Étiquette : 2013


  • Fabio Scotto | Tra le vene del mondo



    Dans le noir d'un matin sans aube
    Ph., G.AdC







    TRA LE VENE DEL MONDO



    a Yves Bonnefoy




    Il cielo che disegni
    con i rami tesi
    nel buio di un mattino
    senz’alba


    E il cuore nascosto sotto i sassi
    tra le vene del mondo
    mentre un bambino nasce
    dal dolore della sabbia


    Ne senti il respiro
    colorare il mondo
    del sangue d’arenaria


    Essereterra




    Fabio Scotto, La Grecia è morta e altre poesie, Passigli Editori, Collana Passigli Poesia, 2013, p. 75. Prefazione di Alberto Bertoni.








    ENTRE LES VEINES DU MONDE



    à Yves Bonnefoy




    Le ciel que tu dessines
    branches tendues
    dans le noir d’un matin
    sans aube


    Et le cœur né sous les pierres
    entre les veines du monde
    à l’instant où naît un enfant
    de la douleur du sable


    Tu écoutes son souffle
    colorer le monde
    d’un sang de safre


    Êtreterre




    Traduction inédite de Sylvie Fabre G.




    FABIO SCOTTO


    Fabio Scotto





    ■ Fabio Scotto
    sur Terres de femmes


    Regard sombre (extrait d’A riva | Sur cette rive)
    Ces paroles échangées (poème issu du recueil L’intoccabile)
    China sull’acqua… (traductions croisées)
    Le Corps du sable (note de lecture)
    Je t’embrasse les yeux fermés (poème issu du recueil Le Corps du sable)
    [Il volto avvolto dalle fiamme s’abbruna] (poème issu du recueil La nudità del vestito)
    La Peau de l’eau (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Venezia — San Giorgio-Angelo (extrait de La Peau de l’eau)
    “Musée Thyssen Bornemisza Madrid”, Jacob Isaacksz Van Ruisdael
    Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid (onze « poèmes peints » traduits par Angèle Paoli)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site L’Amourier éditions)
    une bio-bibliographie de Fabio Scotto
    → (sur le site de l’écrivain Claude Ber)
    un dossier Fabio Scotto (dimanche 27 février 2011)
    → (sur Lyrikline)
    Fabio Scotto disant dix de ses poèmes





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  • Emmanuel Merle & Thierry Renard,

    La Chance d’un autre jour, Conversation

    par Sylvie Fabre G.

    Emmanuel Merle & Thierry Renard,
    La Chance d’un autre jour, Conversation,
    Éditions La passe du vent, 2013.
    Préface de Claude Burgelin.
    Collages de Sonia Viel.



    Lecture de Sylvie Fabre G.



    CE QUELQUE CHOSE QUI ADVIENT ET DEVIENT ENTRE chacun reste dans son paysage
    Image, G.AdC








    CE QUELQUE CHOSE QUI ADVIENT ET DEVIENT ENTRE



    Mais il y a l’autre… Celui que
    j’envisage et qui m’envisage.

    E. M.

    Nous sommes en train de bâtir
    notre propre cathédrale.

    T. R.




    Ouvrir le livre généreux qu’ont publié récemment aux Éditions La Passe du vent les poètes Thierry Renard et Emmanuel Merle et la plasticienne Sonia Viel, c’est ouvrir les pages d’un dialogue à trois auquel ils nous convient et qui met en forme, en mots, en rythme et en images, la vie même. C’est rentrer dans l’intelligence d’une conversation qui nous appelle à saisir la chance d’un autre jour en épousant son essor et son flux, son intensité et sa déréliction, sa coulée et ses épiphanies pour faire advenir et devenir « ce quelque chose entre » qui, par-delà solitude et séparation, unit soi à l’autre.


    Bâtie en trois parties, cette œuvre « cathédrale », « à l’architecture savante, naturelle et légère », comme la définissent et l’espèrent les auteurs, fait résonner leur double voix et différents genres littéraires. L’entretien liminaire d’abord, intitulé symboliquement Paroles données (mais le recueil entier pourrait porter ce titre tant il est en effet ressenti par le lecteur comme un don), nous amène à comprendre comment et pourquoi Emmanuel Merle et Thierry Renard se sont engagés dans l’édification de cet ensemble bruissant qui réunit trois parties illuminées par les collages, vitraux sensibles de Sonia Viel. S’y dessine déjà la singularité des caractères et des styles en même temps qu’est mise au jour leur communauté de cœur et d’esprit. Celle-ci tenant, malgré les interrogations, les doutes et les angoisses, à une foi dans l’aventure humaine et poétique et dans la nécessité du partage. Dans une suite de regards posés sur le monde et sur eux-mêmes, les poètes, par le jeu des questions-réponses et des poèmes adressés, obtiennent un effet de miroir réfléchissant qui aiguise leurs mots et s’accorde aux images de Sonia Viel, d’ailleurs légendées par des vers. Leur propre parcours est mis en résonance avec la rumeur du monde qui les entoure, et les textes, quelle que soit leur forme, parlent la rencontre et montrent ses effets, déterminant leurs choix et la complicité de leur démarche. Leur volonté affichée est de « faire grandir le poème » par la confrontation des expériences et ainsi de rejoindre une vérité de vie et d’écriture qui donne un sens à leur être-au-monde. Tâche immense que « chacun doit recommencer constamment », nous rappellent-ils, mais tâche menée, jour après jour, avec ceux qui sont dans la quête, créateurs ou non, pour trouver « un peu plus de joie » et consentir à la vie et au passage.


    Les deux poètes rendent d’ailleurs grâce aux hommes, tels, entre autres, Camus, Pasolini, Senghor pour Thierry Renard, et Baudelaire, Bonnefoy ou Harrison pour Emmanuel Merle, qui leur ont montré le chemin. Les noms des vivants ou des morts prononcés sont ceux d’une famille de pensée et de sensibilité. Elle comprend aussi les plus proches, anonymes ou non, parents, amis et enfants, qui, dans le rire ou les larmes, les accompagnent. Tous sont « des absolus », dit Emmanuel Merle, dans le temps, inéluctablement limité, qui leur est octroyé sur cette planète. Humains, ils doivent faire face à la beauté et à l’horreur, à l’amour et à la mort et les poètes, comme l’artiste, ne sont là que pour en témoigner. Ils habitent ensemble des lieux disséminés aux quatre coins de l’espace et la deuxième partie du recueil les évoquent comme autant de Pièces détachées, autant de morceaux du monde un instant surgis dans la lumière des jours et de leur regard.


    Le voyage immobile ou réel des poètes dans le recueil est une sorte de va-et-vient sans fin d’un continent à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un dehors à un dedans. Il nous fait découvrir leurs terres qui sont à la fois des demeures physiques, émotionnelles et mentales. Les collages subtils de la plasticienne, à la fois réalistes et oniriques, en font pleinement partie. Chacun des auteurs a ses lieux privilégiés, liés à leurs origines, à un savoir et à un art, à leur imaginaire, à des amours. Leur sentiment d’appartenance, mythe ou réalité, s’exprime pleinement.


    Les titres des textes en prose, plus narratifs et réflexifs, qui constituent la deuxième partie, nomment l’ici ou le là-bas. Comme s’il avait dû s’éloigner pour mieux se trouver, c’est sur Une route de Californie qu’Emmanuel Merle redécouvre « la pierre, l’eau et la lumière », un « langage » déjà appris, nous révèle-t-il, au pays de l’enfance dans la proximité de Trois lacs de montagne. Et l’Italie de Thierry Renard n’appartient-elle pas elle aussi « au film de son enfance » ? Elle lui rend, « malgré la crise imposée » et sa souffrance personnelle d’adulte, « la douceur de vivre ». « Sa gaieté explosive », son insoumission, ses errances parfois destructrices sont les siennes. Au Mali ou à Ravenne, en Amérique ou sur le plateau Matheysin, l’habitation poétique du monde est la même et elle irrigue leur moi en réunissant le passé, le présent et l’avenir. Fin et commencement se rejoignent pour faire entendre au lecteur le chant de l’enfance éternelle.


    Nul hasard, la troisième partie, la plus importante, qui donne son titre éponyme au livre, s’ouvre sur une scène d’enfance. La chance d’un autre jour est donnée pour vivre et revivre ce qui nous meut et nous émeut, ici l’alliance d’un châtaignier, d’un train et d’un oiseau qui prend la figure du destin. Deux cent quarante-huit poèmes, du quatrain au sizain, en vers libres, tous numérotés et pourtant circulation des souffles sur la page, se succèdent, établissant une étrange correspondance où alternent les voix des poètes lancés dans l’aventure d’une écriture qui transmue « la solitude en ouverture ». L’intime et le secret d’un quotidien échangé et d’une création partagée nous révèlent leur attachante humanité. Thierry Renard et Emmanuel Merle poursuivent le dialogue entamé et l’authenticité de ce dialogue a cette noblesse qui leur est propre. Car « chacun reste dans son paysage », écrit Claude Burgelin dans sa préface, « tout en accueillant l’autre. »


    Un paysage, oui, nous est offert à chaque poème, avec son rythme propre, lenteur, brièveté ou palpitation :

    « Montagnes, maintenant

    je suis chez moi, de retour,

    après un long périple plat.

    Et vous me transportez

    de l’autre côté du chagrin. »

    Avec ses images aigues et ses mots éclatants, ses envolées et ses chutes, sa tonalité mélancolique ou joyeuse :

    « Et ce matin ça y est, c’est bleu.

    Bleu jusque dans la voix,

    jusque dans le vocabulaire.

    C’est bleu, à plonger à l’envers,

    tête la première dans le ciel. »

    Avec les sensations et les sentiments qu’il procure, les pensées qu’il fait naître :

    « La lucidité est un éclair

    qui nous transperce le cerveau.

    L’éclat de la mort, lui,

    nous submerge à tout instant.

    Tout a déjà été dit. »

    Voilà saisis pour nous la vie dans ses clartés et ses ombres, et l’écriture telle qu’elle va :

    « …La table ce matin est jonchée

    d’épines humides

    et de taches lumineuses.

    Ma poésie aussi. »


    Les mots de l’espoir glissent le long des pages, ils ont cargaison de révolte, de désirs inaccomplis, d’injustices à réparer, mais « l’indispensable fraîcheur » des choses et des êtres, la folie d’amour. Le poète pétri d’inquiétude et d’angoisses est celui qu’« une femme toujours attendait sur le pas de la porte », il dialogue silencieusement avec celui qui éprouve « cette sensation / d’avoir des morceaux de ciel / au fond des poches… ». La poésie dans ce recueil prend en charge la parole refusant toute idée d’au-delà sans rien masquer de la « réalité rugueuse ». Elle fait entendre la voix de la grande douleur du monde, des manques et des blessures, des violences et écrit l’incompréhensible en soi. Elle nous invite pourtant à les dépasser dans la communion des cœurs et à les transfigurer dans le risque de la création. Les deux poètes nous suggèrent que son cri d’appel est porteur d’une éthique et pas seulement d’une esthétique. Il ne s’agit pas pour eux de délivrer un message dogmatique ou une recette miracle mais de frayer un possible chemin qui inclut l’amour et la mort dans leur mystère. Le langage est alors ce chant gagné, intime et universel, où « la chance d’un autre jour » est vécue avec l’arbre, l’oiseau, le ciel et le vent. Quand la terre nous accorde l’éternité de l’instant poétique, l’« Ailleurs ici » devient ce « petit coin de paradis » peuplé du regard, de la main et de la voix de l’autre.


    Dans sa simplicité informelle, la légèreté de son lyrisme et la richesse de ses images plastiques, jamais purement illustratives, ce beau recueil à deux voix, trois regards et quatre mains (car il ne faut pas oublier le préfacier si éclairant dans ses remarques), redonne des forces à nos mots et un élan à la vie.



    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.







    Emmanuel Merle & Thierry Renard






    ■ Emmanuel Merle & Thierry Renard
    sur Terres de femmes

    [Jour de pluie ici aussi] (extrait de La Chance d’un autre jour)



    ■ Emmanuel Merle
    sur Terres de femmes

    Amère Indienne
    [Cape Cod]
    Le Chien de Goya (lecture d’AP)
    Cet ancien lieu (poème extrait de Démembrements)
    Démembrements (lecture d’AP)
    Ici en exil (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [Le rouge] (extrait de Dernières paroles de Perceval)
    Dernières paroles de Perceval (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Dernières paroles de Perceval (lecture d’AP)
    ils attendent ce qui (extraits du Grand Rassemblement)
    Migrant (extrait d’Habiter l’arbre)
    [Je me discerne davantage dans le miroir de la couleur](extrait des Mots du peintre)
    [Ramper sur la glace](extrait de Nord, seul point cardinal)
    [Tout est matière, sauf ma décision] (extrait d’Olan)
    Tourbe (lecture d’AP)
    [Il n’y a plus d’arbres] (extrait de Tourbe)
    [Une promesse, dis-tu]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    Sylvie Fabre G. | Une terre commune, deux voyages
    → (sur Terres de femmes)
    Jean-Michel Platier & Thierry Renard | [Nous nous exposons aux regards moqueurs et aux pies inquiètes] (extrait de Crever la route)



    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes

    Caroline Boidé, Les Impurs, par Sylvie Fabre G.
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Pierre Dhainaut, Après
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Pierre Péju, L’État du ciel
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)





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  • Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer

    par Sylvie Fabre G.

    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer,
    Éditions L’Amourier, 2013.



    Lecture de Sylvie Fabre G.




    Le - pont entre-
    Ph., G.AdC







    UNE TRAVERSÉE DE HAUTE LUTTE ET DE GRAND VENT



    Il y a des phénomènes naturels qui méritent toujours d’être vécus puis nommés parce qu’ils sont des manifestations qui s’adressent à nos sens et à nos cœurs et qu’ils ont ce pouvoir de les contenir, de les faire trembler, de les ranimer et de nous transformer. Ils nous rappellent que nous sommes éléments parmi les éléments, des plus fragiles. Corps soumis à leur puissance ou âme prise en charge, ils lèvent en nous des images, ouvrent un espace de vision et de langue que nous pouvons habiter mais qui nous déborde. Dans Passerelle, le dernier livre d’Erwann Rougé, paru aux Éditions L’Amourier fin 2013, l’auteur tient un journal de bord, un Carnet de mer, où la description de ses sorties en bateau ou de ses retours à terre le long des jours s’accompagne d’un bulletin sur l’état du ciel, de la mer et de l’être. Le notant, le poète entre dans une parole où les mots deviennent « phares, balises, feux brefs », cornes de brume, lames de fond et écume. Il nous invite à partager une traversée de haute lutte et de grand vent.

    Les textes en prose poétique qui constituent l’ensemble sont regroupés en deux parties inégales et précédés chacun d’indications météorologiques ou de lieu, écrites en italiques, qui correspondent à une situation maritime ou terrestre et à un moment singulier. Ils ont tous une coloration différente mais aussi une homogénéité de ton et de style immédiatement reconnaissable, présente dès les premiers recueils d’Erwann Rougé (publiés aux Éditions Unes), la voix du poète demeurant bouleversante en son « ressac intérieur ». Douceur et mélancolie, délicatesse et simplicité des mots sont là, prégnantes, pour dire la densité du réel et le vide, la faille, le manque et la blessure, la bonté de l’amour. « Dire, écrit celui-ci, suppose que l’on voit et que l’on écoute », qu’on laisse en soi grandir les cris et les extases, que l’on s’éprenne du corps fondu à l’âme.

    Page après page, sensations et sentiments s’entremêlent pour affronter en mer le « Temps couvert et à grains-mer forts, roulis modéré… », la « Visibilité moyenne, boucaille aux approches des côtes britanniques », ou se laisser gagner par la « fatigue générale du navire ». De même, à terre, retrouver Loc Meven, c’est autant accepter que tremblent les choses et les cœurs, que reconnaître l’inconnu comme appel. Erwann Rougé fait des allers-retours entre dehors et dedans, ne manquant pas de souligner qu’« écrire est un travail physique », tout comme naviguer et aimer.

    Pour le poète, la vie n’est-elle pas « une recherche perpétuelle » de la « plage pacifiée » ? Que le poète se tienne sur la « passerelle », « en cabine », dans « la chambre » ou dans « le jardin », la pensée dialogue sans cesse avec les infinies variations de la lumière et des couleurs, avec les nuages, les vagues et les plantes, avec la chair de l’aimée et « l’espace blanc de la marge ». Tous apportent au narrateur une série de certitudes et d’incertitudes, des interrogations entre « mutisme et effusion ». Les textes font alterner le « je » du monologue intérieur, sa solitude en mer, et le « tu » adressé à la femme aimée restée à terre et qu’il retrouve après chaque navigation, un « tu » qui fait battre et le cœur et les mots. Il y a leur flux et reflux dans les phrases épousant le mouvement intérieur de l’homme. Agité ou serein selon le temps, il reste écorché toujours. Vivant en Bretagne, Erwann Rougé y marche et y navigue au large. Il observe au plus près l’activité sur les flots (le vocabulaire de la marine est très précis dans le recueil), il vit l’alliance des hommes, de l’eau et du ciel et aime le mouvement des marées. Sur les plages de la Manche, la beauté nue des galets, des rochers, la force brute des tempêtes, les hurlements du vent le retiennent, et ils sont présents dans toute son œuvre. On sent qu’il a expérimenté dans la vie et dans la poésie tous les tangages et leur apaisement. Le risque du naufrage aussi ne lui est pas étranger et les mots sont de frêles amarres.

    Dans ces textes, il est question du monde visible et invisible comme il est question du corps charnel et spirituel du poète qui sait la douleur, le blanc, le manque et bien sûr le désir et la mort. « On tombe dedans », confie-t-il, et le corps qui « fait jaillir des hauteurs » est le même que celui qui se dérobe et produit « un lent noir, lent noir dans le cerveau ». Animé du souffle de vie, il est pourtant « un corps-mort ancré à la laisse de mer » qui parfois « se détache, dérade, perd prise ». La deuxième partie du livre, plus courte, est en effet la clef de l’ensemble : elle lui donne un autre éclairage. C’est la remémoration d’une lutte contre la chute « au moment où les jambes ne se tiennent plus », où « un éclat de foudre arrive derrière les tempes ». Le poète évoque ce qu’il a vécu lors d’une «  ischémie du sang dans le cerveau ». Frappé durement, il a dû combattre l’absence, la perte, reconquérir les mots, parole et écriture. Les poèmes qui débutent par « Chambre blanche » montrent le séisme du traumatisme, et ses conséquences : la peur, l’aphasie, la perte, toute « cette obscure et lente violence » contre l’amour et le langage.

    Car ce recueil célèbre l’amour et nous le montre plus fort que la mort. La figure de la femme y apparaît aimante, dispensatrice du désir, de la confiance et de la joie qui habitent Loc Meven, lieu d’ancrage pour le poète. Sa présence aide à combler tous les vides, à guérir les mots qui « ne suivent pas », à chasser les « mouches mortes », à repeupler avec « tendresse » et « extrême attention » les gestes quotidiens. La Passerelle sur laquelle se tient le poète est fragile, elle oscille quand le pas et la langue hésitent, mais elle est le « pont entre ». Dans le passage, « ce peu de terre, ce peu de chair, ce tout d’amour » qui nous constituent, nourrissent le poème, reconquis lui aussi sur la mort. Éclaircie provisoire, nous murmure Erwann Rougé, et éternel recommencement. Le lecteur referme le livre le cœur saisi par cette parole pudique et vraie qui, « en lignes tremblantes » et pleines de tendresse, le porte au loin et le ramène, tels la vague et l’oiseau, au sein du monde. Son chant fait entendre la beauté du vivant, toujours menacée.


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.






    Passerelle 2




    ERWANN ROUGÉ


    Erwann Rougé
    Ph. Michel Durigneux
    Source





    ■ Erwann Rougé
    sur Terres de femmes


    [la brûlure a une odeur de fleuve] (extrait de L’Enclos du vent)
    Proëlla (lecture d’AP)
    [même si cela ne sert à rien] (extrait de Proëlla)
    [on ne fait qu’écrire] ((extrait de Voa, Voa)
    [quand le ciel est ainsi] (extrait d’Étais de Jean-François Agostini)




    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Erwann Rougé




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Pierre Dhainaut, Après
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Pierre Péju, L’État du ciel
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)





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  • Emmanuel Merle & Thierry Renard | [Jour de pluie ici aussi]



    [JOUR DE PLUIE ICI AUSSI]






    106 ecriture
    Ph., G.AdC




    106.
    Jour de pluie ici aussi,
    le printemps ne viendra plus.
    J’ai trop souvent
    manqué d’audace et de temps.
    J’ai mis tout mon corps dans l’écriture.






    107 mots

    Ph., G.AdC




    107.

    Mots, objets sonores,

    fragments détachés

    de soi, sécrétions invisibles.

    Le corps passe ou meurt,

    mais certains mots s’accrochent encore.







    108 tu
    Ph., G.AdC




    108.
    Mémoires intactes,
    nostalgie affirmée, âmes affamées,
    toutes sauvées des eaux
    et du désastre.
    L’avenir maintenant nous rappelle.







    109 un

    Ph., G.AdC




    109.

    Réveillé à l’aube.

    Point numéro un : cette journée

    t’appartient. Encore raté :

    il y a ça à faire, et ça.

    Cette journée, tu lui appartiens.







    110 lucidite
    Ph., G.AdC




    110.
    La lucidité est un éclair
    qui nous transperce le cerveau.
    L’éclat de la mort, lui,
    nous submerge à tout instant.
    Tout a déjà été dit.






    111 ames

    Ph., G.AdC




    111.

    Reste l’indicible. Entre les notes,

    au milieu des regards,

    à la diagonale du fou

    et à l’aplomb du désir.

    Reste la poésie.




    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation, La passe du vent, 2013, pp. 104-105. Préface de Claude Burgelin. Collages de Sonia Viel.







    Emmanuel Merle & Thierry Renard






    ■ Emmanuel Merle & Thierry Renard
    sur Terres de femmes


    La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)




    ■ Emmanuel Merle
    sur Terres de femmes


    Amère Indienne
    [Cape Cod]
    Le Chien de Goya (lecture d’AP)
    Cet ancien lieu (poème extrait de Démembrements)
    Démembrements (lecture d’AP)
    Ici en exil (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [Le rouge] (extrait de Dernières paroles de Perceval)
    Dernières paroles de Perceval (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Dernières paroles de Perceval (lecture d’AP)
    ils attendent ce qui (extraits du Grand Rassemblement)
    Migrant (extrait d’Habiter l’arbre)
    [Je me discerne davantage dans le miroir de la couleur](extrait des Mots du peintre)
    [Tout est matière, sauf ma décision] (extrait d’Olan)
    Tourbe (lecture d’AP)
    [Il n’y a plus d’arbres] (extrait de Tourbe)
    [Une promesse, dis-tu]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terres de femmes)
    Jean-Michel Platier & Thierry Renard | [Nous nous exposons aux regards moqueurs et aux pies inquiètes] (extrait de Crever la route)
    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Thierry Renard





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  • François Cheng | [Suivre le poisson]



    Suivre le poisson, suivre l’oiseau
    Source








    [SUIVRE LE POISSON]




    Suivre le poisson, suivre l’oiseau,
    Si tu envies leur erre, suis-les
    Jusqu’au bout. Suivre leur vol, suivre
    Leur nage, jusqu’à devenir
    Rien. Rien que le bleu d’où un jour
    A surgi l’ardente métamorphose,


    Le Désir même de nage, de vol.





    François Cheng, « Cinquième méditation » in Cinq méditations sur la mort, autrement dit sur la vie, Albin Michel, 2013, page 138.





    FRANÇOIS CHENG


    François Cheng
    Source




    ■ François Cheng
    sur Terres de femmes

    L’appel de la mer
    [Consens à la brisure] (extrait d’Enfin le royaume)
    Longtemps à longer cette eau sans âge
    [Oui, nous suivrons le sentier]
    Rose d’indigo
    Tango toscan



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de l’Académie française)
    une bio-bibliographie de François Cheng





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  • Vincent Calvet | [Le rêve]



    Mais le silence pèse lourd avec le vide
    Ph., G.AdC







    [LE RÊVE]




    Le rêve
    et le mot prononcé
    dans l’incendie noir
    la rivière attentive
    aux sourires du vent
    — je suis comme un enfant
    qui cherche sa maison




    J’ai vu au fond ce qu’il restait
    de moi
    pas grand-chose à l’échelle humaine
    — le monde rond et beau
    comme une boule
    roule     mais le silence
    pèse lourd
    avec le vide





    Vincent Calvet, 44 grenouilles, Les éditions du Petit Pois, Collection Prime Abord, 2013, page 10.







    Vincent Calvet, 44 Grenouilles








    VINCENT CALVET

    Vincent calvet
    Source



    ■ Vincent Calvet
    sur Terres de femmes

    [La vie est une île] (extrait de La Haute Folie des mers)



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Vincent Calvet
    → (sur le site des éditions du Petit Pois)
    une page sur Vincent Calvet





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  • Alain Freixe, Vers les riveraines

    par Angèle Paoli

    Alain Freixe, Vers les riveraines,
    Éditions L’Amourier, Collection Fonds Poésie, 2013.



    Lecture d’Angèle Paoli




    Ni rouge ni blanche mais rouge avec blanc et blanc avec rouge comme un rose
    On aimerait s’arrêter là,
    en apesanteur au-dessus du prisme vertigineux
    de la couleur.
    Image, G.AdC







    « CES LUEURS QUE DISSIPENT LES SOUFFLES »



    Qui sont-elles ces riveraines ? Longtemps le lecteur s’interroge pour poser un visage, un nom, sur celles qui donnent son titre au recueil d’Alain Freixe. Vers les riveraines. Longtemps le lecteur s’interroge pour comprendre par quels cheminements de mots le poète va passer pour les rejoindre. Happé par d’autres titres qui jalonnent l’œuvre d’Alain Freixe, on pense croiser au hasard des pages quelqu’une de ces « Dames de nuit » ou d’autres encore, momentanément échappées de Madame des villes, des champs et des forêts. Peut-être la « table » sur laquelle se clôt ce nouveau recueil poétique apportera-t-elle son lot d’indices ?

    Il y a bien, dans l’intitulé de la première section, l’idée d’un mouvement. Échappées réfractaires. Et avec le dernier, une direction. Qui n’est pas exactement un écho au titre du recueil mais le prolongement d’une itinérance, peut-être un aboutissement : Vers les jours noirs. Entre les deux cairns, trois étapes. Chacune introduite par un infinitif en « p », qui porte en lui les marques implicites d’une démarche à entreprendre pour lever les obstacles : « Parler/Porter/Parier ». Et trois noms qui accompagnent les verbes : « Morts/Temps/Dorveille ». À l’intérieur, la seule image de femme présente — par le titre — est celle de « l’étrangère ». Il faut donc s’immerger dans le recueil, alternance de fragments en prose et de poèmes, pour croiser, peut-être, en chemin de lecture, celles que le titre du recueil promet.

    Cela commence avec des murs. Des murs qui enserrent le monde. Monde fermé, pris en étau, barré, empêché. « Ici, on ne passe pas ». Encerclé, cerné. Partout les ombres de la mort tiennent prisonnier. Sous le boisseau, « dans la nuit du sens ». De sorte que la première tentation est celle de la recherche désespérée d’une issue. Qui dit mur dit brèche, faille, césure par où s’infiltrer pour retrouver l’air libre. « Par où passer ? » Le poète lui, cherche les fissures par où faire que les mots traversent. Meurtrières/Nuit/Noir. Qu’ils trouvent la faille pour des échappées, plus ou moins réussies, douloureuses, meurtries, cerclées de noir. Dès les fragments de la première section — « Échappées réfractaires » —, le ton est donné et la couleur dominante du recueil sera le noir. Le noir parsème le texte — vers et prose — de ses gemmes d’ombre. « Les veines du noir/Fichu noir/Virage au noir/Velours noir de la nuit… » Jusqu’au « silence noir de l’été »… Pourtant le livre est là, qui progresse vers. Et le lecteur est là, lui aussi, qui chemine dans le sillon du poète, dans son propre déchiffrage des énigmes. Solitaires l’un et l’autre sur « l’avancée des phrases ». Aux prises l’un et l’autre, dans un même partage, avec les mots du froid. Avec « le temps disjoint ».

    Avec le mot « temps » s’ouvre la brèche qui porte en elle deux questions, intensément chevillées l’une à l’autre :


    « Comment portez-vous le temps qui vous porte ? »

    « Comment parlez-vous des morts ? »


    Mot sésame, le temps pousse la porte de la première section : « Parler des morts ». Puis celle de la seconde section : « Porter le temps ». Image d’une circularité dont, semble-t-il, il soit impossible de sortir !

    Pour parler des morts, il faut d’abord parler de leur terre, du lieu qui recèle dans le silence et l’oubli, les noms effacés de ceux qui ont vécu là avant nous et dont nous portons le nom. Ce mystère. La terre du poète est celle d’un passé défunt. Un pays ancestral. Un village, son abbaye en ruine, des pierres abandonnées ou ruiniformes. Mais aussi « les eaux fatiguées d’un étang qui se ferme ». « Une odeur de terre et de soleil ». Une maison. Quelques images qui persistent encore à trouver leur place dans la mémoire. Celle d’un bleu écrasant des chaleurs de l’été, d’un olivier de Bohême dont le feuillage tremble sous le vent, d’un cheminement de femmes. Premières riveraines nouées au noir, déjà. Et vouées à l’oubli. D’autres viendront. La servante qui « veille », « en attente des souffles » ; les lavandières qui « étreignaient/dans les linges blancs/la poussière des jours » ; « la porteuse d’eau/et de lait » ; « Marie la noire… ». Puis, plus tard, dans le poème final « Vers les jours noirs », « la dame des jours noirs » dont le poète guette la venue. Silence. Sévérité. Feuilles mortes. Ombre. Douleur. Folie. Le poète traverse. Il est « l’homme qui passe ». Il passe dans cet oubli, parmi les tombes. « Dans l’impasse des noms. » « Nom de mort » que la « voix silencieuse du poème » ne parvient pas à exhumer. Muni de sa « lanterne des morts », le poète se livre à un long cheminement solitaire (il a abandonné le « nous » qui le liait à son lecteur) pour tenter de saisir ce que « l’autre côté » recèle. « J’ai écouté le vent/J’ai caressé le velours noir des nuits/J’ai cherché parmi les morts… ». Il a arpenté « les gorges obscures par où était passée la vie ». « Je marche parmi les os », écrit-il dans « La voix perdue des morts ». Il ne recueille sur son passage que squames de terre qui s’écorcent en lamelles successives de morts, effilochements d’histoire (souvenirs de la Grande Guerre), « images dépareillées ». Pareille au cyprès noir qui dresse sa silhouette et « se tait », la langue des morts est muette. Surgissent dans la langue d’autres « riveraines ». Avec les mots-stèles qui jalonnent la marche : tombes, croix, mousses, herbes, « pauvres et souveraines ». Autant de traces sur lesquelles trébuche le poète. Qui ne livrent des origines qu’une « fiction d’oubli ».

    Comment, dès lors, poursuivre ces errements ? Le temps n’est pas encore celui de la révélation. Il est celui de la quête. Délaissant la prose fragmentée, le poète se lance dans un long appel, scandé comme un chant qui étoile le silence. « Qui appeler » ? interroge le poème. Une voix survient qui accompagne celui qui déjà est rejoint par un âge avancé. Une voix intérieure dissuasive, qui murmure : « N’appelle pas la mort/n’appelle pas les morts ». Puis, plus loin : « ne poursuis rien/il n’y a rien au bout/invente donc/sans y croire/ce qui embellit/le gris du jour. » « Appelle les hommes »… Aucun espoir pour guider vers une autre lumière que celle du souterrain qui attend, « de l’autre côté du monde », que les chemins se referment sur celui qui s’avance. Pas même un cheveu d’or pour distraire un instant le poète de « ce noir humide » qui le guette. Les « musements » de Perceval ne lui sont pas d’un grand secours. « Une fois dépassé le rouge/et les bords couturés de neige », la vie va son chemin « sans nous ». La première section du recueil se referme et « personne n’est là/pour lever les yeux. »

    S’ouvre alors « Porter le temps ». Cet ensemble, qui alterne poèmes et fragments en prose, est inauguré par le poème dédié « À l’étrangère ». Les images sont là, identiques, obsédantes. Nuit, noir, caverne humide. Rien ne semble avoir changé, sinon le rapport au temps qui s’articule sur un mouvement de balancier « avant/après ».

    « Je vois des flammes/d’avant les flammes/se balancer » ; « J’entends une neige/d’après la neige/se perdre » ; « silence/d’avant tous les silences » ; « attente/d’après toutes les attentes »… Peut-être est-ce là, dans ces interstices d’un temps circulaire, qu’une lueur va pouvoir poindre ? Une lueur conduite par le mouvement de la main qui cherche dans le vertige de la spirale le point où s’originent les mots. Peut-être le poète retrouvera-t-il alors, l’espace d’un instant, « les restes de l’ombre/d’une robe rêvée rouge »… Pourtant, l’impuissance du poète demeure. « Les murs aveugles » restent sourds à la misère. Le poète a beau racler quelques mots, « nul futur n’arpente leur épaisseur ». L’ordre du chaos est inchangé et « la chute se poursuivait/dehors ».

    Le poète, lui, poursuit sa marche. Poursuit sa quête à travers mots. Écrire comme marcher, l’un et l’autre soudés dans la même fatigue, confrontés aux mêmes obstacles. Poursuivre malgré tout, « passer les ronces ». « Marcher vers cette soif qui renoue l’eau au corps qui l’aime. » Aller au-devant de soi, opter, enfin !, pour la légèreté :


    « Surtout ne pas peser. Suspendre ses pas, ses pensées du jour et ses mots de toujours. Ne rien faire. Laisser le soleil agir. Laisser transpirer la pierre et que le ciel boive son ombre. »


    Est-ce là une étape ? Une escale nouvelle où prendre appui pour d’autres dispositions, d’autres départs ?


    « J’avais désencombré un espace. Décidé à maintenir nue et propre la déchirure, cette porte du cœur. Par où passer pour d’autres voyages. »


    Le voilà parvenu au bord. Guidé par « l’oiseau du soir ». « Un oiseau troué d’air ». Avec lui, survient « le ciel sans trace. Sans plaie. Sans cicatrice ». Le voilà parvenu au bord de la « Dorveille ». Ce n’est pas que « la nuit souterraine » retienne désormais dans ses lacs, les images de « lune noire » et d’os blanchis par le temps. Ce n’est pas non plus que les mots aient enfin trouvé leur espace pour entourer la mort de davantage de douceur. C’est plutôt que l’état de demi-sommeil de Perceval gagne. Cet état hypnotique que le chevalier, dans l’expérience de son recueillement, a traversé. Voilà que les poèmes de cette section se teintent de l’empreinte du mythe gallois. Dans la lettre et dans l’esprit. Ainsi du poème « Rose couleur nouvelle » qui prend explicitement appui sur le récit de Chrétien de Troyes :


    « s’avancent un cheval

    et son cavalier

    sous un ciel laiteux

    déchiré par les ailes

    d’un vol d’oies sauvages

    que l’attaque d’un faucon

    rend erratique… »


    De ce « musement » ancré dans un récit qui habite le poète naît l’oubli et de l’oubli naît l’écriture. Celle-là même qui s’empare de la couleur et transforme l’apparition de « trois gouttes de sang » dans la neige en une vision qui transfigure le réel. Entraînant le poète dans un monde autre qui jusqu’alors lui demeurait inaccessible.


    « Couleur naturelle

    couleur nouvelle

    ni rouge ni blanche

    mais rouge avec blanc

    et blanc avec rouge

    comme un rose

    un rose incarnat

    mais de juxtaposition

    comme l’épaisseur d’un flux

    l’intensité de l’air traversé

    la profondeur d’un courant… »


    On aimerait s’arrêter là, en apesanteur au-dessus du prisme vertigineux de la couleur. Sur les bords du volcan des mots pris dans la fluidité de la matière. On aimerait, avec le poète, laisser filer l’oiseau « jusqu’au ciel/que ces ailes creusent/avant d’y disparaître. » Et, « dans le feu humide/des herbes du sommeil », saisir avec lui « ces lueurs que dissipent les souffles ».*



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    __________________________
    * in dédicace de l’auteur à A.P.








    Vers les riveraines







    ALAIN FREIXE


    Alain Freixe par Marc Monticelli





    ■ Alain Freixe
    sur Terres de femmes

    Vers les riveraines (lecture de Sylvie Fabre G.)
    À l’étrangère (extrait de Vers les riveraines)
    [on serait à couvert sous les arbres] (autre extrait de Vers les riveraines)
    Bleu plié au noir
    Contre le désert (lecture de Michel Diaz)
    Contre le désert (lecture d’AP)
    Septième pas (extrait de Comme des pas qui s’éloignent)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de L’Amourier éditions)
    une page sur Vers les riveraines
    → (sur Terres de femmes)
    Alain Freixe & Raphaël Monticelli | Chère
    P/oésie, le blog d’Alain Freixe : La poésie et ses entours
    → (sur Terres de femmes)
    Serge Bonnery et Alain Freixe, Les Blessures de Joë Bousquet, 1918-1939 (lecture d’AP)





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  • Marie-Ange Sebasti, Cette parcelle inépuisable

    Marie-Ange Sebasti, Cette parcelle inépuisable,
    Jacques André éditeur, Collection Poésie XXI, 2013.



    Lecture d’Angèle Paoli





    Pourtant, malgré la faille, le bleu, toujours,
    « Pourtant, malgré la faille, le bleu, toujours,
    s’instaurait, me rattrapait »
    Ph., G.AdC







    EN SORTANT DE SA RÉSERVE…




    Poète sensible, qui garde au secret les sentiments qui l’habitent, Marie-Ange Sebasti se livre ici, dans les pages de Cette parcelle inépuisable, par menus lests. Et c’est d’abord la Terre, — « terre sienne » — qui inaugure, dans les contrastes d’ombre et de clarté qu’elle engendre, l’ouverture de ce nouveau recueil poétique.

    Cela commence avec le « rose chair » de l’enfance du poème inaugural. Par cette exploration d’une « parcelle inépuisable » d’où surgit l’enfant de jadis dans toute l’impulsivité de sa jeunesse. L’enfant à qui la poète d’aujourd’hui confie le pouvoir de s’emparer de l’adulte, de le secouer de son « long sommeil », de le bousculer dans ses certitudes, de le confondre avec ses souvenirs.

    Soudain l’enfant est là, dans toute sa puissance créatrice — « Il démonte les lucarnes  /  et défie les étoiles » —, présence troublante qui dérange par son inventivité.


    « Pourquoi cesser d’avoir faim  /  de sa turbulence », interroge la poète.


    Le monde de l’enfance est au cœur des poèmes, qui ramènent avec eux, dans le chalut des mots, leurs bons génies et leurs comptines. Les formules magiques ouvrent les portes des jeux mais aussi celles des petites cruautés d’enfants, celles qui excluent et tiennent à l’écart celui d’entre eux/elles qui n’a pas les clés de « colegram ».

    Dans son désir de se faire « archiviste » des gestes du passé, la poète recherche le lien qui l’unit à la petite fille qu’elle fut, afin de renouer avec elle ses pactes d’enfance. Dans son désir de se faire christophore, elle se dicte ses ordres :


    « Soulève cet enfant

    Assieds-le fermement sur tes épaules

    Rapproche-le du ciel »


    Lui confiant ainsi une part de pouvoir :


    « Il saura bien te décrire l’horizon ».


    Dès cet instant, toujours mimant les inventions de l’enfance, la poète oscille entre incertitudes, menus échecs, impatiences à vivre, recommencements et reprises. Mais toujours rebondit sur la frange d’écume et toujours se remet à ravauder les « images » sur lesquelles elle s’élance. Elle retrouve alors cette « part des anges » qui lui donne l’élan vital propre à soulever le « mortier des heures grises » et à délivrer le monde de ses emmurements.

    À travers la série des infinitifs — « Préparer  /  lancer  /  délivrer  /  libérer  /  rebâtir… » — qui sont comme les jalons de son programme d’actions poétiques, la poète s’invective avec douceur et fermeté. Parfois, au cœur de ces défis, d’autres silhouettes surgissent, qui avaient emporté avec elles, dans de lointaines expéditions, des rêves de retours victorieux. Et s’en reviennent, chargées d’images cahotantes. Dans des vers brefs, la parataxe fait surgir les étapes d’un « interminable western ». Archiviste puis calligraphe, la poète se sait impatiente à adoucir le monde. Même si sa « palette s’emporte  /  s’éloigne », l’acrobate qu’elle se dit être, « exerce ses pinceaux  /  à rattraper la joie  /  sur la ligne de fuite ». Le doute pourtant l’assaille dont elle repousse les brûlures. Aux interrogations qui se font jour, elle oppose le silence, celui-là même qui « a gonflé » son « chargement de mots ».

    Quant aux morts, la poète les nimbe d’un même optimisme que les vivants, accordant à leurs fantômes une vie propre et parfumée :


    « Bientôt ils sentiront la lavande

    des armoires bien rangées ».


    Optimiste ? Oui. Parce que profondément croyante ? Sans doute. Quoi qu’il en soit, exploratrice infatigable du temps et des blessures que celui-ci inflige, la poète se refuse à tout repli dans la douleur, à toute négation de la joie. Ainsi, confie-t-elle : « Pourtant, malgré la faille, le bleu, toujours,   / s’instaurait, me rattrapait ». Toujours en chemin, « elle monte lentement  /  en tenant bon la rampe  /  de l’escalier trop raide ». Elle progresse, décidée, « vers ce rai de lumière  /  qui patiente serein… »

    Lucide sur elle-même et sur les traits qui fondent sa personnalité, la poète évoque sa réserve — « Hier  /  en sortant de ma réserve  /  j’ai cru voir […] ». Et pour qui a le privilège de connaître un peu Marie-Ange Sebasti, cette expression polysémique fait sourire. Car sa réserve est sans nul doute son plus fidèle atout, celui qui conduit la poète sur la ligne de fuite d’un humour et d’une espièglerie qui la rendent très attachante. Ainsi surprend-elle par les façons d’oiseau qu’elle a de déplacer les images à cloche-pied. Ou à petits coups de pinceaux furtifs.

    Un humour qui fait de cet ouvrage poétique une « parcelle inépuisable » à explorer. Et à savourer. Sans réserve.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Marie-Ange Sebasti, Cette parcelle inépuisable







    MARIE-ANGE  SEBASTI


    Sebasti
    Image, G.AdC





    ■ Marie-Ange Sebasti
    sur Terres de femmes

    [Un chemin de silence a gonflé ton chargement de mots] (extrait de Cette parcelle inépuisable)
    une fiche bio-bibliographique [BIO-BIBLIO] sur Marie-Ange Sebasti
    → une petite anthologie poétique de
    Marie-Ange Sebasti
    Demain (extrait de Marges arides)
    → « 
    Notre héritage n’est pas forteresse »
    Parlemente (extrait de La Porte des lagunes)
    Plage d’encre (extrait de Haute plage)
    Quand les îles pouffent de rire (extrait de Presque une île)
    Une petite vieille en noir (extrait de Paroles pour une île)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Ils étaient partis
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Marie-Ange Sebasti (+ un extrait de Paroles pour une île et de Corse, dans le chalut des jours)
    → (avec Monique Pietri)
    Bastia à fleur d’eau
    → (avec Monique Pietri)
    Villes éphémères (note de lecture d’AP)
    → (avec Monique Pietri)
    Garder infatigablement les yeux ouverts (extrait de Villes éphémères)



    ■ Voir aussi ▼

    le site personnel de Marie-Ange Sebasti





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  • Ilana Shmueli | [Écoute et regarde]





    Père - je te parle
    Ph., G.AdC







    [HOCH UND SCHAU]



    Horch und schau
    es ist möglich


    das Licht leuchtet neu
    die Melodie erklingt wieder
    ein Kinderspruch gilt noch:
    Müde bin ich geh zur Ruh
    schließe meine Augen zu…
    Vater —


    Ich rede dich an






    [LISTEN WELL AND LOOK]



    Listen well and look
    it is possible


    the light shines anew
    the melody sounds again
    a childish saying is still true:
    now I lay me down to sleep
    close my eyes before I do…
    Father —


    I speak to you




    Ilana Shmueli, Nie wieder laufen gegen den Wind, in Zwischen dem Jetzt und dem Jetzt [Rimbaud Verlag, 2007], Toward Babel, Poems and a Memoir, The Sheep Meadow Press, Rhinebeck, NY, 2013, pp. 130-131. Translated by Susan H. Gillespie.







    [ÉCOUTE ET REGARDE]



    Écoute et regarde
    c’est possible


    la lumière brille une nouvelle fois
    la mélodie se fait entendre à nouveau
    un mot d’enfant tient encore :
    Je suis fatiguée va te reposer
    ferme mes yeux…
    père —


    je te parle




    Ilana Shmueli in Poèmes de Czernovitz, Douze poètes juifs de langue allemande traduits de l’allemand et présentés par François Mathieu, Éditions Laurence Teper, Collection Bruits du temps, 2008, page 199.






    Laurence-teper





    ILANA SHMUELI


    Vignette Ilana Shmueli
    Source



    ■ Ilana Shmueli
    sur Terres de femmes


    Incline-toi sur tes morts
    Éjouissement dans la neige fraîche (+ notice bio-bibliographique)
    Jeudi 11 décembre 1969 | Lettre de Paul Celan à Ilana Shmueli



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Agonia.net)
    un entretien d’Ilana Shmueli avec Marlena Braester (Source : revue Continuum, Revue des écrivains israéliens de langue française, N°. 6, « Hommage à Paul Celan »)





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  • Cécile Guivarch, Vous êtes mes aïeux

    par Gérard Cartier

    Cécile Guivarch, Vous êtes mes aïeux,
    éditions Henry, Collection La main aux poètes, 2013.



    Lecture de Gérard Cartier



    Charrue
    Des hommes, dont la vie a le poids de la charrue
    Photo © Yann Arthus-Bertrand
    Source








    DONNER VIE




    En dépit de son format réduit (celui de la collection noire La main aux poètes qui, à côté d’auteurs chevronnés, poursuit un travail méritoire d’exploration de la jeune poésie), et de la brièveté des poèmes (rarement plus de huit vers, d’un mètre court, avec une prédilection pour l’hémistiche), voilà un vrai livre. Non pas une liasse d’instantanés arbitrairement nouée par un titre, mais un ensemble construit en vue d’un projet : arracher à la blancheur de leurs morts répétitives les lignées de paysans et de travailleurs dont l’auteure est issue.

    Cécile Guivarch a fouillé les archives, remonté les filiations, parcouru les lieux où ils vivaient. De la plupart, dans le grand arbre des générations à la cime duquel elle écrit, il ne reste rien, occupés qu’ils étaient « à vivre tout simplement » — ce ne sont plus que « des morceaux de ciel ». Quand ils en ont laissé, les traces de leur passage sont rares et discrètes : des triplets de prénoms (souvent les mêmes, quatre ou cinq, en une litanie dont l’ordre seul distingue les individus, au bout de quoi celui de Cécile semble d’un autre monde), un acte de naissance ou de dot (« trente blouse  /  quatre caraco  /  douze chemises… »), quelques photographies, une adresse, un nom de métier, et les tombes où ils dorment les pieds tournés vers le ciel. Cécile Guivarch s’empare de ces bribes, seuls témoins de toute une existence, pour redonner vie aux êtres et les faire fulgurer un instant. Des hommes, dont la vie a le poids de la charrue, qui ont aimé sans savoir le dire, « plein la bouche du travail du vin », sinon qu’ils s’effondraient quand leur compagne mourait en couches. Des femmes surtout, absorbées par les tâches ménagères, les jardins légumiers et les petits métiers :


    cantinière d’eau de vie

    vos lèvres devaient trembler

    autant que vos mains

    à verser autant de vie

    dans la coupe des hommes


    S’il n’y a pas de poésie féminine, si le sexe ne régit pas le travail des formes, il colore nécessairement images et sentiments. Beaucoup de mères ici, pleurant les enfants morts, pressant sur leur sein ceux qu’effraie la tempête, accouchant dans la terreur, en ces temps où les gestes de l’amour engendraient si souvent la mort :


    mon enfant me pousse vers la terre

    sors vite mon petit

    prends tes ailes et traverse la pierre


    L’expérience de la maternité (Te visite le monde, éd. Les Carnets du Dessert de Lune, 2009), qui inscrit si fortement les femmes dans la continuité des générations, semble à l’origine du désir de Cécile Guivarch de retrouver ceux qui vivent dans [son] corps  /  circulent dans [son] sang. Mais, au lieu de prétendre accoucher de ses aïeux sur la page, comme l’aurait fait tout homme, ce sont eux, écrit-elle, qui souffrent et enfantent dans chaque parturiente : « dans chaque naissance  /  ce sont vos cris que l’on ressent » ; les chairs nouvelles émergent « du profond de vos entrailles ». Les morts nous mettent au monde. Par nous renaissent leurs mots pétrifiés.


    Gérard Cartier
    D.R. Texte Gérard Cartier







    Cécile Guivarch, Vous êtes mes aieux



    CÉCILE GUIVARCH


    Cécile Guivarch portrait
    Ph. : Michel Durigneux
    Source





    ■ Cécile Guivarch
    sur Terres de femmes


    Cent ans au printemps (lecture d’AP)
    Cent ans au printemps (lecture de Philippe Leuckx)
    [Écrire ses yeux] (extrait de Cent ans au printemps)
    [c’est tout pour aujourd’hui] (extrait de c’est tout pour aujourd’hui)
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double (chronique de Marie-Hélène Prouteau)
    [des hommes tressaillent](extrait de S’il existe des fleurs)
    [J’ai marché sur les morts]
    [Je ne sais pas si tu es encore jeune](extrait de Sans Abuelo Petite)
    Sans Abuelo Petite (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Renée, en elle (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    [ma grand-mère avait beaucoup de clés]




    ■ Voir aussi ▼

    J’écriture(s)[le blog de Cécile Guivarch]
    → (sur le site des éditions Henry)
    la fiche de l’éditeur sur Vous êtes mes aïeux
    le site terre à ciel | poésie d’aujourd’hui




    ■ Autres lectures de Gérard Cartier
    sur Terres de femmes


    Patricia Cottron-Daubigné, Femme broussaille, la très vivante
    Jean-Pascal Dubost, & Leçons & Coutures II
    Alain Guillard, Quête du nom
    Emmanuel Moses, Ivresse
    Muriel Pic, Élégies documentaires





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