Étiquette : 2013


  • Claude Louis-Combet, Radeau de la première femme, III



    Première femme
    Elizabeth Prouvost, Radeau de la première femme
    in Claude Louis-Combet | Elizabeth Prouvost,
    Dérives, Fata Morgana, 2013, pp. 80-81.
    Source








    RADEAU DE LA PREMIÈRE FEMME, III



    Comme petite monnaie et pacotille
    Tous les mots sont tombés en chemin
    Le souffle a pris le relais de la parole
    L’un après l’autre
    Les gestes se sont rendus

    Dans le regard de l’un comme de l’autre
    Chacun l’amant comme l’amante
    Coule son âme et son désir
    Les mêmes eaux emportent le temps
    L’existence est immersion

    Femme première
    Au cœur de tout instant
    Est celle qui flue sans jamais changer
    Celle qu’étreinte noue à elle-même
    Hors de quoi rien ne serait

    Elle a marché comme une seule troupe
    Elle s’est trainée sur les genoux
    Elle a rampé
    Elle a pris possession de sa faille
    À coups de griffes à coups de poing

    Elle a traversé son enfance femelle
    Et sa jeunesse d’affamée
    Elle a tranché dans ses désirs
    Ni la sainte ni la démone
    Mais l’une et l’autre dans l’amante

    Elle est allée droit au phalle
    Par les chemins qu’elle inventait
    Il n’était pas d’autre amant
    Celui qui venait à sa rencontre
    La suivait depuis toujours

    L’un de l’autre l’un par l’autre
    De la même étreinte ils sont nés
    D’inépuisable amour et d’incessant désir
    Jalons d’un mythe qui les dépasse
    Et qui les fonde

    L’existence est immersion
    Dans cette fluidité sans interstice
    Où la chair épouse la chair qui l’épouse
    La bouche a pris le relais du sexe
    Pour prier à l’adresse du néant

    Amour, que votre volonté soit faite
    Et que rien ne vienne disjoindre
    Ceux que le désir a choisis
    Faites qu’en partage la mort nous soit accordée
    Gisants flottants tels nous viendrons au monde

    INSÉPARÉS



    Claude Louis-Combet, « Radeau de la première femme », III, in Claude Louis-Combet | Elizabeth Prouvost, Dérives, Fata Morgana, 2013, pp. 93-94-95.




    _______________________________
    NOTE : Dérives de Claude Louis-Combet est directement inspiré de photographies d’Elizabeth Prouvost, qui consacre une grande partie de son travail à la composition de puissantes scènes, dramatiques et symboliques, animées dans leur structure comme dans leur désolation, par l’image du Radeau de la Méduse de Géricault. De cette série des Radeaux, Claude Louis-Combet a retenu cinq figurations dont chacune, à la façon d’une vision complètement intériorisée, a suscité un récit où l’horreur épouse le sublime.






    Dérives






    CLAUDE LOUIS-COMBET


    Claude_louiscombet_par_ric_toulot_3
    Eric Toulot, Portrait de Claude Louis-Combet
    Source






    ■ Claude Louis-Combet
    sur Terres de femmes

    Bethsabée à jamais
    Celle par qui la ténèbre arrive
    Depuis le temps que la chair s’épure
    Hiérophanie du sexe de la femme
    Isula, insula
    « J’écris du désir comme du désert »
    Mala Lucina
    Noyau central
    Résurgences
    Suzanne et les Croûtons (note de lecture d’AP)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de Fata Morgana)
    la page de l’éditeur sur Dérives
    → (sur YouTube)
    Les radeaux d’Elizabeth Prouvost
    → (sur lelitteraire.com)
    une recension de Dérives par Jean-Paul Gavard-Perret






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  • 1er octobre 1953 | Georges Braque à Varengeville

    Éphéméride culturelle à rebours





    Georges Braque à Varengeville
    Robert Doisneau, Georges Braque à Varengeville, 1953
    Source








    GEORGES BRAQUE À VARENGEVILLE



    Comme la servante me faisait entrer dans l’atelier de Varengeville, j’eus un jour l’occasion, le temps qu’une porte s’ouvre et se ferme, de surprendre Braque au travail. Il était assis sur un pliant, les genoux pointant en avant au haut de ses longues jambes, et il achevait de poser avec une lenteur réfléchie, sur un petit tableau posé bas sur le chevalet, une touche sans doute longtemps préméditée et qu’il ne fallait pas perdre. Il était vêtu de vieux habits, mais confortables, et portait sur la tête une casquette. De nos jours les revues d’actualité font passer la casquette avant le tableau. Il est plus facile de parler de l’une que de l’autre. Mais peut-être aussi a-t-elle son importance.

    Cet immense atelier, Braque l’a fait construire dans le fond du jardin, un lieu des plus humides, mais cette humidité a ses prodigieuses magies. Pas de fenêtres ; sous les verrières, des voiles tamisent la lumière de Varengeville : si fine qu’elle soit, elle a besoin d’être filtrée. Que l’on aperçoive de tous côtés, sur le sol ou sur les meubles, des objets hétéroclites et singuliers, épaves des champs et des grèves, signes de mondes disparus ou futurs, moments de métamorphoses, qui ne l’imaginerait ?

    […]

    Pour en revenir à cette visite : lorsque tout le monde fut entré et tout aussitôt dispersé, chacun attiré par un tableau ou un objet (mais dangereusement et très précautionneusement, et Braque s’avisa bientôt de la broche qui menaçait par-derrière le grand tableau), « eh bien, voilà, dit-il simplement, c’est là que ça se passe ! » et son regard circulaire paraissait à la fois chercher et montrer quelque chose d’invisible et qui n’était pas ses tableaux. Ces paroles dont le sens dépassait de beaucoup la signification banale : « c’est ici que je travaille », faisaient allusion à quelque réalité dramatique et pour nous assez mystérieuse : qu’était-ce au juste ça, cette chose difficile à nommer et expliquer, que nous ne pourrions jamais voir, cet événement sans interruption et sans fin et qui se passait là, avec une telle constance, le jour et la nuit ? Là, dans l’atelier, avec le maximum d’intensité, mais qui devait aussi s’épancher sur le pays alentour ?

    Devant la maison de Braque qui est un logis de ferme confortable, par-delà les buissons taillés bas pour qu’ils ne ferment pas la vue, s’étend le plateau : c’est le pays crayeux de Caux, dénudé et venteux, pâturages et champs de betteraves et des rangées d’arbres au loin. Un pays où il y a beaucoup de corneilles et de corbeaux.

    Mais par derrière la maison, c’est le nord et le pays devient d’un grand charme. La mer, que l’on ne voit pas encore, est toute proche par-delà des chemins creux et des petites villas cachées dans leurs feuillages. Il faut descendre la falaise par une valleuse, c’est une plongée dans les lumières fraîches et changeantes, des verts tendres ou brulés, de l’argile rousse, de la craie blanche rayée de silex noirs horizontaux, ou de tous les gris. La mer, plus souvent que du bleu, offre les nuances les plus variées de verts et de gris, mais quand elle a, avec trop de gourmandise, sucé les falaises, dont la craie fond comme du sucre, elle est laiteuse, et il faut redouter, car elle prend alors je ne sais quel aspect terrible, qu’elle le soit trop. Les falaises, par un phénomène bien connu, ont beaucoup emprunté à la palette de Braque. Outre l’ocre et le gris, elles offrent des tons inattendus, des taches safran, des coulées de soufre, des moisissures verdâtres et rousses, des traînées sanguinolentes. Leurs oiseaux sont le corbeau et la mouette. À leurs pieds, c’est la grève, des galets ronds, des voyageurs qui reprennent à chaque marée leur lent pèlerinage vers l’est. Il en est de blancs, lisses et rebondis comme des colombes. Le vent, les nuages, les clartés, flux et reflux, tout change en un moment : c’est le pays de la mobilité.

    C’est celui que Braque a choisi et pour lequel il a renoncé, il y a déjà fort longtemps, à la Provence et à sa lumière immobile. (Mais je pense que le vin tout à fait délectable qu’il offre vient encore de Provence.) Il s’est installé dans le pays aux clartés fugitives des impressionnistes, devant une plaine que traversent en automne les oiseaux migrateurs. C’est d’ailleurs son pays, puisqu’il est Normand, et il en juge l’air salubre. Pourquoi la lumière de Braque et celle de Varengeville ne se tiendraient-elles pas bonne compagnie ? Dire que l’une fait concurrence à l’autre serait mettre entre elles quelque hostilité. Elles vivent de complicité et procèdent même parfois entre elles à quelque échange. On l’a vu plus haut, dans un sens. Dans le sens contraire, je me rappelle entre autres un petit paysage dont le ciel était noir, les nuages également noirs, figurés par des épaisseurs de matière assez marquées, dont il use parfois. Or ce paysage évoquait irrésistiblement le pays de Caux.

    C’est peut-être aussi sous le ciel de Varengeville que Braque a pris le goût et le sens des oiseaux. […]



    Georges Limbour, Le Point, n° XLVI, « Braque », octobre 1953, in Georges Limbour, Spectateur des Arts, Écrits sur la peinture, 1924-1969, Le Bruit du Temps, 2013, pp. 619-620-621-622. Édition établie par Martine Colin-Picon et Françoise Nicol.





    Braque Varengeville
    Source






    Georges Braque Varengeville 3
    Robert Doisneau, Georges Braque
    à Varengeville
    , 1953
    Source







    Georges Braque dans son atelier
    Robert Doisneau, Georges Braque dans son atelier
    de Varengeville
    , 1953
    Source




    GEORGES BRAQUE


    Georges Braque
    Robert Doisneau,
    Portrait de Georges Braque (1953)
    Source





    ■ Georges Braque
    sur Terres de femmes


    31 août 1963 | Mort de Georges Braque



    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Le mot la chose)
    « Braque, Miró, Calder, Nelson. Varengeville, un atelier sur les falaises » au musée des Beaux-arts de Rouen (septembre 2019)
    → (sur lefigaro.fr)
    À Varengeville, l’amour Braque






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  • Chantal Dupuy-Dunier, Mille grues de papier

    par Angèle Paoli


    Chantal Dupuy-Dunier, Mille grues de papier,
    Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2013.




    Lecture d’Angèle Paoli


    Origami Ainsi, chaque mot plié conduit-il le plus souvent à une image précise.








    LES POÈMES-ORIGAMIS DE CHANTAL DUPUY-DUNIER
    OU DE LA VERTICALITÉ DE L’ÉCRITURE





    Plier le temps déplier la vie et ses saisons, lier sa vie et ses mots | maux à ceux, lointains, d’une jeune leucémique du Japon, faire résonner des correspondances, se mettre en écho, c’est à ce travail de patience d’écoute et de silence que se livre Chantal Dupuy-Dunier dans Mille grues de papier.

    Composé de 644 poèmes (et non pas de mille), ce dernier recueil poétique interroge le passé — noms de lieux et de visages — le langage, les paysages quotidiens — villes et campagnes — , la poésie. Chantal Dupuy-Dunier coud le temps d’hier à celui d’aujourd’hui. Celui des autres et des proches au sien propre. Comment déplier ce qui se noue sous d’autres cieux et le lier à sa propre existence ? Les poèmes-origamis de Chantal Dupuy-Dunier sont une invitation à croiser | décroiser les feuilles entre elles, à s’immiscer entre les pages et à lier-délier-lire l’histoire qui se tisse d’un poème à l’autre de ce recueil. L’histoire de la poète, arrimée à la passion d’« une langue de haute flamme » / l’histoire d’une jeune leucémique japonaise — irradiée à Hiroshima et condamnée — qui tente de prolonger sa vie grâce à ses origamis :

    « Pour ne pas mourir,

    une fillette plie des grues de papier. »

    Travail de patience pour l’enfant à l’écoute du proverbe japonais qui dit : « Quiconque plie mille grues de papier verra son vœu exaucé ». Exercice vital, en osmose avec la progression de la maladie, et interrompu par la mort, survenue à la 644e grue.

    « Dans une larme,

    Sadako plie une grue aux ailes liquides.

    Dans la courbure d’une larme

    sa vie s’infléchit.

    Des globules blancs prolifèrent au ciel

    aux côtés des étoiles. »

    Travail de dentelle pour la poète qui décline la forme brève des poèmes — parfois proches du haïku — dans le silence de la « ligne claire ». Et ponctue, de temps à autre, par un vers consacré à Sadako. Leitmotiv léger, une même légèreté que celle des grues de papier pliées par la fillette sur son lit d’hôpital.

    « Sadako plie un oiseau dans une page du livre »/ « Sadako plie une grue / dans un souffle entré par la fenêtre. »/ « Sadako plie une grue dans un nuage. »

    Un même geste, précis et humble, semble conduire au pliage des grues de papier et à l’écriture du poème :

    (Parfois,                  une

    grue                       pliée

    dans                          un

    minuscule          carré)

    Une même ferveur guide l’une et l’autre, la poète et l’enfant. Question de survie pour la fillette dont la trame des jours se lit/se lie au pliage quotidien des grues de papier, passion des mots et du langage pour la poète. Ouvrir le jour à l’espérance de la vie, ouvrir la page à l’espace d’un poème, n’est-ce pas là une quête identique ? D’autant que la maladie cerne aussi Chantal Dupuy-Dunier. Et que la mort guette pareillement la poète et l’enfant :

    « La lune,

    ovoïde comme un nodule. »

    « Les couleurs se sont retirées.

    Partout, une lumière blanche en forme de nodule.

    L’univers tout entier ressemble à un nodule,

    ma pensée prend des allures courbes.

    Tenter d’apprivoiser la chose.

    Je ne suis pas un nodule,

    j’ai un nodule.

    Comment éviter la confusion

    entre les auxiliaires ? »


    et


    « Les doigts de l’enfant lui font mal.

    Elle repose ses bras sur le drap.

    Une grande aile passe devant ses yeux.

    Elle se tourne vers le mur

    et se tait. »

    Légères et inventives, les grues de papier ouvrent sur des espaces polysémiques. Elles drainent derrière leur confection toute une variété d’images. Échassiers, engins métalliques haut perchés, prostituées. « Vol de grues /qui fractionne le paysage », « Grues, qui peuplez la ville de vos bras levés », putain arpentant la rue ou « vieille prostituée racol[ant] au coin/ de la rue des Minimes. » Variations sur un même thème, oiseaux, fleurs, mots, collectés comme des images, constituent l’arrière-pays mental de Chantal Dupuy-Dunier. Un arrière-pays qui se construit sur la ligne fondamentale et fondatrice de la verticalité :

    « Toute verticalité me fascine,

    celle des bipèdes, semblables à moi,

    le pénis dressé d’une grue,

    le poème. »

    La verticalité du poème trouve son origine dans « la verticalité quotidienne d’écrire » et sa correspondance idéale dans l’oiseau :

    « Quoi de plus vertical que l’oiseau ?

    Les poèmes s’envolent de mes doigts. »

    Et l’« incise verticale de la pie » ne troue-t-elle pas momentanément la sérénité d’un soir d’été pour filer vers la voûte céleste et l’interroger :

    « Que se passe-t-il, là-haut,

         dans le Grand Nuage de Magellan ? »

    Ailleurs, par la magie des correspondances poétiques,

    « Les grues végétales des collines

    édifient le ciel,

    nuage après nuage. »

    Il arrive parfois que la verticalité soit interrompue et cède la place au trait contraire :

    « Blanches, les grues ont quitté nos terres

    pour celles du Levant.

    Long périple horizontal. »

    Mais la poète insomniaque ne tient jamais très éloigné le « vide vertical de la page ». Les grues portuaires, du reste, veillent. Pareilles à des « mâtures », elles dessinent la ville, prise dans une série d’instantanés.

    Ainsi certains poèmes saisissent-ils la vie dans le langage rude des villes, livrées aux fumerolles des cheminées d’usines et « encombrées de nombres ». Brutalité faite de cris et de trépidations, de bétonnières et de grisaille, images de chantiers en lieu et place du chant (« le i fait la différence »). « Arbres rigides au tronc creux », les « grues occidentales » qui grimpent vers le ciel ouvrent cependant d’autres espaces de lumière. Elles redessinent le paysage urbain saisi dans la variation des couleurs, « pastel du ciel », « fièvre des laves », « saturation des rouges ». Tableaux mouvants qui absorbent le soleil. Ainsi des poèmes qui portent les titres « Impression soleil levant » / « Impression soleil de midi » / « Impression soleil à l’occident » / « Impression soleil couchant »…, poèmes qui miment dans leur facture — dense et compacte, aérée ou en zigzags — l’impression dominante donnée par la captation de la lumière.

    D’autres paysages surgissent au fil de la pensée, paysages liés à l’enfance. D’autres lieux aujourd’hui délaissés, habités par le souvenir. « Objet tranchant      le poème » n’a-t-il pas pour fonction de déplier les images afin de les exhumer de leurs strates de silence, de les faire ressurgir le temps de quelques vers et, le temps d’un poème-origami, de ranimer les voix éteintes ? Encreux, Unieux, Bonnieux, le Rhône et son delta, usines et sirènes. Rêve et réalité se croisent se rejoignent se superposent mêlent leurs voix. Les mots glissent ricochent d’un jeu à l’autre ramènent soudain le monde de l’enfance. Ses jeux ses objets ses tendresses ses attentes. L’écriture du Rhône charrie avec elle d’autres langues au bruissement d’oiseaux ; d’autres eaux. Celles du Gange surviennent et le mot bengali porte en lui la « geôle » du père. Machine à remonter le temps, à le découdre, à le libérer de son ensablement, le mot « guerre » ramène les morts à la surface de la page. Cimetière et deuil font leur apparition, « corbeaux / étendant leur dais noir / d’un bout à l’autre du firmament. »

    Quant à Dieu, l’enfant comprend qu’il « plie mille grues blanches / pour que ses vœux se réalisent, / pour que l’homme continue à tomber malade / et que la guerre demeure sur terre. » Et s’en détourne. Ainsi, chaque mot plié conduit-il le plus souvent à une image précise.

    Quelle place, dès lors, pour l’inattendu ? Comment faire pour qu’un mot devienne autre, s’interroge Chantal Dupuy-Dunier ? Mais il en est des mots comme des objets anciens. Il faut aller puiser loin en soi pour les susciter afin qu’ils livrent à la poète la part d’existence secrète qui fait signe en elle.

    « Dans la soute,

    je choisis des mots.

    Ils sont là, bagages anciens,

    certains délaissés par ceux qui les ont remplis.

    Un monticule dense et instable.

    Je soulève, déplace, fouille,

    ouvre celui qui fait signe davantage.

    Pourquoi, à cet instant,

    celui-ci plutôt qu’un autre ? »

    Derrière ce doute et ce questionnement, j’entends la voix de Chantal Dupuy-Dunier. J’en perçois toutes les nuances et les inflexions. La lumière filtre à travers les branches du tilleul. Un sourire parvient jusqu’à moi.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Chantal Dupuy-Dunier, Mille grues de papier







    CHANTAL DUPUY-DUNIER


    Chantal Dupuy-Dunier



    ■ Chantal Dupuy-Dunier
    sur Terres de femmes

    Amiens (extrait de Des villes parfois…)
    [Traduire le dit des couleurs] (extrait de Cathédrale)
    [Au milieu du dessin bleu] (poèmes extraits de Mille grues de papier)
    [L’eau et sa mémoire] (extrait de Pluie et neige sur Cronce Miracle)
    [La grande pluie tropicale] (extrait de C’est où Poezi ?)
    25 octobre | Chantal Dupuy-Dunier, Éphéméride
    7 novembre | Chantal Dupuy-Dunier, Éphéméride



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Chantal Dupuy-Dunier
    → (sur Recours au poème)
    une recension de Mille grues de papier, de Chantal Dupuy-Dunier, par Gwen Garnier-Duguy





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  • La poétique des failles chez Muriel Stuckel

    par Isabelle Raviolo

    Chroniques de femmes – EDITO

    Lecture d’Isabelle Raviolo


    Muriel Stuckel, Eurydice désormais (ED),
    éditions Voix d’encre, 2011. Œuvres de Pierre-Marie Brisson.

    Muriel Stuckel, L’Insoupçonnée ou presque (IP),
    éditions Voix d’encre, 2013. Peintures de Laurent Reynès.
    Préface de Bernard Noël.




    Muriel Stuckel, Eurydice désormaisMuriel Stuckel, L'Insoupçonnée ou presque, Voix d'encre, 2013.








    LE POÈME AU BORD DE LUI-MÊME

    La poétique des failles chez Muriel Stuckel



    Les deux recueils de Muriel Stuckel ont ceci d’étonnant qu’ils révèlent un chant singulier : la voix du poète semble toujours prête à s’y briser, comme si elle ne tenait qu’à un fil. Son timbre fragile, tremblant, loin de signifier une « soumission » aux phénomènes, est plutôt l’expression d’une attitude poétique où le chant précaire s’allie à une conscience aiguë du « seuil » à ne pas franchir [« À l’instant du frémissement / Nos voix se suspendent » (ED, p. 54)] si bien que le poète est cette « outrepassante aux oiseaux volatilisés » (IP, p. 67). Car, dans cette poésie, « Seules les limites du silence / Lentement se savourent » (ED, p. 54) ; rien n’est saisi, capturé, possédé, mais, toujours, Muriel Stuckel a le souci du détachement qui rend possible l’écoute intérieure des « riens », des « instants », des « vibrations » du monde. C’est l’élan qui donne la mesure — et cet élan fait vibrer les deux recueils comme une onde sismique dont l’ivresse traverse le lecteur attentif, comme jadis Eurydice, sous la conduite d’Orphée, ébauchait une « danse légère / Hors des ténèbres abyssales. » (IP, p. 102) ; « Danse de vie danse de mort / Chorégraphie puissante // Pour secouer la mémoire de l’œil » (IP, p. 107). Le poète se tient ainsi sur « une ligne de faille » (IP, p. 16) qui « creuse le désir d’infini » (IP, id.) et laisse la parole blessée.





    La parole blessée ou le cri sacrifié


    Cette blessure qui signe son essentielle finitude, est aussi sa « grâce » poétique. Car sur ce relief abrupt, la voix de Muriel Stuckel se risque à la vulnérabilité, ose en quelque sorte la nudité [« Tout juste l’ombre de nos lèvres / Pour exalter la source du désir », IP, p. 90]. La parole dépouillée d’elle-même, se fait blessure ouverte, « faille », qui laisse venir à elle les choses du monde comme autant de « merveilles voilées », « Leurs éclats silencieux / Tout près de mes mots » (ED, p. 72). Ici, tout se passe à la surface des grandes profondeurs. Les phénomènes ne se manifestent pas pleinement, comme en transparence, mais ils ne se donnent à nous que pour autant qu’ils se retirent. Leur lumière n’apparaît que sur un fond obscur qui les maintient dans le retrait et creuse notre regard : « À peine si t’anime / Le désir de la durée », nous confie Muriel Stuckel dans un magnifique poème (IP, p. 98), « Seul le jaillissement / Se rêve profondeur / De l’instant perpétuel » (IP, id.).

    Certes le goût de l’absolu est éprouvé, mais il « n’est qu’une intuition » (IP, p. 47). Et l’intuition n’est pas un savoir, un objet de connaissance, mais la saisie immédiate, sensible d’une réalité qui nous échappe. On comprend alors pourquoi c’est « aux confins du silence » que « la poésie palpite » (IP, p. 84), et que le temps « se renverse », laissant « les vagues de ta voix / Sur le sable rauque / De l’immensité heurtée » (IP, p. 67).

    Aussi quelque chose se donne-t-il ici comme un « rien » que l’on n’aurait jamais soupçonné tant il semble venir de plus loin que nous-mêmes. C’est ce « rien » qui, selon nous, forme la ligne de faille « où le corps se fait poème » (IP, p. 15) si bien que l’on pourrait presque dire qu’il s’agit là d’une attitude orante tant le poète se fait tout entière « patiente des mots » insoupçonnés, attentive au « temps d’une musique / Déchirante d’absolu » (IP, p. 102). Le corps orant du poème a conscience d’un seuil à ne pas franchir ; il se tient « à la limite » ou « sur la faille » comme si son être même tenait à sa condition fragile, précaire — comme si sa béance se faisait matricielle [« À l’ombre du silence / Endeuillé / Le murmure bleu / De ma renaissance. » (ED, p. 77)]. C’est ce corps que le poète nous livre comme une voix de fin silence, ce corps qui naît « en ce lieu d’initiale vibration », ce corps enfin qui, en sa précarité même, « cherche le soleil » [« Langue de chair humide glissante / Les mots sont ton destin / Ton humaine fatalité » (IP, p. 97)], car « Le poème est au fort quand il est au bord de lui-même » (IP, l’épigraphe de P. Celan, p. 71).

    Une blessure ontologique traverse cette poésie ; elle est sa condition de possibilité même : en ce creux, en cette faille, a lieu la naissance du poème comme une naissance à soi-même (« L’art est peut-être un chemin vers soi-même » disait Maurice Blanchot cité par Muriel Stuckel dans IP, p. 85). Cette naissance traverse l’œuvre poétique de Muriel Stuckel comme une ligne verticale, la corde d’une lyre qui est la colonne d’air du corps, du poème même : « L’instant de notre lyre / Reconstellée / Orphée » (ED, p. 75). « La page est un lieu qui déborde la page mais que le poème centre autour de sa verticale » (Bernard Noël, préface de L’Insoupçonnée ou presque, p. 3) – une verticale qui se dresse, selon nous, comme un grand « oui » à la vie, aux phénomènes du monde dans leur énigmatique présence entre les blancs et les noirs du poème. Celle-ci vient habiter la page, l’ensemencer presque. Les superbes peintures de Laurent Reynès nous en font sentir la vibration subtile, comme si la matière y faisait transparaître les « frissons de blancheur » qui habitent les suites de poèmes. Un éclat surgit de la nuit même : un quelque chose, un rai de lumière discret naissant de la ténèbre — un infime qui compte infiniment, un presque rien qui est le plus important. Précaire, le souffle du poète, comme les traits de pinceau, expriment l’« obscure ivresse » d’un « babil secret » (IP, p. 72) comme si se jouait ici une sorte d’alchimie, une œuvre au noir. Ainsi, comme le dit Bernard Noël, « la lumière a toujours sa doublure d’ombre comme le sens sa doublure sonore. Cette dualité introduit dans la matière verbale un tremblement qui fait vibrer le halo où se tient la beauté » (IP, préface, p. 3). Le rythme porte alors une vision charnelle, aux abords de l’insoupçonné :


    « Vestige de soie

    À la lisière des mots

    Le temps se plisse

    Jusqu’à silence fendre

    Sous nos pas de neige »

    (IP, p. 71).


    Les mots sont autant de traces pulpeuses du souffle des origines chez Muriel Stuckel, ils sont autant de « vestiges d’un adagio de Malher » (IP, p. 36), éclats d’infini aux confins de l’éphémère :


    « Au bord du temps

    L’instant me fait signe »

    (ED, p. 58).


    Ainsi, la poésie de Muriel prend le risque de la nudité. Sa précarité lui assigne le lieu du silence comme ce « fond » des mystiques rhénans où naît le Verbe lui-même :


    « Bouche dans la nuit

    Je suis le silence

    L’éclat

    Sous mille paupières

    Je suis l’offrande »

    (ED, p. 118).


    Et c’est bien cette « voix des confins » dont le peintre Pierre-Marie Brisson se fait merveilleusement l’écho dans Eurydice désormais, cette voix qui vibre « outre-gorge » et nous livre un « silence infime » (ED, p. 128). « Voix d’ombre / voix de neige » (IP, p. 113), son murmure transcende « notre cri sacrifié ».





    Dans l’éclat du silence : l’éclaircie tremblante du poème


    Chez Muriel Stuckel, la poésie prend racine au bord d’elle-même : « aux limites de la brûlure », elle s’avance « drapée de poussière » (IP, p. 121) ; elle « accuse la fêlure du gouffre » (ED, p. 22) ; mais toujours elle reprend l’impulsion, s’élève jusqu’à l’ivresse :


    « Sous les cils de la mémoire

    Je l’ai vue s’arracher

    Aux torsions de l’obscur

    De son linceul originel »

    (IP, p. 120).


    Cette poésie « au bord d’elle-même », cette poésie précaire, se tient « tout autour de l’énigme » ; elle nous livre le tragique de l’existence sans s’y résigner :


    « Accéder à l’insigne poésie

    Plus vraie que Babel

    Et son mythe démasqué »

    (IP, p. 121).


    Elle dit alors ce peu qui lui est consenti comme ce tant qui déjà frémit en elle, prêt à éclore :


    « Inscrire un pas de mot

    Dans l’éclat du silence

    Pour tracer enfin

    La jouissance du passage »

    (ED, p. 52).


    Tel est peut-être le paradoxe ultime auquel Muriel Stuckel nous confronte : l’épreuve du silence consubstantiel à celui du poème. De la vie même :


    « Sous le souffle virginal

    Du désir renouvelé

    Genèse imperceptible

    Juste avant l’éclat primordial »

    (IP, p. 134).


    En osant se heurter au silence, au vide, au rien, mais aussi à la matière rude et aride, en habitant cette « chair du temps qui danse », le poète fait l’expérience de la joie : elle court le risque de rejoindre « l’orée du désert / où frémit le désir de l’oasis » : la grâce dans la pesanteur où se dessine la violente patience du cri comme l’acte même de la naissance. Naissance du poème dans l’abîme, dans le fond :


    « En ce sanctuaire d’Osiris

    Redoutable maître des morts

    Les ténèbres se font vitales

    Le soleil bleu de nuit

    Peut y reprendre souffle »

    (IP, p. 134).


    Dans ce paradoxe s’exprime la joie comme cet instant de grâce, de transparence en la pesanteur même des choses – des riens qui sont autant d’éclats de lumière, de poésie :


    « En l’acte de créer

    Qui fut le tien

    La vie majuscule

    L’intensité du feu

    En l’acte de nommer

    Qui fut le tien

    La nudité de tes mains

    Plus véhémentes

    Que ta voix d’ange »

    (IP, p. 60).


    Le poète chante ici un chant précaire : enraciné dans une incarnation imparfaite, fragile, incertaine, ce chant ne devient possible que dans l’exigence d’une tenue intérieure, d’une attitude qui est celle de la nudité vigile, de la conscience du seuil. Pauvreté qui veille sans rien demander, mais qui dans ce « rien » se fait aussi tout entière prière, question, et question demeurée sans réponse :


    « Les failles de la phrase

    Ne rehaussent-elles pas

    Le sens volatile des mots

    Dès que s’imprime notre feuille de chair ? »

    (IP, p. 19).


    Aussi le poème sort-il de lui par la question : il s’excède lui-même, outrepassant le seul plan de sa forme, tendant au dehors de ses mots, il fait retentir en eux la musique née du silence intérieur, de la lumière sans peau, celle où « le nénuphar blanc diffuse ses mots de l’aube » (IP, p. 134). Ici, se dessine toute l’exigence de l’écriture poétique de Muriel Stuckel, l’exigence de la faille, des « yeux du silence » (IP, p. 19), de « ce tant d’éphémère » (ED, p. 76) ; exigence même du poète précaire. Car le silence n’est-il pas, chez Muriel Stuckel, le « lieu du vertige inaugural » (IP, p. 18) ? L’œil du poète avoue sa nescience : il ne saisit pas quelque chose, mais « rien », un « bel inaperçu » (IP, p. 21) dans les replis du livre. Alors le ciel se renverse dans l’ombre dépliée de la paupière. C’est dans l’aveu même de cette nescience que se joue toute la musique précaire de L’Insoupçonnée ou presque. Musique qui naît de la perte surmontée, musique précaire en ses silences mêmes comme nous le dit ce très beau poème dédié à Béatrice Douvre (IP, pp. 59-61) :


    « Ta parole précaire

    Ton âme incandescente

    Dans ce peu de nuit

    Pour capturer tes nuages

    L’effroi de l’enfance

    […]

    Lieu de neige écarlate

    Ta page de poésie

    Tu y souffles feu et cendres

    De ta souffrance nue »


    C’est dans la mesure où la prière d’enfance est désormais impriable, où les dieux se sont retirés, que la nostalgie du poème s’ouvre en question, celle même de « l’outrepassante » qui ne sait pas ce qu’elle cherche — double du poète « assoiffée de confins » (IP, p. 114) :


    « Braises murmurantes,

    Tes paroles défilent

    Sur l’autel implacable

    Du néant qui crépite

    Pour mettre à feu notre mémoire

    Là-bas de l’autre côté

    Ta voix de nuit devenue »


    Voix de nuit, prière impriable, elle exprime la précarité même du chant. Ainsi :


    « dans les plis de la pivoine

    La mémoire d’un ciel furtif

    Tout à coup s’élève le babil

    D’une marge pulvérisée

    Dans les plis de la pivoine

    L’évidence de ton désir

    Suppliant l’été proche

    De toutes ses pupilles »

    (IP, p. 119).


    Le poète développe ainsi « une architecture écorchée par les griffes du soleil » (IP, p. 32), une poétique des failles où elle s’engage humblement mais constamment sur la corde raide.





    Une poétique des failles


    Au cœur de l’effort patient qui ouvre la pesanteur, dans le mystère de la vie déhiscente, dans la chambre obscure et lumineuse du poème précaire, soif née de la soif elle-même, désir demeuré désir, le poème prend naissance :


    « Quelques reflets poudrés

    Du soleil de sang

    Qui se gorge de mots

    Pour nous embraser l’âme »

    (IP, p. 133).


    Dès lors, il apparaît comme l’autre de l’âme, le lieu où le temps se défait en nous :


    « Rien sinon le bref passage

    Des eaux sérénissimes

    Rien sinon la promesse

    D’un jardin de cloître

    Gravé d’ombres et d’éclats

    Suspendu entre l’origine

    Et l’accomplissement

    Le silence y préserve

    Les parfums du crépuscule »

    (IP, p. 48).


    comme si l’écoute attentive du poète était requise ici pour que du silence, le chant vivant, incarné, puisse éclore en sa précarité :


    « Groseilles d’ivresse

    Nos paroles épanouies »

    (IP, p. 49).


    Œuvre au noir, L’Insoupçonnée ou presque nous fait entendre le chant précaire des profondeurs, un chant du paradoxe — paradoxe d’une force tenant à la faiblesse, d’une grandeur tenant à la petitesse — paradoxe de la « vérité noire » comme cette vérité du précaire lui-même. Cette vérité qui fut celle même d’Orphée :


    « Refuse-toi la volupté du regard

    Préserve notre silence écartelé

    Sous la voile blanche

    Venue toute me draper »

    (ED, p. 84).


    Muriel Stuckel ne cesse en effet de ranimer son espérance à cette idée qu’au plus démuni, au plus pauvre, au plus fragile sera donné le plus nécessaire, « la splendeur même de l’interstice » où git la quintessence de cette poétique des failles :


    « De toi à moi

    La suspension vitale du regard

    Orphée ne te retourne pas

    Aime-moi sans impatience »

    (ED, p. 87).


    L’exigence du poème tient à sa précarité, et celle-ci rend possible l’amour, la tendresse des âmes et des corps dans ces anneaux du paysage qui réunissent les voix humaines qui se cristallisent : « À l’ombre de la prophétie […] Tout seuil sera lumière » (ED, p. 89). La poésie de Muriel Stuckel est donc ce qui tient de l’impriable. Elle est ce questionnement adressé à l’immanence même de l’existence, dans ses souffrances où se fait promesse de fécondité :


    « Dans la nudité de ma voix

    Je m’avance

    Au plus près

    Entre l’émoi de ton visage

    Et la saveur de tes mots »

    (ED, p. 94).


    Le poème n’appelle aucune transcendance, mais se tient sur la faille, sans réponse comme l’âme est seule ; tout à la fois risible et tragique, il est incertain de soi, vulnérable, démuni de puissance, et c’est en cette pauvreté essentielle qu’il exprime toute sa beauté :


    « Silence de l’écume première

    Spirale voluptueuse

    Mémoire de tes yeux

    Qui ont su refuser

    Orphée

    La tentation du regard »

    (ED, p. 97).


    Ainsi, la poétique des failles chez Muriel Stuckel est bien celle qui refuse « la tentation du regard » pour se faire conscience du seuil, cet œil qui, détaché de toute volonté captatrice, se fait pure écoute aux confins du silence. Sa beauté naît de sa précarité même, de sa fulgurance comme la percée d’une lumière incréée dans l’obscurité de l’existence, à l’heure même où « tout devient regard » :


    « L’éclat de lumière

    Serti de nuages »

    […]

    « Voûte stellaire

    Si toute précaire

    Tu m’ensoleilles »

    (ED, pp. 96-98).


    Une voûte qui est la métaphore même du poème précaire, mélancolie solaire qui livre au poème la quintessence de la création, de la lumière, de la vie, ce «  jouir à l’excès » dont Muriel Stuckel parle dans Eurydice désormais :


    « Jouir à l’excès

    De la saveur de nos rires

    […]

    Quand l’aube crépite

    Sous nos pas libéré »

    (ED, p. 99).


    Comme le rire, la beauté nous échappe, c’est une « Trace de l’éphémère / Dans le ciel de mai » (ED, p. 100). Elle est belle de cela même qu’elle se retire et ne se laisse nommer par aucun attribut de langue humaine. Elle demeure elle-même tout entière « Eurydice » dans sa nudité, comme cette fleur qui reste invisible au regard inattentif, absent ou vide.

    Dans la poésie de Muriel Stuckel, la beauté du poème est le fruit d’un long abandon qui est paradoxalement le suprême travail, la vocation du poète qui se délivrant de lui-même, du souci de lui-même et du monde, le retrouve « mûri », dans la lumière intérieure, dans cette offrande du poème qui le précède et l’accomplit sans que le poète puisse s’arroger aucun droit sur lui tant celui-ci n’est que le chantre d’une musique qui le dépasse infiniment : cette musique mystique des failles où « la parole se fait vertige » (ED, p. 105) ; où les « voix retrouvent […] le goût du murmure » (ED, p. 107). Car le bonheur n’est jamais dit en pleine lumière ou en pleine parole, mais demeure « La voix du poème / Dans la transparence / Du souffle repris » (ED, p. 106). Procédant de l’impriable, cette poétique des failles est une espèce de « prière » qui excède toute prière comme demande, qui a la couleur bleue du ciel — prière mystique qui prie de ne plus prier, et qui trouve dans le vide la plénitude même de son être :


    « Tout s’élève

    Se soulève

    Et notre lumière d’âme

    À l’approche du bleu

    De ce bleu si bleu

    Qu’il finira peu à peu

    Par nous brûler les yeux »

    (ED, p. 108).


    Au bord de lui-même, le poème troue le temps « de blancs vertigineux » (IP, p. 83), réalise une « Improvisation majestueuse / À l’épreuve de notre silence » (ED, p. 110). Il semble faillir, défaillir, craquer de toute part, pareil à cette voix qui se brise. En cette poétique des failles, on comprend donc que le poème semble s’excéder, et trouver en cet excès même, sa liberté : commencement de sa musique, maturité d’un silence nu, patience précaire d’un œil qui « s’accroche / D’outre-bleu ébloui » (IP, p. 32).





    Muriel Stuckel compose son recueil comme une partition de musique où nous pouvons lire les indices d’une poétique des failles, d’une parole précaire : un chant repris par le silence, des vers retenus dans le soupir de leurs contradictions, conforme à l’exigence de la création —  une beauté lyrique qui se risque à l’impossibilité même de la prière, à la vie tremblante du poème, « quand l’infini se fait si proche » (ED, p. 115).

    « Soudain, tout devient inouï : la manière de concevoir la succession des vers, de mettre leur sens dans la dépendance des syllabes, d’accélérer la pensée. » (Bernard Noël, préface de L’insoupçonnée ou presque, p. 3). Le poète retrouve le rythme, la mesure métrique qui répond à la mesure du monde, où elle livre, avec une naïveté qui est la transparence de l’âme, des prières simples et nues où les conditionnels vibrent d’un désir infini comme un feu secret entretenu avec amour et vigilance :


    « Charmeur d’étincelles

    Notre babil retrouvé

    Harmonie du vent

    De la lumière de la pluie

    Sous la poussière du soleil

    Nos corps se confondent

    Babil ébloui

    Notre chant rejailli

    Orphée »

    (ED, p. 116).


    Au-dedans de l’écriture même, et non sans paradoxe, le poète cherche alors à sentir l’appel d’un dehors où se reforme la dimension d’expérience et de vérité qui manquent aux langues, quand elles s’enchantent de soi. Quand décline l’ardeur insinuée entre la roche et le cri trop léger de l’été, les yeux de l’enfant se déplient et « Tige vacillante / La lumière se diffuse // Pour illuminer la terre / Déchirer le jour de la nuit » (IP, p. 127). Ici les événements deviennent présents, immanents, transposés dans les mots qui nous permettent de les intérioriser. Seuls ces mots peuvent permettre aux choses de se faire un lieu – et de s’unir en nous :


    « Traces de chevreuil

    Sur la neige du soir

    Tu frôles mon sourire

    De tes yeux inespérés

    Jusqu’à l’imminence

    Qui prend notre mesure »

    (IP, p. 76).


    Ce mouvement d’intériorisation ne suffit pourtant pas. Pour que la présence advienne, il faut encore que la vie rejaillisse de l’acte qui a été intériorisé, renaissant d’un acte qui est indistinctement celui de parler et celui de vivre. Et c’est dans cet acte qui est le commencement éternel du poème précaire que « le monde s’ouvre / À la volupté du vent » (IP, p. 77). Ce vent est le souffle de la vie venant féconder l’antre obscur, la terre intérieure, pour y faire naître le verbe, la parole poétique : présence énigmatique qui se reçoit lors même qu’elle se retire à toute capture, elle est la semence de toute germination, de toute floraison. La terre elle-même semble alors pouvoir accéder à une sorte de pouvoir de régénérescence :


    « Murmure échappé

    Cette danse d’éclats

    Au bord du baiser

    Ce souffle lumineux

    Ce rêve de grand ciel »

    (IP, p. 79).


    Poète qui aborde sa tâche dans l’énergie de la faille qui incise et creuse, Muriel Stuckel pressent que la joie couve dans le sein du silence : « Sous le fracas des mots / L’élégie du silence » (IP, p. 74). C’est en ce silence vivant et vécu que les mots respirent, que la parole précaire se fait feu fécond, « éclaircie tremblante » (IP, p. 89). Il revient alors au poète de veiller à ce que le feu ne meure pas, à ce que la flamme du désir ne s’éteigne pas : attention extrême à l’instant que se joue toute la tenue de cette poétique des failles. Aussi la tâche du poète se dessine-t-elle en ce foyer de l’attention et de l’inquiétude. Attention au feu, inquiétude d’un désir vigile de la flamme tremblante, celle de l’écriture qui s’éveille sur la corde raide, dans le clair-obscur d’une existence :


    « Splendeur de l’eau vive

    Sous le soleil de midi

    Tu traverses notre chair

    Renouvelée

    Elle retrouve le goût

    De l’écorce de la sève

    Du feuillage du fruit

    Des larmes nuptiales

    Où puiser étincelantes

    Nos parcelles d’éternité »

    (ED, p. 121).


    À la fois testament et acte de naissance, ces deux recueils de Muriel Stuckel témoignent d’un incessant passage, d’une naissance continuelle aux profondeurs de soi, dans ce fond où l’on trouve l’équilibre fragile du danseur. Car cette naissance passe par une mort — mort aux images, aux représentations, aux illusions : autant de morts autant de vies, car c’est dans ce creuset du détachement que s’énonce l’éclat de l’infini comme ce « prestige de l’éphémère » (ED, p. 122). La lumière ne s’obtient pas sans le passage par l’ombre : elle naît de la traversée même de l’obscur – « frêle ébauche de transparence » (IP, p. 128), «  aube qui balbutie » (IP, id.), la voix du poète est comme saisie par les contraires asymétriques jusqu’au soulèvement suprême, « Promesse du flamboiement // Sous la foudre de l’infini » (IP, ibid.). Symphonie du clair-obscur, parole précaire, la poétique des failles maintient le poème au bord de lui-même, le chant à hauteur d’homme. Là « s’élève le babil / D’une marge pulvérisée » (IP, p. 119).


    Isabelle Raviolo
    pour Terres de femmes
    Milly-La-Forêt (Essonne), août 2014
    D.R. Texte Isabelle Raviolo






    MURIEL STUCKEL


    Muriel Stuckel 3




    ■ Muriel Stuckel
    sur Terres de femmes

    Dans la césure de tes poèmes (extrait de L’Insoupçonnée ou presque)
    [Ce n’est pas tant] (extrait d’Eurydice désormais)
    [Demeure précaire] (autre extrait de L’Insoupçonnée ou presque)
    Le risque de la poésie (extrait d’Eurydice désormais)
    [Sous le pas d’une ombre vive] (autre extrait de L’Insoupçonnée ou presque)
    [Sous la courbe de la phrase] (extrait de Du ciel sur la paume)
    [Trop vif le soleil] (extrait de Petite Suite Rhénane | Kleine Rhein-Suite)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    La poésie échappée



    ■ Notes de lecture de Muriel Stuckel
    sur Terres de femmes

    Jacques Estager, Douceur
    Gunvor Hofmo, Tout de la nuit est sans nom
    Stéphane Sangral, Circonvolutions





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  • José-Flore Tappy, Tombeau

    par Bernadette Engel-Roux

    José-Flore Tappy, Tombeau,
    éditions Empreintes, Lausanne, 2013.
    Encres de Juan Martínez.



    Lecture de Bernadette Engel-Roux



    Tombeau_dessin (1)
    Encre de Juan Martínez
    Source







    [UN LIVRE À DEUX CENTRES BATTANTS]



    Pour que José-Flore Tappy fût l’éditrice de la Correspondance entre Jean Paulhan et Monique Saint-Hélier (1995), mais pour qu’elle fût aussi la personne à qui Philippe Jaccottet confia sa propre Correspondance avec Gustave Roud (2002), puis avec Ungaretti (2008), il fallait qu’elle eût le savoir solide de ceux qui s’aventurent dans la recherche et l’exploration non seulement des textes littéraires mais aussi des zones d’ombre d’un écrivain ou d’un poète que de tout autres textes ont fait connaître. Il fallait que ce savoir s’augmentât de rares qualités de discrétion et de pudeur : l’éditeur de correspondance(s) est la main invisible qui donne à lire deux voix qui, en un même livre, parlent entre elles. Main invisible qui offre (en pleine page, la sienne en bas) la tresse de deux voix sur le mode majeur en y nouant la sienne (en mineur). Celle qui dirige la partition n’est pas au pupitre. Elle se tient derrière le rideau.

    Il fallait aussi qu’à ces qualités rarement réunies de compétence dans la recherche, de dévouement à l’archive, de discrétion et d’élégance, s’ajoutât cette sensibilité particulière qui met en face et dans une vibrante proximité deux poètes entre eux. En confiant à José-Flore Tappy la direction et l’édition de son Œuvre poétique dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard), Philippe Jaccottet pouvait être sûr de son choix. Une élection qui, en raison du chantier, ne fut pas seulement un cadeau, ni pour le poète « pléiadé » ni pour celle qui le « pléiadisait ».

    José-Flore Tappy, en effet, est poète. Sa réserve mais aussi cet éloignement où nous tenons, depuis la France, les plus belles voix suisses, ne font pas d’elle un poète connu ou lu de l’autre côté du Léman. Pourtant, avant cette étonnante édition, et dans ces années où elle se consacrait aux Correspondance(s), elle a pu faire publier, en Suisse, où elle vit et travaille, plusieurs recueils de poèmes. 1







    Jaccottet Tappy
    Philippe Jaccottet et José-Flore Tappy à Grignan
    Source







    À la voix réservée, sobre de paroles, des précédents volumes assemblés par les soins des éditions Empreintes, à Lausanne, succède celle de ce volume, Tombeau, d’une tension et d’une violence contenue qui peut surprendre. Comme une constante, ou un pli de voix, la sobriété de paroles est la même. Mais Tombeau, fermé, est dans nos mains comme une dalle, sous les majuscules monumentales de son titre, lettres serrées entre elles jusqu’à la constriction. Coupé en deux syllabes superposées


    TOM-
         BEAU


    le mot-titre dessine le graphe d’une flamme noire au-dessus du bûcher de bois noir d’où un crâne calciné, posé sur un plat, tourne vers nous son absence de regard. La page d’avant-titre est, sur ses deux faces, saturée de noir jusqu’à ses marges extrêmes, comme un drap tendu.

    Le recueil s’ouvre sur la même tête sans corps, cernée de noir, avant qu’à la onzième page les premiers mots se posent, en grands, très grands caractères plombés. Une typographie réduite à sa dimension courante suffirait à prouver que la sobriété de paroles est la même que dans les recueils précédents. Peu de mots par page mais en caractères si gros, et dans une encre noire au trait si épais qu’avant le sens qu’ils enclosent c’est leur violence typographique qui atteint le lecteur. Noir épais sur fond blanc mat, éteint. Peu de mots, si peu de mots que ce sont les mêmes qui se répètent, lorsque la première phrase tient enfin son sens accompli. Comme si une souffrance qui ne peut se dire se confiait à son balbutiement, à son ressassement, à sa répétition étranglée. Ainsi lisons-nous par deux fois :


    D’un bord
    à l’autre
    du bois
    qui les
    sépare
    nos bouches
    au parloir
    se touchent
    presque
    inconsolables



    répété sous cette forme à peine moins contractée, à peine plus respirante :


    D’un bord à l’autre du bois

    qui les sépare

    nos bouches au parloir

    se touchent

    presque

    inconsolables


    Dans le livre, les encres de Juan Martínez : têtes plus souvent crânes, brindilles plus souvent bûchettes, traces d’un pinceau large, n’ont pas fonction d’illustration. Elles sont en très parfait accord avec les mots du texte. On sent ici qu’une suite de poèmes, ou plutôt un seul poème, se déroule en quelques pages, écrit en quelques mois, dans ces zones d’ombre du poète que seul un artiste ami ou complice pouvait conduire à la lumière, en sorte qu’on tient un livre à deux centres battants, comme une partition à quatre mains. Le peintre et le poète ensemble énoncent un même constat :


    ici tu es

    nulle part

    trop grand l’espace

    semble flotter


    posent une même question :


    Où est-il

    allé, où

    sans emporter sa veste

    ni ses clefs ?


    partagent la même quête, éprouvent la même errance, que dit la parole de l’un, que peint la main de l’autre. Le poète pourrait dire : j’erre sans fin à la recherche de moi-même (si j’existe…) comme une ancre flottante, et dit :


    Chaque jour je pose les pieds

    sur ces marches mouvantes


    Il n’y a plus de sol sous les pas, quelque chose quelqu’un s’est dérobé qu’aucun mot ni geste ne rendra.



    Bernadette Engel-Roux
    D.R. Bernadette Engel-Roux
    pour Terres de femmes,
    21 juin 2014




    ________________________
    1. Les éditions Empreintes ont rassemblé plusieurs recueils en trois livres : Errer mortelle, suivi de Pierre à feu (Collection Poche Poésie, 1995) ; Terre battue, suivi de Lunaires (Collection Poche Poésie, 2005) ; Hangars (2006. Prix Schiller), avant de publier, en 2013, ce Tombeau, avec des encres de Juan Martínez.



    _____________________________
    NOTES d’AP :
    1. Le recueil Tombeau a été repris dans l’édition américaine bilingue des Œuvres poétiques de José-Flore Tappy (Sheds/Hangars: Collected Poems 1983-2013, The Bitter Oleander Press, Fayetteville, New York, 2014, pp. 200-213. Translated from the French by John Taylor).
    2. José-Flore Tappy est aussi présente dans l’anthologie bilingue de poésie suisse francophone dirigée par Philippe Jaccottet : Die Lyrik der Romandie: Eine zweisprachige Anthologie (Nagel & Kimche Verlag Ag, 2008).







    Tombeau 2
    Source





    JOSÉ-FLORE TAPPY


    Tappyp-a-grisoni
    Ph. © P-A Grisoni
    Source





    ■ José-Flore Tappy
    sur Terres de femmes

    [elle transpire l’humide la verte terre] (poème extrait de Lunaires)
    [Même par poignées les allumettes] (poème extrait de Tombeau)
    [Qui se penche] (poème extrait de Hangars)
    [Tandis qu’un nom dans ma tête chantonne] (poème extrait de L’île in Terre battue)
    Les pylônes (poème extrait de Trás-os-montes)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur culturactif.ch)
    une fiche bio-bibliographique sur José-Flore Tappy (+ de nombreux poèmes)
    → (sur asymptote)
    une notice bio-bibliographique (en anglais) de John Taylor sur José-Flore Tappy (+ plusieurs poèmes)
    → (sur lecourrier.ch)
    une page sur sur José-Flore Tappy [PDF]




    ■ Autres notes de lecture de Bernadette Engel-Roux
    sur Terres de femmes

    Jean-Claude Pirotte, À Saint-Léger | suis réfugié
    Olivier Rolin, Extérieur monde
    Jean-Loup Trassard, Causement





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  • 4 août 1962 | Mort de Marilyn Monroe

    Éphéméride culturelle à rebours




    Dans la nuit du 4 au 5 août 1962 meurt à Los Angeles Marilyn Monroe, à l’âge de trente-six ans.







    Marilyne dead
    Source







    UNE MORT ÉNIGMATIQUE
    (extrait de Marilyn Monroe, la cicatrice, de Claude Delay)




    Appartenir… S’appartenir fut le rêve de sa vie. Elle brûlait d’exister. Désormais elle appartient à la seule légende. Son ressentiment, devant l’épreuve de la rupture avec le Président, rupture muette, enlacée à ce téléphone dont elle reste la Danaïde, ne peut être absorbé par ses calmants. Il la meut tout entière, en ce calendrier fatal.



    La veille




    Le matin du vendredi 3 août, la veille de sa mort, Marilyn se rendit à la pépinière de Santa Monica, la Frank’s Nursery, y acheter des bulbes et des plantes pour son jardin. Après sa visite de routine à son médecin et à son psychiatre, elle choisit à la Briggs Delicatessen nourriture et alcools, puis passa commande au propriétaire de La Scala, un Français qui la connaissait bien et vint lui-même la livrer. Ce Jean Léon s’était élevé du rang de serveur Villa Capri à celui de propriétaire d’un établissement réputé.

    Elle réveilla dès l’aube, le lendemain, Jeanne Carmen qui dormait dans son appartement de Doheny. Marilyn se plaignit de coups de téléphone anonymes, par une voix de femme, qu’elle reconnaissait sans pouvoir la nommer : « Laisse Bobby tranquille, espèce de traînée… » Elle voulait que son amie la rejoigne, munie de cachets. Et de promettre « on va boire un peu de vin ». Mais c’était l’anniversaire de Jeanne Carmen, elle déclina. Dans son courrier Jeanne Carmen trouva la rituelle carte de Marilyn, qui n’oubliait jamais un anniversaire.

    Elle proposa à son masseur, Ralph Roberts, de partager avec elle son repas dans le patio, sans en être encore sûre.

    On lui fit savoir qu’elle ne verrait pas Robert Kennedy dans la soirée.

    Assez déprimée et encore éprouvée par sa nuit épouvantable, elle appela vers le milieu de l’après-midi le Dr. Greenson qui se rendit chez elle. À dix-huit heures trente, Ralph Roberts téléphona comme prévu : devait-il venir dîner ? Le Dr. Greenson lui répondit sèchement que Marilyn était sortie… Avant de prendre congé, il pria Eunice Murray pour plus de sécurité, de passer la nuit sur place.

    Robert Kennedy s’annonce. Ou plutôt est annoncé. Leurs retrouvailles furent tumultueuses. Les bandes magnétiques trahissent une colère effroyable, tandis qu’il cherche en vain. Quoi ? Le carnet rouge de Marilyn ? « Mais où sont-ils, où sont-ils ? » Les micros enregistreurs transmettent sa quête exaspérée et inutile, et les bleus inquiétants sur le corps de Marilyn laissent à penser qu’il l’a passée à tabac.

    Il redoutait ce qu’elle s’apprêtait à révéler sur le traitement infâme qu’il lui avait infligé. Les enregistrements témoignent de l’explosion de colère qui secoue Marilyn : « J’ai l’impression d’être avariée, comme un morceau de viande. Tu m’as menti. Va-t’en. Je suis fatiguée, laisse-moi tranquille. »

    Elle était prête à tout, après avoir été indignement traitée par le Président. Sa ligne à la Maison Blanche n’avait-elle pas été condamnée sans un mot d’explication ? Après son anniversaire glorieux qu’elle était venue souhaiter à son amant, contre vents et marées, il ne lui avait même pas souhaité le sien, resté celui de Norma Jane. Son carnet rouge, incendiaire, avec les secrets d’État, la tentative d’invasion militaire de la Baie des Cochons et le reste, allaient déferler sur l’opinion publique. Elle voulait prendre la parole, enfin. Révéler à l’Amérique ce qu’elle ignorait de ses propres dirigeants.

    Le lendemain matin, au ranch Bates, Robert Kennedy en bon catholique, époux et père se rendit à l’église avec sa famille, en l’église Sainte Mary. Marilyn n’était plus.

    Dans le chaos des mensonges, une note datant de la nuit où mourut Marilyn, établissait qu’un hélicoptère avait été loué sur le principal aéroport de Los Angeles.

    Son dernier appel pour tenter de joindre Peter Lawford, le fit-il se porter au secours de Marilyn, accompagné de Robert Kennedy ? Les deux hommes auraient été arrêtés lors d’un banal contrôle de police, pour excès de vitesse, quand ils filaient vers l’aéroport justement, en pleine nuit. La chemise de Robert Kennedy, hagard, était déchirée. Ils étaient escortés par le Dr. Greenson, appelé à des horaires qui ne correspondent pas avec les déclarations de Mrs. Murray, surprise plus tard en pleine nuit en train de laver les draps de Marilyn. Pourquoi donc ce zèle nocturne ? L’explication se trouve peut-être dans la réflexion de Lawford rapportée par son ancienne épouse : « On lui a administré son dernier grand lavement »…

    Toujours est-il que la thèse du suicide par overdose reste suspecte : on ne décèlera aucun vestige de capsules dans l’estomac, vide, de Marilyn. En outre, il n’y avait ni eau, ni verre, près d’elle. Seulement son téléphone, qui était décroché. La dernière trahison. Mais un objet n’est pas un témoin.



    Claude Delay, Marilyn Monroe, la cicatrice, Éditions Fayard, 2013, pp. 313-314-315.







    Claude Delay, Marilyn Monroe, la cicatrice. Fayard, 2013




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  • Claudine Bohi | Olivier Gouéry [Voici donc le matin]




    Gouéry
    Ph. Olivier Gouéry
    Source









    [VOICI DONC LE MATIN]



    Voici donc le matin et sa brassée de frais qui éponge le ciel      on entre dans le blanc comme dans une image elle est enfin collée sur le cahier on peut la regarder en douce elle ne s’efface pas elle ne tombera pas elle n’est pas déchirée on la voit quand on veut c’est sûr on va descendre dans cette permanence dans cette certitude dans cette assise-là tu ouvriras les poings dans ta parole ah oui ! vivre est maintenant posé là sur la route et d’un seul coup on voit les choses en vrai oui c’est là et tu marches à grands pas dans le matin des villes soulevant la blancheur comme un coin de rideau      la rue s’invente dans son oubli quelque chose revient qui ne fut pas au monde et que tu portes dans tes bras on a rangé les voitures le long d’une autre rive dans un autre sommeil le corps est plein de blanc le saviez-vous ? il y a en lui cette neige liquide et très heureuse l’air y déplie parfois ses poumons larges et ses flocons      cela devient possible de nommer un espace vivant tu te prends par la main tu touches une ouverture la délivrance c’est juste un décalage oui c’est un pas de côté dans les jambes tous les chemins sont inconnus et c’est bien la merveille tu poses ta fatigue à même le sol tu ne crois plus du tout en elle



    Claudine Bohi, L’œil est parfois rétif, poèmes, Galerie L’œil écoute | Éditions Le bruit des autres, 2013, page 33. Photographies d’Olivier Gouéry.







    Bohi Gouéry







    CLAUDINE BOHI


    Claudine Bohi





    ■ Claudine Bohi
    sur Terres de femmes


    [brouillard n’est pas absence] (poème extrait d’Éloge du brouillard)
    Et cette fièvre qui demeure
    [Duels de lumière] (poème extrait de La plus mendiante)
    Secret de la neige (poème extrait de L’Enfant de neige)
    Le funambule sans son fil (poème extrait de Même pas)
    [je laisse tomber le mot maman] (poème extrait de Mère la seule)
    Mère la seule (lecture d’Isabelle Lévesque)
    L’invisible (poème extrait de Mettre au monde)
    Naître c’est longtemps (lecture d’AP)
    Naître c’est longtemps (lecture de Philippe Leuckx)
    Corps levé (poème extrait de Naître c’est longtemps)
    [L’eau son puits étrange] (poème extrait de On serre les mots)
    [à force de mots sur la peau] (poème extrait de Parler c’est caresser un corps)
    [La raison sort toujours de l’irrationnel] (poème extrait de Rêver réel)
    Une lumière de terre (poème extrait d’Une saison de neige avec thé)
    Claudine Bohi | Philippe Bouret, Cet enfant sans mot qui te commence (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    si ce n’est pas trembler
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Claudine Bohi (+ deux poèmes)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site d’Olivier Gouéry)
    un portfolio (12 photographies) de L’œil est parfois rétif
    → (sur le site du Printemps des poètes) une
    fiche bio-bibliographique de la Poéthèque sur Claudine Bohi





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Chantal Dupuy-Dunier | [Au milieu du dessin bleu]



    Au milieu du dessin bleu tu cherches la figure cachée
    Aquatinte numérique, G.AdC







    [AU MILIEU DU DESSIN BLEU]



    363




    Au milieu du dessin bleu,
    tu cherches la figure cachée.

    Il faut retourner l’assiette à dessert et,
    dans les branches de l’arbre
    ou sous la pente du toit,
    elle t’apparaîtra.





    364


    Sur les images gagnées en classe,
    se trouvaient des devinettes,
    ou bien des fleurs,
    ou des oiseaux.
    Avec dix bons points, on obtenait une image.
    je les collectionnais dans une boîte en métal
    ayant contenu des gommes pectorales.





    365



    J’élevais des escargots
    dans un pot de confiture au couvercle percé,
    changeais les feuilles de salade,
    faisais la pluie avec mes doigts mouillés.
    Il y avait aussi un poisson rouge,
    souvent noir avec des voiles,
    qui tournait à l’intérieur d’un bocal
    au fond garni de cailloux colorés,

    de fausses algues

    et de coquillages.

    J’étais leur dieu,
    nourricier et tortionnaire comme tous les dieux,

    au-dessus d’eux,

    démesuré.




    Chantal Dupuy-Dunier, Mille grues de papier, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2013, pp. 194-195-196.







    Chantal Dupuy-Dunier, Mille grues de papier






    CHANTAL DUPUY-DUNIER


    Chantal Dupuy-Dunier



    ■ Chantal Dupuy-Dunier
    sur Terres de femmes

    Amiens (extrait de Des villes parfois…)
    [Traduire le dit des couleurs] (extrait de Cathédrale)
    [L’eau et sa mémoire] (extrait de Pluie et neige sur Cronce Miracle)
    [La grande pluie tropicale] (extrait de C’est où Poezi ?)
    Mille grues de papier (note de lecture d’AP)
    25 octobre | Chantal Dupuy-Dunier, Éphéméride
    7 novembre | Chantal Dupuy-Dunier, Éphéméride



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Chantal Dupuy-Dunier
    → (sur Recours au poème)
    une recension de Mille grues de papier, de Chantal Dupuy-Dunier, par Gwen Garnier-Duguy





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Réginald Gaillard | [mes mains s’ouvrent]



    [MES MAINS S’OUVRENT]



    Mes mains s’ouvrent, mes bras s’écartent,
    ils créent une brèche vivante dans l’air rouge,

    qui me permet, dans l’oubli, d’écouter,
    derrière, un chant familier : le bruit de tes pas ;

    qui me permet de chercher le vert de tes yeux,
    l’ivoire de tes dents, le rouge de tes lèvres ;

    une brèche pour entendre la houle de ta respiration
    de femme ;
    pour sentir l’odeur de cheval de tes vêtements, ta peau,

    tes cheveux qui baignent aujourd’hui dans les herbes mortes ;
    pour chercher, et humer, affolé, la chair, de l’autre côté, disparue.



    Réginald Gaillard, « Autour de la tour perdue », XI in L’Attente de la tour, Éditions Ad Solem, 2013, page 20. Postface de Pierre Oster.






    Réginald gaillard, L'Attente de la tour





    RÉGINALD GAILLARD


    Reginald Gaillard 2
    Source



    ■ Réginald Gaillard
    sur Terres de femmes

    [Ce que je vois m’éblouit] (poème extrait de L’Échelle invisible)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Ad Solem)
    une fiche de l’éditeur sur L’Attente de la tour
    → (sur Recours au poème)
    une recension de L’Attente de la tour par Emmanuel Baugue
    → (sur Recours au poème)
    une recension de L’Attente de la tour par Christophe Morlay
    → (sur le site des éditions de Corlevour)
    une recension de L’Attente de la tour par Pierrick de Chermont






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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Franco Marcoaldi | Di cosa si tratta




    ROMA FEV 2006  pensieri così a lungo sopiti
    Ph., G.AdC







    DI COSA SI TRATTA




    Si tratta di tornare da luoghi
    dove mai siamo arrivati. Di pensare
    pensieri così a lungo sopiti
    da essersi ormai inabissati.
    Si tratta di cogliere con grata
    sorpresa minuscoli fiori di campo,
    di estrarre essenze infinite
    da specie ordinarie lasciate
    stupidamente a languire davanti
    alla porta. Di cominciare a vivere,
    ecco di cosa si tratta.



    Franco Marcoaldi, Il tempo ormai breve, Torino, Giulio Einaudi Editore, 2008, pagina 75. Premio internazionale “LericiPea 2008”, sezione Poesia Edita.






    Marcoaldi, tempo









    ROMA FEV 2006 laissées sottement languir devant  notre porte
    Ph., G.AdC








    DE QUOI IL S’AGIT




    Il s’agit de retourner en ces lieux
    où nous ne sommes jamais parvenus. De penser
    des pensées si longtemps assoupies
    qu’elles sont désormais perdues.
    Il s’agit de cueillir avec étonnement
    et gratitude les minuscules fleurs des champs,
    d’extraire les essences infinies
    des espèces communes laissées
    sottement languir devant
    notre porte. De commencer à vivre,
    voilà de quoi il s’agit.



    Franco Marcoaldi, Le temps désormais compté, poèmes, Nunc | Éditions de Corlevour, 2013, page 87. Traduit de l’italien par Roland Ladrière.






    Marcoaldi 2





    FRANCO MARCOALDI


    Franco Marcoaldi
    Giosetta Fioroni, Franco Marcoaldi, 2005
    Source




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de Luisella Pacco)
    une recension (en italien) d’Il tempo ormai breve
    → (sur Les Carnets d’Eucharis de Nathalie Riera)
    une recension du Temps désormais compté, par Philippe Leuckx
    → (sur Recours au poème)
    une recension du Temps désormais compté, par Antoine de Molesmes
    → (sur le site des éditions Corlevour)
    une page sur Le Temps désormais compté
    → (sur Italian Poetry)
    une page sur Franco Marcoaldi
    → (sur rai.it)
    « Leggere e nuotare » (« lire et nager »), un poème extrait d’Il tempo ormai breve, dit par Franco Marcoaldi






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