Étiquette : 2013


  • Rachel Blau DuPlessis | [It’s hard for me to talk about poetry]




    J’ai mis des mots au plus profond des poèmes  Comme au fond d’un tunnel
    Ph., G.AdC






    [IT’S HARD FOR ME TO TALK ABOUT POETRY]



    27.




    Il m’est difficile de parler de poésie. De sa singularité. Mon sentiment à l’encontre de toute raison consommable, c’est qu’elle importe. Tant de choses sont en jeu. Tant de chantiers abandonnés. Le oui et le non, en simultanéité. Le combat pour arriver à réparer, simplement même pour dire ce qui est, comment c’est, et pourquoi cela submerge d’émotion, ça, de questions constantes et jamais résolues.


    Quand je rencontre les professionnels dont le travail est d’évaluer le développement, l’aide, l’impact sur la santé, les fonctionnement des infrastructures, et l’éducation scolaire, qui vont étudier l’inégale répartition des maladies dans le monde, qui ont besoin de services, de responsabilités sociales, de changements de politique, qui mettent l’accent sur les articulations minimes qui modulent de nouveaux résultats à partir de résultats dévastateurs, qui veulent identifier l’endroit où une modification est possible, qui veulent évaluer, au moyen de critères assurés d’entrées et de sorties, le travail accompli…


    j’en reviens à mon admiration, à mes questions. Comment faire que la confrontation dont la poésie est l’expression d’une force à une intervention — de façon qu’on sente le tout en son entier


    différemment. Au-delà d’un seul, mais au-dedans aussi.


    Comment parler de niveau de l’art comme sol à partir d’où faire lever.
    Compassion, empathie, résistance. Respect pour l’inconnu, l’inconnaissable, même. Voie d’accès à l’intime complexité des langues et des structures, dans les mailles des grammaires musicales.
    Comment aller au-delà de la « technologie des solutions » en faisant de l’analyse elle-même saturation verbale. Comment produire de la résonance.


    Je me suis donc mise à écrire dans le dedans des poèmes
    J’ai mis des mots au plus profond des poèmes
    Comme au fond d’un tunnel


    pour le dire à mots très noirs.




    Rachel Blau DuPlessis, « Brouillon 85 : Tirage/Épreuve, Section 27 » [Draft 85: Hard Copy], in Brouillons, Éditions Corti, Série américaine, 2013, pp. 195-196. Traduit par Auxeméry avec la collaboration de Chris Tysh.







    DuPlessis, Brouillons






    RACHEL BLAU DUPLESSIS


    RACHEL BLAU DuPLESSIS
    Source



    ■ Rachel Blau DuPlessis
    sur Terres de femmes

    Image persistante (extrait de Tabula rosa)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions Corti)
    la page de l’éditeur sur Brouillons de Rachel Blau DuPlessis
    → (sur remue.net)
    Rachel Blau DuPlessis, Brouillons, par Sereine Berlottier
    → (sur Conjunctions)
    le texte intégral (en anglais) du Brouillon 85
    → (sur Electronic Poetry Center)
    une bio-bibliographie de Rachel Blau DuPlessis
    → (sur PennSound)
    un très grand nombre d’archives sonores et vidéos
    → (sur PennSound)
    Rachel Blau DuPlessis disant le Brouillon 85 [Section 27] ci-dessus [It’s hard for me to talk about poetry]





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  • Irène Dubœuf | [Une lueur confuse s’empare de la terre]



    Toute crainte s’envole dans un battement d’ailes
    Ph., G.AdC







    [UNE LUEUR CONFUSE S’EMPARE DE LA TERRE]



    Une lueur confuse s’empare de la terre.
    Une hypothèse
    dans les marges du ciel.

    J’écarte le silence : à trop vouloir l’entendre
    l’oreille s’habitue à sa voix
    rare est le silence qui ne soit habité.

    Des moineaux impatients se disputent le jour.
    Toute crainte s’envole
    dans un battement d’ailes.

    L’aube a la voix de l’oiseau.




    Irène Dubœuf, « L’Heure blanche » in Triptyque de l’aube, Voix d’encre, 2013, page 13. Peintures de Michel Verdet. Grand Prix de la ville de Béziers 2013.






    Triptyque de l'aube 2




    IRÈNE DUBŒUF


    Irène Duboeuf





    ■ Irène Dubœuf
    sur Terres de femmes


    [Incertitude du ciel] (extrait de Cendre lissée de vent)
    Lisières (extrait d’Effacement des seuils)




    ■ Voir aussi ▼


    le site d’Irène Dubœuf
    → (sur le site des éditions Voix d’encre)
    la fiche de l’éditeur consacrée à Triptyque de l’aube d’Irène Dubœuf
    → (sur Incertain Regard)
    une note de lecture d’Hervé Martin sur Triptyque de l’aube
    → (sur le site de la revue en ligne Possibles, nouvelle série [n° 4, janvier 2016])
    une page consacrée à Irène Dubœuf
    → (sur Recours au Poème)
    des extraits de Cendre lissée de vent





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  • Emmanuelle Pagano | Claude Rouyer, Le Travail de mourir

    Emmanuelle Pagano, Le Travail de mourir,
    Éditions Les inaperçus, 2013.
    Photographies de Claude Rouyer.



    Lecture d’Angèle Paoli




    TRAVAIL-DE-MOURIR
    Ph. Claude Rouyer, in Le Travail de mourir, page 23.







    LA MACHINE À TRICOTER-ÉCRIRE D’EMMANUELLE PAGANO




    Cactus cygnes grenouilles carottes crues. Et des brebis. Un ruisseau où pêcher les grenouilles. Grenouilles d’hiver grenouilles d’été. Un pays aride de causse et de terre à travailler sous le soleil et sous le vent. Et des transhumances, de troupeaux et d’hommes. Les uns quittant la campagne pour la ville, les autres quittant la ville pour s’emparer des terres délaissées par les paysans. Afin de nourrir des rêves d’origines perdues. Mais aussi un tricotin rouge et vert, version miniature de la machine à tricoter d’une « tante préférée » et loufoque. Et un oncle « empierraïre », tout à la fois fossoyeur et croque-mort. La machine à tricoter les histoires d’Emmanuelle Pagano brode, tout au long du Travail de mourir, les vies et les morts minuscules de « sa » famille paysanne. Non pas toute la famille. Une partie seulement. Celle de la tante préférée, « tricoteuse à domicile », de son mari jardinier, et des autres, dont on cerne, le temps d’une visite ou d’un enterrement, quelques traits croqués à-vif.

    Par quels chemins, dans ce récit sobre tout en finesse, d’apparence si simple, se font le travail d’écrire et celui de mourir ? Il faut suivre, maille après maille, jusque dans les moindres plis, les trames nouées par le tricotage habile de l’un avec l’autre. Il faut d’abord remonter jusqu’à l’enfance de la narratrice. Retrouver, sous son ombre et portée par sa voix, la saveur un peu fanée des longues heures « sépia » passées à lire ou à regarder la tante s’occuper à son ouvrage. Une véritable artiste, cette tante originale au caractère bien trempé, qui savait tirer des mouvements de va-et-vient de ses chariots, toutes sortes de styles : « le jacquard, le jacquard double fantaisie, le jacquard norvégien, le point ramassé ajouré, le motif “fil tiré”, le point avec maille et attente, le point glissé, le point avec jetés, le point mousse, et tout ça dans toutes les couleurs et toujours dans la laine de nos moutons… »

    De ces moments complices, teintés de la grisaille ordinaire des jours et néanmoins perlés de rires et de fantaisie, la narratrice a gardé un souvenir aigu. Adulte, elle en savoure encore les moindres détails. Non, parfois, sans un voile de nostalgie. De ce monde en effet, il ne reste rien ou si peu de choses. Des images de magazine galvaudées ; des propos prétentieux et vides qui sont « à mille lieux (sic !) de la suffocation de l’étable, des bêlements essoufflés, des odeurs épaisses de chairs blanches en sueur, des nuits interminables lorsque nous aidions aux agnelages qui se succédaient. » Les champs ont disparu, avalés par les autoroutes. Les cousins, enfants, petits-enfants, se sont « égarés dans des fonctions administratives ». Reste la mémoire, faite de « pensées traversantes et fluctuantes ». Et « les souvenirs chancelants », qu’Emmanuelle Pagano tricote avec art pour en faire un livre que l’on ne se lasse pas de relire. Tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre sens.

    De son adolescence, la narratrice a également gardé les gestes précis et répétitifs que lui imposait jadis son tricotin. À son insu, l’enfant en a enregistré le rythme. Les tours et les détours. Ceux-là mêmes qui ont donné sa forme à son écriture d’aujourd’hui. « J’écris en rond », écrit-elle. « Un pli » qui a été pris du temps du tricotin rouge et vert et qui a imprimé sa marque jusque dans la trame du texte. Seule différence de style entre le travail de la tante et celui de la nièce, la couleur. Au style coloré de l’une vient s’opposer la couleur monochrome de l’autre. « J’écris des histoires, mais dans un seul style et d’une seule couleur. » Un style en boucle.

    De fait, cette circularité de l’écriture apparaît dans la construction du récit qui n’a, selon l’écrivain, ni commencement ni fin. « Ce que j’écris n’a pas vraiment de début, pas de fin, et je reviens toujours au même endroit du récit. J’écris à l’endroit, à l’envers, en boucle ». Cette circularité transparaît parfois dans certaines descriptions, nouant ensemble, par la reprise de mots ou d’expressions, les images qui transitent d’une phrase à l’autre. Ainsi, par exemple, de la description qui lie la tante à sa machine :

    « Ma tante… tricoteuse ». / « Tricote » / « Machine… poussière ». / « Poussière… moutons… bon fonctionnement de la machine à tricoter ». / « Les moutons… divers fils de laine ». / « Le bon fonctionnement de ma tante… mouton noir de la famille, un mouton noir haut en couleurs »

    Entre la tante et sa nièce – elles se ressemblent étrangement, jusque dans leurs menus rituels ― court, dans un même espace, une même passion, chacune écrivant en parallèle de l’autre, l’une avec sa machine à écrire, l’autre avec ses fils de laine. De sorte que les parallèles finissent par se rejoindre dans le tressage d’une métaphore filée émouvante :

    « Après avoir suffisamment lu, je me levais ankylosée pour aller piqueter à la machine des textes immatures, d’une écriture de lait que je croyais naïvement poétique et rebelle. Je m’étais installée depuis belle lurette sur un bureau jouxtant sa machine, en vis-à-vis. Je croquais dans la carotte, je tenais le rythme, le visage et les gestes de ma tante m’apparaissaient comme dans une vignette à découper, délimitée par les pointillés du tricot. »

    Le récit progresse, cependant, vers « le travail de mourir ». Avec la mort de l’oncle, la tante s’invente un nouveau rôle, fait de masques et de voiles, de déguisements et de costumes. Confrontée à sa toute jeune vie de veuve, elle ne perd rien de sa loufoquerie, de ses fantaisies, de ses « pétillements ». Après toute une vie passée aux côtés d’un fossoyeur qui en sait long sur la question des réductions ― des terres qui gardent les corps / de celles qui les mangent ―, la voilà « mariée avec un mort ». Et sans doute « fiancée à la mort elle-même ». Pourtant, quelque chose d’incongru l’inquiète. Comment expliquer qu’elle rapetisse ? Qu’elle diminue ? Qu’elle disparaisse ? Sur ce phénomène étrange, elle interroge sa nièce. Qui assiste, impuissante, à la réduction, de son vivant, de celle qu’elle aime tant. « Elle réduit petit à petit, à petit feu, de feu mon oncle. » Avec l’amenuisement de la tante, ce « feu qui couve » dans ce corps qui va son chemin vers la disparition et vers le gris des cendres, surgit dans le sommeil de la narratrice un rêve étonnant sur le « travail de mourir ». Un travail qui se fait dans une salle appropriée, semblable à la salle de travail de la mère en train de mettre au monde son enfant. Un travail avec préparatifs et cérémonial. Et suspendu à la porte, un petit écriteau mentionnant : « Mourant au travail, ne pas déranger ». Avec au verso : « Rêveur au travail, ne pas réveiller ».

    Que restera-t-il lorsque le gris aura tout envahi, repoussant les couleurs enjouées de la vieille dame dans des confins inaccessibles et oubliés ? Il restera « des histoires, des rêves, de la mémoire : du petit vent ». « Du petit vent » qui se faufile sous la peau, la faisant chatoyer de plaisir. Il restera une écriture talentueuse pour dire ce qui fut de cet « ici » que l’adolescente appelait « ici c’est toujours pareil ». Et le souvenir du « déhanchement grotesque » de la tante qui fait écrire à la nièce : « je me dis qu’on avance jamais qu’en boitant, et que je boite moi aussi, même si ça ne se voit pas. »

    Ce récit bouleversant est accompagné de onze photographies de Claude Rouyer. Quelques décors : murs froids d’un crématorium ? Jeté de lit tricoté en patchwork, couette suspendue à une porte, lit inversé. Et une déclinaison de portraits en couleur d’une vieille dame hiératique dans ses voiles et ses masques, un peu chamane/fétichiste, ― tricotant une longue chevelure de femme ―, avec cornes de bélier pour habiller ses mains, hibou pour accompagner sa rêverie ; fée ou sorcière, ogresse dévoreuse d’enfant ? Peut-être. On devine, dans cet hommage silencieux, la tante préférée du récit, même si les photos ne sont jamais redondantes avec le texte. Bien au contraire, elles donnent au Travail de mourir sa couleur d’« inquiétante étrangeté ».

    Un beau travail d’écriture/lecture/entrelaçage, dont le lecteur doit la publication à la jeune maison d’édition indépendante (créée en septembre 2011 par Frédérique Breuil et Mathilde Levesque) Les inaperçus (dont Le Travail de mourir est le quatrième opus).



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Travail de mourir







    EMMANUELLE PAGANO




    ■ Emmanuelle Pagano
    sur Terres de femmes

    L’Absence d’oiseaux d’eau (lecture d’AP)
    Nouons-nous (lecture d’Isabelle Lévesque)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    le site des éditions Les inaperçus
    → (sur le site des éditions Les inaperçus)
    un extrait du Travail de mourir lu par Emmanuelle Pagano





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  • Mathieu Nuss | [Ce ton jaune sur jaune]



    Jaune sur jaune
    Ph., G.AdC







    [CE TON JAUNE SUR JAUNE]



    (58)




    ce ton jaune sur jaune dit l’heure d’habiter

    des vitres lentes de souffler empêtré

    dans le plus cœur d’un détail (à inventer encore)

    c’est qu’il y a ce for intérieur

    à re-muscler : sans contrôle des billets

    : à tire d’aile






    en séjour longé    somme toute un art

    de la fugue






    Mathieu Nuss, Au beau fixe (Autre hémisphère), Obsidiane, Collection Le legs prosodique, 2013, page 68. Illustrations de Jean-Louis Gerbaud.








    Nuss






    MATHIEU NUSS


    Mathieu Nuss est né en 1980. Après avoir dirigé deux numéros de la revue Boudoir & autres (arts et littératures contemporains ; éditions Ragage), il dirige aujourd’hui la revue larevue* (*des arts du langage et quelques autres ;
    n°1, juillet 2013, Julien Nègre éditeur) et contribue régulièrement aux revues Po&sie et CCP. Il a fait paraître un premier livre (une) Affirmation aux éditions Ragage en 2006, puis Al Mano (avec Georges Ball) chez Daniel Leuwers en 2007, Agio chez Voix éditions/Richard Meier, dans la collection « Vents Contraires » dirigée par Alain Helissen (2009), et Apartés à l’Atelier La Feugraie (2012). Mathieu Nuss a aussi écrit le livret de la Cantate I (Jachère aidant) de la cantate Cantate égale Pays de Gérard Pesson (commande de l’Ircam ; création au Centre Georges-Pompidou en juin 2010, dans le cadre du Festival Agora).



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Plexus-S, un site proposé par Mathieu Brosseau)
    d’autres poèmes de Mathieu Nuss





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  • Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule

    par Marie-Hélène Prouteau

    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule,
    éditions Zulma, 2013.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau




    Si je pense à elle, je tombe
    Ph., G.AdC







    [CE ROMAN EST UN POÈME]



    Voici un roman singulier et qui prend toutes les libertés avec les formes d’écriture. Les lisières des genres s’effacent. Roman, poème, conte d’aujourd’hui, il est tout cela, ce livre de deuil. Il était une fois, dans une presqu’île au nom merveilleusement antique, une jeune fille qui tentait de surmonter la douleur causée par la chute mortelle de son amie Arthénice, sa partenaire funambule. Cette Lucia Antonia qui fait entendre sa voix dans des carnets semble sortie de l’Écume des jours ou d’Alice au pays des merveilles. C’est dire si nous sommes loin du chant de déploration et du tombeau. Daniel Morvan se saisit de la fiction et du romanesque, les fait voler en éclats. La cohérence d’ensemble, profondément originale, repose sur la forme poétique et narrative de l’injonction initiale, « Choses à faire ». Ceci n’est pas sans rappeler Notes de chevet, de Sheï Shōnagon, auteure du Japon de l’an mille, qui décline sa poésie sur le mode des listes. Dans ce bloc-notes à l’ancienne, Daniel Morvan invente une écriture syncopée, au gré des vibrations intérieures du personnage et des signes du monde. Il pose son regard sur les salines, sur les gestes des hommes qui y travaillent, sur la beauté des choses changeant avec les marées. L’action, jamais située dans le temps, est une suite de fragments, enlevée comme le sont certaines suites de Chostakovitch, dont le nom revient associé au souvenir de la jeune morte. Entre ces fragments, beaucoup de blancs, à l’image du vide au-dessus duquel marchaient les amies funambules. La langue est tout en retenue, tendue, sensuelle.

    « Tendre un fil » : le jeu de l’infinitif, répété à plusieurs reprises, donne un phrasé surprenant à ces pages. Par ce verbe nu, sans pronom, il s’agit, pour la narratrice, de fixer brièvement des tâches et, par là, de canaliser la douleur. Ce mode de la vitesse correspond parfaitement au personnage que l’on sent comme une boule de pures tensions. Contrairement aux apparences, l’infinitif ne promet pas l’infini. Depuis que Lucia Antonia s’est retirée dans cette presqu’île, elle vit sans argent, rencontre Eugénie et Astrée, deux réfugiées, un garçon voilier, un peintre, elle se promène dans les salines et voit partout l’image de la disparue. « Tracer un plan du marais », tel sera l’infinitif qui pointe sa détermination tenace : « C’est là que je fonderai le nouveau cirque d’Arthénice ».

    Dans ces cent soixante et onze moments vient se lover en creux le portrait de l’amie, limpide et lumineux. Qu’elle nous la présente humant une odeur de salicorne, jouant les belles dames au salon bleu ou s’élançant sur le fil, Lucia Antonia s’approche au plus près de la disparue, jubilante, libre et fantasque. Bonheur et douleur convoqués ensemble.

    Le mot de « traversée » fait retour dans le texte, recherche vacillante sur le fil au-dessus du vide, physique et métaphorique. Ce mot ne désigne-t-il pas aussi la traversée du deuil ? Un an après cette mort, la narratrice est tournée vers un projet, vers un possible. La douleur n’en est pas moins là, elle fait peu de bruit mais résonne en trouées fulgurantes : « Si je pense à elle, je tombe ». Au-delà, dans l’intention de fonder un cirque, Lucia Antonia invente quelque chose de plus durable, sorte de fondation symbolique dédiée à la morte pour qu’elle continue d’habiter ce monde. Elle sera aidée de ces réfugiés africains qui s’appliquent à restaurer les salines abandonnées, ces êtres qu’elle se révolte de voir reléguer dans les marges.

    La métaphore du fil ne cesse de se déployer dans ces pages : il est le fil du spectacle merveilleux qui unissait les deux partenaires ; il est ce fil tissé par les Parques qui figure la vie, brusquement cassé dans cet accident, il est enfin le fil qui permet de nouveaux liens avec son ami, avec Eugénie et Astrée, ce qui fait renouer la narratrice avec l’avant des choses. Il dit, bien sûr, le travail de l’écrivain.

    La grande réussite de ce livre tient à l’ajustement du son au sens. Ce roman est un poème. Personnages et lieux évoquent des éléments du réel et, pourtant, nous avons l’impression d’entrer dans un autre monde. Celui du rêve, de la poésie. Celle-ci affleure dans l’art très maîtrisé de la nomination : beaux prénoms à l’ancienne, noms de la faune des marais, noms des exercices acrobatiques. Les « oeillets » ne sont plus des fleurs mais les bassins des salines, les « guirlandes », les « mâts chinois » désignent des termes du cirque. Ce pouvoir humble et ténu de faire dire aux mots autre chose qu’eux-mêmes, n’est-ce pas la marque de la littérature ? Et c’est à travailler cette pâte que s’emploie Daniel Morvan, en prenant à pleines mains ce sel des mots. Ce sel qui, sans cesse, donne sa saveur à ces pages, le sel de la terre et de la mer que l’on récolte, le pacte de sel entre les amies, la figure aussi de la douleur qui ronge et le goût des larmes : « J’ai voulu ce pays de sel pour y gercer comme des lèvres altérées ».

    Dans le registre des grandes images, comment ne pas évoquer celle de la jeune-fille-oiseau, silhouette tout en fluidités et envols qui hante le texte : « Chaque aspect du jour et de la nuit renferme une parcelle d’Arthénice, ainsi qu’un vol d’aigrettes éclate parfois, s’effarouchant d’un bruit, d’une ombre, projetant les oiseaux dans toutes les directions comme autant de couteaux qui m’atteignent tous  ». Dans ce vol brusquement dispersé des aigrettes, nous voyons et entendons sa chute.

    La poésie est là, à tout instant, dans ce plaidoyer pour la force des rêves et la fantaisie (références à la magie, oracle, images de monstres de foire, cartes de jeu clins d’œil à Lewis Carroll). Le cirque, à lui seul, fait naître un imaginaire merveilleux avec ses roulottes à la Van Gogh, sa danseuse sortie d’un tableau de Chagall ; ce petit cirque familial qui passe dans les bourgs n’est-il pas celui que Goethe promène par les routes des Années d’apprentissage ?

    Il faut lire avec lenteur cette prose poétique qui marie légèreté et profondeur, empreinte, par moments, d’une sorte d’ironie stendhalienne. L’image de la jeune morte s’entrecroise avec une pensée-rêverie sur la mort en général. Portée par des éléments intemporels, le maître du moulin, la chapelle de Clarté, la voilerie qui effacent presque les traces de la modernité, l’interrogation se fait universelle. Le livre a ainsi quelque chose de la consolatio ancienne.

    « Où vont les morts ? » se demande Lucia Antonia en nous livrant d’émouvantes pensées sur la présence-absence de la disparue. Est-elle dans les objets familiers ou dans les images d’elle que la narratrice fuit avec colère car elles lui semblent une trahison ? N’est-ce pas dire que la seule vraie image de nos morts est en nous, à condition de leur assigner la place singulière qui était la leur de leur vivant, nous dit Lucia Antonia ?

    La perte, le sentiment du manque sont intimement liés à l’art dans ce roman : d’un côté, le geste d’écrire ces carnets, « gravés dans le marbre » selon la narratrice, est lié à l’expérience de la disparition ; de l’autre, le peintre, Pierrot blanc des Enfants du paradis, apparaît comme celui qui a été quitté par son modèle préféré. Il était aussi illusoire pour lui de penser posséder son modèle qu’il n’est acceptable pour Lucia Antonia de voir capter l’image d’Arthénice dans un des tableaux du peintre : la vie déborde toujours l’art. Le peintre en a l’éblouissante révélation en voyant Astrée et Lucia Antonia danser le long des étiers.

    Ce peintre qui porte un lourd chagrin est-il un double de l’auteur qui a lui-même perdu sa fille ? On peut le penser. Le tableau final du peintre réunit l’image des deux amies, avec ce don de voyance propre à la peinture qui est de faire voir l’invisible. Cette mise en abyme qui enchâsse, dans un paysage pastoral digne du Lorrain, un petit cirque bohémien est à l’image de tout le livre, audacieuse et baroque. Daniel Morvan a réussi une superbe « Consolatio à Lucia Antonia ».


    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes







    Daniel Morvan, Lucia Antonia





    DANIEL MORVAN


    DANIEL MORVAN





    ■ Daniel Morvan
    sur Terres de femmes

    L’Orgue du Sonnenberg (lecture de Marie-Hélène Prouteau)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Zulma)
    la fiche de l’éditeur sur Lucia Antonia, funambule



    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes

    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même






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  • Esther Tellermann | [Je sais vous me disiez de préférer l’ombre]



    Je voulais voguerdans le bleu
    Ph., G.AdC






    [JE SAIS VOUS ME DISIEZ DE PRÉFÉRER L’OMBRE]




    Je sais vous me

    disiez de préférer

    l’ombre

    je voulais voguer

    dans le bleu

    et les songes
    être enserrée
    par le chant.
    Avais-je voulu
    vous réduire à

    la tessiture ?
    Ou vous avais-je
    peint d’édens
    et de lilas ?
    Je voulais une
    éternité à coudre
    à nos deux noms

    être en

    chacun.




    Esther Tellermann, Le Troisième, Éditions Unes, novembre 2013, s.f.





    ESTHER TELLERMANN


    Esther tellermann





    ■ Esther Tellermann
    sur Terres de femmes


    Carnets à bruire
    Je t’ai vu (poème extrait de Contre l’épisode)
    Corps rassemblé (lecture d’AP)
    [Pour elle il voulut] (extrait de Corps rassemblé)
    Éternité à coudre (lecture d’AP)
    [Jours firent de toi ma teinture]
    [Onde] (poème extrait du recueil Voix à rayures)
    Première version du monde (lecture d’AP)
    Sous votre nom (lecture de Matthieu Gosztola)
    [Un mot encore] (poème extrait de Sous votre nom)
    Sûrement je vous tiendrai (poème extrait de Terre exacte)
    [Un écho un roman] (extrait d’Éternité à coudre)
    [Puis se ferme | la porte] (poème extrait d’Un versant l’autre)
    Voix à rayures




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la revue de littérature et de critique Le Nouveau Recueil)
    L’indécise exactitude de la terre : Esther Tellermann, par Michaël Bishop
    → (sur Remue.net)
    François Rannou / « D’où un homme est-il visible ? » | une approche de la poésie d’Esther Tellermann
    → (sur Recours au poème)
    Une lecture d’Une odeur humaine d’Esther Tellermann par AP





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  • Paul de Brancion | [Tristesse du soir]



    Cambodge-enfants-nageant-dans-le-mekong
    Source






    [TRISTESSE DU SOIR]




    Tristesse du soir

    aux nuages gris

    sur les rizières


    les phares s’allument sur la route numéro 7
    qui mène à Kompong Cham


    avons chanté la Marseillaise
    entre deux zébus entravés
    devant les enfants du village


    stupéfaits


    trois femmes mâchent le bétel


    le soleil peut-il se coucher sur le Cambodge
    sans évoquer le sang
    des hommes noirs


    il n’y a plus de singes
    dans la forêt noyée


    Vie lacustre
    Mékong
    loin du renversement de la mousson
    l’eau haute
    la pêche possible


    habillés de lin blanc

    sur un vieux bateau de bois coloré


    les liserons d’eau dansent
    les enfants sautent dans le fleuve
    nudité ambrée
    père mère grand frère
    surveillent les filets
    bouteilles de plastique
    en flotteurs de fortune


    deux mondes se croisent


    « à la saison humide
    les poissons mangent les fourmis
    à la saison sèche
    les fourmis mangent les poissons »

    disent les Khmers de l’eau


    les enfants saluent

    en criant


       sautant de joie

         les plus âgés
                                         vérifient sans mot dire
                                      l’équilibre de leur barque

        que le remous

           va chahuter




    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre, suivi de Kim Hourn, livret d’opéra, Éditions Lanskine, 2013, pp. 55-56-57.






    Paul de Brancion, Qui s'oppose a l'Angkar est un cadavre





    PAUL DE BRANCION


    Paul de Brancion
    Source



    ■ Paul de Brancion
    sur Terres de femmes

    [Il y a cette pluie] (extrait de Concessions chinoises)
    Ma Mor est morte | lecture d’AP
    Ma Mor est morte | lecture d’Evelyne Morin
    Sur un bateau léger | Nant’a u ligeru battellu
    Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre (lecture d’Isabelle Lévesque)



    ■ Voir aussi ▼

    le site de Paul de Brancion





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  • Pierre Péju, L’État du ciel

    par Sylvie Fabre G.

    Pierre Péju, L’État du ciel,
    éditions Gallimard, Collection Blanche, 2013.



    Lecture de Sylvie Fabre G.




    Le bleu
    Ph., G.AdC







    ACCOMPLIR “L’INSTANT, PROVISOIREMENT REDRESSÉ”



    « Tu vois, dit Nora, j’ai recommencé, mais cette fois la couleur est complètement libre. Le bleu, je le laisse s’étaler. Moi je ne m’occupe que de la ligne ». Ces paroles que prononce, en parlant de sa peinture, l’héroïne de L’État du ciel à la fin du dernier roman de Pierre Péju qui vient de paraître cet automne chez Gallimard, nous donnent peut-être une des clés de cette histoire initiatique où la ligne entre le ciel et la terre, les dieux et les hommes, la vie et la mort n’est plus seulement la ligne toute tracée des destins ni une ligne de séparation ou de clôture mais un chemin d’élargissement et un horizon ouvert. Les personnages, après avoir vécu la chute dans le malheur extrême, l’errance, la folie et le désamour, ne vivront-ils pas une lente remontée vers la lumière et ne pourront-ils pas laisser gagner « le bleu » d’un vécu et mystérieux recommencement ?

    L’auteur inscrit cet espoir, d’Occident en Orient, de France en Grèce, dans une traversée menacée dont la trajectoire mène les protagonistes des bords ombreux du lac d’Annecy dans les Alpes jusqu’à l‘île de Sifnos à l’aube, « ultime terrasse sur la mer Egée», sorte de « bout du monde » et « avant-goût du paradis », comme si en ce lieu où origine et fin se confondent, où tous les éléments naturels, les couleurs et le langage entrent en dialogue, où les êtres célestes côtoient les humains, ses personnages pouvaient réintégrer l’ordre du cosmos dans une forme d’harmonie et accomplir « l’instant, provisoirement redressé », dans l’éternel présent de l’amour et de la beauté.

    Mais avant ce moment suspendu dans l’espace et le temps, il y a le constat désenchanté de l’état du ciel et de la terre, dressé par l’ange Raphaël dès le début du roman en un long monologue, sorte d’envoi en italiques qui jette les bases de l’intrigue à venir. L’emploi de la première personne sera symboliquement le privilège de l’ange dont les observations et commentaires omniscients ponctueront régulièrement chapitres ou parties alors que le reste de la narration se fera à la troisième personne dans la multiplicité des points de vue humains.

    Celui-ci donc, après avoir souligné la déréliction, l’impuissance, la mélancolie ou l’absence des dieux ou de Dieu, ainsi que l’instabilité, l’absurdité, la cruauté du monde terrestre, prend la décision d’instiller « une goutte de mieux dans la mer du pire » en faisant le choix, pari modeste, de descendre sur terre aider un couple à la dérive. Ce trio de personnages va permettre à Pierre Péju de varier les registres en mêlant le merveilleux et le réalisme, le tragique et le lyrique. Il fait ainsi de son roman un roman des sens et du sens, une fable à fonds mythologique et à portée philosophique et morale.

    Le tableau de la planète et de la vie détruite de ses personnages que l’auteur brosse dans toute la première partie de sa narration a la tonalité âpre de celle que nous connaissons dans l’ensemble de son œuvre romanesque. Les malheurs singuliers et les malheurs collectifs, Pierre Péju nous les donne à voir, je l’ai dit, à travers le regard de l’ange Raphaël, mais aussi à travers celui des deux autres héros, Mathias, médecin humanitaire, gynécologue à Annecy mais exerçant différentes missions autour du globe, et sa femme Nora, fille d’un résistant grec à l’époque des Colonels, peintre reconnue et mère ravagée par la mort d’un enfant.

    « Mortels, malheureux mortels », ces deux-là et tous les personnages secondaires qui les entourent portent leur croix (martyre d’un père et perte d’un fils et de son art pour Nora, solitude et incommunicabilité pour Mathias qui teste ses limites par la varappe, marginalité et mort violente pour Nikos leur enfant, misère psychologique et sociale pour Elsa sa compagne qui a du mal à être mère comme la Thérèse de la Petite Chartreuse, enfance ballotée et meurtrie pour leur fils…), mais la place donnée par l’auteur dans leur vie à la nature, à l’art, à la médecine, à la révolte ou à la relation à l’autre porte en germe la possibilité de recommencer la vie « par-delà le désespoir ». Pierre Péju dans ce roman est disciple de Camus. Comme lui, il met l’accent sur l’importance des forces naturelles et sur la puissance des mythes, comme lui il œuvre à maintenir une forme de fraternité et d’espoir mais sans nous bercer d’illusions sur l’homme et son ambivalence, ni sur les épreuves de sa condition. Le roman n’est nullement idéaliste, la folie, la destruction, la haine rôdent, le mal est là mais sa réalité n’empêche pas le désir d’absolu et l’ouverture au beau, au bien et au vrai. Raphaël l’ange semble attiré par cette humanité capable du pire mais aussi du meilleur quand elle revient à la source sacrée de la vie.

    La présence de l’enfance tout au long du roman en est le signe le plus infrangible que nous donne l’auteur. Si nous savons le déchiffrer, il nous fait comprendre la profondeur de l’histoire racontée. Dès le cinquième chapitre, l’enfant de Nora, Nikos, apparaît comme « l’enfant talisman » dont le regard abrite « un vieux sage lui-même enfantin ». Sa venue au monde a permis à Nora d’apaiser les anciennes blessures et de changer les couleurs de sa palette en accordant « la maternité et sa vocation picturale ». L’enfant n’entrave donc pas sa création (et Pierre Péju, sans le dire, combat avec efficacité cette idée reçue) mais annonce au contraire que « la promesse de la lumière », qui est sa quête dans la peinture, un jour « sera tenue ». L’écrivain nous montre magnifiquement que, jusque dans les situations les plus extrêmes d’errance, de guerre ou de misère, l’enfant demeure ce pourvoyeur de clarté, « d’instant très pur ». Il crée d’ailleurs le personnage de Mathias à partir de cette expérience. Très jeune, celui-ci a découvert, sous « le visage irrité et sale » du bébé d’une SDF qu’il a tenté d’aider, l’absolu d’« une vie minuscule et secrète ». De ce moment est née sans doute sa vocation d’obstétricien engagé.

    S’il est déjà signifiant que pour les deux héros l’enfance ait une telle amplitude dans leur destin, le miracle réalisé par l’ange en renforce l’aura. N’est-il pas étroitement en lien avec l’arrivée d’un nouvel enfant dans leur vie à un moment où elle se délite entièrement ? L’art du conte va, à partir de l’apparition du fils de Nikos, l’enfant de Nora assassiné, dérouler une série d’évènements et de métamorphoses qui touchent l’ensemble des personnages et bousculent leurs « trajectoires » linéaires, en faisant se croiser autrement leurs vies, les emboîtant les unes dans les autres par cercles successifs, jusqu’à ce centre, l’île grecque dont nous avons parlé, où ils vont retrouver unicité et unité.

    C’est à ce moment du récit que Pierre Péju fait réapparaître le personnage d’Isis, « jeune fille au voile couleur d’arc en ciel », venue au début de l’histoire s’accouder près de Raphaël pour « jeter elle aussi un coup d’œil au monde d’en-bas ». « Frêle messagère céleste », n’est-elle pas la jeune déesse symbole de la maternité et protectrice des enfants et des morts ? Avec un autre intercesseur, le pope Georgios, à mi-chemin lui entre les hommes et Dieu, elle va présider aux retrouvailles des personnages et ouvrir la « magique profondeur du temps » en permettant aux deux mères meurtries, Nora et Elsa, d’emprunter à nouveau la voie de l’amour, y faisant entrer par là-même Mathias et l’enfant prénommé symboliquement par l’auteur Nikos lui aussi. Comme si la douleur vécue ne pouvait plus empêcher la joie de renaître dans le cycle infini de la vie où un enfant mort tient la main d’un enfant vivant. Pierre Péju nous renvoie ainsi au mythe de l’Éternel Retour mais en laisse ouverte l’énigme.

    Le roman se clôt en effet sur le voyage où tous s’embarquent pour « l’île des morts » ou « l’île des amoureux », deux noms pour un même pays natal, dont on « espère seulement » ne jamais revenir. Son sens, convoyé par la lumière des « derniers rayons du jour », « l’écharpe au vent » d’Iris, « l’index levé vers le ciel » du pope et le vœu prononcé par Mathias, renvoie le lecteur, comme l’auteur, à ce qui nous dépasse, un inconnu qui peut-être « fixe enfin son chemin »1


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.





    _________________________________________
    1. François Cheng, Cinq méditations sur la mort, Albin Michel, 2013.







    Pierre Péju, L'Etat du ciel
    feuilleter le livre





    PIERRE PÉJU


    ■ Pierre Péju
    sur Terres de femmes


    Enfance obscure (lecture de Sylvie Fabre G.)
    L’Œil de la nuit (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [Un immense brasier] (extrait de L’Œil de la nuit)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur L’État du ciel




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Pierre Dhainaut, Après
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)






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  • Bruno Doucey | Indian-castor




    Doucey, S'il existe un pays







    INDIAN-CASTOR



    Un ruisseau de montagne
    traversait le sentier de mon enfance
    son eau vive bondissait
    du talus
    étirant vers elle la soie verte des herbes


    À la fin de l’hiver, l’eau clapotait sous la glace
    comme chante un poète dans une langue étrangère
    je l’attendais


    L’été venu, mon ruisseau découvrait

    de grandes dalles calcaires blanchies comme des os

    l’attente changeait de rive


    les mains plongées dans les remugles de son ventre
    j’arrachais des pierres
    je raclais la terre
    j’excavais des bosses
    je dressais un barrage
    pour qu’un fleuve renaisse de la vigueur de mes bras


    Mes parents n’ont jamais su
    que j’étais devenu l’aventurier d’un lointain canyon
    l’enfant-castor d’une vallée engloutie sous les eaux


    Aujourd’hui l’asphalte
    a tué le sentier
    l’eau s’est terrée
    comme une bête



    Mais je reste l’Indien des mots de mon enfance


    L’eau coule dans ma nuit et je détourne encore
    des ruisseaux de montagne
    pour entendre le temps battre contre mes paumes.




    Bruno Doucey, S’il existe un pays, Éditions Bruno Doucey, 2013, pp. 28-29.







    BRUNO DOUCEY


    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions Bruno Doucey)
    la fiche de l’éditeur sur S’il existe un pays
    → (sur Radio Occitania)
    une interview de Bruno Doucey (émission du jeudi 7 novembre 2013)





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  • Christine Caillon | [quelle est la surface d’un arbre ?]




    Kikie








    [QUELLE EST LA SURFACE D’UN ARBRE ?]




    quelle est la surface d’un arbre ?


    il y a être sous le figuier
    monter, rôder, écouter son nom
    sous l’abri transparaissant
    éprouver le soleil des feuilles
    regarder les gousses se gorger peu à peu
    flairer le lait qui filtre à travers les tiges
    imprégné de sa gomme, du grondement de ses bourdons, lentement être assimilé
    puis, au bout d’un temps se rendre à une évidence troublante : être devenu figue



    quelle est la surface de l’arbre mouillé ?



    balourd est le palmier qui, dans sa précipitation vers la feuille a oublié
    la branche []
    même la pelouse rit
    avoir envie d’habiter dans un vieux noyer tant sont convaincantes
    la force et la certitude que cet arbre met à être arbre



    debout, se tenir debout
    sous un cerisier de printemps
    et attendre -ttendre -tendre que
    vienne le vent
    pour qu’il neige enfin rose



    sentir ce que sent la feuille sensible
    comprendre par où elle va chercher la lumière
    sa souplesse — son pied nu
    son point d’appui
    elle fait tête
    vulnérable, plate,
    avec son envers et son endroit
    s’agite à la poussée qui la bat


    aimer sa chute élastique d’oiseau mort



    écrire sur les arbres, c’est se tromper de sens




    Christine Caillon, Autoportrait en arbres, Éditions La Pierre d’Alun, 2013, pp. 60-61. Flexographies de Kikie Crêvecœur. Préface de Jean-Louis Giovannoni.







    Autoportrait_en_arbre_cov_400-thumb (1)







    CHRISTINE CAILLON


    ■ Christine Caillon
    sur Terres de femmes

    une note de lecture d’AP sur Autoportrait en arbres



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site Les Journées Poésie de Rodez)
    d’autres extraits d’Autoportrait en arbres [PDF]
    le site des éditions La Pierre d’Alun





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