Étiquette : 2012


  • Jean Daive | [Le monde est maintenant visible]



    Je compte les mâts penchés près du rivage.
    Ph., G.AdC






    [LE MONDE EST MAINTENANT VISIBLE]



    Le monde est maintenant visible
    entre mers et montagnes.


    Je marche entre les transparences
    parmi les années
    les fantômes
    et le matricule de chacun.


    Les pierres
    les herbes sont enchantées.


    Tout se couvre
    jusqu’au néant
    de pétroglyphes.


    Je compte les mâts
    penchés près du rivage.


    À perte de vue, la prairie des cormorans
    car chaque maison est un navire
    qui se balance.


    Plutôt le crime ou plutôt
    la mort des amants ou
    plutôt l’inceste du frère
    et de la sœur ou ―


    je prends le temps
    de manger une orange.


    Dans ces moitiés d’assiettes et
    autres fragments trouvés
    avec pierres taillées, dessinées ou peintes
    masse de cailloux, graviers avec sable
    mesurent un site
    une ville que j’explore
    avec l’énergie d’un oiseau.





    Jean Daive, L’Énonciateur des extrêmes, Nous, 2012, pp. 39-40.






    Daive, L'Enonciateur des extrêmes





        NOTE : dans L’Énonciateur des extrêmes, Jean Daive aborde la question de la grande amitié qui lia les deux poètes américains Charles Olson (1910-1970) et Robert Creeley (1926-2005), dans ce qu’elle pouvait avoir d’éclairée, d’énigmatique et/ou d’éphémère. Une amitié qui donna lieu à une riche correspondance, depuis lors éditée en 10 volumes. Dans cet ouvrage, Jean Daive tente de tramer un contrepoint les sujets qui préoccupent le plus les deux amis — la civilisation de l’Indien pour le premier, la civilisation de l’animal pour le second.
        Quant au terme énonciateur utilisé dans le titre, il s’agit d’un hapax que Jean Daive a retrouvé dans un hommage posthume que rendit Mallarmé à son ami Villiers de l’Isle-Adam, une conférence prononcée en février-mars 1890 dans laquelle Mallarmé qualifie son ami d’énonciateur de merveilleux discours.
        Une première version de L’Énonciateur des extrêmes a paru dans le CCP n° 20 (Cahier Critique de Poésie du cipM [centre international de poésie Marseille], octobre 2010) consacré à Charles Olson et au Black Mountain College.





    JEAN DAIVE


    Jean Daive
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du cipM)
    une bio-bibliographie de Jean Daive
    → (sur le site d’Éric Pesty Éditeur)
    une autre bio-bibliographie de Jean Daive
    → (sur Terres de femmes)
    Charles Olson | Maximus, to himself | Traductions croisées Danièle Robert/Angèle Paoli/Auxeméry






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  • Anne Perrier | La Voix nomade


    Aller jusqu’au bout du temps...
    Ph., G.AdC






    LA VOIX NOMADE (extrait)



    Ô rompre les amarres
    partir partir
    Je ne suis pas de ceux qui restent
    La maison le jardin tant aimés
    Ne sont jamais derrière mais devant
    Dans la splendide brume
    Inconnue



    Est-ce la terre qui s’éloigne
    Ou l’horizon qui se rapproche
    On ne saurait jamais dans ces grandes distances
    Tenir la mesure
    De ce qu’on perd ou ce qu’on gagne



    Pour aller jusqu’au bout du temps
    Quelles chaussures quelles sandales d’air
    Non rien
    Ô tendre jour qu’un mince fil d’été
    Autour de la cheville



    Mais le cercle d’argent
    Au poignet de l’enfant d’arc-en-ciel
    Me conduit au désert
    Une femme nomade y a gravé
    Toutes ces traces d’oiseaux blessés
    Et les suivant peu à peu s’est perdue
    Dans les sables




    Anne Perrier, La Voie nomade, I (extrait), 1982-1986, in La Voie nomade et autres poèmes, Œuvres complètes, L’Escampette Éditions, 2008, pp. 149-150.




    NOTE d’AP : Anne Perrier a été lauréate en 2012 du Grand Prix national de la poésie. Elle est la première femme à avoir reçu cette distinction.





    ANNE PERRIER


    Anne Perrier
    Image, G.AdC



    ■ Anne Perrier
    sur Terres de femmes

    L’arbre du Ténéré
    Prière
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait d’Anne Perrier (+ un poème extrait de « Heures »)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur culturactif.ch)
    une fiche bio-bibliographique sur Anne Perrier
    → (sur culturactif.ch)
    un entretien de Mathilde Vischer avec Anne Perrier (février 2001)
    → (sur Recours au Poème)
    une Chronique de Gérard Bocholier sur Anne Perrier
    → (sur Lyrikline)
    Anne Perrier dire plusieurs de ses poèmes






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  • Anise Koltz | Je me transforme

    « Poésie d’un jour »

    Anise Koltz, Je renaîtrai
    Prix des Découvreurs de Poésie 2012


    J’envisage d’autres possibilités de vie
    Ph., G.AdC







    JE ME TRANSFORME



    Mon poème est une cabine
    dans laquelle je me déshabille
    un rideau épais me séparant du monde extérieur

    Confrontée à mon corps flétri
    j’envisage d’autres possibilités de vie
    je trace des cercles dans le ciel
    avec les éperviers
    je vois le monde d’en haut

    Puis je me transforme en désert
    là où vie et mort se mélangent
    et où un sable charitable
    finira par me recouvrir



    Anise Koltz, Je renaîtrai, Éditions Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen, 2011, page 113.




    _________________________________________
    NOTE d’AP : Je renaîtrai d’Anise Koltz a obtenu le prix des Découvreurs de Poésie 2012.

    Classement du Prix des Découvreurs de Poésie 2012 :

    1ère : Anise Koltz, Je renaîtrai, Arfuyen
    2e : Edith Azam, Du pop corn dans la tête, Atelier de l’agneau
    3e : François de Cornière, Ces moments-là, Le Castor Astral
    4e : Nimrod, Babel Babylone, Obsidiane
    5e : James Sacré, America Solitudes, André Dimanche
    6e : Anita J. Laulla, Cracheurs de feu, Les Arêtes
    7e : Olivier Apert, Upperground, La Rivière échappée
    8e : Sylvie Durbec, Prendre place, Collodion

    Ce prix sera remis à l’auteure le vendredi 18 mai 2012, à 16h00, à la Bibliothèque des Annonciades, place de la Résistance, à Boulogne-sur-Mer. Cette cérémonie sera précédée d’une rencontre avec l’auteure (le même jour à partir de 14h00).




    ANISE KOLTZ


    ANISE KOLTZ
    Source




    ■ Anise Koltz
    sur Terres de femmes


    L’Ailleurs des mots
    Automne (extrait du Cirque du soleil)
    Béni soit le serpent
    [Dans mes poèmes] (poèmes extraits d’Un monde de pierres)
    [Gémeau] (poème extrait de Soleils chauves)
    [Je suis l’impossible du possible] (poème extrait de Pressée de vivre)
    Ouverte (poème extrait de Je renaîtrai)
    [Qu’ai-je emprunté à la chair maternelle ?] (poème extrait de Galaxies intérieures)
    Les soleils se multiplient (poème extrait du Cri de l’épervier)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Les Carnets d’Eucharis)
    une note de lecture de Georges Guillain sur le recueil Je renaîtrai (+ extraits)
    → (sur Exigence : Littérature)
    une note de lecture de Françoise Urban-Menninger sur le recueil Je renaîtrai
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une page consacrée à Anise Koltz
    → (sur Lyrikline)
    dix poèmes extraits du Porteur d’ombre (2001), dits par Anise Koltz





    PRIX DES DÉCOUVREURS DE POÉSIE


        Fondé en 1997 par la ville de Boulogne-sur-Mer sur la proposition de Georges Guillain, poète et collaborateur de la Quinzaine Littéraire, ce prix est soutenu par la ville de Boulogne-sur-Mer, le ministère de l’Éducation Nationale et le ministère de la Culture, le Printemps des Poètes, la DAAC de Lille, le CRDP… Il est inscrit au Bulletin Officiel de l’Éducation Nationale du 27-08-2009. Le Prix des Découvreurs de Poésie est décerné par un jury national constitué de lycéens et de collégiens de classe de troisième. Près de 2 000 d’entre eux, répartis sur une cinquantaine d’établissements, ont participé, tout au long de l’année et dans toute la France, à l’édition 2011-2012.




        Ci-dessous, un entretien de Georges Guillain avec Odile Bonneel pour le magazine inter CDI N° 236 (mars-avril 2012) qui présente le Prix des Découvreurs de Poésie.



    1- Quels sont les enjeux du Prix des Découvreurs de Poésie pour les jeunes ?


    Chère Odile, d’abord merci pour ton intérêt. Les enjeux dont tu me parles sont multiples. Et pour une bonne part assez faciles à deviner. Pour ne parler que de l’essentiel qui est peut-être aussi le moins souvent souligné, je crois qu’avec le Prix des Découvreurs peut s’affirmer davantage cette école de l’ouverture à la différence ou à l’altérité que l’époque – tendant à une colonisation croissante des esprits au nom d’un rationalisme économique et technocratique morbides ― rend de plus en plus nécessaire… Pour ne pas parler des replis identitaires de tous bords ! Je reste intimement persuadé que l’aptitude à passer, par exemple, d’une poète arabe d’origine syrienne parlant de la condition des femmes dans notre pays, au travail d’une jeune poète performeuse exprimant dans le langage d’aujourd’hui, sur un mode apparemment déjanté, l’angoisse de ne pas être à la hauteur des attentes de la vie, en s’arrêtant sur le tête-à-tête avec le monde et le soin de sa propre mort d’une Luxembourgeoise de haute culture de près de 90 ans, ne peut qu’ouvrir l’intelligence sensible et profonde des jeunes en les détournant de ces fausses identités simplistes auxquelles on veut les ramener ou les contraindre.

    Sur un autre plan, saisir à quel point les écritures contemporaines peuvent être libres et diversifiées ne peut qu’autoriser chacun à s’inventer son écriture, son expression propres. À comprendre aussi que l’objectif d’un apprentissage n’est pas de se soumettre à un moule, de façon définitive, mais d’acquérir, au bout du compte, une plus grande liberté. C’est ce qui ressort la plupart du temps des rencontres avec les auteurs.



    2- Comment se fait la sélection des poètes ? Que donne-t-on à lire à nos ados ?


    Je suis toute l’année et presque chaque jour à l’écoute de ce qui se fait dans le milieu poétique avec lequel je suis en relation à travers des réseaux à la fois nombreux et variés. Ce qui me permet de proposer à la sélection des ouvrages très différents tant dans leurs formes, leurs contenus, leur degré de difficulté que par la personnalité de leurs auteurs. J’ai soin également de mettre en évidence la grande diversité éditoriale qui subsiste ― mais pour combien de temps encore ? ― aujourd’hui.

    La présélection à laquelle j’aboutis sera proposée cette année à la discussion d’un comité de sélection composé de professeurs inscrits dans l’opération depuis un certain temps, de quelques élèves volontaires amenés par eux ainsi que de représentants institutionnels tels qu’un représentant de la Municipalité de Boulogne-sur-Mer, de la Bibliothèque Municipale et de la DAAC (Délégation académique Arts et Culture) de Lille. Je m’entretiens aussi régulièrement de ces propositions avec le Printemps des Poètes qui est officiellement notre partenaire depuis l’origine ou presque.

    Ce qu’on donne à lire aux jeunes ce sont donc des textes adultes, extrêmement diversifiés, parfois déroutants – comme la vie – qui cassent un peu, beaucoup, passionnément… la représentation simpliste, caricaturale, souvent trop sentimentale, et comme le dirait Witold Gombrowicz, « cucullisante », qui domine le plus souvent dans les esprits. Nos jeunes auront à trouver parmi ces textes et en fonction de leur sensibilité propre celui qui leur parle le plus, entre le mieux en résonnance avec leur expérience particulière et retentit le plus profondément en eux. Ils n’ont pas à charge de tout lire. Et chacun de la même manière. Simplement d’aller chercher par des procédures nécessairement personnelles, intimes même, plus ou moins élaborées aussi, ce qui est de nature à nourrir leur imaginaire de vie.



    3- Peux-tu témoigner sur la dynamique de lecture avec les élèves ? Comment se sont-ils approprié le prix ?


    Je pourrais, Odile, t’apporter de multiples témoignages, le prix existant depuis une quinzaine d’années. Prenons les tout derniers qui me restent en tête : je rencontrais hier un professeur de mon ancien lycée qui me disait à quel point ses élèves de premières s’étaient montrés intimidés, presque angoissés au moment d’entrer dans l’opération. C’est que, pour une des rares fois de leur vie scolaire, ils passaient de la position de « sujets » soumis à l’autorité, à celle de « Sujets » disposant officiellement du pouvoir de juger. Cette expérience n’est pas anodine. Et peut se montrer, à qui sait bien la gérer dans sa classe, particulièrement dynamisante.

    Je me rappellerai toujours aussi ces élèves d’une première d’adaptation du lycée Ribot de Saint-Omer qui avaient eu la chance de rencontrer le lauréat de l’année, Ludovic Janvier, une première fois dans leur établissement, une seconde à Boulogne-sur-Mer le jour de la remise du prix et qui, interrogés à l’oral du Bac sur la poésie et sur certains textes de la sélection, s’étaient retrouvés avec des notes fantastiquement élevées parce qu’ils avaient eu cette fois l’occasion de faire découvrir à leur examinateur « des choses qu’il ne connaissait pas ».

    L’inventivité des professeurs donne à la participation de leurs élèves toutes sortes de prolongements.

    Au collège Verlaine de Lille, et ce n’est qu’un exemple, les deux professeurs qui ont lancé leurs classes dans l’opération en profitent pour faire réaliser par leurs élèves de petites chroniques radio diffusées régulièrement sur le net grâce à la plateforme toutenson [http://goo.gl/lbk7N].

    Ce qui s’est passé l’année dernière dans la classe de 3e5 du collège du Bras d’or d’Écuires, près de Montreuil, me semble particulièrement révélateur. Voici des élèves catalogués faibles ou en difficulté qui, grâce encore au dynamisme et à la confiance de leur professeur, franchissent le pas, se mettent à lire, à choisir, puis à écrire. Ils constituent de petits cahiers de poésie, rencontrent avec moi Maram al-Masri, lisent avec elle ses textes, puis les leurs, et viennent finalement à la remise du Prix où ils seront les seuls à lire leurs propres créations devant plus d’une centaine de leurs camarades lycéens. Deux d’entre eux continuent d’ailleurs à correspondre par mail avec Maram. Deux élèves adorables aux vies malheureusement abimées.

    Et dans la foulée, tu vois, la classe a remporté un prix au concours annuel de la Ligue des Droits de l’Homme !



    4- Un ou deux souvenirs marquants, emblématiques, émouvants sur les différentes éditions du prix…


    Pour ce qui est de l’émouvant, l’exemple précédent n’en est pas dépourvu. Comme l’est pour moi le fait de constater que la plupart des participants restent fidèles à l’opération. Qu’ils l’attendent chaque année pour y lancer de nouveaux élèves. Ce qui me touche particulièrement, ce sont toutes ces rencontres où l’intervention de l’écrivain, du poète ont libéré un peu de la vie comprimée trop souvent par les rigidités scolaires. Beau de voir un regard s’allumer. De sentir des présences s’éveiller. De recueillir parfois des confidences. Et, c’est un peu l’idéale visée qui est la mienne, assumées jusqu’au bout toutes les différences d’âge, de sexe, de conditions et bien entendu d’expressions : savoir entrer à travers la chaleur et le pouvoir des mots, dans une relation confiante d’humain à humain singuliers. De vrais humains vivants.





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  • Marie-Claire Bancquart, Violente vie

    par Angèle Paoli

    Marie-Claire Bancquart, Violente vie,
    Le Castor Astral, 2012.



    Lecture d’Angèle Paoli



    La virgule
    Jusqu’à «finir tout seul, par une virgule» ?
    Image, G.AdC







    EN QUÊTE D’UNE IDENTITÉ BLANCHE



    Traverser Violente vie se fait d’une traite, sans violence aucune. Si, en filigrane, la violence « suinte » à travers les poèmes de Violente vie et d’un bout à l’autre du recueil, ce n’est pas elle qui l’emporte sur l’impression d’ensemble laissée par la lecture, mais la sagesse. Une sagesse arcadienne diffuse qui demeure « dans le feuilletage sans fin du temps », irrigue les six sections de l’ouvrage, enveloppe les brutalités du quotidien, les tragédies qui le déchirent, les horreurs qui l’épuisent et le vident de toute vie. C’est que la sagesse calme, étale, qui baigne l’ensemble des textes/tableaux de Marie-Claire Bancquart est une sagesse portée par la maturité, à l’approche du grand âge et dans l’imminence de la mort. La plus grande violence se tient sans doute là, tapie dans la proximité de l’inéluctable, dans ce frôlement quotidien avec la « ténébreuse » qui s’avance, un peu plus présente et obsédante chaque jour. Quel antidote à cette violence-là, sinon l’écriture ?


    « Écrire ?

    Oui, pour susciter présence

    de toutes les vies

    surtout les très minces »


    Écrire. Tel est le projet clairement énoncé avant même l’ouverture du Journal d’un jour, première section du recueil. Écrire pour ne pas abdiquer devant la mort, en faisant lever autour de soi de menues présences – un brin d’herbe, un caillou, les trois notes d’un pigeon, le dialogue avec Châtaigne (la chatte de la poète) et jusqu’au mouchoir, réserve d’imaginaire dans les pliures géométriques qui en composent la forme ― à partager dans la tendresse :


    « Dans le sabotage du monde […]

    fais réserve de garde, de tendresse,

    et partage. »


    Face à la dangereuse présomption des hommes, la poète en appelle à une once de lucidité et de modestie :


    « Si seulement tu pouvais préserver un oiseau… »


        Plutôt que les projets épiques, fanfaronnades et exploits guerriers, la poète caresse le rêve de se « dérouter » dans le repli tendre « d’une petite bête | qui se serrerait dans notre chaleur. » Poursuivre dans cette voie-là pour tenter de contrer le « ressac de l’incertain ». Parce qu’entrer en résonance avec l’autre n’est pas chose aisée. Tant de petites respirations désaccordées entravent la parole, tant « d’insolubles disparates » gisent en chacun de nous, qu’il faut s’efforcer de rassembler. Au-delà, dans « les formes du monde » ― selon l’intitulé de la troisième section du recueil ― et dans le mouvement général des choses, la voix du poète est « cette voix d’union » qui sans cesse lutte contre « la dissonance universelle ».

    Écrire aussi dans l’éphémère de la flamme, afin que coure, d’un « poète l’autre | au travers des siècles… une étincelle | de violente vie. » Ainsi la violence se vit-elle aussi de manière positive, fondatrice, réconciliatrice. Dire le « ventre calme du monde », noter, cartographier, renouer avec le proche, l’analogue, réhabiliter l’intérieur au vu de l’extérieur. Le mystère insondable de ce corps qui est nôtre et nous accompagne dans nos déplacements, ce « sac à peau » avec lequel chacun tente de cohabiter, n’est-il pas de la même essence ― « humeurs et mouillures » ― que le « suc des plantes » qui suinte de la roche et « qui sent bon » ? Face à « la vie provisoire » et aux disparités qui séparent les êtres entre eux et la poète des autres femmes, Marie-Claire Bancquart oppose, têtue et tenace,


    « le besoin de mettre en rapport

    le corps

    avec le monde »


    afin que puisse s’éprouver au plus profond « la communauté d’elles à moi. » Le travail du poète, son « savoir-vivre de paroles », est de dépouiller et de dénouer, de ramener à la surface « jusqu’à matière nue » « le rythme de la terre ». De susciter les « mots de passe » :


    « désir

    désert ».


    D’autres violences sont nommées dans le feuilleté des pages. Violences nées des conflits entre passé et présent, violences à jet continu qui s’infiltrent depuis toujours dans les interstices du temps. Les inventions du présent ne sont-elles pas autant de violences faites à celles du jadis ? Quelle différence y a-t-il entre la souffrance du vieil homme d’aujourd’hui que la numérisation prive des « délices du toucher » du livre et celle du vieil homme d’hier ayant vu son rouleau disparaître au profit de la « brutalité rectangulaire » du livre ?

        Et que dire de la violence faite au silence dans nos temps de trop-plein de paroles et de débordements ? Attentive à habiter au plus près sa « violente vie », la poète fait silence. Son propos s’amenuise à mesure que se profile la fin du recueil. « T’amincir jusqu’à minime fente », écrit Marie-Claire Bancquart. Jusqu’à « finir tout seul, par une virgule » ? Quant à vivre, l’idéal à atteindre réside dans le désir de ne chercher ni plus loin ni davantage que cet « infime intervalle » par lequel fusionner avec le cosmos, papillon, goutte d’eau, fleur ou oiseau. Habiter « l’immanence », jusqu’à n’être plus qu’« une identité blanche. »

    Par-delà ces vers où se dit la quête poétique


    « au compact du langage

    nous pouvons

    aussi

    sonder

    la chair des mots »


    se dégage une leçon de sagesse et de détachement.


    Poésie-murmure qui s’écrit dans une grande complicité avec la prose, Violente vie est une poésie naturelle tissée de tendresse douce et de générosité. Entée sur l’ordinaire des jours, elle est un très émouvant Memento mori :


    « Le mot.

    Une lettre de plus

    c’est la mort

    mais justement elle est cette inconnue,

    lettre morte. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Marie-Claire Bancquart, Violente Vie





    __________________________________________
    NOTE : Marie-Claire Bancquart est lauréate du prix Robert-Ganzo de poésie 2012 pour l’ensemble de son œuvre (membres du jury du Prix Robert-Ganzo : Alain Borer, Jacques Darras, Yvon Le Men, Jean-Baptiste Para et Jean-Pierre Siméon).





    MARIE-CLAIRE BANCQUART


    Bancquart Guidu
    Image, G.AdC





    ■ Marie-Claire Bancquart
    sur Terres de femmes


    Intervalle (poème extrait d’Avec la mort, quartier d’orange entre les dents)
    Buis
    Liturgique (poème extrait de Dans le feuilletage de la terre)
    Ressac (autre poème extrait de Dans le feuilletage de la terre)
    [Ces gants anciens] (poème extrait de De l’improbable)
    [Habiter l’herbe et le trèfle] (poème extrait de Figures de la Terre)
    Figures de la Terre (lecture d’AP)
    Impostures (lecture d’AP)
    [Comment vivre dans une maison sans jardin] (poème extrait de Qui vient de loin)
    [Qu’avez-vous fait] (poème extrait de Terre énergumène)
    [Il y a du jeu] (poème extrait de Tracé du vivant)
    [Une ville aimée luit et crie] (autre poème extrait de Tracé du vivant)
    [Toi, l’herbe] (poème extrait de Violente vie)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    En Angleterre (poème inédit)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    portrait de Marie-Claire Bancquart (+ un poème issu du recueil La Mort, quartier d’orange entre les dents)




    ■ Voir aussi ▼


    le site personnel de Marie-Claire Bancquart
    → (sur Arabesques)
    un entretien avec Marie-Claire Bancquart
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Marie-Claire Bancquart, vers une incertitude sereine, par Roselyne Fritel
    → (sur le site de la revue Secousse : Septième ► Secousse)
    unevlecture de Violente vie par Gérard Cartier





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  • Ariane Dreyfus | « C’est tout mouillé »



    Le baiser
    Gérard Schlosser (né en 1931)
    Le Baiser, 2010
    Acrylique sur toile sablée, 80 x 80 cm
    Source






    « C’EST TOUT MOUILLÉ »



    Sur le banc du parc

    Un seul baiser est une
    Des mille petites feuilles
    Comme le sexe est d’avril !

    Quand il pose la tête sur ses cuisses
    Les mains levées pour la courber jusqu’à lui
    Elle se courbe en une fois la robe
    On en voit mieux le gris

    Comme sa chemise est tiède sa poitrine !

    Courbée le rejoint à la bouche
    Comme une fatigue qu’on dit le désir

    Quelle joie ? Demain
    Il n’y aura pas ce parfum




    Ariane Dreyfus, Nous nous attendons, Reconnaissance à Gérard Schlosser, Le Castor Astral, 2012, page 71.




    ____________________________________
    NOTE d’AP : cliquer ICI [fichier Word] pour accéder à d’autres extraits de Nous nous attendons.





    Nous nous attendons






    ____________________________________
        Ariane Dreyfus a notamment publié L’Amour 1, De, 1993 ; Un visage effacé, Tarabuste, 1995 ; Les Miettes de décembre, Le Dé Bleu, 1997 ; La Durée des plantes, Tarabuste, 1998 et 2007 (édition revue) ; Une histoire passera ici, Flammarion, 1999 ; Quelques branches vivantes et Les Compagnies silencieuses, Flammarion, 2001 ; La Belle Vitesse, Le Dé Bleu, 2002 ; La Bouche de quelqu’un, Tarabuste, 2003 ; L’Inhabitable, Flammarion, 2006 ; Iris, c’est votre bleu, Le Castor Astral, 2008 ; La terre voudrait recommencer, Flammarion, 2010 ; La Lampe si souvent allumée dans l’ombre, José Corti, 2013 ; Le Dernier Livre des enfants, Flammarion, 2016 ; Sophie ou la vie élastique, Le Castor Astral, 2020.






    ARIANE DREYFUS


    Ariane Dreyfus
    Image, G.AdC




    ■ Ariane Dreyfus
    sur Terres de femmes


    En sens inverse (poème extrait des Compagnies silencieuses)
    Anatomie (extrait de Moi aussi)
    Le Dernier Livre des enfants (lecture d’AP)
    [J’écris parce que je vais disparaître] (extrait du Dernier Livre des enfants)
    Nous nous attendons (note de lecture de Tristan Hordé + un poème extrait de Nous nous attendons)
    « Je suis en train d’oublier son visage » (poème extrait du recueil Nous nous attendons)
    Comment habiter l’inhabitable (note de lecture d’AP sur le recueil L’Inhabitable)
    Épilogue (poème extrait du recueil L’Inhabitable)
    La nuit commence (autre poème extrait du recueil L’Inhabitable)
    La Lampe allumée si souvent dans l’ombre (note de lecture de Matthieu Gosztola)(+ L’Amour 1 dans sa graphie originelle)
    Sophie ou la vie élastique (lecture d’AP)
    Le beau tapis (poème extrait du recueil Sophie ou la vie élastique)
    Un recoin dans un coin (poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
    (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) SAMI (autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait d’Ariane Dreyfus (+ un autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Ariane Dreyfus
    → (sur YouTube)
    Ariane Dreyfus dans l’émission Du jour au lendemain d’Alain Veinstein (France Culture, 29 décembre 2001)
    → (sur le site de France Culture)
    Ariane Dreyfus dans l’émission Ça rime à quoi ? de Sophie Nauleau (30 octobre 2010)
    → (sur le site de France Culture)
    Ariane Dreyfus dans l’émission Du jour au lendemain d’Alain Veinstein (19 mars 2013)






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  • Cécile A Holdban | À la fenêtre



    Ces cris finissent
    « ces cris finissent à la fenêtre
    dehors à l’envers du dedans »
    Ph., G.AdC







    À LA FENÊTRE



    Parfois étoile, jusqu’au bout
    un chagrin planté en dedans
    avançant, frêle, cependant
    jusqu’aux angles de la fenêtre :
    robe de drap blanc, tiare d’argent,
    de mots sertie,
    de sang, de cris.


    Tous ces cris sont silence ici
    longs, ne résonnent plus ici,
    ces cris finissent à la fenêtre
    dehors à l’envers du dedans
    dans un conte de feu et de cendres
    où de l’autre côté du miroir
    le vieillard épousait l’enfant.



    Cécile A Holdban, Ciel passager, L’Échappée Belle édition, 2012, page 56.





    CÉCILE A HOLDBAN


    Cecileaholdban




    ■ Cécile A Holdban
    sur Terres de femmes

    Ciel passager (présentation publique de Thierry Gillybœuf)
    Hiéroglyphes (poèmes extraits du recueil L’Été)
    [Il n’est pas d’autre lieu que celui de l’absent] (poème extrait de La Route de sel)
    Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture d’Emmanuel Merle)
    Toucher terre (lecture d’AP)
    Îles (poème extrait du recueil Toucher terre)
    [Suspendre ma voix] (poème extrait du recueil Un nid dans les ronces)
    Xénie
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Je ne tuerai point]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de l’échappée belle édition)
    une page sur Ciel passager de Cécile A Holdban





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  •          Renée Vivien | Nocturne


    Clovis Trouille, oh_calcutta_calcuta
    Clovis Trouille (1889-1975), Oh! Calcutta! Calcutta!, 1946
    Collection particulière
    Source







                                        NOCTURNE



    J’adore la langueur de ta lèvre charnelle
    Où persiste le pli des baisers d’autrefois.
                           Ta démarche ensorcelle,
    Et la perversité calme de ta prunelle
    A pris au ciel du nord ses bleus traîtres et froids.


    Tes cheveux, répandus ainsi qu’une fumée,
    Clairement vaporeux, presque immatériels,
                           Semblent, ô Bien-Aimée,
    Recéler les rayons d’une lune embaumée,
    D’une lune d’hiver dans le cristal des ciels.


    Le soir voluptueux a des moiteurs d’alcôve ;
    Les astres sont comme des regards sensuels
                           Dans l’éther d’un gris mauve,
    Et je vois s’allonger, inquiétant et fauve,
    Le lumineux reflet de tes ongles cruels.


    Sous ta robe, qui glisse en un frôlement d’aile,
    Je devine ton corps, ― les lys ardents des seins,
                           L’or blême de l’aisselle,
    Les flancs doux et fleuris, les jambes d’Immortelle,
    Le velouté du ventre et la rondeur des reins.


    La terre s’alanguit, énervée, et la brise,
    Chaude encor des lits lointains, vient assouplir
                           La mer enfin soumise…
    Voici la nuit d’amour depuis longtemps promise…
    dans l’ombre je te vois divinement pâlir.




    Renée Vivien, Études et préludes, 1901, in Éros émerveillé, Anthologie de la poésie érotique française, Éditions Gallimard, Collection Poésie, 2012, pp. 233-234. Édition de Zéno Bianu.





    Eros émerveillé





    RENÉE VIVIEN


    Renée Vivien



    ■ Renée Vivien
    sur Terres de femmes

    11 juin 1877 | Naissance de Renée Vivien
    3 mars 1903 | Publication des poèmes de Sappho dans une traduction de Renée Vivien
    Atthis
    La Dame à la louve (note de lecture d’AP)
    Le Toucher



    ■ Voir aussi ▼

    le blog de Cristie Cyane sur Renée Vivien
    le site de l’Académie Renée Vivien
    → (sur émergence)
    une conférence de Marie Perrin : Renée Vivien. De l’anorexie mentale à la création littéraire
    une page Renée Vivien sur le site Remy de Gourmont

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  • Marie-Christine Masset | Rêve





    La fente des roches
    « Aspiré, le blanc du jour

    glisse dans la fente des roches,

    invisible courant du destin.
     »

    Ph. angèlepaoli








    RÊVE



    Aspiré, le blanc du jour

    glisse dans la fente des roches,

    invisible courant du destin.

    Et nous parlons en langue poème

    quand s’approche le feu,

    cet autre pays où serpentent

    des rêves bleu-ciel, des rêves rouge-sang.



    Il était une fois des hommes.
    Ils étaient clairs eau douce,
    ils étaient tristes chanson perdue.
    (Avant l’aube, ce qui s’absentait,
    cognait lourd dans le cœur,
    certains en sont morts).



    Et nous sommes dans ce pays,
    blanc de mots, blanc de paix.
    Sur notre peau,
    le souffle chaud
    d’une bête, du soleil, d’une étoile,
    dessine la fente d’une roche.
    Et s’approche le feu…




    Marie-Christine Masset
    extrait inédit de Yarraan
    pour Terres de femmes (D.R.)





    MARIE-CHRISTINE MASSET


    Vignette MARIE-CHRISTINE MASSET




    ■ Marie-Christine Masset
    sur Terres de femmes

    [Le chemin ne changera rien]
    Visage natal





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