Étiquette : 2014


  • Lucien Suel | [Le terril]




    Perret
    Auguste Perret Architecte
    Détail d’un claustra pour le Palais d’Iéna
    Paris (1939), siège du Conseil Économique et Social








    [LE TERRIL]





    le
    terril
    bruisse ça
    court ça saute
    ça rampe ça siffle

    lapin crapaud calamite
    pinson des arbres pouillot
    véloce mouette rieuse martinet
    noir le terril bruisse ça plane ça
    vole ça tape pic vert merle à plastron
    hirondelle de rivage guêpe bondée apivore
    le  terril  bruisse ça crie ça chante  lézard  des
    murailles mésange héron libellule mouche moustique
    le terril  bruisse  ça court  ça saute ça  rampe ça  siffle
    pic épeiche machaon criquet à ailes bleues traquet motteux
    tourterelle  le  terril bruisse ça plane ça vole ça tape  ça  crie
    ça vit ça chante ça vole ça roucoule ça vit ça plane ça vit sa vie





    Lucien Suel, « Les terrils », Je suis debout, Poésie, La Table Ronde, 2014, page 16.







    Lucien Suel, Je suis debout




    LUCIEN SUEL


    Lucien Suel
    Source




    ■ Lucien Suel
    sur Terres de femmes


    Sombre Ducasse
    La Justification de l’abbé Lemire (lecture d’AP)
    29 juin 1878 | Lucien Suel, La Justification de l’abbé Lemire, IV




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur remue.net)
    Lucien Suel | Ma vie avec Ivar Ch’Vavar
    Silo-ACADEMIE 23, le blog de Lucien Suel
    → (sur la revue x)
    une notice bio-bibliographique sur Lucien Suel
    → (sur le tiers livre)
    tiers livre invite : Lucien Suel
    → (sur blog littéraire)
    Rencontre avec Lucien Suel
    → (sur le blog Les Découvreurs) deux recensions de Je suis debout, par Georges Guillain (
    I) et (II)
    → (sur France-Culture)
    l’émission ça rime à quoi (Sophie Nauleau) du dimanche 22 juin 2014 entièrement consacrée à Je suis debout [fichier mp3]






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  • E. E. Cummings | [goodby Betty, don’t remember me]



    Tabarin By Paul Colin
    Source







    [GOODBY BETTY, DON’T REMEMBER ME]


    30.


    Goodby Betty, don’t remember me
    pencil your eyes dear and have a good time
    with the tall tight boys at Tabari’
    s, keep your teeth snowy, stick to beer and lime,
    wear dark, and where your meeting breasts are round
    have roses darling, it’s all i ask of you —
    but that when light fails and this sweet profound
    Paris moves with lovers, two and two
    bound for themselves, when passionately dusk
    brings softly down the perfume of the world
    (and just as smaller stars begin to husk
    heaven) you, you exactly paled and curled

    with mystic lips take twilight where i know:
    proving to Death that Love is so and so.







    [GOODBY BETTY, NE TE SOUVIENS PAS DE MOI]


    30.


    Goodby Betty, ne te souviens pas de moi
    crayonne tes yeux et prends du bon temps
    au bal Tabarin serrée parmi les grands gars,
    conserve tes dents de neige, au citron-bière tiens-t’en,
    vets-toi de noir, et là où se touchent tes seins ronds
    porte des roses darling, c’est tout ce que je veux —
    surtout quand le jour baisse et que ce doux profond
    Paris marche avec les amoureux, deux à deux
    partant vers eux-mêmes, lorsque avec passion le soir
    fait descendre en douceur un parfum sur terre (juste
    comme de petites étoiles commencent à écailler
    le ciel) toi, exactement toi poudrée frisée

    entre tes mystiques lèvres attrape le crépuscule :
    prouvant à la Mort que l’Amour est ci et ça.



    E. E. Cummings, « Grands Boulevards, Pigalle », Paris, Éditions Seghers, 2014, pp. 108-109. Édition bilingue, traduit de l’anglais et présenté par Jacques Demarcq.






    E. E. Cummings, Paris






    E. E. CUMMINGS


    Vignette cummings
    Source



    ■ e.e. Cummings
    sur Terres de femmes

    Beautiful
    Memorabilia
    [my lady is an ivory garden]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site American Poems) une
    bio-bibliographie d’e.e. Cummings (+ un choix de 153 poèmes)
    → (sur scribd.com)
    l’intégralité des poèmes d’e.e. Cummings
    → (sur le site de la revue de traduction Palimpsestes)
    Antoine Cazé, « E. E. Cummings : (dé)composition d’adjectifs, inventivité linguistique et traduction », Palimpsestes [En ligne], 19 | 2007, mis en ligne le 01 janvier 2009






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  • Yves di Manno | féal




    Gorgeous New Siren Mural by Hush (1)
    Gorgeous New Siren Mural by Hush
    Source








    féal



    reflux

    & flots.

    la flamme et à flanc
    de coteau les flamants par
    centaines fuyant dans les
    roseaux

    : lorsque
    je vis ton au
    be
    be
    lle
    lorsque je vis !
    loin du château la
    ligne ! de ton corps
    nu au bord du ruisseau (nommé, nuage)
    entre tes mains la con
    que large du vaisseau qui
    t’emmenait sirène ! de la rive
    à ton rêve et entre tes

    2 reins !

    comme à l’affût du songe
    qui allait ranimer le cri
    de celle
    dans le sein de
    laquelle

    naquit ton cri

    (saintes ou reines)
    et dans l’eau blême
    le soupir de
    la fée.




    Yves di Manno, Champs. Du jour, III, Le Thème in Champs, un livre-de-poèmes, 1975-1985, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2014, page 294.







    Champs






    YVES DI MANNO


    Yves di Manno
    Image, G.AdC




    ■ Yves di Manno
    sur Terres de femmes

    après Privas… Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture » (article republié dans Terre ni ciel)
    Objets d’Amérique (note de lecture d’AP)
    [pour rejoindre en lisière de la page](extrait de Terre sienne)
    Terre ni ciel (note de lecture d’AP)






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  • Bruno Fern, reverbs     phrases simples

    par Isabelle Lévesque

    Bruno Fern, reverbs     phrases simples,
    Éditions NOUS, Collection disparate, 2014.



    Lecture d’Isabelle Lévesque


    Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame.
    Ph., G.AdC







    [PRENDRE AU MOT]



    Sur la ligne de départ, énoncé de la règle de reverbs : « Ce livre est uniquement composé de phrases simples. » D’emblée l’angle grammatical, un seul verbe conjugué par phrase, pas plus. Exercice à contrainte. Primaire, collège, au choix. Des réminiscences.

    Pas sens unique cependant, la polysémie, à l’attaque, est annoncée en se fondant sur « contenir » : un verbe conjugué « contenu » dans la phrase simple, une foule « contenue » par la police dans une manifestation. L’homonymie ouvre le champ sémantique, le déplaçant d’un mot au même mot. Sur place. Case départ : effets en chaîne, un même signifie plusieurs. Simple n’est pas univoque.

    La langue et l’écho : font corps. Tout ce qui résonne en elle. Associés en phrases simples, les mots font corps mais corne l’écho de phrases autres, polysémiques, enchaînées. Le texte de Bruno Fern fourmille de ces glissements (de son, de sens) :


    « Les paramètres ne sont pas toujours réunis.

    Ce sont des branches, en somme, mais pas du même arbre.

    La forêt cache son jeu. »


    L’arbre est-il derrière le sens ou devant, déplié ? Pataugent aussi les pronoms : « il », l’auteur, en sa biographie se dissimule à force de « s’emmêler les pinceaux ». On ne sait plus qui du coup. Longue démonstration de phrases alignées, courtes, un seul verbe conjugué, c’est la condition, mais elle rebondit (retentit) dans les pronoms (la question qui). Parfois, les mots s’agglutinent en fin identique (arbrisseaux, panneau, lambeau, page 22), c’est plus commode si ça sonne :


    « Les sons parasites renforcent le taux d’écoute. »


    Très sérieusement, nous sourions : nous réfléchissons, la phrase se mord la queue perdue dans les sons, nous relisons. Nous nous amusons.


    « Passons. »


    « The book must go on. » Et taux d’écoute aussi sûrement multiplié par phrase simple en anglais : on utilise (on se gausse) des formules habituelles, on change la donne – un mot. Go on !

    Ce qui n’existe pas peut « s’écrire ou s’écrier ». C’est pratique :


    « Une simple inversion de lettres joue un rôle. »


    Acte, scène, drôle. On pose des opérations, des règles (« Dans une série discrète la variable… »), un personnage (la phrase simple) pour « retrouver des fondamentaux » et à partir de là le livre bouge avec ses phrases simples. Mêlant les axiomes, les entorses, les registres. Flaubert et sa correspondance côtoie le retour (« dans les dents ») des « phrases-boomerangs ». Vivant son heure de gloire : éloge de la phrase simple. Louées les expressions toutes faites à couper, répartir autrement dans la phrase :


    « La souplesse entre également en ligne.

    De compte des mots ratent. »


    Comme les références multiples aux livres utilisés à l’école (Orsenna et les « tribus de mots » dans La grammaire est une chanson douce). Les référents s’alignent, bruissent. La grammaire a des oreilles et des évasions ludiques :


    « L’appareil brandi dans le plus simple appareil.

    Là c’est une phrase nominale »


    Homonyme à l’entrée, à la sortie et la variante instituée : sans verbe « exprimé ». « C’est donc une phrase hantée. » Où le verbe, membre fantôme de phrase amputée ? Comme revient, se précise la définition de la phrase, des motifs (sonores) sont repris. L’enfant naît, il crie. La phrase aussi dans le poème « émet des vibrations ». On parle par les cordes vocales, les poumons (par deux, sauf si la guerre détruit cette règle : grand blessé), les muscles, le corporel facilite l’émission, la flexion pour les figures libres du « skate-park ». Glissement des définitions de cours (grammaire) aux règles physiques de déplacement. Le sens circule là, débride la grammaire, s’écarte. Réflexion en acte : le texte faisant ce qu’il dit expérimente, l’écriture


    « Dévoile la hauteur de la marche.

    (Soyez prudents en descendant du livre.) »


    Sens propre / sens figuré. Prendre au mot. Le texte de Bruno Fern le fait. On dévale, l’escalier du savoir grammatical s’incarne dans la phrase simple (plus si affinités). Remonter à l’ancien français, faire jouer les sens :


    « Certains considèrent ça comme un vrai bordel.

    Au XIIe siècle, ce mot qualifiait une petite maison, une cabane.

    Il relevait donc de l’architecture. »


    Grammaire à bâtir. Comme découle ensuite du thème lancé par l’ancien français le retour aux modernes, « le sujet capitaliste » veut « aménager son intérieur au moindre coût ».

    Toutes séparées par un espacement régulier [un même interlignage]. Pas une exception, les phrases coulent de source et glissent sur les sens.

    La règle que s’est fixée l’auteur pour ce livre connaît quand même un sérieux accroc : une phrase complexe (citation de Gustave Flaubert) !


    « Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame. »


    Bruno Fern se justifie en note, arguant du fait que Flaubert lui-même est « une exception ». Le poète dénonce une langue qui se veut simple. Celle de la guerre, de l’horreur économique, de la consommation, de la publicité, des informations télévisées à la hiérarchisation brutale et révélatrice est omniprésente :


    « Un type de phrase correspondrait à un type d’État.

    Les leurs exigent la clarté maximale.

    Ex. I : Les marchés doivent être rassurés.

    Ex. 2 : L’âge médian de décès des sans-abri à Marseille est de 41 ans pour les femmes.

    Elles (leurs phrases, pas ces femmes) impactent le paquet en ventes flash. »


    La première phrase citée est de Natalie Quintane. Les citations sont nombreuses dans le livre, comme autant de « reprises » réalisées avec des fils de couleurs très diverses : François Villon, Paul Celan, Tristan Tzara, Louis Zukofsky, Gilles Deleuze… 33 citations1 . Henri Droguet a compté 963 phrases2… Le chiffre 3 et ses multiples semblent jouer3 un rôle dans l’élaboration de ce livre.

    Les citations-reprises sont généralement des phrases. Mais elles peuvent également intervenir comme fragments :


    « Ex. 2 : placez votre argent en toute quiétude à 4,28 % garantis les premiers mois. »


    Une note indique que les mots en italiques sont de Primo Levi. Ils sont tirés du poème placé par Primo Levi en tête de son livre : Si c’est un homme4 . Contre-courant : la locution adverbiale à contexte inverse fait déraper le sens (antiphrase à décrypter).

    De la fabrique à texte, quelles sont les deux « mamelles » ?

    « Tissage est l’une des mamelles », est-il dit page 27. « Le décalage est la seconde mamelle », trouve-t-on page 34. C’est donc un tissu de mots, avec trame et chaîne. Dans un sens et dans l’autre. Mais ce tissu, parce qu’il est vivant, connaît forcément parfois des accrocs ou des « décalages ».


    « Quoi qu’il en soit, c’est autant une affaire de reprises. » (page 27 également)


    Les citations d’auteurs célèbres ne sont pas les seules à constituer le texte. D’autres paroles le tissent :


    « Le discours publicitaire est devenu le maître des discours. [citation de Dominique Quessada]

    1, 2, 3, slogan !

    C’est une pétrification généralisée. »


    Tout réduit à l’efficacité univoque et maîtrisée. Date à respecter, promotion validée :


    « Avec elle c’est sur-le-champ ou dans 3 jours dernier carat. »


    Le poète nous « conduit hors de la grammaire », il « lutte avec la langue », la langue porte la difficulté de dire et d’entendre.

    Dans reverbs, le lecteur, qui aurait gardé le souvenir de ses leçons de grammaire de CE 1, constate très vite que les phrases simples ne le sont pas. Plusieurs, autrement ponctuées, pourraient constituer une phrase complexe :


    « Quoi qu’il dise il.

    Produit à la source soi-disant contrôlable.

    Se trame dans tous les coins se.

    La change la.

    Donne le.

    Change en quoi qu’il dise il.

    Roule son caillou non identique. »


    Ici le lecteur découvre des phrases agrammaticales. Certains mots hésitent : « Produit » et « change » sont-ils des noms ou des verbes ? « se » + « la » = cela ? Tout se complique et se défait. Langue en acte, phrase à la coupe syntaxique impossible et le sens alors, au milieu de ces phrases séquencées, déconstruites, comme un système usé invalidé.

    Un nom peut-il devenir verbe ?


    « Chacun sexe en son temps. »


    « Chacun » serait-il déterminant alors et la phrases nominale lancée, nouvelle, créée ?

    Livre tissu, reverbs peut aussi se lire comme un jeu de l’oie. Bien que séparées de blanc, les phrases se suivent, s’enchaînent. Mais on peut sauter d’une page à l’autre, d’une case à l’autre. Parfois, des retours s’imposent :


    « Une simple inversion de lettres joue un rôle.

    Parfois il est vital.

    Cet adjectif devrait faire reculer de 8 phrases. »


    Reculons donc « de 8 phrases » :


    « Il suffit de modifier l’axe de vie.

    Remarque 5 : ce dernier mot est ambigu. »


    Peaux de banane, les chutes sont des rebonds (reverbs : sens et sons). « [M]eurt » se répète en « sursis », « balle » qui « attend son heure sans manifester la moindre impatience ». Dans les filets sémantiques, un mot se trouve pris pour se reproduire dans un autre qui va altérer, amplifier, orienter son sens. Personnification au passage, trace de jeu, d’enfance qui malaxe les règles en les utilisant, bon an mal an, riant :


    « Le tour est joué.

    Le jour est tué. »


    Les sons dépliés se cousent, et patchwork des reprises :


    « Je parle sous moi. »


    La reprise, ici, c’est une citation de la Rapsodie du sourd de Tristan Corbière :


    « – Rien – Je parle sous moi… Des mots qu’à l’air je jette

    De chic, et sans savoir si je parle en indou…

    Ou peut-être en canard, comme la clarinette

    D’un aveugle bouché qui se trompe de trou. » 5


    Ce poème de Tristan Corbière s’achève lui-même par une citation : « Le silence est d’or. (Saint Jean Chrysostome6 ) »

    Or le sourd de la Rapsodie apprend sa surdité de la bouche d’un « homme de l’art » et il comprend d’autant mieux qu’il n’entend pas du tout ce qu’il lui dit. D’où une série de questions qu’il se pose. Il finira par ne plus comprendre du tout ce qu’on lui dira en répondant au hasard. Il parlera lui-même sans savoir exactement ce qu’il dit et déclarera à celle qu’il aime :


    « – Soyez muette pour moi, contemplative Idole,

    Tous les deux, l’un par l’autre, oubliant la parole,

    Vous ne me direz mot : je ne répondrai rien…

    Et rien ne pourra dédorer l’entretien. » 7


    Dans reverbs, Bruno Fern nous montre ces discours si nombreux et stéréotypés que nous n’entendons plus l’essentiel. Brouillage :


    « La plupart du temps, la langue est soit compacte, soit désagrégée.

    Le score final est à peu près pareil dans les 2 cas.

    En gros, elle ne tient pas.

    Elle s’écroule sur elle-même (d’un seul bloc) ou en dehors. »


    Le sourd « parle sous lui », et la langue « s’écroule sur elle-même ». Image concrète du sport, du score, ballon rond, rond en l’air et l’oreille n’entend plus :


    « Des balles partent en l’air ou dans les pieds.

    Elles ne sont cependant pas perdues pour tout le monde.

    Ne tombent pas dans celle d’un sourd. »


    Brouillage du message qui n’atteint pas son but et la page agglutine les phrases télescopées d’un discours uniforme pris dans le rebond du texte :


    « Une mise à jour dure de la feuille. »


    Les phrases perversement simples de la publicité répétées jusqu’à plus soif, code usé car figé, les « éléments de langage » stratégiquement martelés par les politiques, le volume sonore des spots publicitaires sciemment gonflé, tous ces mots vides de sens réverbérés à l’infini nous menacent d’une surdité généralisée.

    Alors, d’abord le silence (il est d’or, Tristan Corbière l’a rappelé). Et puis la langue des poètes, celle des écrivains ou des philosophes qui savent que tout n’est pas simple, que beaucoup de questions sans réponse se balancent et gonflent en sphère de reverbs, sens mouvants et glissants des mots.

    Ainsi le livre de Bruno Fern réverbère des fragments de discours publicitaires, politiques, journalistiques ; et aussi de nombreuses citations, parfois littérales (en italiques) ou transformées.


    « Son origine remonte.

    Descend les fleuves évidemment impassibles au cycle de l’eau. »


    Rimbaud revient pour « empêcher l’auditoire de s’endormir ».

    Le mur ne fait pas que renvoyer les sons : on peut « rentrer dans le mur », plein fouet, de face, « [i]l y a du lancer puis du retour à l’envoyeur ». Retour au titre aussi, à ce qui s’amplifie, se diffuse comme dans une salle de concert, la phrase ou « réverbération » de la « langue morte », « [e]lle continue pourtant à briller ».



    Isabelle Lévesque
    D.R. Texte Isabelle Lévesque





    __________________
    1. 33 citations répertoriées à la fin. Mais elles sont bien plus nombreuses.
    2. À lire sur : Poezibao du 22/02/2014
    3. Jacques Jouet, l’oulipien, est lui-même cité.
    4. « Vous qui vivez en toute quiétude
    Bien au chaud dans vos maisons,
    Vous qui trouvez le soir en rentrant
    La table mise et des visages amis,
    Considérez si c’est un homme
    Que celui qui peine dans la boue,
    Qui ne connaît pas de repos,
    Qui se bat pour un quignon de pain,
    Qui meurt pour un oui pour un non. […] »
    Primo Levi, Si c’est un homme, traduction de Martine Schruoffeneger (Julliard, 1987)
    5. Tristan Corbière, Rapsodie du sourd, in Les Amours jaunes (1873)
    6. Attribution abusive à celui qui fut surnommé Chrysostome, Bouche d’Or, en raison de son éloquence…
    7. Aux ombres de Damon de Malherbe, Tristesse de Musset, Chant d’automne de Baudelaire, Cierges de Cavafy, Le bateau ivre de Rimbaud, Le pont Mirabeau d’Apollinaire… Toute une anthologie pourrait être composée avec ces poèmes cités, où auxquels il est fait allusion, poèmes qui « réveillent » le sens des mots en les contextualisant autrement. Métalangage, beaucoup permettent de prolonger la réflexion (ou la rêverie) sur la difficulté de dire ou d’entendre, de croire aussi à une parole suspecte, et même mensongère…







    Fern, reverbs 4








    BRUNO FERN


    Bruno Fern
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Libr-critique)
    une recension de reverbs    phrases simples, par Fabrice Thumerel
    → (sur Libr-critique)
    [Chronique] La contrainte faite style (à propos de Bruno Fern, Reverbs), par Typhaine Garnier
    → (sur Poezibao)
    une recension de reverbs    phrases simples, par Henri Droguet
    → (sur remue.net)
    une recension de reverbs    phrases simples, par Jacques Josse



    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Angèle Paoli | [Paroles sous silence]



    Les chants englués sous la chape se terrent
    Ph., G.AdC








    [PAROLES SOUS SILENCE]



    Paroles sous silence
    vertige des mots fouis
    libère le plomb qui sertit
    sous la langue décline

    air oiseau nuage étau de poix

    les chants englués sous la chape
    se terrent
    obscurité des voix qui s’enlisent
    sous l’inerte perte du sens


    le désir ne cesse d’aspirer de croître
    ivresse de vie qui tend vers le dire
    partage des mots autres

    en errance
    à travers monts et feuillages
    ruissellements
    torrents et pierres le long des abrupts

    jamais ne cessent d’attendre
    la lumière de la voix restituée

    mains sourires regards
    bienveillance des lèvres
    ouvertes sur l’accueil




    Angèle Paoli, in Liberté de créer, liberté de crier, contre les censures visibles et invisibles, PEN Club français, Anthologie poétique réunie par Françoise Coulmin, Les Écrits du Nord, Éditions Henry, 2014, page 77.






    Liberté de créer




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  • Mathieu Bénézet | Trois mouvements



    TROIS MOUVEMENTS



    quand la tête tombe dans le
    corps, le corps de Douleur,
    la pensée s’éteint, ampoule
    décanillée dans l’impasse où
    tu vivais, où tu te pensais vi-
    vant, quand la tête tombe
    dans la douleur du corps, les
    mots vides se répètent dans l’
    heure vide, le murmure est une
    herbe piétinée, le phénomène
    est sans mémoire, il n’a pas
    eu lieu

    [le bris de la biscotte…]

    il est des lieux perdus où rien
    ne peut être décidé dans le
    pressentiment du navire, qui
    n’existent pas, ni pressentiment
    ni navire, où tu ne peux pas te
    tenir, alors tu écris ce qui n’est
    pas, n’a pas été, ne sera pas :
    tu ne peux dire autrement si
    ce n’est te demander ce que tu
    as bien pu noter, non dans
    l’accueil d’une « survie »          Danielle Collobert
    tu n’y
    consens pas ; et pourtant les anges
    de Nerval te font escorte ; nul ne les
    aperçoit, pas même toi

    Seigneur — soleil sur l’or
    vieilli des bâtiments —
    main froide sur le papier
    mes doigts errent sur la pierre
    nul humain où reposer
    ma peine, Seigneur
    l’embouchure de l’Euphrate
    est tarie et provoque l’oubli
    (de nous)



    Mathieu Bénézet, 2. « Le bris de la biscotte… », Premier crayon, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2014, pp. 66-67.






    Bénézet, crayon







    MATHIEU BÉNÉZET


    Mathieu Bénézet
    Ph. © Hervé B. (France),
    All rights reserved.
    Source





    ■ Mathieu Bénézet
    sur Terres de femmes

    [Nous sommes de lumière si étrangers vides]
    Premier crayon (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Poëme (extrait de Premier crayon)
    Une phrase maison (composés instables) [poème extrait de La Chemise de Pétrarque]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur remue.net)
    L’Œuvre poétique de Mathieu Bénézet





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  • Mathieu Hilfiger | [L’ondée doubla l’entrave d’écorce et de feuille rousse]



    Le mystère que recèle la brindille
    Ph., G.AdC







    [L’ONDÉE DOUBLA L’ENTRAVE D’ÉCORCE ET DE FEUILLE ROUSSE]



    À Pierre Dhainaut




    L’ondée doubla l’entrave d’écorce et de feuille rousse ainsi que l’épaisseur des semelles, de connivence avec l’argile. Ma foi en la logique du règne végétal avait survécu à l’hiver, jour après jour, nuit sans jour après nuit sans jour ; elle ne résista pas à l’averse de Ventôse : les entrées du dictionnaire botanique, mon précieux viatique, furent dispersées aux quatre doutes.




    Les hauts faits des fleurs et feuilles — verveine, aubépine et camomille — m’eurent moins hypnotisé que les linges insinuant ton corps si les Ides de Mars n’avaient pas soudain percé le mien de leurs lances de giboulée.




    J’espérai le mystère que recèle la brindille, être mis dans la confidence des cernes du bois, des murmures des aulnes, comme de la trame du bourgeon, dont la lèvre écarlate devait bien écumer quelque secret de faune.




    Mathieu Hilfiger, Idus Martias in Pierre Dhainaut & Mathieu Hilfiger, De jour comme de nuit, Un entretien précédé de deux poèmes, Le Bateau Fantôme, Collection Vita poetica, 2014, pp. 17-18.







    Pierre Dhainaut et Mathieu Hilfiger






    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Le Bateau Fantôme)
    une page consacrée à De jour comme de nuit
    → (sur Recours au poème)
    Une nouvelle maison d’édition : Le Bateau Fantôme
    → (sur Recours au poème)
    De jour comme de nuit (extrait de l’entretien de Pierre Dhainaut avec Mathieu Hilfiger)





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  • Pierre Dhainaut | [Nous étions seuls, de trop, dans nos miroirs]



    Nous étions seuls, de trop, dans nos miroirs
    Ph., G.AdC







    [NOUS ÉTIONS SEULS, DE TROP, DANS NOS MIROIRS]



    À Mathieu Hilfiger




    Nous étions seuls, de trop, dans nos miroirs : le visage,
    nous l’offrons à l’inconnu qui nous précède
    par vagues infaillibles, la nuit a libéré l’espace
    où se multiplient les oiseaux, tous portent
    des noms de vents. Tenir parole, ce que cela veut dire,
    nous le devinerons en évitant de les effaroucher,
    en permettant aux pas sur le sable intact
    de ne pas savoir quel horizon les recevra,
    quelle mémoire en gardera la trace, comme nous y invite
    la voix donnée par l’aube, juste le temps
    que nous n’ayons plus peur, que s’avance en la nôtre
    une autre haleine.



    Pierre Dhainaut, La Nuit du plus offrant in Pierre Dhainaut & Mathieu Hilfiger, De jour comme de nuit, Un entretien précédé de deux poèmes, Le Bateau Fantôme, Collection Vita poetica, 2014, page 12.







    De jour comme de nuit





    PIERRE DHAINAUT


    Pierre dhainaut profil 3




    ■ Pierre Dhainaut
    sur Terres de femmes


    Voir de face (poème extrait d’Après)
    Ici (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Que respirent avant tout les mots] (poème extrait d’Ici)
    [Ce qu’est devenue la couleur] (poème extrait de Progrès d’une éclaircie)
    [Dès le seuil remercie] (poème extrait de Voix entre voix)
    Horizons, fontanelles… (poème extrait de Vocation de l’esquisse)
    [Nous étions seuls, de trop, dans nos miroirs] (poème extrait de De jour comme de nuit)
    [Ne nous en prenons pas à l’invisible] (poème extrait d’État présent du peut-être)
    [Sortir sous l’averse] (poème extrait d’Et même le versant nord)
    [Orage, tempête, séisme] (poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    Pour voix et flûte (lecture de Sabine Dewulf)
    D’abord et toujours, 4 (poème extrait de Pour voix et flûte)
    [Où que tu ailles] (poème extrait de Rudiments de lumière)
    Passerelles
    Printemps dédié (poème extrait de L’Autre Nom du vent)
    Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Soudain la tête se redresse] (autre poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    Rituel d’adoration (poème extrait de Transferts de souffles)
    Vocation de l’esquisse (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Voix entre voix (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino, Paysage de genèse, 10
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino | [Laissons les mots sourdre d’eux-mêmes] (autre extrait de Paysage de genèse)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque | L’origine de l’écriture | [Si léger… tu cours] (extraits de La Grande Année)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque, La Grande Année (lecture d’AP)





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  • Yves di Manno, Terre ni ciel

    par Angèle Paoli


    Yves di Manno, Terre ni ciel,
    Éditions Corti,
    Collection « en lisant en écrivant », 2014.




    Lecture d’Angèle Paoli


    Un paysage intérieur rendu tangible par le langage
    Ph., G.AdC







    « LA GALAXIE POÉTIQUE » D’YVES DI MANNO




    Terre ni ciel. Terre sienne. À deux ans d’intervalles, deux titres du même auteur se suivent et semblent se répondre, écho de l’un à l’autre. Leur proximité phonique et structurelle s’impose à l’évidence. La terre est. Liée à l’appartenance. Ou implicitement niée. Territoire inconscient à explorer, « contrées interdites » que seule une certaine littérature permet d’aborder ; terre de partage peut-être et « champs » d’écriture. D’un intitulé à l’autre, la terre exige une traversée. Peut-être même une retraversée. De quel point de départ vers quel point d’arrivée ? Yves di Manno, auteur de ces deux ouvrages, n’écrit-il pas à la toute fin de Terre ni ciel ?

    « Il s’agit maintenant de tout reprendre, de tout recommencer. »

    Reprendre ? À partir d’où ? Recommencer ? Pour aller où ? Quelle totalité ce « tout » deux fois répété recouvre-t-elle ? Terre sienne renvoie à un recueil poétique, récemment publié, en 2012, aux éditions Isabelle Sauvage. Un élégant petit opus bleu nuit, comme tous les ouvrages de cette collection. Terre ni ciel, ouvrage à paraître cette semaine aux éditions Corti, est une lente traversée littéraire. Littérature rêvée des années d’apprentissage au cours desquelles le seul horizon vécu ne dépasse pas celui des habitudes ; et où les livres sont le seul recours contre le désarroi profond qui habite l’adolescent. Longues années au cours desquelles les lectures/découvertes luttent pied à pied avec les lectures/déceptions. Marquées par les essais du jeune homme aux prises avec le matériau de l’écriture, les années de formation sont jalonnées par les questionnements incessants, les rejets, les attentes et les recherches. Avec, d’une part, la quête obsédante d’un « récit introuvable » du côté de la prose. Et de l’autre, côté poésie, la quête désespérée d’une terre à inventer. Car, pour le jeune Yves di Manno des origines comme pour l’homme d’aujourd’hui, pour qui la poésie contemporaine semble ne plus avoir de secret, la poésie (de France et d’Europe) est condamnée de longue date et pour longtemps encore à ressasser toujours les mêmes formes, les mêmes images, les mêmes « complaintes horriblement fadasses ». Décidé à ne pas tomber dans le même écueil écœurant de l’expression-expansion inépuisable de l’intime, Yves di Manno — pour qui l’aventure de l’écriture n’avait alors de véritable sens que confrontée à « la grande aventure collective qui avait bouleversé » toutes les « convictions esthétiques, à la charnière du XIXe et du XXe siècle » — fait alors le choix de renoncer, provisoirement, à l’écriture poétique.

    Lenteur. Peut-être la lenteur est-elle au cœur du projet poétique d’Yves di Manno ? Length du « voyage au long cours » entrepris par l’écrivain à travers le temps, l’espace et la littérature. Lenteur de l’exploration de la « déchirure intime » qui se noue « aux confins d’un langage qui peine à naître et d’une terre qu’on ne voit pas ». Lenteur de la résurgence de « l’odyssée orientale » dont le souvenir est ravivé par la découverte de la prosodie visuelle de certains poèmes américains ; celle-là même qui sert de modèle au jeune homme et qui le pousse dans le désir d’élaboration d’un « livre-poème en constante expansion ». « Lent retour vers la poésie » qui s’accompagne, au cours de l’année 1978, de l’écriture des premières pages de Champs.

    Cependant, après de « longues années d’abstention », Yves di Manno renoue une nouvelle fois avec la poésie. Terre sienne. Est-ce un nouveau départ ? Une « nouvelle approche » ? Il semblerait en effet que s’ouvre une autre perspective, grâce à l’impulsion suscitée par la rencontre avec une autre terre d’expression. La terre picturale. Le recueil Terre sienne est le fruit de cette rencontre, qui prend corps dans l’œuvre du peintre Mathias Pérez.

    Avec l’écriture de Terre ni ciel, — dont le titre exclut la possibilité d’une poésie de l’idéal en même temps que celle d’un terreau personnel où aller puiser —, l’auteur poursuit un travail de réflexion qui s’inscrit dans la continuité de endquote, digressions (1999) et d’Objets d’Amérique (2009). Un triptyque de « poétique active », « provisoirement » clos, comme Yves di Manno l’indique en préambule et comme il semble le suggérer dans la petite phrase (donnée supra) sur laquelle s’achèvent les deux pages de « Note Bibliographique ».

    « Composition par bribes », Terre ni ciel est un montage de textes de provenances diverses — notamment de publications en revue — écrits au fil du temps, et insérés dans le présent ouvrage. Ainsi, les sept « digressions » qui composent la section intitulée « Plusieurs complices » ont toutes fait l’objet de publications antérieures : « La certitude qui vient des signes », article consacré à Marie Étienne, a été publié en 2011 dans le n° 47 de la revue NU(e) ; « du geste une écriture », texte consacré à Nicolas Pesquès, a fait l’objet, en 2010, d’une mise en ligne dans la revue numérique Terres de femmes. « La réfutation lyrique » est une reprise de la préface du livre de Mathieu Bénézet — Œuvres 1968-2010 —, publié en 2012 aux Éditions Flammarion. Il en va de même pour les autres « complices », Jude Stéfan, Paul Louis Rossi, Philippe Beck et I. Ch’Vavar. Yves di Manno s’en explique. Dans « langue lagune inconnue » (« langue lagune inconnue dont il fallait apprendre la grammaire et la science secrète, sans en épuiser la lumière… »), l’écrivain confie à Matthieu Gosztola (in Entretien avec Matthieu Gosztola, 2) que cette pratique lui vient, non d’« un schéma établi d’avance », mais d’un lent apprivoisement de « l’art du montage » :

    « Je n’ai jamais su où j’allais, ni ce que cherchaient à me dire ou à me faire dire tous ces mots, avant d’en avoir fini avec eux. Et j’ai toujours eu l’impression d’avancer dans une forêt de signes, un labyrinthe de langage dont l’écriture seule — et encore… — était susceptible de me livrer la clef. »

    On pourrait objecter que ces reprises ont un caractère de déjà-vu-déjà-lu et nuisent à l’originalité du présent ouvrage. En réalité, il n’en est rien. Matthieu Gosztola souligne fort justement que cette insertion de textes anciens dans un nouveau contexte aboutit à constituer tout au contraire une « nouvelle configuration ». Laquelle « confère » à chacun des textes « un caractère inédit ». Agencés selon un ordre précis et réfléchi, textes anciens et textes inédits diffractent un éclairage inattendu. De fait, le livre se lit d’une traite. Il n’est jamais ennuyeux ni pesant, tant l’écriture est belle et souple. Passionnant et fluide, le propos emporte sans que se relâche l’attention. On pourrait presque dire, si l’on n’avait crainte de fâcher son auteur, que Terre ni ciel se lit comme un roman. Presque. Le roman d’Yves di Manno, de son histoire, liée de manière profonde et quasi viscérale aux affinités d’écriture et de re-création du langage et de ses formes, qui ont jalonné sa quête littéraire. Depuis la rencontre en 1977 de la première « confrérie », celle des poètes liégeois qui gravitaient autour de l’éditeur Robert Varlez et de sa maison d’édition, « L’Atelier de l’Agneau », qui avait déjà publié James Sacré, William Cliff, Jude Stéfan. Jusqu’à aujourd’hui, en passant par le vaste territoire d’exploration de « L’Argentine intérieure », qui ouvre de nouvelles perspectives d’écriture. Le monde de Jorge Luis Borges et de son cercle : Julio Cortázar, Ernesto Sabato, Bioy Casares, Silvina Ocampo, Manuel Puig… Filière prolongée de « manière éblouissante » par le romancier chilien Roberto Bolaño « dont l’écriture atteste d’un projet éminemment subversif, qu’il est l’un des rares à avoir su accomplir : l’invasion de la prose par la poésie. » Puis par la « lente métamorphose du regard », préparée, notamment, dès 1978, par la confrontation décisive avec l’œuvre de l’autrichien Peter Handke, seul écrivain « en son temps dans une Europe exsangue à avoir entrevu, sans retour en arrière, une issue possible à la désagrégation du sens et à la crise formelle auxquelles sa génération était confrontée… »

    D’autres constellations, dans lesquelles viendront s’intégrer d’autres complices, prendront place dans la lenteur au-dessus des terres rêvées par Yves di Manno. Ainsi du poète Jude Stéfan dont la découverte, en 1983, des Suites slaves éblouissent le jeune homme de vingt-neuf ans. Mais il faut citer aussi les complices que furent « Denis Roche, Cholodenko, le Messagier des Poésies immédiates, le Savitzkaya des Couleurs de boucherie… Auxquels allaient bientôt venir s’agréger Michelena [Jean-Paul Michel], Paul Louis Rossi, le Hocquard des Dernières nouvelles… »

    Outre la « composition par bribes », d’autres aspects permettent de rapprocher Terre ni ciel de l’œuvre aînée : Objets d’Amérique. L’auteur reprend en effet dans le présent ouvrage une méthode déjà éprouvée antérieurement. Ainsi, de même qu’Objets d’Amérique s’ouvrait sur Prologue « X autoportraits », de même dans Terre ni ciel, une série d’autoportraits inédits (trois pour le présent ouvrage) précède la véritable entrée en lice d’Yves di Manno sur la scène littéraire et la traversée qui va en découler. Ainsi l’ouvrage s’ouvre-t-il sur « L’invention de la poésie », dont les deux premiers récits —  « Grenoble, décembre 1966 » / « Sortie d’Arles, mai 1970 » — racontent la fugue d’un lycéen, son errance le long de l’Isère ou son vagabondage vers les Saintes-Maries-de-la-Mer. Escapades a posteriori fondatrices. De cette expérience des limites, dont il écrit qu’« il n’en reviendra pas », découleront l’aventure littéraire d’Yves di Manno et sa quête obstinée d’espaces d’écriture poétique restés inexplorés.

    Soucieux d’éclairer son travail et sa réflexion par les liens que ceux-ci tissent avec la vie, Yves di Manno inscrit sa pensée à la croisée des chemins. Créant ainsi son propre territoire. Un territoire constitué de lectures fondatrices — Poèmes pour le jeu du silence, de Jerome Rothenberg ou Travailler fatigue, de Cesare Pavese (pour ne citer que ces deux titres) ; de découvertes régénératrices qui allient approches ethnographiques et poésie. Ainsi de la lecture de l’œuvre majeure de Jerome Rothenberg, Techniciens du Sacré (1968) et de celle des Chroniques des indiens Guayaki (1972), œuvre de l’ethnologue Pierre Clastres. Chacune de ces œuvres trouve un écho à sa propre écriture dans Célébrations (1980). Aux découvertes livresques s’ajoutent les rencontres vécues. Souvent décisives. Tant pour le partage de territoires communs d’affinités que pour les dialogues et l’amitié. Ceux de Chouléan, l’ami cambodgien de Saint-Ouen, avec qui Yves di Manno découvre « le continent englouti de l’épigraphie cambodgienne ». Celle aussi plus ancienne de la reconnaissance d’Ernesto Sabato qui, dans sa dédicace de L’Ange des ténèbres, écrit « d’une écriture tremblée » :

    « à Yves di Manno, / fraternellement, avec profonde / reconnaissance et admiration / E. Sabato / Santos Lugares, le 28 janvier 1978 ».

    Et l’auteur de Terre ni ciel de commenter :

    « L’envoi de ce livre, la dédicace surtout qui l’accompagnait, constituaient à ce moment précis de mon histoire le plus bel adoubement possible : pour la première fois, une main aînée se posait sur mon épaule, justifiant en quelque sorte mon rêve démesuré d’écriture. »

    Un autre « adoubement » d’importance a exercé une influence déterminante sur Yves di Manno. Celui de Bernard Noël, à qui Yves di Manno adresse, au moment de « clore l’écriture de Terre ni ciel », une longue lettre horizontale, inédite. Une lettre où l’auteur rend hommage à celui qui, en 1982, a accepté de lire Champs et de l’accueillir dans la collection « Textes ». Une adresse qui va bien au-delà de la reconnaissance — qui laisse néanmoins « entrevoir de quelle manière la littérature circule, dans la réalité et au-delà, dès lors que les signes que nous avons tracés entament loin de nous leur errance obstinée » — puisqu’elle rend compte d’une longue amitié silencieuse. Celle d’une « présence lointaine » — comme « celle d’un grand frère dont on a régulièrement des nouvelles et vers lequel on sait pouvoir se tourner. »

    L’épilogue de La Traversée du Gange, autre texte à caractère autobiographique, sert de conclusion à cet ouvrage composite qu’est Terre ni ciel. Ni vraiment un essai, ni tout à fait un récit mais qui s’apparente pourtant à l’un et à l’autre. Entre les deux extrêmes de l’ouverture et de l’épilogue viennent s’insérer quatre sections : « Nouveaux mondes », « No man’s land », « Plusieurs complices » et « Trois adresses ». Pour séparer chacune d’elles (ou pour introduire la section suivante), « Un poème inaugural ». Chacun de ces poèmes est accompagné d’une date : 1978/1983/1986/1993. Mais ni 1978 ni 1993 ne marquent le début de l’aventure littéraire ni sa fin, même provisoire.

    Pour retrouver le temps des origines, il faut remonter au temps de l’adolescence et aux fugues du lycéen en quête d’une révélation sur lui-même et sur le monde. Le temps, comme les fleuves — Isère ou Gange —, continue de couler. C’est pourtant à Vanarasi, dans la contemplation des eaux du Gange, que le poète éprouve au plus près les « très rares arrêts du temps ». Peut-être cette intuition profonde du retour de « la même scène, repassant comme une ombre soudaine devant le fleuve immobile s’écoulant » est-elle l’écho de cette dérive hors temps de l’adolescence. Une page lointaine aux contours suffisamment précis pour ramener avec elle « ce fleuve sans cesse vers lequel il (l’enfant) revient, rapide et large, assis des heures durant le long du quai sans rien considérer de bien concret sans doute, hormis le jour qui ne défile pas… »

    De cette singulière « galaxie poétique » appréhendée dans la lenteur émerge Terre ni ciel. Une œuvre riche et passionnante, qui dessine du poète un paysage intérieur rendu tangible par le langage. Et néanmoins émouvant.




    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Terre ni ciel






    YVES DI MANNO


    Yves di Manno
    Image, G.AdC




    ■ Yves di Manno
    sur Terres de femmes

    après Privas… Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture » (article republié dans Terre ni ciel)
    féal (poème extrait de Champs)
    Objets d’Amérique (note de lecture d’AP)
    [pour rejoindre en lisière de la page](extrait de Terre sienne)
    Yves di Manno | Anne Calas | [par transparence d’une vitre] (extrait d’Une, traversée)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Corti)
    une page sur Terre ni ciel d’Yves di Manno





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  • Pierrick Steunou | [le nuage qui se défaisait a disparu]



    Sur le fond immensément profond et bleu
    Ph., G.AdC







    [LE NUAGE QUI SE DÉFAISAIT A DISPARU]
    le nuage qui se défaisait a disparu des fenêtres j’ai baissé la tête je ne me sentais pas la force de parler de lui de ses gigantesques volutes qui passaient au-dessus de moi de ses fumées blanches et grises glissant l’une sur l’autre et pourtant quelle envie subite de le décrire d’écrire sur lui et sur le ciel où il glissait se démembrait avec lenteur sur le fond immensément profond et bleu irradiant de lumière contenue&nbsp: quand j’ai relevé la tête il avait disparu ou était devenu méconnaissable peut-être parti se fondre dans le grand corps sombre là-bas derrière au-dessus des sapins aux cimes ébouriffées immobiles sentinelles de l’éphémère

    Pierrick Steunou, « Pièces (resserrement) », Interstices, Éditions de l’Amandier, Collection Accents graves-accents aigus, 2014, page 74.







    Pierrick Steunou, Interstices, Éditions de l’Amandier, Collection Accents graves-accents aigus, 2014







    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions de l’Amandier)
    une fiche sur Interstices





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