiche descriptive d’Allen Ginsberg
    the website of the Allen Ginsberg Estate






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  • La poétique des failles chez Muriel Stuckel

    par Isabelle Raviolo

    Chroniques de femmes – EDITO

    Lecture d’Isabelle Raviolo


    Muriel Stuckel, Eurydice désormais (ED),
    éditions Voix d’encre, 2011. Œuvres de Pierre-Marie Brisson.

    Muriel Stuckel, L’Insoupçonnée ou presque (IP),
    éditions Voix d’encre, 2013. Peintures de Laurent Reynès.
    Préface de Bernard Noël.




    Muriel Stuckel, Eurydice désormaisMuriel Stuckel, L'Insoupçonnée ou presque, Voix d'encre, 2013.








    LE POÈME AU BORD DE LUI-MÊME

    La poétique des failles chez Muriel Stuckel



    Les deux recueils de Muriel Stuckel ont ceci d’étonnant qu’ils révèlent un chant singulier : la voix du poète semble toujours prête à s’y briser, comme si elle ne tenait qu’à un fil. Son timbre fragile, tremblant, loin de signifier une « soumission » aux phénomènes, est plutôt l’expression d’une attitude poétique où le chant précaire s’allie à une conscience aiguë du « seuil » à ne pas franchir [« À l’instant du frémissement / Nos voix se suspendent » (ED, p. 54)] si bien que le poète est cette « outrepassante aux oiseaux volatilisés » (IP, p. 67). Car, dans cette poésie, « Seules les limites du silence / Lentement se savourent » (ED, p. 54) ; rien n’est saisi, capturé, possédé, mais, toujours, Muriel Stuckel a le souci du détachement qui rend possible l’écoute intérieure des « riens », des « instants », des « vibrations » du monde. C’est l’élan qui donne la mesure — et cet élan fait vibrer les deux recueils comme une onde sismique dont l’ivresse traverse le lecteur attentif, comme jadis Eurydice, sous la conduite d’Orphée, ébauchait une « danse légère / Hors des ténèbres abyssales. » (IP, p. 102) ; « Danse de vie danse de mort / Chorégraphie puissante // Pour secouer la mémoire de l’œil » (IP, p. 107). Le poète se tient ainsi sur « une ligne de faille » (IP, p. 16) qui « creuse le désir d’infini » (IP, id.) et laisse la parole blessée.





    La parole blessée ou le cri sacrifié


    Cette blessure qui signe son essentielle finitude, est aussi sa « grâce » poétique. Car sur ce relief abrupt, la voix de Muriel Stuckel se risque à la vulnérabilité, ose en quelque sorte la nudité [« Tout juste l’ombre de nos lèvres / Pour exalter la source du désir », IP, p. 90]. La parole dépouillée d’elle-même, se fait blessure ouverte, « faille », qui laisse venir à elle les choses du monde comme autant de « merveilles voilées », « Leurs éclats silencieux / Tout près de mes mots » (ED, p. 72). Ici, tout se passe à la surface des grandes profondeurs. Les phénomènes ne se manifestent pas pleinement, comme en transparence, mais ils ne se donnent à nous que pour autant qu’ils se retirent. Leur lumière n’apparaît que sur un fond obscur qui les maintient dans le retrait et creuse notre regard : « À peine si t’anime / Le désir de la durée », nous confie Muriel Stuckel dans un magnifique poème (IP, p. 98), « Seul le jaillissement / Se rêve profondeur / De l’instant perpétuel » (IP, id.).

    Certes le goût de l’absolu est éprouvé, mais il « n’est qu’une intuition » (IP, p. 47). Et l’intuition n’est pas un savoir, un objet de connaissance, mais la saisie immédiate, sensible d’une réalité qui nous échappe. On comprend alors pourquoi c’est « aux confins du silence » que « la poésie palpite » (IP, p. 84), et que le temps « se renverse », laissant « les vagues de ta voix / Sur le sable rauque / De l’immensité heurtée » (IP, p. 67).

    Aussi quelque chose se donne-t-il ici comme un « rien » que l’on n’aurait jamais soupçonné tant il semble venir de plus loin que nous-mêmes. C’est ce « rien » qui, selon nous, forme la ligne de faille « où le corps se fait poème » (IP, p. 15) si bien que l’on pourrait presque dire qu’il s’agit là d’une attitude orante tant le poète se fait tout entière « patiente des mots » insoupçonnés, attentive au « temps d’une musique / Déchirante d’absolu » (IP, p. 102). Le corps orant du poème a conscience d’un seuil à ne pas franchir ; il se tient « à la limite » ou « sur la faille » comme si son être même tenait à sa condition fragile, précaire — comme si sa béance se faisait matricielle [« À l’ombre du silence / Endeuillé / Le murmure bleu / De ma renaissance. » (ED, p. 77)]. C’est ce corps que le poète nous livre comme une voix de fin silence, ce corps qui naît « en ce lieu d’initiale vibration », ce corps enfin qui, en sa précarité même, « cherche le soleil » [« Langue de chair humide glissante / Les mots sont ton destin / Ton humaine fatalité » (IP, p. 97)], car « Le poème est au fort quand il est au bord de lui-même » (IP, l’épigraphe de P. Celan, p. 71).

    Une blessure ontologique traverse cette poésie ; elle est sa condition de possibilité même : en ce creux, en cette faille, a lieu la naissance du poème comme une naissance à soi-même (« L’art est peut-être un chemin vers soi-même » disait Maurice Blanchot cité par Muriel Stuckel dans IP, p. 85). Cette naissance traverse l’œuvre poétique de Muriel Stuckel comme une ligne verticale, la corde d’une lyre qui est la colonne d’air du corps, du poème même : « L’instant de notre lyre / Reconstellée / Orphée » (ED, p. 75). « La page est un lieu qui déborde la page mais que le poème centre autour de sa verticale » (Bernard Noël, préface de L’Insoupçonnée ou presque, p. 3) – une verticale qui se dresse, selon nous, comme un grand « oui » à la vie, aux phénomènes du monde dans leur énigmatique présence entre les blancs et les noirs du poème. Celle-ci vient habiter la page, l’ensemencer presque. Les superbes peintures de Laurent Reynès nous en font sentir la vibration subtile, comme si la matière y faisait transparaître les « frissons de blancheur » qui habitent les suites de poèmes. Un éclat surgit de la nuit même : un quelque chose, un rai de lumière discret naissant de la ténèbre — un infime qui compte infiniment, un presque rien qui est le plus important. Précaire, le souffle du poète, comme les traits de pinceau, expriment l’« obscure ivresse » d’un « babil secret » (IP, p. 72) comme si se jouait ici une sorte d’alchimie, une œuvre au noir. Ainsi, comme le dit Bernard Noël, « la lumière a toujours sa doublure d’ombre comme le sens sa doublure sonore. Cette dualité introduit dans la matière verbale un tremblement qui fait vibrer le halo où se tient la beauté » (IP, préface, p. 3). Le rythme porte alors une vision charnelle, aux abords de l’insoupçonné :


    « Vestige de soie

    À la lisière des mots

    Le temps se plisse

    Jusqu’à silence fendre

    Sous nos pas de neige »

    (IP, p. 71).


    Les mots sont autant de traces pulpeuses du souffle des origines chez Muriel Stuckel, ils sont autant de « vestiges d’un adagio de Malher » (IP, p. 36), éclats d’infini aux confins de l’éphémère :


    « Au bord du temps

    L’instant me fait signe »

    (ED, p. 58).


    Ainsi, la poésie de Muriel prend le risque de la nudité. Sa précarité lui assigne le lieu du silence comme ce « fond » des mystiques rhénans où naît le Verbe lui-même :


    « Bouche dans la nuit

    Je suis le silence

    L’éclat

    Sous mille paupières

    Je suis l’offrande »

    (ED, p. 118).


    Et c’est bien cette « voix des confins » dont le peintre Pierre-Marie Brisson se fait merveilleusement l’écho dans Eurydice désormais, cette voix qui vibre « outre-gorge » et nous livre un « silence infime » (ED, p. 128). « Voix d’ombre / voix de neige » (IP, p. 113), son murmure transcende « notre cri sacrifié ».





    Dans l’éclat du silence : l’éclaircie tremblante du poème


    Chez Muriel Stuckel, la poésie prend racine au bord d’elle-même : « aux limites de la brûlure », elle s’avance « drapée de poussière » (IP, p. 121) ; elle « accuse la fêlure du gouffre » (ED, p. 22) ; mais toujours elle reprend l’impulsion, s’élève jusqu’à l’ivresse :


    « Sous les cils de la mémoire

    Je l’ai vue s’arracher

    Aux torsions de l’obscur

    De son linceul originel »

    (IP, p. 120).


    Cette poésie « au bord d’elle-même », cette poésie précaire, se tient « tout autour de l’énigme » ; elle nous livre le tragique de l’existence sans s’y résigner :


    « Accéder à l’insigne poésie

    Plus vraie que Babel

    Et son mythe démasqué »

    (IP, p. 121).


    Elle dit alors ce peu qui lui est consenti comme ce tant qui déjà frémit en elle, prêt à éclore :


    « Inscrire un pas de mot

    Dans l’éclat du silence

    Pour tracer enfin

    La jouissance du passage »

    (ED, p. 52).


    Tel est peut-être le paradoxe ultime auquel Muriel Stuckel nous confronte : l’épreuve du silence consubstantiel à celui du poème. De la vie même :


    « Sous le souffle virginal

    Du désir renouvelé

    Genèse imperceptible

    Juste avant l’éclat primordial »

    (IP, p. 134).


    En osant se heurter au silence, au vide, au rien, mais aussi à la matière rude et aride, en habitant cette « chair du temps qui danse », le poète fait l’expérience de la joie : elle court le risque de rejoindre « l’orée du désert / où frémit le désir de l’oasis » : la grâce dans la pesanteur où se dessine la violente patience du cri comme l’acte même de la naissance. Naissance du poème dans l’abîme, dans le fond :


    « En ce sanctuaire d’Osiris

    Redoutable maître des morts

    Les ténèbres se font vitales

    Le soleil bleu de nuit

    Peut y reprendre souffle »

    (IP, p. 134).


    Dans ce paradoxe s’exprime la joie comme cet instant de grâce, de transparence en la pesanteur même des choses – des riens qui sont autant d’éclats de lumière, de poésie :


    « En l’acte de créer

    Qui fut le tien

    La vie majuscule

    L’intensité du feu

    En l’acte de nommer

    Qui fut le tien

    La nudité de tes mains

    Plus véhémentes

    Que ta voix d’ange »

    (IP, p. 60).


    Le poète chante ici un chant précaire : enraciné dans une incarnation imparfaite, fragile, incertaine, ce chant ne devient possible que dans l’exigence d’une tenue intérieure, d’une attitude qui est celle de la nudité vigile, de la conscience du seuil. Pauvreté qui veille sans rien demander, mais qui dans ce « rien » se fait aussi tout entière prière, question, et question demeurée sans réponse :


    « Les failles de la phrase

    Ne rehaussent-elles pas

    Le sens volatile des mots

    Dès que s’imprime notre feuille de chair ? »

    (IP, p. 19).


    Aussi le poème sort-il de lui par la question : il s’excède lui-même, outrepassant le seul plan de sa forme, tendant au dehors de ses mots, il fait retentir en eux la musique née du silence intérieur, de la lumière sans peau, celle où « le nénuphar blanc diffuse ses mots de l’aube » (IP, p. 134). Ici, se dessine toute l’exigence de l’écriture poétique de Muriel Stuckel, l’exigence de la faille, des « yeux du silence » (IP, p. 19), de « ce tant d’éphémère » (ED, p. 76) ; exigence même du poète précaire. Car le silence n’est-il pas, chez Muriel Stuckel, le « lieu du vertige inaugural » (IP, p. 18) ? L’œil du poète avoue sa nescience : il ne saisit pas quelque chose, mais « rien », un « bel inaperçu » (IP, p. 21) dans les replis du livre. Alors le ciel se renverse dans l’ombre dépliée de la paupière. C’est dans l’aveu même de cette nescience que se joue toute la musique précaire de L’Insoupçonnée ou presque. Musique qui naît de la perte surmontée, musique précaire en ses silences mêmes comme nous le dit ce très beau poème dédié à Béatrice Douvre (IP, pp. 59-61) :


    « Ta parole précaire

    Ton âme incandescente

    Dans ce peu de nuit

    Pour capturer tes nuages

    L’effroi de l’enfance

    […]

    Lieu de neige écarlate

    Ta page de poésie

    Tu y souffles feu et cendres

    De ta souffrance nue »


    C’est dans la mesure où la prière d’enfance est désormais impriable, où les dieux se sont retirés, que la nostalgie du poème s’ouvre en question, celle même de « l’outrepassante » qui ne sait pas ce qu’elle cherche — double du poète « assoiffée de confins » (IP, p. 114) :


    « Braises murmurantes,

    Tes paroles défilent

    Sur l’autel implacable

    Du néant qui crépite

    Pour mettre à feu notre mémoire

    Là-bas de l’autre côté

    Ta voix de nuit devenue »


    Voix de nuit, prière impriable, elle exprime la précarité même du chant. Ainsi :


    « dans les plis de la pivoine

    La mémoire d’un ciel furtif

    Tout à coup s’élève le babil

    D’une marge pulvérisée

    Dans les plis de la pivoine

    L’évidence de ton désir

    Suppliant l’été proche

    De toutes ses pupilles »

    (IP, p. 119).


    Le poète développe ainsi « une architecture écorchée par les griffes du soleil » (IP, p. 32), une poétique des failles où elle s’engage humblement mais constamment sur la corde raide.





    Une poétique des failles


    Au cœur de l’effort patient qui ouvre la pesanteur, dans le mystère de la vie déhiscente, dans la chambre obscure et lumineuse du poème précaire, soif née de la soif elle-même, désir demeuré désir, le poème prend naissance :


    « Quelques reflets poudrés

    Du soleil de sang

    Qui se gorge de mots

    Pour nous embraser l’âme »

    (IP, p. 133).


    Dès lors, il apparaît comme l’autre de l’âme, le lieu où le temps se défait en nous :


    « Rien sinon le bref passage

    Des eaux sérénissimes

    Rien sinon la promesse

    D’un jardin de cloître

    Gravé d’ombres et d’éclats

    Suspendu entre l’origine

    Et l’accomplissement

    Le silence y préserve

    Les parfums du crépuscule »

    (IP, p. 48).


    comme si l’écoute attentive du poète était requise ici pour que du silence, le chant vivant, incarné, puisse éclore en sa précarité :


    « Groseilles d’ivresse

    Nos paroles épanouies »

    (IP, p. 49).


    Œuvre au noir, L’Insoupçonnée ou presque nous fait entendre le chant précaire des profondeurs, un chant du paradoxe — paradoxe d’une force tenant à la faiblesse, d’une grandeur tenant à la petitesse — paradoxe de la « vérité noire » comme cette vérité du précaire lui-même. Cette vérité qui fut celle même d’Orphée :


    « Refuse-toi la volupté du regard

    Préserve notre silence écartelé

    Sous la voile blanche

    Venue toute me draper »

    (ED, p. 84).


    Muriel Stuckel ne cesse en effet de ranimer son espérance à cette idée qu’au plus démuni, au plus pauvre, au plus fragile sera donné le plus nécessaire, « la splendeur même de l’interstice » où git la quintessence de cette poétique des failles :


    « De toi à moi

    La suspension vitale du regard

    Orphée ne te retourne pas

    Aime-moi sans impatience »

    (ED, p. 87).


    L’exigence du poème tient à sa précarité, et celle-ci rend possible l’amour, la tendresse des âmes et des corps dans ces anneaux du paysage qui réunissent les voix humaines qui se cristallisent : « À l’ombre de la prophétie […] Tout seuil sera lumière » (ED, p. 89). La poésie de Muriel Stuckel est donc ce qui tient de l’impriable. Elle est ce questionnement adressé à l’immanence même de l’existence, dans ses souffrances où se fait promesse de fécondité :


    « Dans la nudité de ma voix

    Je m’avance

    Au plus près

    Entre l’émoi de ton visage

    Et la saveur de tes mots »

    (ED, p. 94).


    Le poème n’appelle aucune transcendance, mais se tient sur la faille, sans réponse comme l’âme est seule ; tout à la fois risible et tragique, il est incertain de soi, vulnérable, démuni de puissance, et c’est en cette pauvreté essentielle qu’il exprime toute sa beauté :


    « Silence de l’écume première

    Spirale voluptueuse

    Mémoire de tes yeux

    Qui ont su refuser

    Orphée

    La tentation du regard »

    (ED, p. 97).


    Ainsi, la poétique des failles chez Muriel Stuckel est bien celle qui refuse « la tentation du regard » pour se faire conscience du seuil, cet œil qui, détaché de toute volonté captatrice, se fait pure écoute aux confins du silence. Sa beauté naît de sa précarité même, de sa fulgurance comme la percée d’une lumière incréée dans l’obscurité de l’existence, à l’heure même où « tout devient regard » :


    « L’éclat de lumière

    Serti de nuages »

    […]

    « Voûte stellaire

    Si toute précaire

    Tu m’ensoleilles »

    (ED, pp. 96-98).


    Une voûte qui est la métaphore même du poème précaire, mélancolie solaire qui livre au poème la quintessence de la création, de la lumière, de la vie, ce «  jouir à l’excès » dont Muriel Stuckel parle dans Eurydice désormais :


    « Jouir à l’excès

    De la saveur de nos rires

    […]

    Quand l’aube crépite

    Sous nos pas libéré »

    (ED, p. 99).


    Comme le rire, la beauté nous échappe, c’est une « Trace de l’éphémère / Dans le ciel de mai » (ED, p. 100). Elle est belle de cela même qu’elle se retire et ne se laisse nommer par aucun attribut de langue humaine. Elle demeure elle-même tout entière « Eurydice » dans sa nudité, comme cette fleur qui reste invisible au regard inattentif, absent ou vide.

    Dans la poésie de Muriel Stuckel, la beauté du poème est le fruit d’un long abandon qui est paradoxalement le suprême travail, la vocation du poète qui se délivrant de lui-même, du souci de lui-même et du monde, le retrouve « mûri », dans la lumière intérieure, dans cette offrande du poème qui le précède et l’accomplit sans que le poète puisse s’arroger aucun droit sur lui tant celui-ci n’est que le chantre d’une musique qui le dépasse infiniment : cette musique mystique des failles où « la parole se fait vertige » (ED, p. 105) ; où les « voix retrouvent […] le goût du murmure » (ED, p. 107). Car le bonheur n’est jamais dit en pleine lumière ou en pleine parole, mais demeure « La voix du poème / Dans la transparence / Du souffle repris » (ED, p. 106). Procédant de l’impriable, cette poétique des failles est une espèce de « prière » qui excède toute prière comme demande, qui a la couleur bleue du ciel — prière mystique qui prie de ne plus prier, et qui trouve dans le vide la plénitude même de son être :


    « Tout s’élève

    Se soulève

    Et notre lumière d’âme

    À l’approche du bleu

    De ce bleu si bleu

    Qu’il finira peu à peu

    Par nous brûler les yeux »

    (ED, p. 108).


    Au bord de lui-même, le poème troue le temps « de blancs vertigineux » (IP, p. 83), réalise une « Improvisation majestueuse / À l’épreuve de notre silence » (ED, p. 110). Il semble faillir, défaillir, craquer de toute part, pareil à cette voix qui se brise. En cette poétique des failles, on comprend donc que le poème semble s’excéder, et trouver en cet excès même, sa liberté : commencement de sa musique, maturité d’un silence nu, patience précaire d’un œil qui « s’accroche / D’outre-bleu ébloui » (IP, p. 32).





    Muriel Stuckel compose son recueil comme une partition de musique où nous pouvons lire les indices d’une poétique des failles, d’une parole précaire : un chant repris par le silence, des vers retenus dans le soupir de leurs contradictions, conforme à l’exigence de la création —  une beauté lyrique qui se risque à l’impossibilité même de la prière, à la vie tremblante du poème, « quand l’infini se fait si proche » (ED, p. 115).

    « Soudain, tout devient inouï : la manière de concevoir la succession des vers, de mettre leur sens dans la dépendance des syllabes, d’accélérer la pensée. » (Bernard Noël, préface de L’insoupçonnée ou presque, p. 3). Le poète retrouve le rythme, la mesure métrique qui répond à la mesure du monde, où elle livre, avec une naïveté qui est la transparence de l’âme, des prières simples et nues où les conditionnels vibrent d’un désir infini comme un feu secret entretenu avec amour et vigilance :


    « Charmeur d’étincelles

    Notre babil retrouvé

    Harmonie du vent

    De la lumière de la pluie

    Sous la poussière du soleil

    Nos corps se confondent

    Babil ébloui

    Notre chant rejailli

    Orphée »

    (ED, p. 116).


    Au-dedans de l’écriture même, et non sans paradoxe, le poète cherche alors à sentir l’appel d’un dehors où se reforme la dimension d’expérience et de vérité qui manquent aux langues, quand elles s’enchantent de soi. Quand décline l’ardeur insinuée entre la roche et le cri trop léger de l’été, les yeux de l’enfant se déplient et « Tige vacillante / La lumière se diffuse // Pour illuminer la terre / Déchirer le jour de la nuit » (IP, p. 127). Ici les événements deviennent présents, immanents, transposés dans les mots qui nous permettent de les intérioriser. Seuls ces mots peuvent permettre aux choses de se faire un lieu – et de s’unir en nous :


    « Traces de chevreuil

    Sur la neige du soir

    Tu frôles mon sourire

    De tes yeux inespérés

    Jusqu’à l’imminence

    Qui prend notre mesure »

    (IP, p. 76).


    Ce mouvement d’intériorisation ne suffit pourtant pas. Pour que la présence advienne, il faut encore que la vie rejaillisse de l’acte qui a été intériorisé, renaissant d’un acte qui est indistinctement celui de parler et celui de vivre. Et c’est dans cet acte qui est le commencement éternel du poème précaire que « le monde s’ouvre / À la volupté du vent » (IP, p. 77). Ce vent est le souffle de la vie venant féconder l’antre obscur, la terre intérieure, pour y faire naître le verbe, la parole poétique : présence énigmatique qui se reçoit lors même qu’elle se retire à toute capture, elle est la semence de toute germination, de toute floraison. La terre elle-même semble alors pouvoir accéder à une sorte de pouvoir de régénérescence :


    « Murmure échappé

    Cette danse d’éclats

    Au bord du baiser

    Ce souffle lumineux

    Ce rêve de grand ciel »

    (IP, p. 79).


    Poète qui aborde sa tâche dans l’énergie de la faille qui incise et creuse, Muriel Stuckel pressent que la joie couve dans le sein du silence : « Sous le fracas des mots / L’élégie du silence » (IP, p. 74). C’est en ce silence vivant et vécu que les mots respirent, que la parole précaire se fait feu fécond, « éclaircie tremblante » (IP, p. 89). Il revient alors au poète de veiller à ce que le feu ne meure pas, à ce que la flamme du désir ne s’éteigne pas : attention extrême à l’instant que se joue toute la tenue de cette poétique des failles. Aussi la tâche du poète se dessine-t-elle en ce foyer de l’attention et de l’inquiétude. Attention au feu, inquiétude d’un désir vigile de la flamme tremblante, celle de l’écriture qui s’éveille sur la corde raide, dans le clair-obscur d’une existence :


    « Splendeur de l’eau vive

    Sous le soleil de midi

    Tu traverses notre chair

    Renouvelée

    Elle retrouve le goût

    De l’écorce de la sève

    Du feuillage du fruit

    Des larmes nuptiales

    Où puiser étincelantes

    Nos parcelles d’éternité »

    (ED, p. 121).


    À la fois testament et acte de naissance, ces deux recueils de Muriel Stuckel témoignent d’un incessant passage, d’une naissance continuelle aux profondeurs de soi, dans ce fond où l’on trouve l’équilibre fragile du danseur. Car cette naissance passe par une mort — mort aux images, aux représentations, aux illusions : autant de morts autant de vies, car c’est dans ce creuset du détachement que s’énonce l’éclat de l’infini comme ce « prestige de l’éphémère » (ED, p. 122). La lumière ne s’obtient pas sans le passage par l’ombre : elle naît de la traversée même de l’obscur – « frêle ébauche de transparence » (IP, p. 128), «  aube qui balbutie » (IP, id.), la voix du poète est comme saisie par les contraires asymétriques jusqu’au soulèvement suprême, « Promesse du flamboiement // Sous la foudre de l’infini » (IP, ibid.). Symphonie du clair-obscur, parole précaire, la poétique des failles maintient le poème au bord de lui-même, le chant à hauteur d’homme. Là « s’élève le babil / D’une marge pulvérisée » (IP, p. 119).


    Isabelle Raviolo
    pour Terres de femmes
    Milly-La-Forêt (Essonne), août 2014
    D.R. Texte Isabelle Raviolo






    MURIEL STUCKEL


    Muriel Stuckel 3




    ■ Muriel Stuckel
    sur Terres de femmes

    Dans la césure de tes poèmes (extrait de L’Insoupçonnée ou presque)
    [Ce n’est pas tant] (extrait d’Eurydice désormais)
    [Demeure précaire] (autre extrait de L’Insoupçonnée ou presque)
    Le risque de la poésie (extrait d’Eurydice désormais)
    [Sous le pas d’une ombre vive] (autre extrait de L’Insoupçonnée ou presque)
    [Sous la courbe de la phrase] (extrait de Du ciel sur la paume)
    [Trop vif le soleil] (extrait de Petite Suite Rhénane | Kleine Rhein-Suite)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    La poésie échappée



    ■ Notes de lecture de Muriel Stuckel
    sur Terres de femmes

    Jacques Estager, Douceur
    Gunvor Hofmo, Tout de la nuit est sans nom
    Stéphane Sangral, Circonvolutions





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  • Valérie Canat de Chizy | [L’écriture s’étiole]



    [L’ÉCRITURE S’ÉTIOLE]



    L’écriture s’étiole au fur et à mesure que je retrouve une stabilité réconfortante. Je ne sais plus désormais si mon chemin de vie tracera son sillon poétique, comme je le souhaitais auparavant. Où trouver la puissance des mots ? Les murs se sont éloignés. La suie a glissé le long des briques, le savon a nettoyé mon visage et mes mains. Deviendrais-je lisse au point de ne plus éprouver la nécessité d’écrire ? J’ai défait mes nœuds, je ne sais plus sur quel caillou buter, quel puits creuser à la recherche d’une improbable source. Je suis une outre crevée d’où l’eau s’est échappée, s’écoulant en rigoles le long des mottes de terre. Dans le dix-neuvième arrondissement de Paris, j’ai marché le long du canal de l’Ourcq. La diversité des gens que je croisais, la vie qui émergeait de ce métissage, ce tissu de vies entremêlées, m’ont fait goûter une saveur nouvelle, me régénérant de perceptions inconnues. J’ai réalisé mon éloignement, mon confinement dans un univers surprotégé qui ne se mélange pas aux autres. Comment, dans ces conditions, appréhender la réalité, à plus forte raison la réalité sociale ? La bulle est toujours présente, merveilleusement teintée de reflets scintillants. La vitre a fondu, elle s’est mêlée au fleuve que je longe, j’ai oublié qu’une cloison me sépare des autres.



    Valérie Canat de Chizy, Pieuvre, Jacques André Editeur, Collection In Arcadia, 2011, pp. 94-95.







    Pieuvre






    VALÉRIE CANAT DE CHIZY


    Valérie Canat de Chizy





    ■ Valérie Canat de Chizy
    sur Terres de femmes

    [Poésie quand le vert…] (poème extrait de Caché dévoilé)
    [Je me tiens à une rampe, pour ne pas tomber] (poèmes extraits de Je murmure au lilas (que j’aime))
    Je murmure au lilas (que j’aime)[lecture d’Isabelle Lévesque]
    [La clôture est autour] (poème extrait de Talisman)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Ce Qui Reste)
    des extraits des Pavots sortent en éventails (+ une notice bio-bibliographique)
    le blog de Valérie Canat de Chizy





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  • Jacqueline Persini-Panorias | À l’ombre du figuier



    Dans la cuisine l’aïeule et la petite sont assises l’une près de l’autre.
    Des cahiers, des lettres éparpillées sur la table.
    La voix parle et chante




    À L’OMBRE DU FIGUIER



    Peut-être est-ce à l’ombre de cette voix que je m’appuie pour ramasser les mots, mes mots
    Ils viennent, ils s’effacent, ils viennent, ils s’effacent
    Dans un trou de terre, un alphabet s’est arrêté, depuis longtemps ne tinte plus la langue grand maternelle qui a rempli mes poches d’enfant de soleil et de sécheresse de ronces et de fleurs, de cailloux et de rivières
    Appuyée à son ombre, je sarcle, élague, jette
    Un peu rouillé le râteau
    Entre le thym et le romarin, se promènent les limaces
    Le mistral étripe les herbes
    Mais s’étire le figuier jusqu’à mon jardin
    Je ne sais rien de ce qui s’entremêle sous la terre, de ce qui par hasard pousse ou meurt, ni de ce qui traverse de bout en bout l’hiver
    Si je vomis la boue et la poussière, vais-je régler son compte au chiendent et à l’ortie ?
    Les sarments rouges de l’aïeule en moi font étincelles
    Pour les recevoir je me tais.



    Jacqueline Persini-Panorias, Tard je t’ai reconnue, Éditions Aspect, Nancy, 2011, page 54.







    JACQUELINE PERSINI-PANORIAS


    Jacqueline Persini-Panorias




    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Jacqueline Persini-Panorias





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  • Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse

    par Isabelle Lévesque

    Pierre Dhainaut , Vocation de l’esquisse,
    La Dame d’Onze Heures, 2011.
    Avec des encres d’Isabelle Raviolo.



    Lecture d’Isabelle Lévesque




    TU  -  ESQUISSE -
    Image, G.AdC







    le baume, la fleur, quand nous désespérions
    un vocable espérait pour nous.




    À quelle vocation naître ? Le balbutiement enchante-t-il la naissance ? À ce qui commence pour devenir, nous acceptons de nous soumettre. Esquisse. Parmi d’infinis possibles, lire le trait d’encre : écriture ou dessin.

    Deux noms apparemment dissemblables apparaissent sur le seuil de Vocation de l’esquisse : « Horizon, fontanelles », ouverture et clôture en même syntagme. Les sons des deux noms ne se rejoignent pas, ils offrent la perspective simultanée d’un départ et d’une consolidation. L’ordre spatial propose l’ouverture puis l’arrêt, pause en rive enfantine, ouverture sur l’infini requis (le poème).

    Ces deux termes dorénavant associés signifient la vie, le corps : incarnation pleine de qui écoute. Ce « tu », requis par Pierre Dhainaut au seuil du livre, marque le commencement, une adresse à soi murmurée et distincte pour que l’élan et le poème se répondent. Ils retiennent l’écho d’un corps, le texte, parcouru par le souffle. « [I]nitiales » prononcées, esquisse pleine (« n’en dis pas davantage »), elles ne demandent qu’un geste de vie pour être inventées. Parole à suivre : le mouvement d’une vague, le vol d’un oiseau, chaque signe amorce.

    Pierre Dhainaut, poète du bord de mer, est voisin d’un finistère du nord – où la « fin » s’entend comme frontière, l’origine latine du mot en témoigne. Rien ne se termine, seul un seuil doit être franchi, une limite que l’on dépasse ou projette de dépasser.

    Tout au bout de la Mer du Nord, il arrive que la ligne d’horizon s’efface, ciel et mer ne se distinguent plus dans leur gris : infini1.

    Pour Pierre Dhainaut le rythme fonde la parole poétique, rythme marin, flux et reflux, sac et ressac2. Son acquiescement au monde vit dans le mouvement de ce qui va et bat.


    Les formes sont variées dans Vocation de l’esquisse, on sent cependant que les formes fixes aimantent le poète. Il les traverse, les dépasse.

    Deux sonnets aux vers non réguliers pour Viatique pour l’hiver. Des sonnets constitués de quatre tercets pour les quatre poèmes de Genèse des fleurs. Nul enfermement, la forme s’ouvre, elle devient. Le second sonnet de Avec « joie » nous dirions « ressac » se prolonge d’un vers. La forme fixe peut s’imposer, mais rien ne la fige. Elle vit. Le vers, pair ou impair, s’allonge, se raccourcit au gré du vent, du chant.

    Ainsi, Double vue d’ailes nous offre deux poèmes écrits en pentasyllabes, deux fois neuf distiques. Aube née d’une voile se compose de seize distiques de pentasyllabes. Instant de sel est formé de trois poèmes, chacun contenant neuf distiques de pentasyllabes. Ces pentasyllabes en distiques chantent à la manière de décasyllabes césurés et la claudication du vers impair se résout dans le balancement du distique. Ces nombres recèlent aussi une portée symbolique. Le cinq n’est-il pas le chiffre du pentagramme dans lequel peut s’inscrire la figure humaine ?3

    Dans Un jour comme une année d’oiseaux, douze quatrains, proches du haïku, s’attachent à des lieux précisément nommés. Autour de vingt syllabes le plus souvent – et non dix-sept comme dans le haïku habituel –, l’esquisse. L’instant vécu vibre et chante les mots du lieu :


    « Corneilles, saxifrages,

    dans la nef en ruines

    l’air est chez lui,

    l’air toujours jeune.

    (Abbaye de Jumièges) »


    Dans Dédicaces, traces libres, douze poèmes de cinq vers de deux ou trois syllabes dédient le livre « [a]ux battements/ de cils », « aux cailloux / que l’on ramasse » ou aux « aux trembles du chemin »… Un nouveau calendrier s’égrène : le premier texte évoque la « gelée », le troisième « mars », et le neuvième l’« automne »… Ce calendrier poétique qui ne peut finir (c’est-à-dire commencer) se fonde sur « l’envol » : essor des mots du poème.


    Au commencement donc, l’ode fragile. L’initiale ou le début du vers, une respiration à peine perceptible – celle d’un oiseau avant le battement des ailes ? Car l’air libère ce qui va naître, ce qu’il faut entendre de l’esquisse déposée comme trace féconde pour que la fin soit le début, que ne cesse la spirale du soulèvement, « sans rives », où le lieu ne se clôt pas même par une approche de terre qui interromprait la vague.

    La vocation se lit destin (fragile), celui de la parole, « neige » pour faire entendre les hivers du passé, enfance recommencée, ressuscitée, « sans limites, le présent » :


    « la neige, l’orée, l’avril sont synonymes

    étonnement, reconnaissance,

    nos yeux seront les yeux de nos enfants ».


    Le poète nous invite à un apprentissage ; les mots prononcés (entre guillemets dans le livre) révèlent ce qu’ils énoncent : neige, frêne, orme, pierre… Autant de sons que la perception délivre, les dire signifie les accueillir pour que d’autres les entendent. Mots et rythme4. Ce qui est, ce qui va :

    À ce qui nous devance, dit le poème… : le titre de la première partie du livre l’énonce.

    « Vocation », appel de l’« esquisse ».Vocable, voix du poète, des hommes ; « en passer par le chœur », écrit Pierre Dhainaut dans La parole qui vient en nos paroles. Celui ouvert de l’église abbatiale de Jumièges, seul debout, il joint la terre et le ciel, et aussi le chœur vocal, chant pluriel.

    Les mots sont à tous. Il faut les dire, les chanter en prenant garde de ne jamais rompre leur lien au monde5.


    « [V]ulnéraire » : contre la plaie, le baume. La blessure appelle une guérison, comme l’arbre, en remontant le cours de l’aubier, mène à la naissance. Qu’un envol signifie l’élan, le poème porte cette promesse, il ne l’enferme pas. Esquisse d’un rituel, faire naître, comme le sorbier nommé lui aussi éloigne les prédateurs, il faut, pour cela, agiter le bâton, la nuit, pour écarter le risque. Alors on peut faire entrer dans le poème une procession d’arbres (hêtre, orme…), d’oiseaux (merle, hirondelle, mouette) ou de plantes (chardon bleu, passe-rose…). Les mots définitifs, « enfin », ainsi dénoués, intègrent la ronde d’enfance pour illustrer la vocation du commencement.

    L’appel de certaines lettres féconde le poème, le « o » revient en écho dans les pluriels généreux et offerts :


    “« Corolles », « oranges », « orbites »…

    un de ces mots choisis par le hasard,


    au pluriel sur la feuille

    où tu l’auras recopié avec soin

    tu ne poseras pas même un caillou,


    et surtout, en quittant la chambre,

    tu laisseras la fenêtre béante.”


    Comment le hasard opère-t-il son choix ? Les mots se répondent : « or » présent dans les trois vocables et la rondeur de notre globe terraqué (on pense à Guillevic). Pas de caillou posé par Pierre sur la feuille devant la fenêtre ouverte. Le mot recopié pourra s’envoler vers la mer du Nord.

    L’écho désigne une béance : celle du visage des morts couvert par un linceul ne dit rien du mystère qu’ils recèlent, c’est encore le poème qui l’ouvre et le révèle. Parole jamais refermée, le lecteur anime les syllabes du texte comme une offrande ne cesse, « fenêtre béante ».

    La seconde partie du recueil associe la « permanence » et la « surprise », comme deux faces indissociables et possibles. L’une offre l’éternelle forme, l’autre, l’éveil, invite à bousculer l’apparent enchaînement nécessaire. Or la nuit se manifeste par un fracas semblable à celui des mots qui résistent, « un chaos », le poème s’énonce difficilement alors que les « marques » étouffent sa profération. Figures du bris, ces carreaux « sous l’orage » ou la « turbulence des feuilles ». Le texte qui s’écrit rejoint la nuit sans forme ou sa stérilité car la respiration appartient au jour. Le vers plus court, dans cette partie du livre, se soumet au mouvement des ailes, celui d’un battement constant qui n’est plus l’envol mais la lutte, les « heurts », « ciseaux » et « becs » réunis dans une cacophonie momentanée avant l’aube.

    Or le jour, la blancheur, augurent les signes, ceux que les enfants liront dans un désordre joyeux avant que le mot concentre l’acquiescement de la lumière et qu’à travers lui un visage vivant retrouve les fleurs, même si la pierre érodée du cimetière de Varengeville n’a pas retenu les noms des disparus :


    « les grappes du lilas, les narcisses, puis les roses… »

    Ce qui adviendra, l’hiver le prépare, « orée » joignant « la neige » et « avril ». Sésame :

    « La neige doit fondre, la neige féconde ».


    Pour lire le commencement, la main recueille « les présages » de couleurs liant « l’or » où se prolonge « l’orée » des « mots de l’origine », ceux d’une mère accomplissant auprès des fleurs les soins qui les enchantent :

    « iris, abeilles, orchidées, avocettes, roses trémières… »

    Au milieu des fleurs, « sur la craie friable », l’oiseau des lagunes porte les vagues et leur rythme est désormais celui du poème :

    « l’odeur des algues, les oyats, les nuages »,
    vers ultime d’un sonnet qui compte quinze vers où l’on entend l’invitation « Oyez ». Parole de dune, « oyats » fixant le sable pour que d’autres panicules foisonnent et se confondent aux dunes – seul le vent les distingue.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Texte Isabelle Lévesque





    ____________________________________

    NOTE : Signalons également la parution récente de : Pierre Dhainaut, La parole qui vient en nos paroles, autobiographie critique, illustrations de Marie Alloy – Éditions L’herbe qui tremble, 2013 ; livre qui permet de mieux connaître et comprendre l’œuvre de Pierre Dhainaut à travers deux entretiens (avec Patricia Castex Menier et Arnaud Beaujeu), puis une série d’études sur les poètes de sa vie, de Victor Hugo à Jean Malrieu, en passant par André Breton et Jean-Claude Renard. Pierre Dhainaut raconte ses rencontres et son chemin, ses erreurs (l’occultation du monde, la rupture du lien entre les mots et ce qu’ils désignent), ses avancées. Découverte de sa voie et de sa voix si reconnaissable, la même en vers et en prose.

    Nous parcourons ainsi le chemin de Pierre Dhainaut, mais aussi l’histoire de cinquante ans de poésie française à travers de nombreuses rencontres de textes et d’écrivains.





    _____________________________
    1. « Aucun mur ne sépare les morts et les vivants : ce monde est le seul, mais peut-il se limiter à ce que nous nommons le visible ? » (La parole…, p. 44)
    2. « Les mots que j’affectionnais, qui sont restés les miens, que je n’ai pas à récuser, tous venaient de la mer : venaient d’elle aussi les alternances de vide et de plein dans les cadences et les images que je souhaitais semblables à des apparitions. » (La parole…, p. 23)
    3. « Chaque été, sur les routes des vacances, nous allions visiter la plupart des églises romanes que mentionnaient nos guides et d’autres, moins célèbres […]. J’admirais tout édifice dès lors que malgré ses dimensions modestes, ou à cause d’elles, il nous reçoit pleinement en chacune de ses parties, il nous conduit infailliblement vers son chœur. Élan, rigueur indissociables, un chiffre a souvent présidé à sa construction, deux fois sept colonnes pour la nef, par exemple, ou sept fenêtres derrière l’autel […]. Dans presque tous mes livres je suis intervenu plus ou moins franchement, soit en mettant au point des formes fixes, soit en composant l’ensemble selon des calculs précis. » (La parole…, p. 29)
    4. « Ma préoccupation principale – je pourrais dire unique –, le rythme, le rythme qui permet à la langue et à la voix de chacun de faire alliance, de respirer en commun, le rythme qui est vision, connaissance, pensée sensible. » (La parole…, p. 61)
    5. « Serais-je attiré par l’épaule ou la pierre si ces noms ne m’attiraient pas ? Réciproquement : je n’apprécie ces noms que dans la mesure où je n’imagine pas de gestes créant un accord plus harmonieux que celui de tenir dans la paume le bord arrondi d’une épaule nue ou d’une pierre polie par le torrent. » (La parole…, p. 59)








    Pierre Dhainaut, Vocation de l'esquisse





    PIERRE DHAINAUT


    Pierre dhainaut profil 3




    ■ Pierre Dhainaut
    sur Terres de femmes

    Après (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Après (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Voir de face (poème extrait d’Après)
    Ici (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Que respirent avant tout les mots] (poème extrait d’Ici)
    Pour voix et flûte (lecture de Sabine Dewulf)
    D’abord et toujours, 4 (poème extrait de Pour voix et flûte)
    [Ce qu’est devenue la couleur] (poème extrait de Progrès d’une éclaircie)
    [Dès le seuil remercie] (poème extrait de Voix entre voix)
    Horizons, fontanelles… (poème extrait de Vocation de l’esquisse)
    [Nous étions seuls, de trop, dans nos miroirs] (poème extrait de De jour comme de nuit)
    [Ne nous en prenons pas à l’invisible] (poème extrait d’État présent du peut-être)
    [Sortir sous l’averse] (poème extrait d’Et même le versant nord)
    [Orage, tempête, séisme] (poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    [Où que tu ailles] (poème extrait de Rudiments de lumière)
    Passerelles
    Printemps dédié (poème extrait de L’Autre Nom du vent)
    Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Soudain la tête se redresse] (autre poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    Rituel d’adoration (poème extrait de Transferts de souffles)
    Voix entre voix (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino, Paysage de genèse, 10
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino | [Laissons les mots sourdre d’eux-mêmes] (autre extrait de Paysage de genèse)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque | L’origine de l’écriture | [Si léger… tu cours] (extraits de La Grande Année)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque, La Grande Année (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une page consacrée à Pierre Dhainaut



    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Pierre Dhainaut | [Orage, tempête, séisme]



    Dhainaut bis








    [ORAGE, TEMPÊTE, SÉISME]




    Orage, tempête, séisme,
    ce qui arrive, on renonce
    à le définir : on se trompait,
    on comparait l’oubli
    à une terre où surabondent,
    refroidissent des cendres
    étanches, asphyxiant
    le passage, l’interdisant,
    frissons, remous, secousses,
    tout se ravive, tout s’accélère.




    Pierre Dhainaut, La Nuit, la nuit entière (5), Æncrages & Co, Collection « voix de chants », mai 2011, s.f. Dessins de Nicolas Rozier.






    Livre-dhainaut





    PIERRE  DHAINAUT


    Pierre dhainaut profil 3




    ■ Pierre Dhainaut
    sur Terres de femmes

    Après (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Voir de face (poème extrait d’Après)
    Ici (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Que respirent avant tout les mots] (poème extrait d’Ici)
    Pour voix et flûte (lecture de Sabine Dewulf)
    D’abord et toujours, 4 (poème extrait de Pour voix et flûte)
    [Ce qu’est devenue la couleur] (poème extrait de Progrès d’une éclaircie)
    [Dès le seuil remercie] (poème extrait de Voix entre voix)
    Horizons, fontanelles… (poème extrait de Vocation de l’esquisse)
    [Nous étions seuls, de trop, dans nos miroirs] (poème extrait de De jour comme de nuit)
    [Ne nous en prenons pas à l’invisible] (poème extrait d’État présent du peut-être)
    [Sortir sous l’averse] (poème extrait d’Et même le versant nord)
    [Où que tu ailles] (poème extrait de Rudiments de lumière)
    Passerelles
    Printemps dédié (poème extrait de L’Autre Nom du vent)
    Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Soudain la tête se redresse] (autre poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    Rituel d’adoration (poème extrait de Transferts de souffles)
    Vocation de l’esquisse (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Voix entre voix (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino, Paysage de genèse, 10
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino | [Laissons les mots sourdre d’eux-mêmes] (autre extrait de Paysage de genèse)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque | L’origine de l’écriture | [Si léger… tu cours] (extraits de La Grande Année)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque, La Grande Année (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
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  • Gisèle Sans | [À deux]



    Dans le secret des ports profonds
    Ph., G.AdC







    [À DEUX]



    À deux
    les lianes en arabesques
    dans le lit qui vogue

    vers la quiétude des berges
    des ancres marines
    calées sur des songes douillets


    quand la lame se repose
    et accueille
    au plus près de l’image
    les ciels inversés


    dans le secret des ports profonds
    qui tendent leurs mains
    où se pose
    la fatigue du voyageur
    jusqu’à la conscience du matin




    Gisèle Sans, Personne ne dira le dernier mot, Éditions de l’Atlantique, Collection Phoïbos, 2011, page 41. Après-poèmes d’Yves Broussard. Acryliques de Sylvie Deparis.






    GISÈLE SANS


    Gisèle Sans




    ■ Voir aussi ▼

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    une fiche bio-bibliographique sur Gisèle Sans






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