Étiquette : 2014


  • Anne Calas, Littoral 12

    par Angèle Paoli


    Anne Calas, Littoral 12,
    Flammarion,
    Collection Poésie/Flammarion, 2014.




    Lecture d’Angèle Paoli



    A (1)
    Ph., G.AdC







    UNE ÉCRITURE DU DÉSIR




    Littoral 12. Quasi signalétique, portuaire, le titre informatif du recueil d’Anne Calas ouvre pourtant sur un voyage poétique au long cours. Partition maritime en douze chants, le recueil Littoral 12 se clôt sur une date : décembre 2012. Avec ce premier ouvrage de poésie, Anne Calas met ses pas dans les pas de Blaise Cendrars, emportant avec elle, comme cahier de voyage, les Feuilles de route du poète :


    « Je suis propre lavé frotté plus que le pont

    Heureux comme un roi

    Riche comme un milliardaire

    Libre comme un homme »


    Tel est l’exergue qui donne la tonalité du long poème Littoral 12. Rudesse d’une vie drossée par la mer ; richesse d’une richesse autre que matérielle ; bonheur de l’homme qui éprouve la liberté grande que lui confère la vie à bord d’un navire, confronté à l’immensité de la mer.

    « Homme libre, toujours tu chériras la mer ! » écrivait Charles Baudelaire dans Les Fleurs du Mal.

    Femme libre, Anne Calas chérit la mer et le grand large. De cet amour profondément lié à ses amours terriennes et à l’histoire de sa vie, la poète tire un chant homérique renouvelé. Elle fait entendre, lorsqu’elle se laisse prendre aux mailles d’un lyrisme enlevé très personnel, une voix de femme vibrante et passionnée. Une voix « inouïe », qui ose embrasser l’élan et les mouvements du cœur, balayant de la plainte l’univers poétique qui est le nôtre.







    B
    Ph., G.AdC







    En douze chants répartis selon quatre ensembles — 5/2/3/2 —, interrompus par trois « intermèdes insulaires », Anne Calas traverse le temps, traverse l’espace. Des rivages des Flandres — ZEEBRUGGE — où elle ancre le point de départ de son écriture, à New York où se noue l’épilogue de sa « traversée » à bord d’un « vessel rouge » (en passant par les rives de la Bretagne où elle a son port d’attache), Anne Calas revisite sa vie — enfance heureuse / amours / voyages / vacances / naissances / chagrins / déceptions / séparation / contradictions — au gré des flots qui la guident et dont elle épouse les houles écumeuses. Fille de la mer, déesse issue des noces de Thétys avec le dieu Océan, la poète-aventurière, éprise de vastes horizons et de constellations innombrables, se coule dans les grands mythes archaïques. Lumineuse. Solaire et lunaire à la fois. Lunaire parce que la Lune, divinité tutélaire tout en splendeur et en diadème, l’accompagne dans ses pérégrinations et dans ses vagabondages. Solaire parce que la poète se situe tout entière du côté de la sensualité et de l’éros, indissociables chez elle, de l’amour. Femme de chair et d’os, avide de « miel » et de « semence », elle va, pareille aux « nymphes joyeuses » qui frappent le sol qu’elles foulent, « jamais rassasiée », répétant et scandant :


    « J’ai faim » ; « j’ai soif » ; « je marche ».

    « Je m[Arche] », écrit-elle aussi , célébrant par ce jeu typographique l’ « Alliance du ciel & de la terre ». (p. 47)


    Les chants qui composent cette partition — longueur et formes extrêmement variées — alternent phrases isolées sur la page — parfois proches de l’aphorisme — et paragraphes denses, semis de mots et éclats, crochets et italiques, traces typographiques et photos (trois, en noir et blanc), poèmes et proses. Irrégulier, un sonnet sans rime déroule le décor d’un passé amoureux, la naissance de quatre enfants, la beauté de la jeunesse, son aveuglement, sa chute douloureuse d’une Olympe qui donnait l’illusion de l’éternité :


    « Malheur à nous de n’être pas des dieux. » (p. 53)







    C
    Ph., G.AdC







    Journal de bord poétique et énigmatique — marin « (fuseau 6/ 8-12-2012 [sa]medi), 40°00’ latitude N, 64°55’ longitude W »—, le chant XII, chant final, scelle dans une même étreinte l’amour fusionnel avec la mer et les « serments » du renouveau amoureux :


    « l’arrivée      le quai     les côtes enfin

    premier oiseau et cette étreinte que la fin

    toujours fait naître avant les grands commencements

    nos saturnales notre âge d’or et nos serments » (p. 249)


    Quant aux « intermèdes insulaires », ils se présentent comme des proses, sans majuscules ni ponctuation finale et font penser à des pauses intermédiaires, à la fois plages de répit entre deux chants et quais de départ vers une autre errance, un autre envol. Ou vers une plongée intérieure habitée par l’attente.


    « ton corps       littoral intérieur […] ton corps me manque » (p. 99)


    Dans chaque chant se lit le désir du départ et se dit le désir de rives autres où se partage l’amour :


    «[…] j’ai soif

    provision d’eau fraîche la moitié du ciel est

    à nous je te veux pour l’élan que [tu] désir

    incandescent que tu la beauté nue que tu



    nuits blanches     beiges     belles     belges » (p. 25)


    « rivages    rivages    rivages »


    Un appel. L’appel prend appui sur les balises du texte, glissements d’une page sur l’autre :


    N

    e

    m

    é

    g

    a

    r

    e

    p

    a

    s


    et, à la page suivante :


    g

    a

    r

    d

    e

    m

    o

    i


    — répétitions (souvent ternaires) de mots et de sons —allitérations en « p »— qui scandent le déroulement du poème sur la page :


    « une plongée


    pénombre dans les couloirs tapis rouge

    mes pas les nôtres


    portes battantes portes


    voix

    houle voiles

    une plongée » (p. 23)


    ou en « p » et « b », dans la suite mystérieuse du chant :


    « rassembleur de nues te voilà. vents bourrasques

    inouïs. milliers de bras poussent repoussent

    cette grâce une douceur on ne sait plus peau

    de lion pousse repousse peau de dragon duvet

    de cygne pelage de faon pousse repousse

    après que peut-on dire ? corps vibrants gorges cages

    tout ce qui contient [nous] l’étonnement de cet

    accord parfait murmures brûlures la part manquante

    l’autre moitié. Après que peut-on dire ? […] » (p. 25)


    Il fallait que le long poème chanté de Littoral 12, pour prendre son essor et rejoindre l’espace — terre, ciel, mer —, désiré avec ferveur, puise dans la contemplation. Ainsi s’ouvre le premier chant, sur un champ d’observations de « mes propriétés » (allusion explicite à Henri Michaux) / « mes priorités », chant qui s’effectue « par petites poussées successives ». Poussées rituelles sous forme de refrain qui (se réitèrent et) s’accompagnent visuellement de longs tirets interrompus par les chevilles du « ça » :


    « pour faire—————————ça—————————je pousse

    de petites poussées

    successives

    tu vois/comme ça » (p. 14)


    Sensitive, la poésie d’Anne Calas, favorisant d’emblée la vue — dans toutes les dimensions qu’elle offre —, ménage un temps pour le « recueillement / intérieur », « la piété inspirée ». Un rituel à trois temps accompagne les « longues poussées » :


    « ablution/libation/invocation ».


    De chant en chant, Littoral 12 déroule ses étapes, jalonnées, de loin en loin, de « et puis ». Ou de la variante « et encore ». Chacun de ces appuis narratifs introduisant un nouvel épisode, un nouveau paysage, une nouvelle effervescence. Un nouveau départ.


    « et puis/ le cri » ; « et puis/plan large » ; « et puis : Tout quitter. Époux. Palais. Enfants. » ; « et puis, /à droite à gauche vallons & plaines. » ; « et puis, /demain je pars. » ; « et puis : s’enfoncer dans la forêt humide… » ; « et puis, /rouler dans le matin. ».


    Il arrive que le poème se délite sur la page, lorsque départ et rupture coïncident et que la séparation se vit dans la violence :


    «  Dormir longtemps draps de fil blancs longtemps blancs immaculés.


    le jour

    nu



    lumière sous le volet

    corps pluie lit



    je me serre » (p. 55)


    D’autres fois, réduite à un chapelet de mots, l’écriture rend compte d’un profond désarroi.

    Certains poèmes, rejoignant en cela le titre de l’ouvrage, prennent la forme de bulletins marine. Les paragraphes, denses, visent à l’efficacité informative. L’écriture — succession de groupes nominaux séparés par des points — mime le style télégraphique.


    « port. Neuf heures du soir. Vent doux haubans & mâts pulsations métalliques chaleur presque — accablante. » (p. 31)


    L’annonce du départ se fait par une « nuit sans lune », aux abords du sommeil et du rêve. La magie poétique gagne. Les allitérations en « m » bercent le chant ; le mythe impose ses images de libations et de vins. L’aventurière annonce à la cantonade son départ :


    « fils d’Evanthès dieu d’Ismaros     boisson divine

    je pars

    Ulysse mon compagnon je pars ».


    Femme triomphante, inventive, décidée, la poète rivalise avec Ulysse et le dépasse. Dans Littoral 12 en effet, c’est l’homme qui reste à terre et qui regarde s’éloigner l’épouse ou l’amante. Au milieu du poème pourtant, évoquant le paysage des îles et le voyage, l’aventurière annonce :


    « [je pars avec toi] ». Cette annonce entre crochets semble être l’expression d’un désir irréalisable et évoquer le rêve. Au fil des poèmes d’autres mots entre crochets apparaissent, qui ponctuent les chants. Un dialogue s’instaure, ponctué d’acquiescement [« oui »] ou d’affirmations [« je sais »]. Tantôt c’est de la narratrice qu’il s’agit, « je » ; tantôt c’est de l’autre. « Et ta main [invisible] sur mon cœur. »


    Ou encore :


    « Je suis une amoureuse [dis-tu] ». (p. 71)


    Cet autre qui s’insinue peu à peu dans le cœur de l’amoureuse mais demeure encore dans l’ombre des crochets, qui est-il ? Est-ce une présence — prémonitoire — qu’elle ne connaît pas encore mais reconnaît déjà ? À laquelle celui qu’elle choisit et à qui elle se lie s’enroule désormais ?


    « Étalon noir ou olivier. Ce sera [toi]. Signe de tête/voilà. Tu me conduis. Voyage. Et je te suis. Je roule. Tu me conduis. Voilà. Belle guerrière. Belle ouvrière. » (p. 73)


    Est-ce lui, ce [toi], celui à qui est dédié Littoral 12 ? « à toi, Yves. »


    Chaque départ annonce la fin d’un monde partagé, d’une vie à deux qui s’estompe pour laisser la place à une histoire neuve. Un homme apparaît, qui n’est plus l’époux des amours de jadis (« T’avais rêvé un autre »). Chant où se dit le désir, le long chant IV brouille les décors, les époques, les embrassements/enlacements. Où se situent les frontières ? Les découpes entre rêve et réalité ? Entre onirisme et érotisme ? Présent et passé se mêlent ; s’enchevêtrent. Les souvenirs refont surface, nimbés d’une légère mélancolie.








    D
    Ph., G.AdC







    « Où êtes-vous jarres Brise au feuillage des frênes ?

    où êtes-vous nappes aux carreaux rouges et blancs,

    herbes tendres/ Où ? Enfance/ Où ? Je marche » (p. 46)


    On ne peut s’empêcher, lisant ces vers, de fredonner l’air de Maxime Le Forestier :

    « San Francisco, où êtes-vous

    Liza et Luc, Sylvia, attendez-moi »


    La nostalgie est de courte durée. Le présent réapparaît, sous forme d’une phrase complice :


    « Anyway [comme tu dis] ».


    Petite phrase conclusive qui revient dans la bouche de l’autre pour ponctuer le dialogue :


    « Il faudra secouer les sorts, anyway

    [comme tu dis] » (p. 80)


    Poète inventive de chair et de feu, Anne Calas nourrit Littoral 12 de ses chimères. Et s’en libère. Par l’écriture. Marquée à la fois du sceau des Anciens et par l’imprégnation des poètes contemporains, sa poésie est poésie du désir. Désir amoureux et désir du voyage, appel des déserts de la mer des forêts des oiseaux ; désir de renouer avec le « langage d’avant les mots ». Liée aux constellations qui voguent dans la voûte céleste, la poète l’est aussi à la lune. « Femme-déesse » à qui elle adresse une ode vibrante de « piété inspirée » :


    (—pied. Cercle blanc poussière de sable infiniment

    lumière de nuit lumière, virginale opaline

    silence—fente lente robe noire. Dos

    frottements glissements aube naissante aube

    je te regarde lune je te salue mon astre

    glaise inclinée je suis. émergée du chaos

    femme-déesse ou demi-dieu pénombre nue

    ton chant à la bordure traverse traversée

    supplique pietà la beauté de ton cri

    prière séminale des ténèbres à l’aurore

    épaule silencieuse nubile butineuse

    le sable lentement s’écoule de ta main—) (p. 75)


    Avec Littoral 12, Anne Calas offre une poésie régénérée. Prend le risque d’une écriture portée par les forces vives d’une personnalité riche. Ouvre devant elle un sillon de mots et d’émotions jusqu’alors tenus sous le boisseau, interdits de séjour sur la page du livre. Elle ose un lyrisme audacieux, incandescence et démesure dionysiaques.




    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Anne Calas







    ANNE CALAS


    Vignette anne calas




    ■ Anne Calas
    sur Terres de femmes

    [Mon île fantastique et joyeuse] (poème extrait de Déesses de corrida)
    Val cosmique (autre poème extrait de Déesses de corrida)
    Honneur aux serrures (lecture d’AP)
    [Ni princesse, ni d’hier ni d’aujourd’hui] (extrait d’Honneur aux serrures)
    Yves di Manno | Anne Calas | [par transparence d’une vitre] (extrait d’Une, traversée)



    ■ Voir aussi ▼

    le site d’Anne Calas





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  • Cathy Garcia | [Je dois marcher encore]



    L’âme s’encorde aux cailloux sorciers
    Ph., G.AdC







    [JE DOIS MARCHER ENCORE]



    Je dois marcher encore, vers les jachères où les sources vives brassent des runes de rocs et d’ongles. Ça ulule, ça hurle, les nuits sont glacées, les étoiles toujours inaccessibles mais le cœur résonne dans le bois, dans les pierres.

    Tambours, feux couvés. Flammèches, camouflage des crinières.

    Nuques renversées. Transe insolente.
    L’âme s’encorde aux cailloux sorciers.



    Cathy Garcia, Fugitive, Cardère éditeur, 2014, page 33. Illustrations originales de Cathy Garcia.






    Fugitive






    CATHY GARCIA


    Vignette Cathy Garcia




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur La Pierre et le Sel)
    Un jour des textes : Cathy Garcia | À la recherche du mot juste
    → (sur Recours au poème)
    une notice bio-bibliographique (+ un choix de poèmes)
    la revue de poésie Nouveaux délits






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  • Jean-François Mathé | [Ce qui a le moins pesé]



    Cette ombre sur ton front
    Ph., G.AdC







    [CE QUI A LE MOINS PESÉ]



    Ce qui a le moins pesé
    à la journée d’hier,
    ce fut cette ombre sur ton front
    vite effacée, mais d’où venue ?

    C’est à moi qu’elle pèse aujourd’hui
    comme si ma nuit inquiète l’avait agrandie
    et étendue à ton visage entier.

    Quand j’ai allumé les lampes,
    elles ont laissé dormir et resplendir ton corps
    mais ce n’est pas par le sommeil
    que tes yeux étaient clos.

    J’ai caressé ta présence
    et le début de ton absence.



    Jean-François Mathé, « Pertes sans fracas », La Vie atteinte, Éditions Rougerie, 2014, page 32.






    Mathé La Vie atteinte




    JEAN-FRANCOIS MATHÉ


    JF-Mathe
    Source



    ■ Jean-François Mathé
    sur Terres de femmes


    [J’aurais voulu dire | et je n’ai pas dit] (extrait de Prendre et perdre)
    Prendre et perdre (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    [Il aurait mieux valu] (extrait de Retenu par ce qui s’en va)
    Retenu par ce qui s’en va (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Je me défais des songes] (extrait du Temps par moments)
    [Ce qui a le moins pesé] (extrait de La Vie atteinte)
    [Le paysage né de la dernière pluie] (autre extrait de La Vie atteinte)
    Vu, vécu, approuvé. (lecture d’AP)
    [J’ai demandé à l’horizon] (extrait de Vu, vécu, approuvé.)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Images de la poésie)
    une lecture de La Vie atteinte de Jean-François Mathé par Laurent Albarracin
    → (sur La Pierre et le Sel)
    une lecture de La Vie atteinte de Jean-François Mathé par PPierre Kobel
    → (dans la revue en ligne Possibles)
    une lecture de La Vie atteinte de Jean-François Mathé par Pierre Perrin
    → (sur Recours au poème)
    une notice bio-bibliographique (+ un choix de poèmes)
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Jean-François Mathé
    → (sur Terre à ciel)
    une page sur Jean-François Mathé
    → (sur YouTube)
    un portrait vidéo de Jean-François Mathé
    → (sur Recours au poème)
    un entretien avec Jean-François Mathé, par Gwen Garnier-Duguy






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  • Pierre Dhainaut | Printemps dédié



    La beauté ne vit que de l’accueil
    Ph., G.AdC







    PRINTEMPS DÉDIÉ (extrait)



    Des cris d’oiseaux disséminés d’abord, si peu
    audibles, mais de plus en plus tôt ils nous éveillent,
    ils vont gagner en assurance dans le chant,
    s’unifier, s’amplifier, jusqu’à ce que les fleurs éclosent
    parmi les arbres : nous ne manquions jamais,
    chaque saison nouvelle, de prendre part à leur genèse.
    N’y a-t-il plus d’année nouvelle ? La grive, le forsythia,
    nous ne les avons reconnus qu’en les nommant
    avec les mots destinés aux enfants entre nos bras,
    l’heure était celle du matin tout le jour,
    tous les jours, fenêtre ouverte. Elle est encore ouverte
    à la beauté, mais la beauté ne vit que de l’accueil
    et nous gardons pour nous les noms
    de ceux qui ont grandi, qui sont partis. Qu’importe
    où ils se trouvent, ils font mieux que se souvenir
    si nous ne pensons qu’à l’essor qui les soulève.



    Pierre Dhainaut, « Éclaircissement du sujet » in L’Autre Nom du vent, L’herbe qui tremble, 2014, page 47. Photographies de Manuela Böhme.







    Pierre Dhainaut, L'Autre nom du vent






    PIERRE DHAINAUT


    Pierre dhainaut profil 3




    ■ Pierre Dhainaut
    sur Terres de femmes

    Après (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Voir de face (poème extrait d’Après)
    Ici (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Que respirent avant tout les mots] (poème extrait d’Ici)
    Pour voix et flûte (lecture de Sabine Dewulf)
    D’abord et toujours, 4 (poème extrait de Pour voix et flûte)
    [Ce qu’est devenue la couleur] (poème extrait de Progrès d’une éclaircie)
    [Dès le seuil remercie] (poème extrait de Voix entre voix)
    Horizons, fontanelles… (poème extrait de Vocation de l’esquisse)
    [Nous étions seuls, de trop, dans nos miroirs] (poème extrait de De jour comme de nuit)
    [Ne nous en prenons pas à l’invisible] (poème extrait d’État présent du peut-être)
    [Sortir sous l’averse] (poème extrait d’Et même le versant nord)
    [Orage, tempête, séisme] (poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Où que tu ailles] (poème extrait de Rudiments de lumière)
    Passerelles
    [Soudain la tête se redresse] (poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    Rituel d’adoration (poème extrait de Transferts de souffles)
    Vocation de l’esquisse (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Voix entre voix (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino, Paysage de genèse, 10
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino | [Laissons les mots sourdre d’eux-mêmes] (autre extrait de Paysage de genèse)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque | L’origine de l’écriture | [Si léger… tu cours] (extraits de La Grande Année)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque, La Grande Année (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au poème)
    d’autres extraits de L’Autre Nom du vent
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une page consacrée à Pierre Dhainaut
    → (sur le site du Prix européen de littérature)
    le discours de Pierre Dhainaut (à l’occasion de la remise du Prix de Littérature Francophone Jean-Arp en décembre 2009) et une revue de presse
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Pierre Dhainaut « en la complicité des souffles »






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  • Agnès Schnell | [En apparence rien n’a changé]



    La colline orée sous l’or froid se baigne dans le gris liquide
    Ph., G.AdC







    [EN APPARENCE RIEN N’A CHANGÉ]



    En apparence
    rien n’a changé.
    Ni stridence               ni démesure
    seule la parole intime
    ivre en son flux est dénouée.


    En apparence rien n’a changé.
    La sente est raide
    la forêt muette
    la colline     dorée sous l’or froid
    se baigne dans le gris liquide.


    On dirait que tout est en attente
    d’un retour
    d’une braise              d’une luciole intime
    ou peut-être
    de cet immense que l’on désire
    mais ne nomme pas.


    En apparence rien ne change
    sinon ce creux élargi
    bien plus sombre à chaque détour
    sinon cette voix perdue
    vestige déjà…




    Agnès Schnell, En filigrane, l’Ardenne…, poèmes, Éditions de la Société des Écrivains Ardennais, Collection Le chant Litorne, Charleville-Mézières, 2014, pp. 106-107.






    Agnès Schnell, En filigrane, L'Ardenne





    AGNÈS SCHNELL


    Agnès Schnell (1)
    Source




    ■ Agnès Schnell
    sur Terres de femmes

    [Un cri vrille] (autre poème extrait d’En filigrane, l’Ardenne…)
    Il y a des jours comme ça
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Présences






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  • Jacques Josse, Liscorno

    par Marie-Hélène Prouteau

    Jacques Josse, Liscorno,
    Éditions Apogée, 2014.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau




    Golden Gate
    Ph. Justin Sullivan/Getty Images
    Source








    [“D’ICI À LA RÉALITE CLAIRE ET HUMAINE”]



    Liscorno, un bourg des Côtes-d’Armor où le poète Jacques Josse a passé sa jeunesse. Il y a le vent, des rivières à saumon, le café, la mer proche. Et dans les lointains le Menez Bré. Lorsque le jeune Josse rêve seul dans la maison de Liscorno, à qui confier ses émotions ? Aux poètes, aux écrivains tout simplement qui vous parlent des grands espaces de l’Hudson et de villes imaginées : Bruges, Denver, Anvers, Prague… Et voilà que viennent à sa rencontre, sortilège des lectures adolescentes, Tristan Corbière, Armand Robin, Emile Verhaeren, Jack London, Henri Michaux et bien d’autres.

    « Il me suffisait de fermer les yeux pour sauter en un éclair des haubans du pont de Lézardrieux, à l’entrée de Paimpol, aux câbles orange du Golden Gate ».

    Jacques Josse commence chaque chapitre de son livre par une citation d’un de ces écrivains : une belle trouvaille pour dessiner une sorte d’autobiographie sensitive et livresque à la fois qui se clôt tel un chemin initiatique.

    « C’était mon dernier été au hameau. J’essayais de capter les gestes, les silhouettes, la démarche, l’attitude et les traits de personnalité de certains des habitants en songeant que je ne les verrais peut-être jamais plus ».

    Petit à petit se dévoile le tout-venant de mille impressions adolescentes : la vie vécue, la vie rêvée se mêlent complètement. Ainsi, une grosse voiture américaine s’invite dans la mansarde, sortie tout droit de Sur la Route de Jack Kerouac. Le capitaine au long cours de Brest, François Josse, côtoie Jean Genêt ou Raymond Carver avec leur « gueule » si caractéristique. Cet ancêtre coureur des mers qui l’a précédé dans la généalogie familiale lui ouvre les portes d’un ailleurs poétique.

    « Parfois un personnage s’éjectait d’un livre et retombait, tel un chat sur ses pattes, au beau milieu d’un autre ».

    L’on retrouve ce qui était déjà présent dans Retour à Nantes, ce pouvoir surréaliste de faire surgir presque naturellement des personnages au détour d’un paragraphe. Ces pages sont habitées, au sens propre du terme, autant par des personnes réelles — voir l’homme resté mutilé de la guerre de 1914-18, le fossoyeur du bourg ou bien le père dont il fait un portrait touchant — que par des fantômes. C’est ainsi que Paul Celan vient une nuit dans la mansarde, porteur des premiers poèmes qui donneront Fugue de mort. Merci à Jacques Josse pour cette magnifique apparition du poète franco-roumain.

    Tout se passe comme si ce territoire d’enfance faisait fonction de « forme » au sens ouvrier ou artisanal du terme. Le lieu réel, Liscorno, où s’engrangent ces lectures, s’absente par moments, pour laisser place à un lieu imaginaire où prend forme la vocation de l’écrivain, ouverte sur les possibles de la vie.

    De cette boulimie brouillonne et pressée de lectures ressort une étonnante impression d’énergie, celle d’une sensibilité qui suit en toute liberté sa pente singulière naissante. Celle d’un être jeune prêt à capter toutes ces ondes de solidarité fraternelle avec ces « existences en lambeaux » entrevues au café du hameau. Ce beau livre qui fait une si belle place au don des morts fait résonner de façon forte les mots de Fernando Pessoa :

    « Au labyrinthe de moi-même, je

    Ne sais plus quel est le chemin qui me mène

    D’ici à la réalité claire et humaine,

    À la réalité pleine de lumière où je pourrais

    Me trouver des frères. »



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes








    Jacques Josse, Liscorno







    JACQUES JOSSE


    Jacques-Josse
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Apogée)
    la page de l’éditeur sur Liscorno
    le blog de Jacques Josse




    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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  • Jacques Roubaud | L’étoile



    ENCRE DE VICTOR HUGO L’éternité sans souvenir prendra le ciel, prendra la boue, prendra l’écho
    Source







    L’ÉTOILE



    Des mondes naissaient
    sous moi
    oliveraies, vignes, bassins
    grands de neige


    Jardins amnésiques
    plantes
    troubles fruits
    de troubles arbres


    Rien sous l’ombre
    ne m’échappa
    ni l’eau où le soleil a du poids
    ni la crête où se dessèche la lune


    Le soleil lumière dans sa tête
    la lune perdue dans sa nuit s’en vont
    et je compte, moi
    le temps de l’un, le temps de tous


    L’éternité sans souvenir
    prendra le ciel, prendra la boue, prendra l’écho
    la couleur passe tout s’oublie
    les herbes comme les eaux


    Et je me suis retournée, moi
    depuis l’espace, bleue comme un point
    sur mes traces semées
    dans la neige, pour en jouir




    Jacques Roubaud, « Quatrains réduits de Qohelet » in Octogone, livre de poésie, quelquefois prose, Éditions Gallimard, Collection blanche, 2014, pp. 137-138.








    Octogone Roubaud





    JACQUES ROUBAUD


    Jacques Roubaud





    ■ Jacques Roubaud
    sur Terres de femmes

    Battement (poème extrait de Quelque chose noir)
    Dialogue (poème extrait de Quelque chose noir)
    Ongle et oncle d’Arnaut Daniel (sextine)
    5 décembre 1932 | Naissance de Jacques Roubaud



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au poème)
    À propos d’Octogone de Jacques Roubaud, par Lucien Wasselin
    → (sur Terres de femmes)
    Hommage à Alix Cléo Roubaud (chronique de Marie Fabre)






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  • 21 mars 1825 | Incendie du théâtre de Weimar [Jean-Yves Masson]

    Éphéméride culturelle à rebours



    Andy_Warhol_Goethe-1981








    Dans la nuit du lundi 21 au mardi 22 mars 1825, peu après minuit, une entêtante odeur de brûlé se répandit dans les rues de Weimar, aussitôt suivie du tocsin qui retentissait de clocher en clocher. Le concierge, qui dormait, n’avait eu que le temps de s’enfuir et de donner l’alerte. Le feu avait pris dans le sous-sol du théâtre, où l’on n’avait pas cru bon d’éteindre le chauffage à cause de la représentation prévue le mardi soir. Il était parti d’une provision de bois qu’on avait laissée trop près de la chaudière, et que quelques braises répandues par inadvertance avaient suffi à enflammer. En un peu plus d’une heure, sans se faire remarquer, le feu avait eu le temps de ronger par en dessous tout le parterre. Le plancher de la salle s’effondra d’un coup, révélant brutalement un sinistre déjà trop étendu pour être maîtrisable. Ce soir-là, j’avais croisé Eckermann à une représentation d’une pièce oubliée de Cumberland, Le Juif, que nous avions tous deux beaucoup appréciée — surtout La Roche dans le rôle principal.

    Alerté par le bruit, je fis comme beaucoup de gens : je m’habillai en hâte et j’accourus de l’auberge où je logeais. En approchant de la place du théâtre, je reconnus quelques–uns de mes camarades anglais, les saluai, puis aperçus Eckermann et le rejoignis.

    Sur la grand-place, ils étaient tous là, les acteurs et les actrices engagés pour la saison, et ceux qui, comme le vieux Graff, ou Oels, figures bien connues, avaient passé presque toute leur vie à jouer ou à chanter sur cette scène. Eckermann en connaissait beaucoup qu’il me nomme discrètement : il y avait là le chef d’orchestre Eberwein et sa femme Henriette, une célèbre soprano, à côté du ténor Moltke et des acteurs La Roche, Durand et Lortzing. Tous observaient le feu, l’air navré, en silence. Et puis, il y avait aussi, tout autour de nous, l’immense foule anonyme – les courtisans, les bourgeois, les aubergistes, les artisans, les commissionnaires, les postillons, les voyageurs de passage … — toute la population de Weimar accourue, le cœur navré, pour regarder brûler son théâtre. Le bourgmestre Schwabe allait et venait en tous sens, donnant des ordres afin que le feu ne se propageât pas aux maisons voisines.

    En silence, médusés, nous contemplions l’incendie. Tout autour, les femmes poussaient de petits cris d’effroi chaque fois qu’on entendait un nouveau craquement, ou qu’une flamme un peu plus forte jaillissait du toit, comme s’il fallait la comédie de la peur alors qu’il n’y avait de toute évidence rien à craindre si l’on restait à distance raisonnable. Non, personne ne risquait rien. Et du reste, les sergents de la ville contenaient maintenant la foule du côté de la place opposé à l’édifice en flammes. L’incendie ressemblait plutôt à un grand feu d’artifice. Oui, c’était comme un ultime spectacle que donnait à toute l’assistance le vieux théâtre à la silhouette si familière. « Vieux » théâtre est une façon de parler : assez récent, en fait, pour un édifice de ce genre, car il avait moins de cinquante ans. Mais on y avait vu tant de choses ! Et la plupart des assistants n’étaient pas assez âgés pour se souvenir de l’édifice précédent. Tout au plus pouvait-on l’imaginer d’après d’anciennes gravures.

    La partie supérieure de la façade s’effondra la première, découvrant entre ses pilastres, qui restèrent encore debout un bref instant, tout le premier étage avec la grande salle et la galerie en feu. Sur la scène dont le rideau était depuis longtemps parti en fumée, des nuages de carton embrasés tombaient avec une sorte de grâce légère, un instant retardés dans leur chute par un tourbillon d’air brûlant. Un soleil de carton jeta soudain de vraies flammes par-dessus ses flammes peintes, et oscilla un moment au bout d’un câble avant de se laisser choir avec un grand soupir bizarre au milieu des poutres été des poulies qui pleuvaient. Le feu rugissait dans la fosse d’orchestre, il montait, descendait, remontait au septième ciel, descendait au premier, deuxième, troisième dessous, crépitait avec ardeur, accomplissait son travail de feu avec une autorité très sûre, culbutant sans ménagement les portes du fond de la scène à grand fracas, découvrant le jardin qui avait parfois servi d’arrière-plan aux spectacles, à la belle saison. Les peintures de Thouret, tant admirées, les précieux décors de Beuther, n’étaient déjà plus qu’un souvenir.



    Jean-Yves Masson, L’Incendie du théâtre de Weimar, I, Éditions Verdier, 2014, pp. 17-18-19.








    Weimar






    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Verdier)
    la page de l’éditeur sur L’Incendie du théâtre de Weimar





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  • Drago Jančar, Jancar Cette nuit, je l’ai vue

    par Angèle Paoli


    Drago Jančar Jancar, Cette nuit, je l’ai vue,
    Phébus, Collection littérature étrangère, 2014.
    Traduit du slovène par Andrée Lück-Gaye.




    Lecture d’Angèle Paoli


    Photocollage - Assise derrière sa fenêtre, un album photos entre les mains...
    Photocollage, G.AdC
    Source principale des photos








    LE TEMPS S’ARRÊTE AU LEVER DU SOLEIL



    « Cette nuit, je l’ai vue comme si elle était vivante ». Ainsi commence le récit du dernier roman de l’écrivain slovène Drago Jančar. Par une phrase qui reprend le titre du roman et qui le parachève : Cette nuit, je l’ai vue. La voix de l’apparition porte toujours en elle tout le mystère de la jeune femme à qui elle appartenait. L’âme errante de Veronika se manifeste parfois à Stevo, du temps où le jeune officier de cavalerie et l’insaisissable Veronika vivaient ensemble à Maribor. Elle se manifeste aussi à l’officier médecin allemand Horst, réanimant avec le fantôme de la jeune femme blonde, le souvenir intègre de son charme si particulier, de sa silhouette élégante, de sa « présence exigeante ». Et celui du désir qu’elle avait fait naître en lui. De ce passé qui remonte sans cesse à la surface — comme les os des cadavres hâtivement enfouis dans la terre —, Horst voudrait tellement se défaire. Il voudrait surtout se dépouiller du sentiment de culpabilité qui l’obsède. Comment pourrait-il être responsable de la mort de la lumineuse Veronika Zarnik ? Et responsable de la mort de son ami, Léo Zarnik, homme d’affaires élégant et racé, et mari de Veronika ? L’apparition se manifeste enfin à Jeranek, jeune paysan engagé dans les groupes de partisans en lutte contre l’occupant allemand. La mort de Veronika, à laquelle Jeranek a participé et sans doute contribué, revient périodiquement hanter le camarade Jeranek :

    « Bien des années après la guerre, elle venait à moi vers quatre heures du matin, à cette heure étrange où la nuit n’est pas finie et où le jour n’est pas levé. C’est alors qu’elle se montrait dans mon sommeil dans les branches de sapin sous le promontoire rocheux… »

    Si le spectre de Veronika revient troubler avec autant de force le sommeil des hommes qu’elle a côtoyés, n’est-ce pas que son âme est condamnée à errer sans but ? Et si son âme est ainsi condamnée à l’errance, n’est-ce pas parce que son corps n’a pas été enseveli ? Un corps livré en pâture aux bêtes sauvages de la forêt. Et ces hommes que Veronika a aimés ou qui l’ont aimée, quelle est leur part de responsabilité dans la mise à mort de Veronika et de Leo Zarnik ? Dans quelles conditions le couple a-t-il été exécuté ? Quels mobiles chacun va-t-il trouver et fournir pour tenter de se disculper ?

    Cinq voix vont prendre tour à tour le relais du récit au cours des cinq chapitres qui composent le roman. Deux voix de femmes et trois voix d’hommes. Chacune d’elles aborde les événements selon un angle de vue personnel, qui varie en fonction du lien qui les unit à Veronika. En fonction aussi de leur degré d’implication dans l’arrestation du couple Zarnik et dans le sort qui lui a été réservé. Circonstances et personnages se recoupent, se croisent, s’interrogent. La tension monte, extrême, qui laisse entrevoir l’horreur. Les voix se superposent, polyphonie tragique, jusqu’à l’ultime resserrement du cercle. La nasse, soudain, se referme sur le manoir de Podgorsko et sur le couple Zarnik. Une chape de plomb et de silence tombe sur les cadavres de Veronika et de Leo. Pendant quelques mois. Le temps que bruits et bavardages se mettent à courir de village en village et fassent remonter des fosses les corps ensevelis :

    « Il s’est avéré que dans ce train Bogdan avait dit aux jeunes gens que pendant l’hiver quarante-quatre, il avait reçu l’ordre d’enterrer une femme qui avait été exécutée. Dans le bois, il y avait beaucoup de neige, et la neige était gelée, il n’avait pas eu le temps de creuser une fosse assez longue. C’est pourquoi il avait cassé les jambes de la femme et alors l’affaire avait été vite réglée. »

    Ainsi raconte Jeranek.

    Tout au long du premier chapitre, la voix de Stevan Radovanović — Stevo — tente de reconstituer le miroir brisé de son histoire. Miroir où se rejoignent son amour pour Veronika et son amour pour sa patrie. Il ne reste de l’une et de l’autre qu’un officier déchu, qui cherche dans le visage vieilli qui est désormais le sien, le souvenir de celui qu’il a été. Passé et présent s’enchevêtrent, laissant place parfois à des anticipations et à des suppositions restées sans réponse. Ainsi, dans ce passage où Stevo se remémore un moment de son histoire avec Veronika, avant la première mutation de l’officier (mutation demandée par Leo Zarnik, comme le révèle plus tard le récit) :

    « L’instant où elle franchit la ligne qui séparait sa vie d’avec Leo Zarnik de sa vie avec l’officier de cavalerie signifiait que tout allait changer. Cela, nous ne pouvions pas le savoir, nous ne pouvions vraiment pas, car ni elle ni moi alors ne pensions à l’avenir. À la vie dans un logement militaire dans une caserne en Serbie du Sud. »

    Sept ans se sont écoulés entre le moment de la rencontre, en 1937, de Stevo avec Veronika, et la récente apparition nocturne qui s’adresse à lui dès le début du récit.

    « Elle s’est arrêtée à ma hauteur, m’a regardé un moment l’air pensif, un peu absent, comme toujours lorsqu’elle ne pouvait pas dormir et qu’elle errait dans notre appartement à Maribor, elle s’est arrêtée devant la fenêtre, s’est assise sur le lit, puis elle s’est retournée vers la fenêtre. Qu’y a-t-il, Stevo, a-t-elle dit, toi non plus, tu ne peux pas dormir ? »

    Depuis leur séparation, le gouffre dans lequel Stevo a sombré ne cesse de le torturer. Opposé à la prise de pouvoir de la Yougoslavie par les communistes, opposé à la montée en puissance de Tito, Stevo assiste désespéré à la débâcle subie par son armée, à la défaite de son pays, à la fin d’un monde et d’un royaume. Il n’y a plus de limite à la violence et à la folie. Le passé submerge le présent. Les souvenirs heureux liés à Veronika s’ouvrent sur la béance qu’elle a laissée derrière elle, depuis qu’elle est retournée vivre avec son mari :

    « Au lieu de discuter toute la journée avec mes compagnons de guerre de la possibilité de rentrer, je pense aux plus beaux jours de ma vie avec la femme qui, cette nuit, sept ans après, m’a une nouvelle fois rendu visite. »

    L’âme de Veronika plane au-dessus de Palmanova où se trouve Stevo, l’officier humilié qui s’émeut et s’inquiète du silence dans lequel son ancienne maîtresse l’enferme :

    « Quand, la nuit, je contemple le ciel étoilé de mai, je me demande souvent si elle aussi regarde les étoiles. Si elle vit toujours dans ce manoir acheté par son mari, alors elle voit le même ciel à moins de deux cents kilomètres d’ici. Pendant un instant, je suis comme saisi par une ombre noire, que signifiait sa visite si vivante cette nuit ? Chez moi, les gens croient que les âmes des morts rôdent autour de nous. Est-ce qu’il ne lui serait pas arrivé quelque chose ? »

    Stevo n’aura pas de réponse. Seul le lecteur, recomposant pièce par pièce le puzzle des événements, connaîtra le fin mot de l’histoire.

    Lorsqu’en février 1944, il apprend la disparition de Veronika et de Leo Zarnik, l’officier allemand et médecin Horst Hubermayer se trouve en Lombardie, « où avec des combattants de la république de Salò » se « préparait une riposte contre la progression des Alliés. » Dès lors, s’interroge Horst, comment pourrait-il savoir ce qui est arrivé à Veronika et à Leo Zarnik ? D’autant que sa dernière rencontre avec le couple remonte à deux années en arrière. Et cela fait deux ans qu’il tente d’oublier cette époque maudite, décimée par la guerre. Depuis, l’image que Horst rencontre dans son miroir, est celle de la mort. Celle des « camarades, morts dans les marécages d’Ukraine, dans les chemins boueux de forêt, en Slovénie, là où, dans une embuscade, les balles des partisans ont fusé, fracassant les vitres des voitures et les visages, dans les plaines de Lombardie que nous avons traversées en quarante-cinq pour nous replier vers les Alpes. Alors la mort frappait et détruisait avant d’aller guetter ailleurs… »

    Ramenées à la surface par la lecture d’une lettre, les images de mort surgissent dans un ordre qui n’a rien à voir avec une quelconque hiérarchie. Par une série d’analepses habilement imbriquées dans le présent du récit, survient le souvenir de Veronika confrontée à la mort d’une grenouille écrasée sur la route. Une mort violente et injuste qui préfigure, sans doute, celle de la jeune femme. Ainsi, l’épisode de la grenouille revient-il comme un leitmotiv dans le récit de Horst :

    « Je ne sais pas pourquoi la grenouille verte écrasée sur la route cette nuit-là ne parvient pas à me sortir de la tête tant d’années plus tard, tel un événement insignifiant qui s’impose parfois à notre mémoire contre notre volonté. Il s’est produit tant de choses pendant la guerre, mais ce qui me revient à l’esprit à la lecture de la lettre que j’ai trouvée ce matin dans la boite, c’est cette grenouille écrabouillée et ses yeux encore vivants alors qu’elle était morte. »

    La lettre reçue ce matin-là, ravive les souvenirs liés au manoir de Podgorsko, dont Horst est alors un hôte familier. Comme tant d’autres — artistes, musiciens, poètes et personnalités du moment —, Horst jouit de l’amitié du couple Zarnik dont le souci majeur semble être d’offrir à ses invités un « asile » qui apporte à la petite société « un sentiment de vie civile normale en pleine guerre. » Un havre de paix qui est loin de faire l’unanimité.

    Deux autres scènes importantes marquent le récit de Horst. Son intervention auprès des autorités allemandes pour faire libérer Ivan Jeranek, soupçonné d’appartenir à la bande des partisans. Soutenu par Veronika qui ne doute aucunement de « son paysan aux mains d’or », Jeranek est sauvé par Horst. Qui découvre plus tard, non sans trembler, qu’il s’est porté « garant pour un coupable ». Et ce, sur son honneur d’officier allemand. Le second événement important est ce moment inoubliable de promenade matinale avec Veronika. Après une nuit de fête, Veronika en robe longue et Horst en uniforme d’officier, se rendent près du bassin. De cet instant de magie « au lever du soleil » et du geste surpris par Jeranek — « Je lui pris la main et la regardai dans les yeux » — découlera la suite tragique des événements. Pour l’officier médecin Horst, soupçonné d’appartenir à la Gestapo, le temps s’arrête au souvenir du soleil qui « se levait d’un côté alors que, sur l’autre côté, un quartier de lune pendait encore ». Habité par le sentiment de sa propre lâcheté — « ce ne sont pas les choses qu’on a faites qui nous accompagnent mais celles qu’on n’a pas faites » —, Horst se raccroche au leitmotiv qui le hante depuis sa dernière entrevue avec Veronika :

    « Ses yeux vivants, si vivants, toujours gais, qui ont peut-être regardé, vides et désespérés, les cimes des sapins couverts de neige, avant de s’éteindre. De ces sapins qu’elle regardait tous les matins quand le soleil les éclairait, quand d’un côté le cercle du soleil radieux se levait et que, de l’autre, le dernier croissant de lune pendait dans le ciel infini, pur et clair. »

    Cinquante ans après les événements, l’enterrement de Janko Kralj ouvre grandes les vannes du passé. C’est sous l’influence de Janko puis sous ses ordres qu’Ivan Jeranek a servi, pendant la guerre, aux côtés des maquisards. Il aura fallu attendre quelques jours avant la mort de Janko pour que sortent de la bouche du mourant les paroles du doute : « Cette descente à Podgorsko, avait-il dit, là on s’est peut-être gourés. » Propos que Jeranek rapporte à Bogdan, seul survivant avec le « paysan », de l’action menée en janvier 44. À quoi Bogdan répond par le silence.

    Ces funérailles avec drapeaux et honneur sont l’occasion pour Jeranek de reconstituer le cours des événements de Podgorsko et leur enchaînement. Mais aussi de retrouver les sentiments confus et contradictoires qui l’ont habité, lui, le paysan malhabile, empêtré dans la complexité de ses pensées et de ses devoirs. Tout en dénouant les fils de son histoire, Jeranek tente de clarifier les liens qu’il a entretenus avec « la dame du château » ; avec Zarnik et avec Horst, à qui il doit sa sortie de prison. Et aussi avec Janko. Lequel, animé d’une hargne sans nom à l’égard des Zarnik, — ces bourgeois fainéants et exploiteurs — se vante de pouvoir obtenir de Veronika ce qu’il désire. À la première occasion :

    « Quelle bonne femme, a-t-il soupiré, avant d’éclater de rire bruyamment. Si elle m’emmène vraiment (en moto), a-t-il dit avec exubérance, moi je la prendrai comme ça, par la taille »…

    Dans la confusion des sentiments qui le traversent — confusion qui se traduit sur le plan de l’écriture par le mélange des discours et l’entremêlement des voix—, Jeranek revit l’émotion violente qui l’a étreint autrefois, lorsque, ce matin de « fauchailles » autour du manoir, il a surpris Veronika au bras de Horst, près du bassin. Une jalousie incontrôlable à laquelle se mêle une sourde colère le conduit peu à peu — mais avec une détermination croissante — vers la délation. D’autant que Janko, qui a bien assimilé les discours de son camp, se fait de plus en plus pressant, de plus en plus menaçant.

    « Vas-y, a-t-il dit, informe-nous de ce qui se passe là-haut. On se bat pour la liberté du peuple slovène, a-t-il ajouté en des termes solennels qui résonnaient étrangement dans la bouche de ce plaisantin rigolo. Eux, a-t-il continué, s’amusent avec les occupants. Il m’a rapidement expliqué que toute information était précieuse… »

    Bien qu’il dise n’avoir été qu’un garde contraint d’obéir aux ordres sous peine d’y laisser sa peau, Jeranek s’est trouvé engagé dans une « vraie responsabilité », à laquelle il n’a pu se soustraire. Confronté à sa lâcheté, Jeranek s’arrange avec sa conscience en s’abritant derrière la loi de la guerre. Pourtant, cinquante ans plus tard, Jeranek est encore hanté par le regard suppliant que Veronika lui a lancé au moment où Leo Zarnik et elle s’enfonçaient dans la nuit pour y subir le pire. Un autre regard le poursuit, dont il s’imagine qu’il lui demande des comptes. Celui de madame Josipina, la mère de Veronika. Une vieille dame qui a suivi, sans trop comprendre, assise derrière la fenêtre de sa chambre, les événements de la nuit de janvier 44. Un regard qu’il croise à nouveau, derrière la fenêtre d’une maison de Ljubljana, en mai quarante-cinq, lors d’un défilé du maréchal Tito.

    La fenêtre. Tel est le motif qui accompagne le personnage de madame Josipina. C’est d’ailleurs par le récit du défilé du maréchal Tito, à Ljubljana, que commence la rétrospective des événements, dans le regard de la mère de Veronika :

    « J’étais assise près de la fenêtre ouverte, comme toujours… Soudain, j’ai vu un homme qui s’est arrêté et a levé les yeux, il m’a semblé qu’il regardait ma fenêtre, qu’il me regardait. C’était un homme trapu, aux épaules larges et aux cernes noirs sous les yeux, comme en ont les gens qui font la noce ou qui souffrent d’insomnie. Il m’a semblé que je connaissais son visage, c’était peut-être l’un de ces ouvriers qui travaillaient à la propriété Podgorsko. Son regard m’a fait sursauter, quelque chose de connu et de trouble à la fois pénétrait en moi. Puis l’homme s’est détourné et a repris sa marche avant de se perdre dans la foule joyeuse. »

    Avec la disparition de cet homme trapu que la très vieille dame vient d’identifier, remonte l’angoisse qui l’étreint depuis la nuit de janvier 44.

    « Arrivent toujours la nuit et le moment d’égarement où je me retrouve soudain au manoir, au dernier étage, et où j’entends des voix d’hommes en bas. »

    Depuis ce moment terrible dont elle devine le déroulement sans y avoir véritablement assisté, madame Josipina s’est installée dans l’attente infinie du retour de sa fille. Et dans les souvenirs qui la lient à elle et à leur histoire commune. Assise derrière sa fenêtre, un album photos entre les mains, et aux lèvres une chanson du temps de sa jeunesse, la vieille dame confie à Joži, sa gouvernante, qui lui est très attachée et à Peter, son cher époux défunt, ses doutes, ses souffrances, ses espoirs.

    « Peut-être que ce Jeranek de Poselje repassera, je l’appellerai et je lui demanderai s’il sait quelque chose, s’il sait avec qui est partie Veronika. Si Jeranek ne sait pas, peut-être que Horst, le médecin allemand, sait. Filip lui a envoyé une lettre. J’attendrai Filip, de loin il me fera signe avec la lettre venue d’Allemagne. Peut-être dès demain. »

    Quant à Joži — seconde voix narrative féminine du roman —, chargée par Veronika de protéger sa mère, elle a assisté en direct aux préparatifs de l’action. Elle est le témoin le plus averti du rôle que Jeranek a joué dans le déroulement des événements. Face à l’attitude qui est la sienne, outrée par tant d’ingratitude, d’entêtement et de lâcheté, elle comprend qu’il ne faut attendre de lui aucun soutien. Elle finit par comprendre aussi « que ça ne finirait pas bien ». D’autant que lui reviennent en mémoire des réflexions de Jeranek, réflexions qu’elle n’avait pas comprises sur le moment et dont elle perçoit soudain toute la portée :

    « C’était environ un an plus tôt, par un matin d’été, de très bonne heure, Jeranek était là. Ivan, ce gentil garçon qui venait faucher s’est approché de moi et m’a dit, j’ai l’impression que ta dame aime voir les Allemands. Moi, j’ai ri, qu’est-ce que tu racontes, Ivan, des invités viennent en visite, elle doit les recevoir… »

    Ce soir-là, au cours de la perquisition au manoir, Jeranek, brutalisant la gouvernante, avait traité Veronika de « putain allemande ». Une infamie qui avait effrayé Joži et l’avait fait battre un moment en retraite auprès de madame Josipina, toujours à sa fenêtre. Lorsque, à la fin de la guerre, Joži a l’occasion de revoir Jeranek, elle semble ne plus lui en vouloir. Elle porte sur lui un regard neutre, détaché.

    « Jeranek aussi est revenu. Jamais il n’est monté chez nous, je l’ai vu à la gare. Il avait l’air plus sérieux et plus vieux, mais en bonne santé, costaud, il était en uniforme d’officier, les mains croisées dans le dos, il regardait passer les trains. »

    Peut-être se reproche-t-elle intérieurement ses propres silences, ses propres petites lâchetés du moment ? Peut-être ne sait-elle pas tout de l’action que Jeranek a menée contre les maîtres du manoir ? Joži ignore sans doute que c’est Jeranek qui a vendu Veronika à « l’oncle Stefan », le chef de gare membre actif du réseau des partisans. Elle ignore que, sous ses ordres, « le train a foncé sur elle et l’a écrasée ». Joži avoue elle-même ne pas connaître la vérité. Il se peut aussi qu’avec le temps, elle ait pris du recul et que son point de vue, constitué de la multiplicité des souvenirs, ait évolué. N’a-t-elle pas épousé un ancien partisan ? Avec le temps, les mauvais souvenirs finissent par s’estomper et Joži n’a retenu de Podgorsko que les moments heureux. C’est ceux-là qu’elle transmet à ses petits-enfants, « les chevaux qui paissaient tranquillement dans les vastes prairies en contrebas du manoir ». Et, ajoute-t-elle, « plus que des chevaux, ils aiment que je leur parle du petit alligator que la jeune dame avait autrefois et qui par la suite avait mordu son mari dans la baignoire. Les enfants rient et battent de leurs petites mains… Ils veulent toujours réentendre cette histoire. »

    Le lecteur, lui, passant et repassant par les mêmes lieux et par les mêmes actions, lit et relit l’histoire de Veronika. À travers le prisme changeant des différentes voix du récit. Un récit riche des points de vue qui se croisent, se complètent ou s’opposent. Laissant chacun libre, face aux multiples interrogations qu’il soulève, de tracer sa voie parmi les choix contradictoires.

    Longtemps après que les personnages ont quitté la scène et regagné les limbes d’où les ont tirés Drago Jančar et sa complice, la traductrice Andrée Lück-Gaye, le mystère de Cette nuit, je l’ai vue, continue de s’immiscer dans l’esprit du lecteur. Un roman passionnant, cruel et beau à la fois. En tous points remarquable.




    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Cette nuit je l'ai vu





    DRAGO JANČAR


    Vignette drago-jancar





    ■ Drago Jančar
    sur Terres de femmes


    Aurore boréale (lecture d’AP) (+ une notice bio-bibliographique)
    La Fuite extraordinaire de Johannes Ott (lecture d’AP)
    [Une panique indescriptible s’empara de la population] (extrait de La Fuite extraordinaire de Johannes Ott)





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  • Jorge Luis Borges | Despedida



    A Marbre Paonazzo
    Ph., G.AdC







    DESPEDIDA



    Entre mi amor y yo han de levantarse
    trescientas noches como trescientas paredes
    y el mar será una magia entre nosotros.

    No habrá sino recuerdos.
    Oh tardes merecidas por la pena,
    noches esperanzadas de mirarte,
    campos de mi camino, firmamento
    que estoy viendo y perdiendo…
    Definitiva como un mármol
    entristecerá tu ausencia otras tardes.









    B Marbre Arabescato PianaPh., G.AdC







    ADIEUX



    Entre mon amour et moi se lèveront
    trois cents nuits comme trois cents murs
    et la mer entre nous sera une magie.

    Il n’y aura que des souvenirs.
    Ô soirs mérités par la tristesse,
    nuits dans l’espérance de te voir,
    champs de mon chemin, firmament
    que je perçois et que je perds…
    Définitive comme un marbre
    ton absence attristera d’autres soirs.



    Jorge Luis Borges, Poèmes d’amour, Éditions Gallimard, Collection Du monde entier, 2014, pp. 20-21. Édition bilingue. Avant-propos de María Kodama. Édité, préfacé et traduit de l’espagnol (Argentine) par Silvia Baron Supervielle.







    Borges amour
    JORGE LUIS BORGES


    ■ Jorge Luis Borges
    sur Terres de femmes

    24 août 1899 | Naissance de Jorge Luis Borges
    Labyrinthe (poème issu d’Éloge de l’ombre)
    Le Sud (poème issu de Ferveur de Buenos Aires [1923])






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