Étiquette : 2013


  • Alain Freixe | À l’étrangère



    Une robe rêvée rouge avec dans l'oil ma lumière d'hier quand il faisait noir
    Ph., G.AdC







    À L’ÉTRANGÈRE



    une nuit toujours rôde
    par les terres du jour
    une obscurité fantôme
    un sombre cadencé
    un noir de sous terre
    couleur de caverne humide


    où je vois des flammes
    d’avant les flammes
    se balancer
    où j’entends une neige
    d ’après la neige
    se perdre


    c’est là
    comme un printemps
    suspendu
    dans mes yeux
    ouverts pour ne pas voir
    pour tracer
    cette lueur
    qui sous mes doigts
    entre mes mots
    commence


    silence
    d’avant tous les silences
    attente
    d’après toutes les attentes
    qui va au rythme
    de la main
    des lignes
    des images qui tournent
    de la spirale qui refuse
    de rendre au temps
    ses origines


    à remonter ce désordre
    on sent l’air
    une fraîcheur de pente
    qui s’impatiente


    le jour
    se prendra-t-il
    à ce fil
    de clarté
    sans bord






    plus tard
    quand il sera l’heure
    de retourner
    aux assiettes
    entrebâillées sur les noms
    aux verres
    à vider sous les images
    aux piqûres
    de lumière pour le sang
    aux buées sur la vitre
    au monde
    à son tournis
    sans autre visage
    que celui de cette toupie
    qui hoquette
    au milieu d’une rue
    entre les flaques
    et le ciel

    je chercherai l’enfant
    sur l’asphalte
    où traînent
    les restes de l’ombre
    d’une robe rêvée rouge
    avec dans l’œil
    ma lumière d’hier
    quand il faisait noir




    Alain Freixe, « Porter le temps » in Vers les riveraines, Éditions de L’Amourier, Collection Fonds Poésie, 2013, pp. 51-52-53-54.







    ALAIN FREIXE


    Alain Freixe par Marc Monticelli





    ■ Alain Freixe
    sur Terres de femmes

    Vers les riveraines (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Vers les riveraines (lecture d’AP)
    [on serait à couvert sous les arbres] (autre extrait de Vers les riveraines)
    Bleu plié au noir
    Contre le désert (lecture de Michel Diaz)
    Contre le désert (lecture d’AP)
    Septième pas (extrait de Comme des pas qui s’éloignent)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de L’Amourier éditions)
    une page sur Vers les riveraines
    → (sur Terres de femmes)
    Alain Freixe & Raphaël Monticelli | Chère
    P/oésie, le blog d’Alain Freixe : La poésie et ses entours
    → (sur Terres de femmes)
    Serge Bonnery et Alain Freixe, Les Blessures de Joë Bousquet, 1918-1939 (lecture d’AP)





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  • Sylvie-E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots

    par Sabine Huynh

    Sylvie-E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots,
    Éditions Rougerie, 2013.
    Avant-propos de Sylvie-E. Saliceti.
    Postface de Bruno Doucey.



    Lecture de Sabine Huynh



    Foret 1
    Ph., G.AdC







    JE COMPTE LES ÉCORCES DE MES MOTS :
    DES POÈMES-SÉPULTURES À LIRE AVEC RECUEILLEMENT




    D’un sommeil torride
    je me suis réveillée
    Je compte les étoiles
    de mes mots
    et me consacre
    à la nuit

    (Rose Ausländer, Je compte les étoiles de mes mots)


    L’arbre resterait à célébrer, si le désert n’était partout.
    (Edmond Jabès)




    Par son titre, Je compte les écorces de mes mots de Sylvie-E. Saliceti (Rougerie, 2013) se place dans la lignée de la littérature de la Shoah et de la poésie de Rose Ausländer, la poète juive d’origine ukrainienne dont les textes sont marqués par l’Holocauste et l’exil. Le recueil de S.-E. Saliceti s’enracine en effet dans l’extermination des Juifs d’Europe et plus précisément des Juifs d’Ukraine. Il est dédié « Au petit garçon de la forêt qui jouait / à renvoyer les poignées de terre / À toutes les victimes, imprononcées, / de Lissinitchi ». Ces mots annoncent des textes où se répondent la beauté de la vie et la tragédie incommensurable : « La vie. La voix. La mémoire » (S.-E. Saliceti, avant-propos).


    Tout comme chez Rose Ausländer, la poésie de S.-E. Saliceti est ici concise et lucide, alternant longs poèmes et tercets aux vers brefs et porteurs d’une densité émotionnelle tangible, sous-tendus par une grande complexité historique et philosophique. J’entends une poésie engagée, ancrée dans l’histoire et les témoignages, que S.-E. Saliceti a consultés (comme elle le précise) « soit aux archives soviétiques de la ville de Lvov, soit au […] Centre Européen pour la Recherche et l’Enseignement sur la Shoah à l’Est, soit […] auprès de témoins sur place, lors d’un voyage d’études en Pologne et en Ukraine en février 2011 ». Poésie de circonstance, oui, mais aussi et surtout, nous allons le voir, poésie qui ouvre les yeux ; poésie de lumière, qui fait voir et entendre intensément ; poésie de l’éternel, comme le magnifique « texte-sépulture » qu’elle est.



    ce que je vous relate est arrivé

    dans ma mémoire recomposée

    (« Les imprononcés », Je compte les écorces de mes mots)




    Ces poèmes, teintés d’un lyrisme mesuré, sont énonciation de réalité, car la poète, devenue « exhumatrice » et gardienne de l’indicible, nous fait part de la douleur inconsolable éprouvée en foulant le sol de la forêt de Lissinitchi, dont les racines des chênes plantés par les nazis pour dissimuler les fosses communes s’entremêlent avec les corps de deux cent mille victimes. Les témoignages qui glacent le sang, placés en exergues de certains poèmes par S.-E. Saliceti, rappellent que le génocide n’a pas été seulement commis au sein de l’espace concentrationnaire : la Shoah par balles a aussi joué un rôle terrible dans l’extermination des juifs d’Europe orientale, puisqu’il s’avère qu’entre 1941 et 1944, plus d’un million et demi de personnes ont été assassinées au fusil et à la mitraillette par des commandos de SS. La Forêt sur les Juifs est le nom donné « après » au lieu-dit La Sablière de Lissinitchi.



    Aux Sablières qui a planté

    des branches dans la chair des enfants ?


    l’homme et son poème continu

    martèlent cette question : qui

    donc a eu l’idée de crucifier l’étoile dans

    le sable ?

    (« Lieu-dit La Sablière », Je compte les écorces de mes mots)




    Bruno Doucey nous signale dans sa remarquable postface à l’ouvrage que, « dans un livre dont le titre fait écho à celui de Sylvie-E. Saliceti, Écorces, l’historien Georges Didi-Huberman signale qu’à Birkenau “le lessivage des pluies a fait remonter d’innombrables esquilles et fragments d’os à la surface des sols” et qu’il n’est, curieusement, pas venu à l’idée des nazis de détruire ces sols ». Soulignons l’importance de la postface de Bruno Doucey, fine et riche, dont je citerai encore des extraits dans cette chronique.

    Il dit
    Je suis monté sur l’arbre. Les fosses étaient déjà creusées, dans la forêt juste à côté. Les corps ont brûlé toute la journée et toute la nuit pendant six mois.


    (S.-E. Saliceti, exergue au poème « Une voix », Je compte les écorces de mes mots)





    Foret 2
    Ph., G.AdC







    La Forêt sur les Juifs est une forêt de chênes. Je me demande si les nazis savaient que certains linguistes s’accordent pour dire que le mot chêne vient du judéo-français chasne, chaisne, chesne et que les premières traces de ce mot remontent aux textes de l’exégète juif Rachi… Que ce mot est associé à la lettre hébraïque dalet, qui symbolise le passage, puisqu’il renvoie à la notion de porte (le mot délèt en hébreu, « porte »), une porte qui peut s’ouvrir vers l’espoir, la lumière (comme elle peut rester fermée). Que cette lettre, lorsqu’elle est écrite à la main, en cursive, représente un homme courbé, humble… Que cet arbre, symbole de force, de pérennité, d’élévation, était mentionné dans la Genèse, sous l’appellation de « térébinthe de Moré » (Gn. XII, 6) et révéré par les Hébreux (Yhwh serait apparu à Abraham près de ce chêne, que même le feu ne pouvait dénaturer ni spolier)… Sans oublier, dans la mythologie grecque, le sanctuaire de divination de Dodone, où les oracles et les vérités étaient prononcés par un chêne, à travers le bruissement de ses feuilles dans le vent… Ainsi, le langage triomphe de la perversion nazie et défait la logique implacable des génocidaires.



    par-dessous le branchage je vis

    une ombre une silhouette

    courbée recueillie dans l’aurore

    une ombre

    une révérence

    qui était cette écorce ? une autre,

    ployée puis une nouvelle encore

    (« Les imprononcés », Je compte les écorces de mes mots)




    Bruno Doucey, toujours au sujet des bouleaux du camp de Birkenau, précise que « l’écorce de bouleau est un résidu plus riche qu’on ne le croit. Par sa surface fine et pérenne, comparable à celle du papyrus, il fut utilisé comme support d’écriture bien avant l’invention du papier. Les nazis savaient-ils qu’une abondante littérature, essentiellement en Russie, était consignée sur l’écorce de bouleau ? Que des hommes et des femmes déportés dans les camps de la mort se serviraient de ces écorces pour laisser trace de leur passage ? »


    « Parfois, un arbre parle » (Rose Ausländer) ; la forêt tressaillit aux sons que font les oiseaux, les abeilles, la pluie ; S.-E. Saliceti sait écouter et saisir la beauté de tous ces chants de vie.



    alors je me tournais d’un seul espoir

    vers le langage de

    l’oiseau

    Tsipor

    l’oiseau de Lissinitchi dont la bouche

    chantait

    à l’intérieur du rocher et

    comme Rose Ausländer

    j’ai compté les étoiles des mots –

    elles étaient enveloppées d’écorces

    et gisaient par terre

    dans le bois

    (« Les imprononcés », Je compte les écorces de mes mots)




    Les poèmes de S.-E. Saliceti – grande poésie, poésie du courage par excellence – œuvrent contre la gangrène du silence et du négationnisme. La poète n’a pas peur de prendre les faits et les témoignages à bras-le-corps et, même si elle constate, dans l’avant-propos du livre, l’effrayante carapace de silence enveloppant l’horreur, sa parole choisit de ne pas reculer devant lui, quitte à s’enfoncer dans sa forêt, à plonger dans ses racines, à la recherche de voix qui n’attendent que de sourdre. L’une d’elles est bien sûr la sienne, sa propre voix de poète porteuse des voix tu(é)es.

    Je recule partout. Devant l’indicible. Entre les fleurs. Un retrait par simple peur d’un glissement du pied sur la mousse. La colline est un charnier. Je recule devant le silence.


    […]


    Quelque chose se dresse en moi contre ce silence. Est-ce mon enfance enfouie ? J’entends le chant d’une grand-mère allumant les bougies de shabbat, aussi droites que des majuscules. Écrire devient l’urgence.


    (Avant-propos, Je compte les écorces de mes mots)

    une voix s’approchera-t-elle enfin ? un

    poème


    une voix une seule

    et c’est

    le ghetto entier des montagnes

    qui chante


    (« Une voix », Je compte les écorces de mes mots)




    Le feu de la mémoire est ravivé dans ces pages avec des paroles-étincelles dont la poésie, nécessaire, jaillit dans la nuit barbare, allant ainsi à la rencontre de la formule du philosophe Theodor Adorno. Jaccottet, dans La Seconde Semaison, écrit : « S’approchant de la mort, il faudrait pouvoir s’y adosser pour ne plus voir que le vivant ». Et ce n’est pas un hasard si le recueil de S.-E. Saliceti s’achève sur le nom de Celan, poète très présent dans ce livre, poète qui partageait le questionnement d’Adorno (qui lui-même lisait et estimait Celan), mais qui, au lieu du silence, opta pour la poésie, fût-elle de l’abîme. « Le silence des poètes n’est plus possible depuis Auschwitz », affirme Bruno Doucey dans la postface de Je compte les écorces de mes mots. Ausländer, Jaccottet, Celan, mais aussi Desnos, Mandelstam, Chalamov, Levi… Les mots des poètes tissent des réseaux d’échos dans le livre de S.-E. Saliceti, et, pour en appeler à ce que disait Mallarmé, « ils s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries ».



    une étoile de bois, bleue,

    faite de petits losanges, aujourd’hui, par

    la plus jeune de nos mains.


    Le mot, pendant que tu fais tomber du sel de la nuit,

    le regard

    cherche à nouveau la galerie du vent :

    — une étoile, entre-la,

    entre l’étoile dans la nuit

    (— dans la mienne dans

    la mienne)

    (Paul Celan, Grille de parole)




    Briser le silence de l’oubli et de l’effroi avec la poésie car, comme nous le comprenons avec S.-E. Saliceti, aujourd’hui nous sommes après l’écriture ou la vie, et la poète a choisi l’écriture, pour témoigner et rendre hommage, et donner une sépulture aux morts, même si la langue souffre, tel un arbre malade. L’anéantissement d’un peuple passe par la destruction et le pervertissement de sa langue. Comme Paul Celan, S.-E. Saliceti garde la mort du langage constamment à l’esprit : « Le génocide, n’est-ce pas le lieu de l’écroulement du langage ? » (avant-propos).



    c’était avant l’écriture ou la vie

    avant le ghetto de la langue

    aux cheveux blancs

    il était une fois un lieu pour

    l’écroulement du langage

    le tyran force les mots La phrase simple

    est violée quand

    il part


    Pour une fois écoute mon enfant Regarde

    le mot se pencher

    devenir aussi malade

    que le cerisier de notre jardin

    Goûte cette amertume

    ce langage truffé de vers


    […]


    le langage partout erre sans abri

    le langage pleut


    […]


    pour une fois écoute mon enfant

    Mon jeune cerisier debout J’ignorais

    que pût exister un pays

    où le langage s’étend au pied

    des bottes et se tord

    comme ces pieux de fer

    sur les laves de Belzec

    Schlof Mayn Kind


    […]


    ici

    une langue a brûlé

    (« Pays du langage couché »,

    Je compte les écorces de mes mots)




    Le titre du poème « Si c’est un poète » renvoie directement au titre du livre autobiographique de Primo Levi, Si c’est un homme. Chez S.-E. Saliceti, « la poésie est / un grand-père », un homme donc. Pour Primo Levi, l’homme a perdu son humanité, pour Sylvie-E. Saliceti, le poète a perdu sa langue.



    il murmure que

    la poésie est

    un grand-père

    un signe d’ordre à l’espérance


    […]

    Si c’est un poète

    entendra-t-il la plaie de la parole ?


    (« Si c’est un poète », Je compte les écorces de mes mots)







    Foret 3
    Ph., G.AdC







    « Qui était cette écorce ? », demande S.-E. Saliceti, mettant en équation le mot, l’arbre, l’humain et la lumière. Le mot est tout, à la fois forme et substance, contenant et contenu. Il est un arbre-homme-fait-de-mots, habillé, pourvu d’écorces, d’enveloppes protectrices, où l’on peut écrire, y graver le nom, la mémoire. L’écorce externe, morte, protège la vie de l’écorce interne, et du tronc. La peau du mot a été brûlée. Pour ne pas succomber au désespoir, « nous tous qui sommes les enfants des disparus. Des survivants, miraculés que nous sommes d’être nés plus tard, d’être nés ailleurs » (Bruno Doucey, postface), efforçons-nous de croire que la destruction n’a atteint que l’aspect visible, exposé, vulnérable, le sens corruptible en somme, périssable, et que le plus important est en-dessous, invisible-invincible ; et la sève, le sang, affluent vers le cœur de l’arbre, de l’être, dont la flamme de vie reste toujours allumée, intacte, recueillie par la langue au-deçà qu’est la poésie. Le mot « écorce », du latin impérial scŏrtea, « manteau de peau », m’évoque le schmatte yiddish (du polonais szmata, « chiffon, torchon, sans valeur ») : par le biais de sa langue poétique, S.-E. Saliceti célèbre les êtres humains que les nazis ont tenté d’avilir dans leur volonté d’en faire des poupées de chiffon juste bonnes à jeter au rebut.



    il y a aussi ce mot interdit : homme

    car là-bas l’appel des noms

    tatoue le bras d’un chiffre bleu

    ici le signe de l’ordre

    claque son fouet : Wstawac ! debout

    chiffon !

    […]

    je suis le détenu pas l’homme

    une poupée un torchon

    (« Pays du langage couché »,

    Je compte les écorces de mes mots)




    Les vers de S.-E. Saliceti sont à suivre comme des fêlures, des incisions dans le silence : à la fois douleur et « lumière entre les ramures du bois » (Jaccottet), ils sont vertige, qu’ils fixent et donnent. Reste cette béance… Peut-on la combler avec des mots ? Peut-on avoir des mots pour sépulture ? Avec la poète, je veux y croire, d’autant plus qu’une parole provoquant un tel ébranlement chez le lecteur est tout sauf vaine. Ses poèmes, émergeant de couches de silence (inhumer, n’est-ce pas déposer un corps dans l’humus ?), ne peuvent qu’en contenir beaucoup, mais leurs silences font de ces textes les lieux de recueillement qui manquent à la forêt de Lissinitchi : la forêt et le recueil endossent un caractère sacré. Leurs racines vont chercher très loin, sous et au-delà de la Forêt sur les Juifs, pour ramener à l’air pur la beauté originelle. Les mots sécrètent le suc de vie qui s’élève dans les troncs, permettant ainsi aux victimes-arbres de renouer avec la grâce et la force de l’environnement naturel ; les branches et les feuilles s’élancent vers le ciel, vers la lumière.


    En lisant Je compte les écorces de mes mots, j’ai repensé au Livre des questions d’Edmond Jabès (livre que j’ai découvert avec fascination il y a une dizaine d’années à l’université hébraïque de Jérusalem). Jabès croyait à « la mission de l’écrivain » : « Il la reçoit du verbe qui porte en lui sa souffrance et son espoir ». Je compte les écorces de mes mots est un livre qui pose l’écriture comme devoir de mémoire, devoir d’être, comme geste fondamental, celui d’écrire avec et contre. Et Jabès de dire : « Écrire, maintenant, uniquement pour faire savoir qu’un jour j’ai cessé d’exister ; que tout, au-dessus et autour de moi, est devenu bleu, immense étendue vide pour l’envol de l’aigle dont les ailes puissantes, en battant, répètent à l’infini les gestes de l’adieu au monde ».


    Les vers de Rose Ausländer me reviennent également en mémoire. Dans le poème « Deuil II », elle se demande « Comment / endurer / l’éternel deuil ? », et répond : « Chercher / une minuscule étincelle / dans l’obscurité ». Et c’est bien de cela qu’il s’agit avec la quête et l’écriture de S.-E. Saliceti, qui s’apparentent à une écoute incomparable, une véritable communion avec les victimes et leur forêt : la poète libère les étoiles piégées sous les écorces muettes.



    Plus petite qu’une paupière

    d’oiseau – ma bouche

    se tait pour écouter

    (Je compte les écorces de mes mots)




    Par leur concision et leur rigueur formelle, endiguant la densité émotionnelle, les poèmes de ce recueil majeur ne sont pas sans évoquer les haïkus modernes écrits après la catastrophe de Hiroshima, en particulier les muki-teki haiku (litt. « haïku sans kigo, sans mot de saison »), dont la fonction de dire l’atrocité se devait d’exclure l’inscription des saisons, puisque celles-ci ne pouvaient plus se lire dans la nature dévastée. Les vers brefs et subtils des poèmes de S.-E. Saliceti (tel ce tercet qui évoque une déportation en renvoyant à une autre : « Quelle est cette étoile sous / l’écorce – la tribu perdue ? ») possèdent également la douceur d’un baume, d’une caresse ; telles des épitaphes, ils restituent en quelque sorte aux victimes leurs dernières paroles.


    Malgré le gouffre de violence sur lequel elle a été amenée à pousser, la forêt de Lissinitchi ne peut pas n’être que funeste. Espace de vie, espace sacré, la lumière émane même de son sous-bois. La poésie méditative de S.-E. Saliceti contribue à davantage la nimber de mystère et d’intimité, invitant ainsi à la contemplation, qui exclut la colère et la haine. Je compte les écorces de mes mots est un recueil de poésie éthique, qui renoue avec l’une des fonctions premières de cet art, à savoir la réaffirmation de l’invincibilité de la beauté du monde et de la valeur inaliénable de la vie : le langage poétique de S.-E. Saliceti en porte sans conteste l’éclat, d’autant plus difficile à dire que celui-ci jaillit d’un sombre charnier. Il s’agit bien, comme l’a écrit Philippe Jaccottet, d’« opposer au néant ignoble la beauté la plus éclatante, la plus dense, la plus ferme possible : pour le plaisir, la jouissance et l’honneur ». La vie continue de s’écrire dans ces textes.



    Quand je ne serai plus

    le soleil brûlera encore

    Les planètes tourneront

    obéissant à leurs propres lois

    autour d’un centre

    inconnu de tous

    Le lilas sentira encore

    aussi bon

    et la neige dardera ses rayons blancs

    Quand j’aurai quitté

    notre terre amnésique

    parleras-tu

    encore un peu

    mes mots ?

    (Rose Ausländer, trad. de l’anglais : S. Huynh)



    quelle est cette branche en

    broussaille qui sort de terre ? elle semble

    une barbe blanche sur

    un visage

    et cette feuille rousse, ouverte ?

    est-ce la main

    d’un petit garçon ?


    c’est un poème mon bel enfant

    la berceuse de La Forêt sur les Juifs

    c’est le tombeau de l’étranger

    (Sylvie-E. Saliceti, « La branche et la feuille »,

    Je compte les écorces de mes mots)



    Poèmes concentrés, bribes poignantes arrachées à l’extermination et à l’obscur.


    m’entends-tu ? l’ombre

    par poignées ne cesse d’ensevelir

    les anges

    (« Lettre à Adonaï », Je compte les écorces de mes mots)




    Poèmes d’une poète gardienne de noms, d’une femme de fidélité, respectueuse des derniers devoirs, qui exauce splendidement le vœu qu’elle énonce dans l’avant-propos : « Les arbres ont poussé sur les corps. Ni prénom. Ni date. Pas même un écriteau. Pour eux, je voudrais un texte-sépulture ».



    Là-bas le soleil roule sur

    un chariot sans bouquet

    où s’entassent les peaux

    en parchemins

    Les roues de la carriole tracent leurs

    encres sur la neige

    Deux lignes aussi droites que

    Les flèches du chamane

    Je sais le rituel de la parole

    Le rituel de l’étoile

    Le rituel de l’écorce

    (« Je sais que le soleil tourne autour de la forêt »,

    Je compte les écorces de mes mots)



    Isaïe a dit qu’il leur donnerait

    dans sa maison et dans ses murs

    un mémorial – Yad –

    et un nom – Shem –

    qui ne seront pas effacés

    (« Oraison pour une oraison »,

    Je compte les écorces de mes mots)




    Puissance considérable de ces poèmes-refuges, poèmes d’éloge, poèmes-oraisons, poèmes-sépultures ; « Kaddish silencieux » pour des êtres « imprononcés / sous les arbres » (S.-E. Saliceti), aux noms avalés par le silence, car « pour autant, les références à la poésie comptent moins que la présence bouleversante et discrète des anonymes » (Bruno Doucey, postface). Poèmes bâtisseurs de la dernière demeure. Poèmes absolument essentiels. Parole libératrice. Et sous le soleil, chaque mot s’ouvre comme une fleur dans le poème-arbre, il est expression de vie, main ouverte ; noms à dire, à graver dans la pierre.



    Qui suis-je

    quand les nuages pleurent :

    un hôte étranger

    sur une plage étrangère

    j’attends

    que le soleil m’aime

    à nouveau

    avec sa raison dorée

    (Rose Ausländer, Je compte les étoiles de mes mots)


    cette étoile est une forêt de corps

    alors m’appelèrent

    ceux dont la bouche

    terreuse les empêchait de dire

    leur nom

    […]

    alors je me suis assise

    près d’eux – les imprononcés dont

    les prénoms dormaient

    sous nos chaussures

    (Sylvie-E. Saliceti, « Les imprononcés »,

    Je compte les écorces de mes mots)






    Rouge
    Ph., G.AdC







    Il n’est donc pas surprenant que le recueil de Sylvie-E. Saliceti se termine sur un nom, en l’occurrence celui de Celan, annoncé par la couleur rouge. Le rouge du langage, mais aussi de la plaie béante, de la violence insoutenable, du cri à vif : le rouge de Soutine… Qui en appelle à la création artistique, à l’écriture. Retour à Celan, encore et toujours : écrire, pour que fleurisse la pierre.




    Sabine Huynh
    D.R. Texte Sabine Huynh
    pour Terres de femmes







    Sylvie E.-Saliceti, Je compte les écorces de mes mots






    BIBLIOGRAPHIE


    • Ausländer (Rose), Je compte les étoiles de mes mots, traduit et présenté par Edmond Verroul (L’Âge d’homme, 2000).
    • Ausländer (Rose), Mother Tongue, traduction anglaise : Boase-Beier, Jean et • Anthony Vivis (Arc Publications, 1995).
    • Celan (Paul), Choix de poèmes réunis par l’auteur, édition bilingue, traduction et présentation de Jean-Pierre Lefebvre (Gallimard, 1998).
    • Celan (Paul), Grille de parole, édition bilingue, traduction de Martine Broda (Christian Bourgois, 1991).
    • Jabès (Edmond), Le Livre de l’hospitalité (Gallimard, 1991).
    • Jaccottet (Philippe), La Seconde Semaison : carnets 1980-1994, (Gallimard, 1996).
    • Jaccottet (Philippe), Une transaction secrète (Gallimard, 1987).
    • Jaccottet (Philippe), Paysages avec figures absentes (Gallimard, 1976).
    • Mallarmé (Stéphane), Divagations (1897).
    • Saliceti (Sylvie-E.), Je compte les écorces de mes mots (Rougerie, 2013).
    • Saliceti (Sylvie-E.), La Voix de l’eau, Éditions de l’Aire (Suisse, 2017).







    SYLVIE-E. SALICETI





    ■ Sylvie-E. Saliceti
    sur Terres de femmes

    Le batelier
    [Ces fresques sur les murs] (extrait de Couteau de lumière)
    Couteau de lumière (lecture d’AP)
    La danse de Sakuntala
    [Dans la mer et le corps](poème extrait de La Voix de l’eau)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    La grenade



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur La Pierre et le Sel)
    une recension de Je compte les écorces de mes mots par Pierre Kobel



    ■ Autres notes de lecture de Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Matthieu Baumier, Le Silence des pierres
    Romain Verger, Fissions





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  • Jeanne Bastide, La Fenêtre du vent

    par Angèle Paoli

    Jeanne Bastide, La Fenêtre du vent,
    L’Amourier éditions, 2013.



    Lecture d’Angèle Paoli




    Joseph tresse le sang de la vigne avec le rouge qui l'obsède.
    Ph., G.AdC







    « LE SILENCE BRUISSANT DE LA VIGNE »




    D’apparence simple et transparente, le dernier récit de Jeanne Bastide, La Fenêtre du vent, semble promesse d’un univers à la fois poétique et familier. Pourtant, le titre-frontière – qui pose la pensée sur l’émouture de la lame – ouvre sur un monde autre. Un monde de vent de lumière de silence et de sang. Un monde absurde, tissé de contradictions, de cruauté et d’intolérables souffrances.

    Dès l’incipit, la vie du narrateur bascule, d’une paisible vie de petit vigneron du midi à celle de conscrit appelé à se battre de l’autre côté de la Méditerranée pour sauver l’Algérie et apporter la civilisation sur des terres arasées par la « verticalité de la lumière » et par le vent. Ce temps-là est le temps de la guerre, le temps des violences subies par un pays mis à feu et à sac par les colonisateurs français. La voix de La Fenêtre du vent est celle du jeune Joseph, vigneron « pas assez riche qui n’a pas pu payer son remplacement ». La trame du récit est simple. Joseph arrive dans un pays d’exil, à la fois étrange et étranger. Il en repart, touché à mort par ce qu’il y a vécu :

    « La guerre ne m’a pas tué. L’amour m’a mis à mort », déclare Joseph avant d’aller retrouver le monde qui était jadis le sien et dont il n’est pas sûr qu’il le soit encore à son retour.

    Entre ces deux extrêmes, il y a le vide, il y a l’attente. Il y a la quête d’un « point d’appui » dans le ciel pour échapper à la disparition et à la mort. Il y a l’attente d’un miracle. « C’est hier que le miracle est arrivé. Je dis miracle, je n’ai pas d’autre mot », confie Joseph. Le miracle s’incarne en Leila. Mais, avant l’apparition de l’« ange bleu », avant « le ravissement et la félicité », avant l’expérience de l’infinie caresse de la lumière, avant le désastre ouvert par la béance de l’absence, il y a la vie ordinaire dans un camp militaire, rivée à celle du casernement, au rythme des opérations menées, « expéditions dans les collines », pillages et tueries, à l’expérience irréversible du sang versé pour une cause dont le sens échappe et qui ne trouve en rien sa raison d’être dans les convictions hurlées par le capitaine : « On doit tenir son rang face aux indigènes. Que diable ! » Il y a la peur, omniprésente et tenace ; et la découverte que la jouissance existe dans l’acte de tuer.

    « Ce n’est pas que cette guerre me plaise, mais je suis surpris à jouir de ma propre violence. Une énergie m’a porté dans le massacre. Je me suis surpassé. La bataille est une rencontre au-delà de la peur. Émulation et détermination dit le capitaine ».

    Un homme double, ce capitaine, « spirituel et affable dans le privé », mais qui fait trancher les têtes sans jugement, acte nécessaire pour l’assise de son autorité.

    Poursuivi par l’horreur du sang et par la « jouissance noire » d’une ivresse qu’il ne supporte pas, Joseph tresse le sang de la vigne avec le rouge qui l’obsède. Les images s’entrelacent qui mêlent formes et rouges :

    « Le raisin tombe, la tête tombe – le rouge coule. Et on continue à avancer – que diable ! »

    La métaphore se file tout au long de la marche des hommes sous le soleil, dans la violence qui les conduit sur la voie de la mort :

    « Lourd, le soleil, longue la marche. Le jus de raisin coule sur mes tempes – dans mon dos. »

    Ou encore :

    « Au bout de la vigne attend le cheval avec le tombereau sur la charrette. Une distance démesurée. J’avance pas à pas dans la chaleur rouge. »

    Le chapitre se clôt sur le couperet du constat :

    « Le sang de la vigne n’a pas de fin ».

    La vigne a imprimé son graphisme dans la mémoire vacillante de Joseph. Elle a incrusté ses écritures dans les souvenirs du narrateur. Le sang de la guerre charrie avec lui les images du passé. Il ramène le « silence bruissant » de la Pierrotte, dont le « nom caillouteux » sied si bien à la vigne, la rose trémière qui « dodeline son pourpre », « les mains de Marie qui engendrent » le « miracle » du pain, les mots de la mère et son âme. « Petites résurgences » que le « poète-paysan » croyait enfuies.

    La vigne pervertit de « giclées de rouge » le monde qui l’entoure. À moins qu’il ne s’agisse de ses rêves :

    « Le sang bat jusque dans mes oreilles. Des lauriers roses sanglants défilent dans ma tête, soldats grotesques. »

    Tenaillé par le doute, Joseph l’est aussi par la confusion qui l’habite et par la folie qui le guette :

    « J’ai tué – et dans l’odeur débraillée du carnage – je me sentais à la fois puissant et misérable. Je ne sais pas bien quoi faire de tout ça. Je crois que le rouge du sang s’est infiltré dans ma tête goutte à goutte. Je le crois, car souvent je vois rouge et n’ai plus alors de discernement. Je me débats comme pris dans un filet que je ne comprends pas. »

    Il fallait que quelque chose survienne. Qu’un miracle se produise, qui fasse reculer l’offensive du rouge. C’est par le « bleu » que ce miracle arrive. Celui de la silhouette entrevue « d’une jeune femme accroupie dans l’ombre ». « Une femme bleue et silencieuse », qui « a ondoyé » Joseph « de sa parole » en le nommant Youssef.

    « Depuis que je suis Youssef, quelque chose en moi s’est agrandi. De la lumière est entrée. Je suis autre. Je deviens… Je deviens celui que tu nommes. Leila me recrée pour que je rentre dans son paysage. »

    Sous la trame cruelle des événements, Jeanne Bastide tisse une toile de haute lice, toute de sensibilité, de finesse et de poésie.



    Angèle Paoli in Europe, revue littéraire mensuelle, juin–juillet 2013, n° 1010-1011, pp. 358-359.







    Jeanne Bastide, La Fenêtre du vent





    JEANNE BASTIDE


    Jeanne Bastide
    Source




    ■ Jeanne Bastide
    sur Terres de femmes


    [comme si le temps] (poème extrait du Jour se déplie)
    Intimité de la lumière (extrait)
    Lucarnes (lecture d’AP)
    La nuit déborde (lecture de Michel Diaz)
    La nuit déborde (lecture d’Alain Freixe)
    Rouge enfance (lecture d’AP)
    [La petite fille du passé] (extrait de Rouge enfance)
    Un déjeuner de soleil (lecture d’AP)
    Un déjeuner de soleil (extrait)
    Un silence ordinaire (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    une page consacrée à La Fenêtre du vent de Jeanne Bastide





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  • Bernard Vargaftig | [L’avènement s’éparpille]




    Comme nos failles se rejoignent
    Source







    [L’AVÈNEMENT S’ÉPARPILLE]



    L’avènement s’éparpille
    Les échos dans la broussaille
    L’immobilité d’une nuée
    Les images font mortellement peur


    Que j’aime l’énigme
    Profondeur qui est toi comme éperdument
    Te toucher est connaissance vive
    Comme nos failles se rejoignent


    Plénitude faille
    Plénitude que nous embrassons
    Où ni phrase ni silence les fauvettes nouent
    Eau et ciel et soif et monde ensemble




    Bernard Vargaftig, Je n’aime que l’énigme, suivi de L’Inflexion, Éditions Jacques Brémond, 2013, page 52. Encres de Sylvie Deparis.





    BERNARD VARGAFTIG


    Bernard Vargaftig




    ■ Bernard Vargaftig
    sur Terres de femmes

    [Ce n’est que l’enfance] (poème extrait du recueil éponyme)
    [Mon chant mon bonheur] (poème extrait de Chez moi partout)
    [Quelquefois je prends ta place] (poème extrait de L’Aveu même d’être là)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une notice bio-bibliographique sur Bernard Vargaftig
    → (sur Mediapart)
    un hommage de Pascal Maillard à Bernard Vargaftig
    → (sur P/oésie, le blog d’Alain Freixe)
    In memoriam Bernard Vargaftig
    → (sur Les Carnets d’Eucharis)
    un hommage à Bernard Vargaftig
    → (sur Lumière des jours, le blog de Jacques Ancet)
    Quatre notes sur Bernard Vargaftig





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  • Stéphane Bouquet | East Side Story




    Vespa
    Source







    EAST SIDE STORY (extrait)



    2 jours avant la fin nous roulons
    1h en scooter, il est 1h du matin, je m’accroche à son ventre, j’ai

    glissé les mains
    sous son blouson et tee-shirt pour lui caresser la respiration et ne

    pas tomber
    dans virages et collines, où allons-nous, surprise, be not afraid,

    brise un peu froide
    malgré le réconfort de son dos. Nous sommes dans des bains de

    soufre jaune
    et chaud. L’employé indique doigt indifférent les salles rivées,

    cabine 13, sol
    inondé, nous nus et les affaires aux étagères, l’eau sourd paraît-il

    directement
    par robinet interposé des déesses de l’immortalité. Il rit, il dit, si

    on s’embrassait
    à fond dans la vapeur d’anciens lavis d’ici, il m’apprend à

    distinguer
    le mouvement song de sa langue dans ma bouche, le mouvement

    tang de sa langue
    dans ma bouche, ses dents frisent dangereusement la poésie de

    renaissance occidentale :
    petit gravier d’ivoire qu’il a plein la bouche, choselettes cachées

    sous le coussin
    des lèvres, il est 4 h du matin, je bâille et demain je travaille mais

    il faut rester
    plus longtemps pour survivre à encore plus d’années, chaque

    baiser profondément
    pensé dans le très peu de jours de nous deux. La brume aussi

    est tombée sur les
    collines du retour, la pluie aussi tombait sur le scooter. Il veut

    que je conduise pour
    à son tour se coucher sur mon dos et se reposer lui aussi dans la

    zone de certitude
    provisoire mais la route est mouillée, le brouillard nous encercle,

    je n’ai jamais
    conduit de scooter, je ne veux pas que tout finisse déjà dans la

    mort. Il dit
    I don’t really believe, à son âge, à la mort mais moi si et en fait

    assez pour deux.



    Stéphane Bouquet, “East Side Story” in Les Amours suivants, éditions Champ Vallon, Collection recueil, 2013, pp. 56-57.






    Stéphane Bouquet, Les Amours suivants, Champ Vallon, 2013.




    STEPHANE BOUQUET


    Stéphane Bouquet vignette






    Stéphane Bouquet
    sur Terres de femmes


    Preuves du monde (poème extrait du Fait de vivre)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Champ Vallon)
    une page sur Stéphane Bouquet





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  • Mohammed Bennis |
    [Toujours ton ami d’Orient revient à l’automne]






    Qui t’a mis visage face au portail de la mer
    Ph., G.AdC






    [TOUJOURS TON AMI D’ORIENT REVIENT À L’AUTOMNE]



    Toujours ton ami d’Orient revient à l’automne
    Son turban répand sur toi sa verdure
    avant qu’il ne reparte par le chemin des pierres
    et des pluies légères

    Les gens ne savent pas comment est venu l’étranger
    ils ont inventé pour lui une stèle
    et des cérémonies avec bannières
    le figuier fait une ombre sur son puits
    on parle des tempêtes soumises au pouvoir de ses mains
    jusqu’à l’extrême sud





    Qui es-tu en ton exil
    Qui t’a mis visage face au portail de la mer
    pour examiner le silence

    Une mer te conduit en rêve où tu te vois
    spectre de mes voix anciennes
    Une fois je suis venu
    au-devant des vaisseaux portant mon soleil
    et j’ai le lustre des soupçons

    Qui es-tu mon arc
    ta détente galope sur une dune vêtue de mon chant
    Visage et eau
    se font face une seconde dans la mort
    puis le désir les unit



    Mohammed Bennis, Lieu païen, L’Amourier, Collection Poésie, 2013, pp. 28-29. Traduction de l’arabe par Bernard Noël en collaboration avec l’auteur.





    __________________________________
    NOTE d’AP : le prix Max-Jacob pour la poésie 2014 a été décerné au poète Mohammed Bennis pour son recueil Lieu païen.






    Mohammed Bennis, Lieu païen, L'Amourier, 2013






    MOHAMMED BENNIS


    Mohammed Bennis
    Source




    ■ Mohammed Bennis
    sur Terres de femmes


    Bernard
    Invitation
    Galaxie (poème extrait de Vin)
    la lectio magistralis, « Le poème et l’appel à la promesse », prononcée (en français) par Mohammed Bennis le 25 mars 2011 à Florence, à l’occasion de l’attribution du Prix Ceppo international de Pistoia




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Imperfetta Ellisse)
    Mohammed Bennis, poeta mediterraneo, vince il Premio Internazionale Ceppo di Pistoia
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    la page de l’éditeur consacrée à Lieu païen
    → (sur Basilic 44, mai 2013)
    un entretien de Mohammed Bennis avec Alain Freixe [PDF]
    → (sur Lyrikline)
    dix poèmes de Mohammed Bennis dits (en arabe) par Mohammed Bennis





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  • Tomas Venclova | [Je bois pour nos murs en carré]





    Deux fois pour la haute fenêtre
    Ph., G.AdC






    [JE BOIS POUR NOS MURS EN CARRÉ]



    Je bois pour nos murs en carré
    Et pour les portes encastrées,
    Deux fois pour la haute fenêtre
    Et pour la lampe toujours prête,
    Pour tous les pays interdits
    Et les cartes enfouies,
    Pour l’air qui reste concevable
    Et pour le monde, en nous, friable,
    Pour les roues des locomotives
    Et les clés des geôles à vif,
    Deux fois pour nous deux, quatre fois
    Pour nous tous je rebois,
    Pour ce qui s’envole et trépasse,
    Pour ce qui renaît sous la glace,
    Pour nous deux qui ne feront pas deux
    Et pour deux fois deux qui ne font jamais deux.



    1961



    Tomas Venclova, Conversation en hiver [Winter Dialogue, Northwestern University Press, 1997], in Le Chant limitrophe, Éditions Circé, 2013, page 119. Préface de Joseph Brodsky. Poèmes traduits par Henri Abril.







    TOMAS VENCLOVA


    Tomas Venclova
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Circé)
    une fiche sur Le Chant limitrophe de Tomas Venclova





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  • Eugenio De Signoribus | [La sirena marina nel suo acquario]



    La sirene
    Oliver Voss, Sirène
    rivière Alster, Hambourg, août 2011
    Source








    [LA SIRENA MARINA NEL SUO ACQUARIO]



    la sirena marina nel suo acquario
    ciclicamente invoca il rinascere
    non un detto velleitario
    sopra il piombo dell’emergenza
    ma l’atto stesso dell’impazienza
    contro la pochezza del sognato

    e il canto
    intorno a sé, incagliato…

    e tu,
    figura per metà sommersa
    con alghe ai piedi e reti in testa,
    rinasci alla tua carne persa
    e alla pietà di te

    e nuda va’
    dove è animata la città
    e la pluralità si segna in tè …

    e lì, vèstiti




    Eugenio De Signoribus, Tavole genovesi, Principio del giorno [2000], Poesie (1976-2007), Garzanti Editore, Milano, 2008, pagina 435 ; in Veglie genovesi, Il Canneto Editore, Collana Evoè, Genova, 2013, pagina 15. Cura, introduzione e commento di Stefano Verdino.





    ____________________________________________________
    NOTE de l’éditeur : Oltre ai testi di Tavole genovesi, già compresi nella raccolta Principio del giorno edita da Garzanti nel 2000, Veglie genovesi propone gli inediti Frammenti del poema interrotto e le prose di Soglie genovesi. Corredano il volume alcune annotazioni critiche dell’italianista Stefano Verdino.








    Veglie genovesi









    [LA SIRÈNE DE MER DANS SON AQUARIUM]



    la sirène de mer dans son aquarium
    invoque périodiquement le re-naître
    ce n’est pas un discours velléitaire
    sur le plomb de l’émergence
    mais le geste même de l’impatience
    contre l’insignifiance du rêve

    et le chant
    qui l’entoure, entravé…

    et toi,
    silhouette à moitié submergée,
    algues aux pieds et filets en tête,
    tu renais à ta chair perdue
    et à l’apitoiement sur toi

    et tu vas nue
    dans le tumulte de la ville
    et la pluralité appose en toi sa signature…

    et là, habille-toi



    Traduction inédite d’Angèle Paoli



    EUGENIO DE SIGNORIBUS


    Eugenio De Signoribus
    Source




    ■ Eugenio De Signoribus
    sur Terres de femmes


    Ronde des convers (lecture d’AP)
    microelegia (poème extrait du recueil Istmi e chiuse + traduction inédite de Thierry Gillybœuf)
    [ogni ora da vivere è buona per parlare] (poème extrait de Maisons perdues)
    L’albero (poème extrait du recueil L’altra passione + traduction inédite d’AP)
    La nymphe du crépuscule (poème extrait du recueil Trinità dell’esodo, 2011, + traduction inédite d’AP)





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  • Romain Verger, Fissions

    par Sabine Huynh

    Romain Verger, Fissions,
    Le Vampire Actif, Collection Les Séditions, 2013.



    Lecture de Sabine Huynh




    Hommage à Andy Warhol
    Richard Strong, Las Momias en Colores Vivos
    Homage to Andy Warhol

    airbrush & photomontage on paper
    Source







    FISSIONS EST UNE FICTION



           Un homme (le narrateur) écrit. Remémoration ? On ne sait si son texte, surréaliste, où le sang affleure presque à chaque page, est de l’ordre de la confession, du délire, ou du récit onirique. L’effervescence des questions suscitées par la lecture n’a d’égale que l’émotion éprouvée — forcément violente, tant est troublant le dernier roman de Romain Verger : Fissions.


    Je prends les choses comme elles reviennent, dans le plus grand désordre, les attrapant à la gorge quand elles percent de ma camisole chimique. Ce sont tes cris, Noëline, le visage fêlé de tes sœurs ou la fosse emplie de nuit et de silence, les vœux du prêtre, pluies de riz et giboulées de roses, d’interminables routes entaillées dans le vide où j’avance sans garde-corps, rasades de vodka, éclaboussures de sang, l’éblouissant crépuscule que dévorent les crevasses.


    Extraordinairement dense et captivant, Fissions happe son lecteur et l’entraîne au fond de la profonde crevasse du chaos, où se désintègre cet homme qui raconte sa nuit de noces dionysiaque : une farce qui s’ouvre sur un massacre, se poursuit en mascarade macabre, et se clôt sur un meurtre. Dans la foulée, le narrateur livre les détails crus de cauchemars impensables, dont un terrible holocauste, théâtralisé (dans une ultime tentative de dédramatisation ?).


    LISE: Bruce avait enfoui son mégot dans la terre.
    GINA : Et ?
    LISE : Les racines se sont consumées.
    […]
    LISE : Les oiseaux se consumaient en vol.
    GINA : Et retombaient en plumeaux ardents.
    LISE : C’était horrible !
    GINA : HORRIBLE !!
    LISE : Et la maison ?
    GINA : Les trois, soufflées.


    Fissions se lit la bouche ouverte. On la referme avec effroi au moment de voir les infâmes « portraits » de la galerie de photos de la famille de Noëline : bouches écartelées, rictus sanguinolents…


    la prolifération des humanités anomales

    Et tout se mélangeait dans ma tête : les visages de Noëline et Madeline, leurs cris, bouches et cicatrices, les becs de lièvre des poupons pendus à la poutre du grenier, les têtes en celluloïd de Lise et Gina et les gueules du bouc et d’Antoine fondues sous les flammes…


    Bouche vierge de l’énigmatique Noëline, dite « au sourire de Sphynx », sur laquelle le narrateur fantasme, car jamais offerte à la sienne. Cette « énigme sortie des mâchoires sauvages d’une vierge » évoquée par le poète lyrique Pindare se révèle être un cri déchirant de bête qu’on assassine et qui résonnera durant toute la nuit de noces.


    C’était le cri de Noëline. Ce cri primal que rien ne pouvait taire.


    Fissions conte et laisse deviner des histoires épouvantables de sacrifices, de destruction, d’annihilation. On les lit en écarquillant les yeux, qu’on ferme subitement en comprenant que le narrateur a bel et bien crevé les siens. De Rochecreuse, nom de la propriété familiale où se déroule le drame nuptial, à orbites creux, il n’y a, en effet, que quelques syllabes. Rochecreuse, de prime abord si bucolique…


    J’aurais voulu fixer le soleil et m’y brûler les yeux, effacer ce pays de ma vue, le rayer de ma vie et rentrer au bercail. Je n’avais que ça en tête. De temps en temps, un avion de ligne incisait le ciel et me déchirait la cornée, mais le paysage réapparaissait toujours, identique, âpre et brûlant.


    Les phrases que Romain Verger nous offre, aussi finement exécutées que les tortures les plus perverses auxquelles il soumet ses personnages et son lecteur, sont un miel exquis et empoisonné : leur beauté fait « délectablement » mal. Le face-à-face d’une langue baroque et d’événements inénarrables garde le lecteur constamment en éveil et n’est pas sans rappeler le style du marquis de Sade.

    Bien que l’on sache que Fissions est une fiction, on ne peut s’empêcher de se demander où l’auteur est allé chercher les horreurs qu’il dépeint minutieusement, et auxquelles il donne pour toile de fond notre monde « moderne » (internet, téléphonie portable). Ce genre de questions, qui nous tourmentera indéfiniment – « comment quelque chose d’aussi atroce a-t-il pu se passer à notre époque ? » – ne peut naître que des cendres laissées par les pires tragédies historiques et humaines (pensez Russie durant la Première Guerre mondiale, pensez Cambodge, pensez Vietnam, pensez Goulags, pensez Shoah…).


    Peut-on mieux dévoiler l’amour en taillant dans la chair et brisant l’os iliaque, dans le vif des deux, en dédoublant le mal, en répliquant la nuit ?


    On se dit alors, bien naïvement certes, qu’il doit y avoir une cause aux insupportables malheurs du narrateur  – comme si chaque crime, chaque mort, pouvait avoir une cause « rationnelle ». On n’y peut rien, on est humain, on est faible, à l’image de ce narrateur qui, la nuit, écrit, et qui, le jour, travaille dans une déchèterie, fouillant inlassablement le magma d’ordures avec une immense pince. « Épouvantable magma » qu’il compare à ses propres âme et existence, de « la merde », comme il l’écrit.


    Avec le temps, cette pince était devenue le prolongement de mon corps.

    De tout là-haut je voyais impassible le vaste merdier pétrifié qu’était devenu ce pays et la terre tout entière, où les cinglés du monde entier, comme des hyènes aux pattes engluées dans la bouse sèche viendraient se soulager jusqu’à la fin des temps.


    En tant qu’être humain doué pour la science, on ne peut généralement concevoir que quelque chose relève de l’ordre de l’inexplicable. Totalement éberlué par ce qu’on lit dans ce roman contemporain teinté de fatalisme et abondant de références à la mythologie grecque, on s’efforce de comprendre le pourquoi de tant de souffrance humaine.

    Vers la fin du livre, on est porté à croire qu’un crime impardonnable, peut-être commis par le narrateur, est à l’origine du chaos décrit. Crime qui aurait engendré des fissions dans son univers et dans celui de ses proches, libérant une énergie destructrice digne de la furie vengeresse des Érinyes. Crime qui doit donc être puni pendant la vie de son auteur. D’ailleurs, ne sont-elles pas trois sœurs à Rochecreuse, à la fois attirantes et hideuses, Noëline, Émeline et Madeline, pleines de haine, de vengeance et de violence dissimulées ? Et ne sommes-nous pas, tout compte fait, à travers cette Rochecreuse perchée dans la montagne, retournés en Arcadie, ce pays primitif qui abritait des sanctuaires consacrés aux Érinyes mêmes ? Et n’a-t-on pas ouvert la noce en sacrifiant un bouc, rituel rappelant le sacrifice de moutons noirs offert aux trois persécutrices ? Ce bouc représente les mariés, sacrifiés sur l’autel de la malédiction.


    Abandonné aux braises mourantes, le bouc se laissait noircir la carcasse, joues et orbites creuses et dents découvertes jusqu’aux racines.

    Du bouc, il me restait un morceau entre les dents : un goût de mort dans la bouche qui m’enflammait la gencive.


    Car sinon, pourquoi, depuis sa nuit de noces, le narrateur serait-il ainsi contraint à traverser le Styx ? Il est vrai qu’en épousant Noëline l’inconsolable, cette Polyxène sacrifiée, brûlée vive, il s’est uni sans le savoir aux ténèbres, à la nuit et aux enfers, personnifiés par la jeune mariée et son affreuse famille. Mais son chemin de croix n’a-t-il pas commencé bien avant cette nuit-là, lors d’une autre nuit fatidique, nuit qui expliquerait tout ? On finit par s’en convaincre, car où d’autre, à part dans la fiction (et encore), est-on amené à trouver des explications pour tout…


    La dernière fois que je t’ai vue, Noëline, c’était dans cette chambre, la chambre de ton père, la chambre de ton mal. Et tu n’en es jamais ressortie. En t’épousant, je me suis uni à la nuit ; et moi je t’ai laissée là, fuyant lâchement par cette route aveugle, suivant la ligne de partage des peines. Je ne peux t’imaginer ailleurs, revenue au jour sans moi. Alors j’ai fait de toi un cas d’auto-combustion, ta silhouette de cendres empreinte dans le lit, ta forme noire épousant le matelas et fusionnant avec ma cécité. Noëline évanouie à toi-même, consumée par le martyre et mon amour pyrogravé.


    Affreusement malmené par les Furies, le narrateur sombre dans la folie. Il est tout à la fois Achille – aux lèvres brûlées –, Œdipe – aux yeux crevés –, et Oreste – tourmenté par les trois sœurs, durant une nuit de noces que l’on peut comparer à un tribunal grotesque, même si à aucun moment le narrateur n’exprime de remords. On apprend finalement que ce martyr nous écrit du « pavillon des fous furieux » de l’hôpital psychiatrique où il croupit.


    Calme partout, un calme étrange et lourd. La vie se meurt ici à petit feu, un coussin sur la tête.


    Fissions, un roman superbement douloureux et déroutant, s’achève sur une énigme insondable, celle de la pire souffrance alliée à la volupté la plus élevée. Dans cette extase sadique, la fiction rejoint la réalité d’un monde sans Dieu.



    Sabine Huynh
    D.R. Texte Sabine Huynh
    pour Terres de femmes







    Romain Verger



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  • Cécile Oumhani, La Nudité des pierres

    par Isabelle Lévesque

    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres,
    Éditions Al Manar | Alain Gorius, 2013.



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    Un cheminement, dans  une ville du Nord
    Ph., G.AdC







    [« DÉMÊLER L’OPACITÉ DU MONDE | À L’HEURE IMMOBILE »]



    « cheminer à rebours
    inaugurer d’antiques présages »



    Miniature.

    La Nudité des pierres recèle-t-elle en son sein un univers entier, celui peint par Diane de Bournazel qui a déjà illustré les couvertures de plusieurs livres parus aux éditions Al Manar ? On distingue des formes multiples, enchâssées ou juxtaposées. Tout un monde. Par ce chemin nous entrons dans le livre de Cécile Oumhani.

    Le recueil en effet s’ouvre sur un cheminement, dans « une ville du Nord », pour rejoindre un « rêve tendu de lin », la « contrée d’envol ». Un paragraphe en prose inaugure le livre. Nous sommes situés avant : sur le seuil du voyage, vers les terres australes, sous le signe du destin que le livre surprend pour « ce vœu de nudité » éclairant le titre. La nudité originelle fonde les retrouvailles avec « l’ampleur du rêve ». Marcheur (marcheuse) à l’immobilité vacillante, sensible à la seule lumière. Sommeil dont il faut s’abstraire pour qu’un rêve entamé, loin dans le temps, renoue le tissu du ciel et des temps séparés :

    « Tu fis ce vœu de nudité

    âpre et lumineuse »

    Le tutoiement porte au chant, il incite au départ accompagné d’une lyre des songes que les « odyssées muettes » réveillent pour une remémoration bienheureuse. En elle, les origines et légendes se mêlent et s’abreuvent : rêverie où l’histoire et l’épopée se meuvent de nouveau.

    Le narrateur, porteur de ces chants de quatre vents, se soumet aux indices laissés pour trace sous son pas :

    « tu caresses sous ta paume

    l’empreinte silencieuse

    des bribes d’étoiles en guise de récit »

    « En guise » car reviennent en chaque poème des bribes ou éclats. Au vent, la parole se disperse et soulève du passé ses poussières lumineuses et secrètes. En elle, les naufrages et la pierre nue des lumières qui renaissent :

    « le vent a cousu à nos paupières

    des sorts anciens

    noués dans l’étoffe éraillée

    de tribus disparues »

    Tout semble perdu, nous sommes « en deuil d’une heure évanouie ». Cette perte augure des retours flamboyants, le fil d’or du récit intègre « de nouveaux cercles ». Gloire amuïe, confondue « au ciel de crêtes ». Tout renaît, sous la plume du goéland, adepte du souvenir lorsque l’alphabet ne demande qu’à faire réapparaître des mondes engloutis.

    Le texte de Cécile Oumhani, peu ponctué, tend vers la fluidité du sable glissant dans les failles du temps. Rien ne l’interrompt, il se nourrit des surgissements successifs que le chant suscite. Le poète nomade, aède à la lyre figurée du ciel, lit les étoiles pour que le passé se souvienne, levant des « calligrammes », « [a]rc tendu vers l’onde ». Ce qui se courbe relie les temps, le poète lit en ces formes douces la parole oubliée.

    La nudité parcourt le texte et dépose sa nécessité sur les pêcheurs « pieds nus », sur « le souffle nu des chanteurs » (ou sur « nos regards nus »…). Devenue espace possible, elle se change en condition nécessaire, cruelle parfois lorsqu’il faut entendre « le cri des oiseaux qu’on égorge », vidés de leur sang, entrailles livrées « pour cueillir la mort » ou lire, dans les traces de sang, l’immémorial assaut de la mort. Cette nudité révèle enfin les parfums, « traîne de musc » des passants, fil méditerranéen de terre et mer mêlées dans le souvenir, comme s’il s’agissait de la creuser pour qu’elle signifie enfin (« le vide s’ouvre » — « Démêler l’opacité du monde / dans l’heure immobile »).

    Départ ou arrivée. Nous sommes promis à l’agonie. Égarés, soumis à la perte et voués à la célébration blanche, incomplète et flamboyante de « la nudité des pierres » où les mythes rejoignent la parole comme l’origine et la fin se confondent.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Texte Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes







    Oumhani, La Nudité des pierres






    CÉCILE OUMHANI


    Cecile_oumhani



    ■ Cécile Oumhani
    sur Terres de femmes

    Interview de Cécile Oumhani par Rodica Draghincescu
    (+ Bio-bibliographie)

    Aux prémices du sable (poème extrait de Chant d’herbe vive)
    Le Café d’Yllka (note de lecture)
    [Dès l’aube ils s’interpellent] (poème extrait de Cités d’oiseaux)
    Éclats de rêves (poème extrait d’Au miroir de nos pas)
    [j’ai marché dans l’ignorance] (poème extrait de La Nudité des pierres)
    Ne craignons pas la nuit (poème extrait de Chant d’herbe vive)
    Temps solaire, III (poème extrait de Temps solaire)
    Touching land (poème extrait de Passeurs de rives)
    [S’abandonner au sommeil] (extrait de Tunisie, Carnets d’incertitude)
    Avant-propos de Lalla ou le chant des sables d’Angèle Paoli
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Manhattan redux
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Cécile Oumhani, « Seuils possibles », Revue Confluences Méditerranée n° 22, été 1997



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site Babelmed)
    « Cécile Oumhani, à la croisée des mots et des imaginaires »
    → (sur le site Babelmed)
    “Plus loin que la nuit”, entretien de Cécile Oumhani avec Nathalie Galesne (2 décembre 2007)
    → (sur le site Babelmed)
    Méditerranée / Panorama de la littérature tunisienne de langue française, par Jalel El Gharbi
    → (sur Encres vagabondes)
    un entretien de Cécile Oumhani avec Brigitte Aubonnet (novembre 2007)
    → (sur le site de Rafik Darragi)
    Nocturnes (la nuit dans l’œuvre de Cécile Oumhani)
    → (dans la Poéthèque du Printemps des poètes) une
    fiche bio-bibliographique sur Cécile Oumhani
    → (sur Levure Littéraire n° 7)
    Sous le « bleuté des plis de la nappe », d’admirables ciselures (note de lecture d’AP sur L’Atelier des Strésor de Cécile Oumhani)



    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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