Étiquette : 2014


  • Mathieu Bénézet, Premier crayon

    par Isabelle Lévesque

    Mathieu Bénézet, Premier crayon,
    Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2014.



    Lecture d’Isabelle Lévesque




    Serait-ce une image de Douleur ?
    Pour qu’elle trouve enfin un abri ?
    Un lieu où déshabiter, exister aux yeux
    des vivants en déshabitant ? […]
    (p. 107)



    Sur la première de couverture comme sur la dernière page, quelques ratures, une écriture serrée. « [D]ernier ajout manuscrit », est-il sobrement noté. Premier crayon, pour un texte ultime, inachevé ? Paradoxe apparent. « Crayon », de craie (en latin creta, l’argile), c’est aussi par métonymie (le Grand Robert l’indique) un portrait dressé : visage donné à voir rejoignant la « morgue », mentionnée, détaillée dans le texte de Mathieu Bénézet, lieu où l’on expose les corps, où l’on peut avoir à les identifier en les regardant de haut (au sens littéral). Reconnaître à son visage (dernière expression ?) celui qui vient de passer.

    Mais un premier crayon, c’est aussi une première esquisse, ébauche d’une œuvre à venir. Les textes sous forme de notes, les pages manuscrites reproduites en témoignent. L’œuvre est en cours (et déjà ruine).


    Le texte s’ouvre sur le titre de la première partie (il en compte quatre), « Cœur plus noir ». Des mots sont répétés, « morgue » par exemple, déjà cité. D’autres seront martelés : « douleur », deux fois dans le même vers dans les premiers poèmes, et le terme reviendra à la fin du livre, enserrant les poèmes à l’intérieur de Premier crayon et les perçant parfois dans le corridor, le couloir, l’hôpital où s’enfonce la tête tombée dans le corps lorsque penser ne se peut plus :

    « quand la tête tombe dans

    corps, le corps de Douleur,

    la pensée s’éteint, ampoule

    décanillée dans l’impasse […] ».

    Ce mot murmuré, ressassé, lance le chant brisé et le conditionne. Il est présent dans tous les livres de Mathieu Bénézet, comme son paronyme « douceur ». Les textes oscillent entre « douleur » et « douceur ». Dans Premier crayon, le premier terme est omniprésent, manque le second. Sa première syllabe (« dou- »), obsédante, se répète d’un livre à l’autre : « dou-dou-dou », chantonne la mère pour calmer l’angoisse de son enfant. Ce chantonnement se retrouve dans L’Imitation de Mathieu Bénézet, en 1978 :

    « Elle lui tient la main afin qu’il écrive droit, le corps énorme appuie sur le dos.

    Ne jouant pas le jeu des autres, allant jouer dans les tombeaux, ils entendent qu’il occupe la place du mort. Il fredonne une espèce de mélodie dépouillée des sons, seul l’air éprouve qu’il chante, dou-dou-dou chante Platon dans la république des mères ; ils sont heureux les chéris, ils s’endorment la langue tatouée par la musique maternelle. » 1

    [Remarquons que c’est le poids sur le dos qui provoque l’apparition des italiques.]

    Dans Médéa également, en 2005, la mère chantonne à sept reprises « doux-doux-doux » à ses enfants pour les rassurer. Avant de les tuer 2.

    Ce chantonnement est très trompeur. On pourrait croire à la douceur maternelle, à sa protection. On aurait tort. La douleur y est inscrite, essentiellement. Entre la mère et la douleur, Mater dolorosa (« Mère Douleur », écrit Mathieu Bénézet), une contiguïté. Dans le poème, aussi, une adresse.


    Dès lors, quel refrain ou quelle lutte pour débuter ? Quelle « douleur » à franchir ? Leitmotiv, souffrance immobile qui propulse les premières syllabes sur le socle de la « nuit », les deux mots « morgue » et « douleur » se mêlent.

    Concaténation, équivalence et ce qu’il faut rompre, le silence, passant par une restitution : « mèrepère ». Ils ne sont pas séparés dans la graphie, l’unité sémantique et affective est restituée.

    Dans Ceci est mon corps (1979), le poète écrit :

    « Mais qui parle ?

    Cette question ne cesse de hanter et de relancer l’écriture. C’est une fomme ou un hemme, dirais-je pour manifester que le livre est l’impossible mémoire d’une tête où « pèremère » est la figure androgyne primordiale. Qui parle ?

    Qui parle avec une voix qui ressemble à un murmure familier, presque quotidien ? Sans doute est-ce chacun d’entre nous quand il se dit : « Je ne sais comment être là. »

    Oui, la question de vivre et d’écrire est posée, non dans la confusion des termes mais dans un échange constant. Question de lire aussi ; et lire, réciter, car les phrases requièrent l’usage de la bouche, lire est écouter « ma » propre parole, entendre en elle le roman. » 3


    Petite voix, familière, redondante, didascalie du poème, elle vit en écrivant, se fixe sur un point. Accompagne la « Douleur » devenue allégorie qui se déplace dans le vers, elle tremble, cherche une place avant d’envahir le poème. Tout espace alors, occupé par ce mot quand le texte devient prière niée (« Prière rien moins que prière ») comme s’il fallait, de face et de nuit, clore « vivre » :

    « dans le vol solitude

    d’une pierre éblouie » (p. 17).

    Minimes vers accrochés à la page en séquence finale, perspective longtemps étouffée, elle revient, écrire prend chaque fragment.

    Alors les rythmes alternés du vers essoufflent la lecture. On entend le « déluge », femmes éparpillées percées et mourantes dans l’agonie parmi les eaux : « rien ne peut arrêter leur plainte ». Sont appelées les traces d’histoires, vieux rois témoins des destins antiques. Un fil relie la souffrance des aïeux à la douleur actuelle commune, celle des héros mythiques gorgés de sang ou des personnages bibliques écartelés ou noyés à la nôtre. L’adjectif « vieux » est à son tour décliné dans le texte, au masculin, au féminin, gorgé de temps et de douleur. Antéposé le plus souvent, il annonce la torsion de la bouche, « la grimace des armes » entre ce qui s’effondre et se tranche, versants d’un même désastre qu’une série de poèmes, numérotés de 1 à 3, énumère. Le futur et le passé composé sont juxtaposés, la perspective du temps se réduit à ce qui est déjà consumé, comme si la seule prophétie possible ne pouvait qu’avouer une impuissance, une défaite :

    « […] quel égaré

    surviendra naturellement pour re-

    poser la question : à quoi sommes-nous

    voués dans la crypte où brûlent

    et se consument clarté et immortalité » (p. 22).


    Les mots coupés ne sont pas ressoudés, chacun assume la fraction comme un mot manquant à la fin du poème numéro 2, reporté au début du trois : « signe », l’altération lue déjà dans le morcellement des phrases et une délivrance retardée qui jouxte la « cendre ».

    « Elle est. Elle est l’échec. »

    Parole amoindrie, le début du livre recueille les dépouilles et les cris, ultimes traces non rassemblées, livrées dispersées en cris. L’appauvrissement, s’il est au cœur des vivants « jusqu’à serrer / le cou dénudé », chemine 4. Entre dans le poème.

    La peine à formuler offre, malgré tout, un espace possible entre le sanglot et la prière non-prière (poème) : « ce qui illumine s’assombrit ». À rebours, le texte sur un fil de diction pénible s’écrit. Des paroles sont redites sous forme de propositions : « tout cela n’est pas grand-chose » (p. 24), en italique, litanie, sans métaphore, littéralité.

    Leur répétition paradoxalement les enracine, leur donne une forme – cela existe. Des êtres se croisent, se rencontrent dans le poème : un enfant près de son vélo en côtoie un autre dans les cuisines d’un temps non situé, suspendu en un espace mémoriel « dans une autre vie » où déjà les mots de douleur s’énonçaient. Lecture de l’imparfait modifié alors : c’est le temps de l’histoire redite aux veillées pour que chaque destin personnel joigne en un point celui de ceux qui passèrent.

    « Seigneur

    l’ami pleurait le front amassé

    contre une pierre » (p. 28).

    Pierre vaillante, immuable et témoin. Ceux qui furent l’ont approchée comme les vivants la retrouvent la regardant, trace d’un rite ou d’une vie sur laquelle s’appuyer ou poser le regard. « Visage » et « morgue » se répondent. Dernière expression du mort, elle laisse apparaître le masque des civilisations perdues qui couvrait le disparu ou l’accompagnait d’un portrait peint (fayoum). Quelle trace laissée se répète en chaque mort rejoignant ceux qui précèdent, en un mouvement identique et immuable, livré isolé dans le texte en parataxe ?

    L’adresse alterne : à la Douleur le poème se voue lorsque d’abord en anaphore elle finit par saturer le vers. Autre tension, « Seigneur », qui fait tendre le poème vers la prière ou l’adieu.

    Renouer. Par les traits du visage ou des mots écrits. Renouer par le son « D’anciens vocables », bruit de l’eau, première voyelle. Onomatopée née de terre et rejoignant celui dont l’écoute seule se lie au monde (et toujours l’apostrophe « Seigneur »). Le poème peut-il exister de cette manière littérale, évidente, « sans déréliction » ?

    « […] ce que tu dois saisir

    avec la bouche, les doigts, ta

    voix, la finitude qui est tienne,

    rien d’autre, ai-je dit… » (p. 41).


    Vie poésie, sur le même terrain. Ni plus, ni moins. Plusieurs voix sont mêlées, indiquées dans le texte (VOIX 1, VOIX 2), comme pour une pièce radiophonique, et des indications pointées, isolées, didascalies légères, excentrées : « (parlé) ».

    Continûment le mot « (hôpital) », hanté par le fantôme de vie appuyé sur une pierre, le début et la fin, « on extermine au lieu où l’on crée ». Pas une métaphore : le couloir d’hôpital est la pierre (même mémoire). Les noms alignés, cités (Baudelaire, Verlaine, Max Jacob, Georges Perros, Claudel…) et les citations, « Oh ! les beaux jours », y déambulent.


    Les lieux ne sont pas distincts mais les personnes qui les traversent, chacune, imprègnent le fantôme passant mémoire de sa trace :

    « je me souviens aujourd’hui [hôpital]

    de celui qui se souvenait en 1967

    [accident], etc. [effondrement] » (p. 46).


    Recours à une ponctuation qui n’assimile pas mais place chacun (lieu, auteur, catastrophe) en un endroit, précisément : les crochets, des points alignés isolant sur la page des séquences de textes, ils trouent le continuum :

    « ……………

    mal abandon

    ……………

    abandon mal

    …………… » (p. 46).


    Incursion, rupture, un texte en capitales est encadré : il élude la question des « Blessures infligées au visage de l’auteur », écho de la douleur et morgue du seuil. Or ce qui suit en prière, en poème, c’est cette douleur décrite dans ses symptômes. Personnifiée, humanisée jusqu’à la cruauté : elle inflige, elle va vers mort 5.


    Quelles traces laissées dans l’œuvre par le perçu : Camille et Paul Claudel à Bar-le-Duc, dans l’église, la statue de Ligier Richier 6. La retrouve-t-on chez Paul et dans les « représentations de corps sacrifiés de Camille » ? On pense à Clotho, l’une des trois Parques, qu’elle représenta sous les traits d’une vieille femme, édentée, squelettique, à l’épaisse chevelure mêlée, faite des fils de vie qu’elle coupera.


    À lire les poèmes, nous suivons une rivière : coulent les mots, en chacun une note varie, elle change au gré de la course, heurte le cours vivant. Les vers frappent, et quand les mots se répètent le contexte immédiat les oriente. Le plus souvent, ces répétitions ouvrent le poème :

    « voix, des voix à la rivière, tu cours,

    cours, les voix vont plus vite, tu

    ne peux ni les distancer, ni interrompre

    ta course folle, jusqu’où » (p. 51).


    Comme si cette course du « passager fantôme / du couloir » emportait les souvenirs, les gardait en vue, en mémoire, en affection. Écrivain oublié, Noël Roux, auteur du Livre des cicatrices, et cette trace-là, toujours un lecteur pour la « découvrir ».

    Passage vers la seconde partie du livre, « Le bris de la biscotte… », où un premier texte évoque le dernier sourire (le seul) du père du narrateur à sa mère, juste avant sa mort. Mise en abyme de la mort de Michel Leiris : les points de similitude amènent à confronter ces deux disparitions soudaines, celle de l’un (Leiris) en contrepoint de ce qu’il défendait, une écriture sur le fil au risque assumé, et la disparition soudaine, dans un geste quotidien. Texte en prose, vocabulaire simple, les événements seuls : anecdote de cet ultime signe venu là. Posé. Le poème suivant formule autrement la mort : « DC », dans des vers hachés où plusieurs mots coupés se raccrochent au vers suivant. La maladie ici entrée – dans le texte. Alors plusieurs incursions appelées « Note », en quelques vers des gestes ou des riens : une cigarette fumée « en loucedé », un rayon de soleil, « le corps [malade] », « hôpital verlainien », la fin d’un homme : tremblement, bris de biscotte. Des éléments inattendus se frôlent en un lieu, l’hôpital, rassemblant passé présent. Là où le seul espace possible (« qui tient ») est celui de l’écriture. En marge du texte, à droite (police de caractère autre et d’un corps plus petit) figurent des ajouts : noms de lieu (« Bar-le-Duc »), d’auteur (« Danielle Collobert »). Notes, didascalies ou apostilles…

    Sur le visage des morts, la morgue lue, reconnue, donne-t-elle à lire autre chose que l’oubli, « l’embouchure de l’Euphrate » tarie, plus rien pour emporter les souvenirs qui n’ont pas existé ? Le « gisant » laissé en note (italique dans le texte) repose. Ne donne pas à lire une expression. Toute dérogation inscrite dans le texte :

    « ne pas faire à la mort le

    progresser facile [imitation] » (p. 72).


    Une lettre manquante à l’initiale d’un mot : « aconter », une « anfractuosité » dans la langue, un retrait, à côté des « grands mots ».

    Bien des sous-titres, au fil de Premier crayon, proposent des fragments qui émergent et livrent une part affleurant du poème, « îlot ». Élément perçu, écrit, entré dans le texte (est-il en vie ?). De son vivant, le souvenir fut. Tel paradoxe car il semble que ces « notes » ou cette « farce », toute chose ainsi nommée, détachée du texte, l’annonçant ou le commentant, offre une lecture possible de ce que serait le souvenir : il grandit à mesure qu’il s’éloigne du présent (qu’il meurt). Secrètement tout moment vécu se détache. Du présent certes, mais c’est ainsi également qu’il existe (telle la morgue du début du livre).

    Éviter la « fable », petite voix inconsciente et tenace faisant lire le réel en sens figuré : « ceci n’a pas va-/leur de fable ou d’églogue ». La métaphore détache le réel de la vie. Or le livre bat comme le cœur tendu par le Transi de Ligier Richier.

    « Cœur plus noir » – ou pierre – dépecé vivant, ruine ou fantôme du couloir, présence paradoxale constituant le socle du livre.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Texte Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes




    ________________________________
    1. Mathieu Bénézet, Œuvre 1968-2010 (Flammarion, 2012), p. 279.
    2. Mathieu Bénézet, Œuvre 1968-2010 (Flammarion, 2012), pp. 1246, 1249 (2), 1252, 1254, 1263, 1266 (« Doux-doux »), 1268.
    3. Mathieu Bénézet, Œuvre 1968-2010 (Flammarion, 2012), p. 625.
    4. Le cri, la pointe, le fragment (leur version écrite : l’italique et le blanc) sont constitutifs de l’écriture de Mathieu Bénézet. Dans Ceci est mon corps (1979 – Œuvre 1968-2010 – Flammarion, 2012 – pp. 614, 615) :

    « L’écriture est quelque chose qui se passe sur une table, la position de ce que j’écris est celle d’un corps effectivement penché sur la table, hors du monde. Pour celui qui écrit, il ne reste rien. Rien. La présence d’une main au travail ; alors la main qui écrit est mon visage. Oui, le visage d’un écrivain ressemble étrangement à une main. […] On écrit avec les restes de tout ce que l’on veut… Des morceaux de tout… […] C’est, peut-être, comme un poids, le poids d’une histoire, dans les deux sens du terme, qui nous fait pencher. Oui, le corps de l’écrivain au travail est un corps italique, presque couché. D’où le sentiment d’être « happé » ou d’aller vers sa tombe (pour faire un mauvais jeu de mots : de tomber !). Mais j’aimerais ajouter que l’écriture est quelque chose qui profondément ne marche pas. Le mythe du livre est le lisse ou la totalité. Il faut faire un objet unifié, d’un seul tenant : cousu, quoi, comme pour le tissu social ! Et c’est le faire-semblant de la littérature et du livre : la linéarité, une production apparemment aisée qui ne montre pas le travail et les ratages, un objet fini, en somme. Or écrire sous forme de fragments fait exister l’espace entre pages, donne corps au blanc entre les pages, qui est la matière même du livre, ce avec quoi nous écrivons. Dernièrement un écrivain, et non des moindres (mais non, ce n’est pas celui auquel vous songez !), me disait, en confidence : « Au fond, si nous étions honnêtes, nous tous écrivains, si nous ne trichions pas, nous écririons des livres fragmentés, en morceaux… » Oui, tout cela est très fragile et tient à presque rien… »
    5. On peut lire dans L’Imitation de Mathieu Bénézet (1978 – Œuvre 1968-2010 – Flammarion – p. 355) :

    « De ce que fut ma vie il ne me reste qu’une image : Un homme tombe, durant sa chute il crie, il murmure, il parle, les larmes le submergent, enfin le corps se vide en un lamento où il égare ses membres et sa bouche ; le sexe passe dans la gorge, retourne dans le ventre, lui crève le cœur, écrase la tête ; ô le moment quand dans la mort la tête nous quitte est d’une horreur d’une jouissance infinies. »

    Mathieu Bénézet faisait partie de ceux que Maurice Maeterlinck appelait les Avertis (ceux qui savent dès l’enfance, tout de suite sérieux, avec un regard d’adulte – les autres, presque tout le monde, sont les Divertis). Dans ses livres, la mort est très souvent proche, voire imminente.
    6. Le Transi de René de Chalon, de Ligier Richier, est déjà au cœur du roman Moi, Mathieu Bas-Vignons, fils de… (Actes Sud, 1999). Le narrateur, découvrant cette sculpture à Bar-le-Duc, éprouve un malaise. Cette rencontre change sa vie.

    « […] tu te souviens des cavités et pourtant tu songes à des yeux, des yeux qui n’auraient plus de larmes, creusés si profondément dans le faciès par l’acuité d’une souffrance, d’un spasme douloureux, et toujours le geste des bras ramenés en avant du corps, un épuisement… Il y a le reflet vague et lointain d’un visage bouleversé, d’un visage concentré par la souffrance, un visage presque illuminé par une lumière intérieure. […] Et ce visage bouleversé, ce visage de Meuse, ce visage qui porte le signe nu du regard est le visage de la métamorphose, d’une métamorphose de toi-même, tant espérée, tant combattue, un double de toi qui remonterait d’une autre enfance que la tienne… » (p. 15)

    « […] et déjà tu as l’intuition d’une absence, la préconception qu’elle ou toi êtes absents, allez être absents, et cette absence t’appelle, soupçonnant que jusqu’alors tu aurais été dans l’attente de cette absence, laissant naviguer en toi le signe de cette attente, comme à Bar-le-Duc face à l’érection par l’artiste de la Chose mangée mais pas entièrement par la vermine, où tu crus voir quelque chose de plus humain, de plus vécu, que dans toutes les autres statuaires du XVIe siècle et au-delà, quelque chose d’hiératique mais transformée en une harmonie d’expression absolue, l’incessant labour de la mort dans une chose lorraine, comme si l’Imagier, et ainsi disait-on à l’époque de la Renaissance, imprégné des physionomies de ses modèles, avait annoncé les massacres à venir des guerres mondiales, comme si l’art pouvait attendre trois ou quatre siècles pour livrer son dernier travail, sa pensée intime, sa noblesse, dans une spontanéité en rien altérée par le temps et l’Histoire. Et plus tard tu penseras, dans un train de nulle part, il est impossible d’imaginer rien de plus vivant […] » (p. 30)

    Attirance et répulsion pour la mort : ces deux mouvements inverses sont fréquemment conjoints chez Mathieu Bénézet, comme la douleur et la douceur.



    [Une version abrégée de ce texte a été publiée dans la revue Europe, numéro 1022-1023, juin/juillet 2014.]






    Bénézet, crayon







    MATHIEU BÉNÉZET


    Mathieu Bénézet
    Ph. © Hervé B. (France),
    All rights reserved.
    Source





    ■ Mathieu Bénézet
    sur Terres de femmes

    [Nous sommes de lumière si étrangers vides]
    Poëme (extrait de Premier crayon)
    Trois mouvements (extrait de Premier crayon)
    Une phrase maison (composés instables) [poème extrait de La Chemise de Pétrarque]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur remue.net)
    L’Œuvre poétique de Mathieu Bénézet




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
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    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
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    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
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    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris



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  • Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo

    par Marie-Hélène Prouteau

    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo,
    éditions Panafrika | Silex-Nouvelles du Sud, 2013 ;
    seconde édition mai 2014.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau


    Ce livre, Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo, se présente comme une sorte d’anthologie poétique autour de ce « contemporain capital » qu’est Nelson Mandela.

    Les éditions Panafrika | Silex-Nouvelles du Sud qui le publient se situent dans la continuité des publications des éditions Silex. Cette maison a été fondée à Paris en 1980 par le poète Paul Dakeyo. Celui-ci est un des premiers parmi les écrivains de langue française, à avoir livré, en 1977, une « parole en colère », dans le recueil Soleils fusillés consacré aux enfants massacrés de Soweto. Cette veine engagée se retrouve ici dans cet hommage où il réunit cinquante poètes de diverses générations et de divers pays d’Afrique noire, du Maghreb, des Antilles, comme de Belgique, de France et de Suisse.

    Cette somme poétique de 368 pages s’ouvre sur une introduction pleine de ferveur de Jean-Damien Roumieu. Viennent ensuite les « Regards croisés » de Marie-José Hoyet et de Pius Ngandu Nkashama, qui inscrivent ce livre dans son arrière-plan culturel et historique (tableaux de sang brûlants de Sharpeville, enfants martyrisés de Soweto, arrestations diverses, supplice de Steve Biko, le leader de Black Consciousness Movement). Le livre est ensuite construit autour des « Poèmes », chaque auteur étant présenté par une brève biographie.

    Le mérite de cette anthologie est de faire entendre des voix plurielles, généreuses, de poètes connus et d’autres peu connus ou ayant peu publié.

    Il en ressort une série de différents visages de Nelson Mandela qui s’emboîtent comme des poupées russes. Ainsi l’enfant du pays xhosa, l’étudiant formé à la culture européenne, l’avocat qui apprend le droit à Johannesburg, le dirigeant de la nation arc-en-ciel, l’acteur de la réconciliation, le sage imprégné de l’ubuntu, cet idéal xhosa qu’évoque Christophe Forgeot : « Je suis parce que nous sommes ».

    Sur le prisonnier de Robben Island, on lit, ému, le poème « Le Cap de Désespérance » du Mauricien Edouard Maunick. Et puis le superbe « J’appartiens au grand jour », où Paul Dakeyo fait revenir ce vers : « Envoyez-moi des nouvelles », refrain qui résonne dans le silence de la prison.

    Mais le fil directeur du livre tient à la grandeur de l’icône, porte-parole de tous les hommes de couleur bafoués, et finalement de tous les hommes. Bruno Grégoire rappelle le propos fondateur de Mandela : « Je me suis battu contre la domination blanche. Et je me suis battu contre la domination noire ». À travers des textes, pour certains datés, « Paris 1996 », « Dakar 1982 », « Lomé 2010 », il est touchant de voir mise en mots, au cœur du poème, la longue mise en souffrance et en épreuve de Mandela.

    Nelson Mandela est fait pour les puissantes images épiques, Gandhi, Luther King (Barnabé Laye), Malcom X (Edouard Maunick), Toussaint Louverture (Jean Métellus, Josué Guébo), Lumumba (Jean-Claude Awono), Victor Hugo (Philippe Cantraine), figure christique (Joachim Paulin). Une contribution d’un autre genre nous vient d’André Benedetto, pilier du off d’Avignon, qui nous livre ici une scène entre le président Botha et le chef Buthélézi. Texte de théâtre qui fait vivre l’invincible résistance de Mandela qui a toujours refusé de marchander sa libération.

    Tous les réseaux possibles d’images traversent les langues, les époques, les tragédies — la traite négrière des ports de Nantes et Bordeaux et les forfaits de la colonisation des Boers se font écho — et prennent les dimensions amplifiées de la planète entière. Mandela se voit assimilé dans l’imaginaire à un arbre puissant, « cèdre tutélaire » pour Jean-Damien Roumieu. Le poète Francis Combes le voit ainsi :

    « Un baobab est en prison

    interdit de lumière

    Mais dans l’ombre il grandit

    il prend de plus en plus de place… »

    C’est la réserve de symboles et d’images de l’histoire des peuples noirs qui se trouve ainsi mise en avant.

    Yasmina Kadra élargit même la vision dans le poème « Afrique » aux maux de ce continent, « l’imposture… l’éloge des tyrans » qui ronge certains régimes du continent noir. Élargissement aussi à « la saison blanche et sèche » de l’écrivain André Brink, que convoque le poète Joachim Paulin.

    Pour faire pendant à l’horreur de l’apartheid et au combat de Mandela, il fallait ce flux pressant, puissant de l’oralité. Apostrophe, invocation, incantation pour dire la colère et la joie.

    Nombreux sont les poèmes qui prennent une forme parlée ou chantée, hymne à l’otage de Robben island (Aminata Barry), ode (Suzanne Dracius), « danse makossa », « chant haïtien », « chant en wolof », « ballade des shantis ».

    C’est la lutte infatigable de Nelson Mandela pour la liberté qui le rend fraternel à tous. L’aventure intérieure hors norme d’une figure à la fois héroïque et profondément humaine est ici restituée. Chercher l’homme sous l’icône, c’est ce que font les poètes Adamante et Aminata Barry. La première évoque cette vie qui manque à la vie, dans l’infini du temps geôlier :

    « loin des caresses

    loin des émois

    avec seule

    la mémoire

    brûlante »

    La poète guinéenne saisit, elle, la métamorphose qui se joue dans l’expérience immense de l’enfermement :

    « Robben Island, le châtiment ?

    Non ! la discipline

    Un lieu de transformation

    D’élévation spirituelle […]

    Tu n’as jamais été aussi libre que sur ce lieu hostile ».

    Une autre dimension est aussi présente dans plusieurs poèmes : une certaine musique triste. Le lyrisme des poètes qui ont quitté l’Afrique et leur propre pays, comme le poète togolais Jean-Jacques Dabla :

    « Tu aurais pu

    Comme nous autres partir

    Fuyards mutiques »

    Il faut alors entendre la mauvaise conscience, la blessure et le regret qui imprègnent ces poèmes.

    Habité d’un vrai souffle, Monsieur Mandela est un beau livre de témoignages et d’hommages dans la voix du poème. Il palpite de la force toujours vivante de celui qui fut la sentinelle de l’humanité.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes








    Mandela





    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes

    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même



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  • Roselyne Sibille, Ombre monde

    par Marie Ginet

    Roselyne Sibille,
    Ombre monde, Les éditions Moires,
    Collection Clotho, 2014.



    Lecture de Marie Ginet



    [QU’EST-CE QU’ÊTRE EN VIE ?]




    J’ai acheté Ombre monde l’été dernier à Sète, mais j’ai tardé à m’y plonger parce que la quatrième de couverture m’avait fait un peu peur :

    « En février 2011, mon père a eu un accident vasculaire qui l’a laissé paralysé et aphasique pendant quatorze mois jusqu’à sa mort […] nous l’avons accompagné en soins palliatifs à domicile […]. Durant tous ces mois j’ai écrit des poèmes qui sont devenus ce recueil. »

    Il y a tant de raisons d’être triste en ce monde constellé d’injustices et de perte, fallait-il en rajouter ? Je suis donc entrée dans ce recueil avec méfiance, à petits coups de pages feuilletées, d’abord rassurée de n’être pas plombée, puis de plus en plus présente aux mots. J’en suis devenue lectrice réelle et attentive, prenant le temps de lire et de relire, de poser le livre, d’en recevoir l’écho : de pauser, de penser, revenir.

    « Quand je me promène dans les jardins noirs

    je ne sais comment passent les chemins

    les maisons s’appuient sur leur toit

    pourquoi les impasses ont fermé leurs entrées

    si la lumière au loin mène au lac ou se brise

    ni quand les verticales s’arrondiront. »

    Ombre monde ouvre des questions à la fois connues et inconnues. Comment peut-on aimer son père ainsi ?

    « Je tombe où il trébuche ».

    J’ai pensé au recueil de Sophie G. Lucas : Nègre blanche, et je l’ai relu. Elle aussi raconte comment elle a veillé son père dans ses dernières semaines de cancer, elle dit le fil de rancœurs et de haine les ligotant l’un à l’autre, les laissant incapables de communiquer. Ici, dans Ombre monde, malgré l’aphasie du père,

    « Il y a      dans sa bouche

    de petits blocs cassés entre les dents

    qu’il ne peut dire     ni déglutir

    des bégaiements     des bris »,

    il m’est apparu que le lien entre Roselyne Sibille et son père restait possible et lumineux. Inlassablement revient le mouvement de la main qui touche :

    « On sait pourtant

    par en dedans

    qu’il faut monter

    ou descendre le long de ta main

    très soigneusement et lentement

    apaiser ton corps ».

    Quel choix, quel geste feriez-vous face au père mourant ? Ce n’est là que l’une des innombrables questions que pose Ombre monde aux lecteurs :

    « Faut-il que je devienne sable ? »

    « Que deviennent les mots perdus »

    « Quand l’ombre se tend vers la fumée

    offre-elle

    des ailes

    au vide ? »

    « En mâchant l’interrogation majuscule

    on peignera peut-être sur les vagues

    On essaiera ».

    Elle essaie en effet, faisant naître des fragments de beauté. « L’autre moitié de l’ombre est granulée de neige bleue », malgré la présence de la peur. « La peur se balance à l’intérieur ». Avec l’injonction qu’on adresse aux enfants, aux aimé-e-s : « N’aie pas peur ».

    Ombre monde pose à chaque lecteur et chaque lectrice une question fondamentale : Qu’est-ce qu’être en vie ? Non dans l’agitation, les gloires et déboires sociaux, les distractions, les cache-peurs, les blablas, mais dans la nudité même.

    Ombre monde est un livre métaphysique même si — et peut-être aussi parce que — le corps y est éminemment présent, fragile et mis en suspension. Ce n’est donc pas une publicité mensongère que de prétendre que ce recueil est porté par ce que Roberto Juarroz nommait la verticalité de la transcendance. Mais on y trouve aussi chair et réel, révolte de l’esprit qui aime. Et c’est cette proximité d’humanité qui émeut le lecteur.




    Marie Ginet
    D.R. Texte Marie Ginet
    pour Terres de femmes
    (Lille, novembre 2015)








    Ombre monde





    ROSELYNE SIBILLE


    Roselyne Sibille
    Source



    ■ Roselyne Sibille
    sur Terres de femmes


    [L’ombre est une ligne de crête] (poème extrait d’Ombre monde)
    Les Langages infinis (extrait)
    [Pose ton visage dans une brèche] (poème extrait de Lisières des saisons)
    Lisières des saisons (lecture de Florence Saint-Roch)
    Roselyne Sibille | Liliane-Ève Brendel, Lumière froissée (note de lecture d’AP)
    Nuit ou montagne (poème extrait de Lumière froissée)
    La tendresse me racine (poème extrait du recueil Versants)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Le souffle des mondes
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Moires)
    une page sur Ombre monde





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  • Valérie-Catherine Richez | [La nuit prenait parfois cette forme de fugue]




    Nébuleuse passante que rien ne fixe.
    « Nébuleuse passante que rien ne fixe. »
    Ph., G.AdC







    [LA NUIT PRENAIT PARFOIS CETTE FORME DE FUGUE]



    La nuit prenait parfois cette forme de fugue. Incessants mouvements qu’on sent s’échapper de son corps. Les nuages se dispersaient. De longs bancs de brume glissaient par pans rapides voilant la ville de volutes superposées, de liserés déchiquetés. Leurs fuites te ramenaient à ces lointains trajets où l’on a perdu ses repères. Quand tu n’avais plus rien que ce cœur serré sur ton cœur. Nébuleuse passante que rien ne fixe. Saluant ta vie de ton regard répandu sur les choses.

    En un constant frôlement d’adieu.



    Valérie-Catherine Richez, Précipités, Éditions Isabelle Sauvage, 2014, page 24.






    Précipités





    VALÉRIE-CATHERINE  RICHEZ


    Richez
    Source



    ■ Valérie-Catherine Richez ▼

    L’Étoile enterrée (note de lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    une notice bio-bibliographique sur Valérie-Catherine Richez
    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la fiche de l’éditeur sur Précipités
    → (sur Poezibao)
    une note de lecture d’Isabelle Lévesque sur Précipités






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  • Mira Wladir | [ce qui fut dérobé]




    [CE QUI FUT DÉROBÉ]



    ce qui fut dérobé
    ce tant d’été qui frémissait
    nous le tiendrons pourtant
    dans le bruissement discret de l’herbe

    juste un peu d’air
    mouvant

    ce halo de poussière solaire
    pillée
    dans l’ombre de nos poings
    malgré tout

    une largesse d’équinoxe
    balaie
    imperceptiblement
    les manèges qui vont
    au bord de nous

    on se souvient longtemps
    du vent

    imperceptiblement
    le son léger
    des chevauchées
    monte
    de l’ombre

    nous ne parlions pas
    nous disions simplement
    nos mains
    ou l’audace invisible
    des semis sous le mur

    le silence était rond
    nous aimions l’eau qui passe
    et le sang
    chaud
    du monde



    Mira Wladir, « Et le bruit banc des courses » in Équilibres équestres, L’Arbre à paroles, Collection Résidences dirigée par Pierre-Yves Soucy, 2014, pp. 82-83-84.






    Mira Wladir, Equilibres équestres




    MIRA WLADIR


    Mira Wladir 2
    D’après une photo de Claude Labarre
    (Bazoches, 8 juillet 2012)
    Source




    ■ Mira Wladir
    sur Terres de femmes


    [aux abords des bois](poème extrait de L’Exil des renards)
    [corps éparpillé](poème extrait de L’Invention de la légèreté)
    [mon corps est une femme]
    [peut-être] (poème extrait de Luisance) [+ notice bio-bibliographique]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la Maison de la Poésie d’Amay)
    la page de l’éditeur sur Équilibres équestres




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  • 8 août 1730 | Le Sylphe de Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, dit Crébillon fils

    Éphéméride culturelle à rebours




    Le 8 août 1730, le manuscrit intitulé La Nuit sylphique reçoit l’approbation d’impression. Cette approbation « est régistrée sur le Livre de la Communauté des Imprimeurs et Libraires de Paris, numéro 1963, conformément aux Règlements et notamment à l’Arrêt de la Cour du Parlement du 3 décembre 1705. » Publiée en 1730 « sans nom d’auteur », La Nuit sylphique, également baptisée Le Sylphe ou le Songe de Mme R*** écrit par elle-même à Mme de S***, met en scène, dans un dialogue savoureux, une vertueuse comtesse, mais dénudée, avec un « sylphe », esprit « impalpable », sensible et amoureux, qui entreprend de séduire la belle par ses discours tentateurs :


    « Je sais tout ce qui se passe dans votre âme, ma belle comtesse, je serai respectueux, nous ne sommes entreprenants que quand nous sommes aimés.

    — Bon, dis-je en moi-même, je ne crois pas que je te mette jamais à portée de me manquer de respect.

    — N’en répondez pas, dit la voix, nous sommes des amants un peu dangereux, nous savons tout ce qui se passe dans le cœur d’une femme, elle ne saurait former de désirs que nous ne satisfassions, nous entrons dans tous ses caprices, nous vieillissons ses rivales, et nous augmentons ses charmes, nous connaissons toutes ses faiblesses, et quand elle pousse un soupir d’amour, que la nature dans un moment de distraction se trouve la plus forte, nous le saisissons ; en un mot, la plus légère idée de tentation devient par nos soins tentation violente, et bientôt satisfaite. Avouez que si les hommes avaient notre science, il n’y aurait pas une femme qui leur échappât. Ajoutez à cela que notre invisibilité est contre les maris jaloux, ou les mères ridicules, d’une ressource merveilleuse : point de précautions pour prévenir les leurs ; moins d’yeux surveillants qu’on ne trompe avec ce secret. Mais de grâce, ajouta-t-il, cessez de vous cacher à mes yeux, cette complaisance ne vous engage à rien, puisque vous ne me verrez que quand vous le voudrez et que vos sentiments pour moi dépendent uniquement de vous. »

    À ces mots, je me montrai, et l’esprit, car c’en était un, fit à ma vue un cri qui pensa me faire rentrer sous le drap, je me rassurai pourtant.

    « Ah ! s’écria-t-il, en me voyant, que de beautés ! Quel dommage qu’elles fussent destinées à un vil mortel ! Il est impossible qu’elles m’échappent. » […]




    Claude de Crébillon, Le Sylphe in Romanciers libertins du XVIIIe siècle, I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2000, pp. 55-56. Édition établie sous la direction de Patrick Wald Lasowski, avec la collaboration d’Alain Clerval, Jean-Pierre Dubost, Marcel Hénaff, Pierre Saint-Amand et Roman Wald-Lasowski.






    Plus de deux siècles et demi plus tard, Pascal Quignard, dans Mourir de penser, Dernier royaume IX, consacre le chapitre XXV au récit de Claude Jolyot de Crébillon*. Voici ce qu’il écrit :




    Chapitre XXV

             Le Sylphe




    Les femmes et les hommes qui touchent leurs parties génitales quand ils sont seuls dans la sieste, ou encore au crépuscule, ou bien dans l’aube, soit parce que le genius Cupido les a visités inopinément, soit parce que le genius Somnus a commencé par ériger le corps puis a conduit leur main jusqu’à la chose la plus proche d’eux-mêmes qui se dilate ou qui se gonfle, hallucinant un double qui procure une attirance de plus en plus irrésistible aux scénarios assez peu volontaires dans lesquels ils commencent à se complaire.

    Ce double porte une assistance non négligeable au plaisir qu’ils escomptent au terme de leurs doigts.



    Nous tombons parfois dans une nostalgie indicible à l’endroit de ces joies qui seraient honteuses s’il nous fallait les avouer à nos proches dans le jour ou les montrer à nos Aïeux dans le temps. Une sensualité imaginaire exauce l’inavouable. Un corps qui n’est pas là vient protéger le désir qui bouleverse. Il offre sa garde à l’idée que l’âme repousse. Il soutient et il défend contre la conscience qui pointe. Il survit à l’épanchement. On s’endort dans son rêve.

    L’ange qui garde les femmes et les hommes à leur joie esseulée, et la fait s’épanouir, est encore un daimôn.

    Une œuvre de Crébillon, qui date de 1730, est consacrée tout entière au fantasme masturbatoire. Comme Socrate en – 399 avait décidé d’appeler « daimôn » la voix intérieure, Crébillon décida d’appeler « sylphe » ce daimôn de la main solitaire. Crébillon avait vingt-trois ans, 2129 ans s’étaient écoulés depuis que Socrate était mort pour son daimôn, et jamais Crébillon n’a poussé plus avant, dans la suite de son œuvre, l’audace profonde et inexorable de ce petit volume. Il est intitulé Le Sylphe. Claude Jolyot de Crébillon, toute sa vie, collectionna les estampes. Il déménagea à Sens, avec Miss Stafford, en 1750, transportant plus de deux milliers d’images licencieuses. Ce livre compte parmi les plus étranges et des plus déroutants qui aient été notés sur la vie des hommes. Il compte aussi parmi les mieux écrits qui soient dans notre langue.



    Pascal Quignard, Mourir de penser, Dernier royaume IX, Éditions Grasset & Fasquelle, 2014, pp. 140-141.




    _________________________________________
    * Pascal Quignard parle aussi de ce récit érotique dans Le Sexe et l’effroi (1994).





    CRÉBILLON FILS


    Crébillon fils
    Source



    ■ Claude-Prosper Jolyot de Crébillon
    sur Terres de femmes

    15 février 1707 | Baptême de Claude-Prosper Jolyot de Crébillon
    13 avril 1978 | La Nuit et le Moment au Petit Odéon





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  • Dominique Sorrente | [L’humeur est passe-partout]




    [L’HUMEUR EST PASSE-PARTOUT]




    L’humeur est passe-partout
    ou le couteau entre les dents,
    elle travaille dans le monde.

    Il y a silence et galopade,
    chariot dans le ciel,
    encre en coulée de métal.




    Les théories des chiffres
    n’essuieront pas cette sueur-là
    qui tremble dans l’entre-deux.

    Tu te demandes à quel tournant le fleuve te surprendra.




    Et puis enfin, midi frappe du poing
    parmi les fous et les muets.

    Tu craques l’étroite coquille
    où tu as laissé peu à peu toutes tes forces.

    À l’eau du fleuve
    les pierres blêmes
    de l’âge que tu n’as pas su grandir.

    À l’eau du fleuve,
    la buée qui épaissit le monde.

    La berge se tait au souvenir des sources.



    Dominique Sorrente, Tu dis : rejoindre le fleuve, Éditions Tipaza, Collection Métive 16, 06400 Cannes, 2014, pp. 9-10. Reproductions de peintures (5) d’Alain Boullet.






    Alain-Boullet-1ere-de-couv-web-2





    DOMINIQUE SORRENTE


    Domnique_sorrente
    Source



    ■ Dominique Sorrente
    sur Terres de femmes

    [À défaut de livre, au moins cette promesse de poème] (poème extrait d’Il y a de l’innocence dans l’air)
    C’est bien ici la terre (note de lecture de Laurence Verrey)
    C’est la terre
    Écueils
    J’écris comme on décide par fragments
    [je suis celle qui se voue à la flamme]
    Le temps sans rideaux
    Pays sous les continents
    [Les rideaux] (extrait des Gens comme ça va)
    Le Scriptorium/Portrait de groupe en poésie



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Scriptorium de Marseille)
    un Portrait de Dominique Sorrente




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  • Mathilde Vischer | [Quand l’attente est tombée]




    [QUAND L’ATTENTE EST TOMBÉE]




    Quand l’attente est tombée, les jours passent, on les sent à peine glisser, on ne sait plus si l’oiseau qui crie parfois la nuit, comme un égorgé, a crié la nuit dernière ou il y a une semaine, un mois, on ne sait plus si on a passé ici un été ou toute une vie. On se dit qu’il vaut mieux qu’il en soit ainsi, mieux que l’attente qui rend chaque minute dense, épaisse comme un tronc de micocoulier ; on se dit qu’il vaut mieux cet écoulement que l’arrêt, la suspension du souffle, puisque de toute façon la rencontre viendra, à son heure, en son lieu, et que les blés continueront à mûrir, les arbres à être nommés.




    Mathilde Vischer, Lisières, p.i.sage int.érieur, Collection 3,14g de poésie dirigée par Yves-Jacques Bouin, 2014, page 46. Prix du poème en prose Louis-Guillaume 2015.







    Mathilde Vischer, Lisières






    MATHILDE VISCHER


    Mathilde Vischer 2
    Ph. © Yvonne Böhler
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions p.i.sage int.érieur)
    la notice de l’éditeur sur Lisières de Mathilde Vischer
    → (sur Recours au poème)
    des extraits de Lisières
    → (sur Terre à ciel)
    d’autres extraits de Lisières (+ un entretien avec Cécile Guivarch, et une notice bio-bibliographique)



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  • Yves Charnet, Quatre boules de jazz | Nougasongs

    par Michèle Finck

    Yves Charnet, Quatre boules de jazz | Nougasongs,
    Alter ego éditions, Collection Jazz Impressions, 2014.



    Lecture de Michèle Finck



    Jazz
    Ph., G.AdC








    FAIRE JAZZER LA LANGUE : LA BLUE NOTE
    DE ON THE ROAD DE KEROUAC AU “NOUGAROADBOOK” D’YVES CHARNET




    Comment ne pas penser, au détour d’une phrase d’Yves Charnet dans ses Quatre boules de jazz, au livre de Jack Kerouac On the road ? Si Yves Charnet n’évoque jamais le livre-culte de Jack Kerouac, le texte de Quatre boules de jazz fait souvent signe vers le texte de On the road. Le premier indice est le qualificatif de Nougaroadbook (p. 176) par lequel Yves Charnet désigne son livre. Le terme « nougaroad » (p. 187) et l’expression « Ta nougaroad » (p. 185) soulignent la présence de On the road dans les soubassements du livre. Qui plus est, Yves Charnet cite Bernard Lavilliers : « On the road again, again » (p. 142). Si Kerouac parcourt les routes de l’Amérique, Yves Charnet, qui hante les lieux de passage (hôtel) et les moyens de transport (train, avion), parcourt le Sud de la France (Toulouse, Marseille, Nice) et le Nord de l’Espagne des toros, non sans deux échappées vers l’Amérique (Atlanta et Harlem) au début et à la fin du livre. Cette existence « sur les routes », Yves Charnet en rêve depuis l’enfance et elle est une des origines de sa fascination pour la figure du chanteur : « C’était pour ça que je voulais devenir chanteur. Dans cette enfance à Nevers […] La vie toujours sur la route » (p. 71). De Kerouac à Yves Charnet, il y va, par delà les différences, d’un portrait du poète en prose dans le prisme du jazz : ces portraits révèlent à quel point la poésie en prose des XXe et XXIe siècles se cherche au plus près du jazz. Mais alors que chez Kerouac il y va du jazz américain, chez Yves Charnet il y va du jazz français tel que le réinvente le « troubadour de la blue note » (p. 14) : Claude Nougaro.

    Depuis le premier livre, Proses du fils, tous les livres d’Yves Charnet, le « bâtard », sont placés sous le signe du « trou » laissé par le manque du père, blessure qui est depuis plus de vingt ans le centre générateur de l’écriture. Quatre boules de jazz ne fait pas exception mais pose autrement la question du père manquant. Si la figure de Nougaro « hante » le livre (« Hantises de Nougaro », p. 55, « la façon de hanter sans fin, les coulisses de mes jours », p. 50), c’est que le chanteur de Toulouse est celui qui parvient à incarner le père qu’Yves Charnet n’a pas eu : « ‘C’était, en ce temps-là mon seul chanteur de blues’… Sa ‘voix’ comme celle d’un ‘papa’ » (p. 38). Ainsi, à la mort de Nougaro, Yves Charnet se sent-il « orphelin » aphasique, revivant la séparation d’avec le père que Nougaro avait réparée : « la bouche comme arrachée. Je ne pouvais plus parler. Le visage troué […] Mon idiotie d’orphelin » (p. 75).

    Comment comprendre dès lors Quatre boules de jazz sinon comme le livre dans lequel le « bâtard » blessé en Yves Charnet s’invente une généalogie ou, plus précisément, au sens que Michaux donne au vocable « contre », une contre-généalogie ? Au centre de cette contre-généalogie fantasmatique : Nougaro – le père, dont Yves Charnet n’a de cesse qu’il n’explore toute la lignée, qui est aussi la sienne, celle qu’il s’est donnée en qualité de « fils ». Mais quelle lignée ? Le livre a pour fonction de replacer Nougaro dans une famille artistique qui est la famille substitutive d’Yves Charnet. À cet égard, de l’autofiction telle que la met en place Proses du fils à l’« autobio sous le signe de Nougaro » (p. 50) que sont Quatre boules de jazz, ces « chansons autofictyves » (p. 170), une seule et même obsession : celle de la quête identitaire. De qui suis-je le « fils » ? Voilà l’interrogation majeure qui traverse tous les livres d’Yves Charnet, éternellement en quête d’une filiation dans laquelle s’inscrire. Mais l’invention d’une contre-généalogie n’est-elle pas le signe distinctif de toute écriture véritable ? Le livre d’Yves Charnet ne fait-il pas que « mettre à nu » (au sens baudelairien de ce terme) la consubstantialité de l’acte d’écrire et de la création contre-généalogique ?

    La lignée dans laquelle s’inscrit Nougaro, le père, et par ricochet Yves Charnet le « fils », est une lignée dont le signe distinctif est le métissage.

    Première composante de cette lignée, qui éclaire à la fois le portrait de Nougaro et « l’autoportrait » (p. 155) d’Yves Charnet : la chanson française, terreau musical originel de Nougaro et de Charnet. Le début du livre souligne d’emblée la dimension séminale de la chanson française et de la triade Trenet-Brassens-Nougaro : « La chanson française … Tout me sera venu par là… La poésie, le sens du rythme, la parole » (p. 14). Ce qu’aime Yves Charnet chez Nougaro, c’est avant tout « les noces du son et du sens dans la chanson française » (p. 14). Si la vocation d’Yves Charnet dans l’enfance était d’être chanteur (« chanteur… Je voulais faire ça quand j’étais môme… Ma vocation interdite à Nevers », p. 71), toute l’œuvre porte la marque de cette vocation initiale rêvée comme le suggère l’expression « ma prose en chanson » (p. 168).

    Deuxième composante de cette lignée d’où descendent Nougaro et Charnet : le jazz, qui scelle le lien entre On the road de Kerouac et Quatre boules de jazz de Charnet. Nougaro est pour Yves Charnet « cet homme qui jazzait la chanson » (p. 55), parce qu’« il avait le jazz dans le sang » (p.73). À cet égard aussi, comme pour la chanson, Yves Charnet se rêve l’héritier du jazz de Nougaro. Aussi qualifie-t-il la basse continue de son livre de « nougablues » (p. 67). L’un des autoportraits les plus incisifs d’Yves Charnet est celui-ci : « Je suis un vieux bâtard du blues » (p. 183).

    Troisième composante de cette lignée métissée, dans laquelle s’inscrivent Nougaro et Charnet : la poésie. Sur les traces d’Audiberti qui saluait déjà « le taureau Nougaro, le poète » (« Avant-dire », p. 10), Yves Charnet met en relief la filiation qui unit Nougaro à Rutebeuf (« Le Rutebeuf à l’âge du blues », p. 13) et aux « troubadours » (« Troubadours de la blue note », p. 14). Si Nougaro, le père, est poète, Yves Charnet, « le fils », se crée une généalogie poétique, suggérée par l’art des citations sans guillemets qui caractérise Quatre boules de jazz et grâce auquel l’auteur dit sotto voce quelle famille de poète est la sienne. Voici l’arbre généalogique qu’il s’invente et dont il est l’héritier pour ainsi dire sur « le mode mineur », « à sa petite manière » (comme disait Verlaine) : Baudelaire (« le mundus muliebris ,» p. 32, « sa toison moutonnant jusqu’à l’encolure », p. 114) ; Nerval (« Tout Rossini, tout Weber, pour cette ritournelle », p. 16) ; Rimbaud (« Ma préférence pour les refrains niais », p. 16, « Je voudrais dire adieu au monde… Avec des romances dans ce genre là », p. 19, « Une saison chez Claude Nougaro, p. 27, « L’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs. À quelle heure appareille le navire », p. 87-88, « Notre inhabileté fatale », p. 140, « Une blessure de 25 centimètres au côté droit ; deux trous rouges », p. 177) ; Verlaine revu par Trenet, « Les sanglots longs des violons… Trenet, c’est Verlaine qu’il a mis en chanson », p. 79, et par Gainsbourg (« Moi, je m’en vais ; au vent mauvais », p. 40) ; Apollinaire (« Encore un verre de vin trembleur », p. 23, « Cet alcool brûlant comme ma vie », p. 94, « la cicatrice à son cou nu », p. 106), etc. Si Nougaro est élu père par Yves Charnet, c’est qu’il a scellé cette alliance de la poésie et de la chanson que veut tenter aussi l’auteur de Quatre boules de jazz :   Nougaro aura rapproché ces deux pôles de ma vie, la chanson, le poème. Il aura réuni ces deux cultures. La savante. La populaire » (p. 107).

    La chanson française, le jazz, la poésie : voilà les trois composantes majeures de l’alchimie Nougaro telle qu’Yves Charnet la chante dans Quatre boules de jazz et telle qu’il cherche à l’incarner dans sa propre prose. Mais le signe distinctif de Nougaro, qui fascine Yves Charnet, est aussi sa faculté de décloisonner les arts et de s’inscrire dans une filiation allant jusqu’à la peinture. « Peintre de la voix », « coloriste de la chanson » (p. 156), Nougaro est ainsi l’héritier de Toulouse-Lautrec : « Nougaro sera comme un Toulouse-Lautrec de la chanson » (p. 33)… « On dirait Aristide Bruand… sur les affiches de Lautrec » (p. 90). Dans la lignée de Nougaro, Yves Charnet se veut lui-même un peintre dans la prose, à qui Toulouse-Lautrec insuffle une énergie picturale, ayant l’ascendant sur les mots. Dans ce même mouvement d’effacement de la dissemblance entre les arts, Nougaro est aussi pour Yves Charnet un frère des acteurs de cinéma (« On dirait un acteur de la Nouvelle Vague… Une tête brûlée dans un Godard », p. 90). À cet égard, Yves Charnet se veut aussi l’héritier de ce que Nougaro nomme le « cinémot » (« chacun son cinémot… C’est encore un mot forgé par Nougaro », p. 55). Dans cette perspective, Quatre boules de jazz est d’abord un « film » qu’Yves Charnet « [veut] tout juste tourner dans [sa] tête » (p. 26), et les morceaux éclatés du livre se lisent comme des « rushes de ma mémoire à l’épreuve » (p. 19). S’« il y a des jours où c’est comme un film. La vie » (p. 93), le modèle du cinéma se greffe de lui-même sur celui de la chanson, du jazz, de la poésie et de la peinture, tels que Nougaro se les approprie – et après lui Yves Charnet. Mais pour que Nougaro soit « ce monstre sacré » (p. 98) et ce « maître » (p. 138), clé de voute de la généalogie rêvée par Yves Charnet, il faut que celui-ci mette l’accent sur la dimension à proprement parler « religieuse » du chanteur : « Ce n’est plus de la variété. Plus seulement. C’est autre chose. Cette présence religieuse à soi-même ; aux autres êtres […] C’est un acte. Un acte sacré » (p. 123). Ainsi, aux trois composantes majeures de l’alchimie Nougaro (chanson, jazz, poésie), sur lesquelles se greffent aussi des sèves venues de la peinture et du cinéma, Yves Charnet ajoute-t-il une énergie majeure. L’énergie « chamanique » : « Avec ses mains de chamane toulousain » (p. 13)… « Il y avait, chez ce mec, quelque chose d’un chamane » (p. 68). L’alliance de l’argot (« mec ») et du vocabulaire religieux (« chamane ») dit très bien à quel point Nougaro incarne pour Yves Charnet une « force » à la fois populaire et sacrée. La greffe sur la chanson française du jazz, de la poésie, de la peinture et du cinéma, ne définit le génie de Nougaro que si on y adjoint la dimension « chamanique ». Celui à qui Yves Charnet sculpte ici un « tombeau » de mots est ni plus ni moins qu’un « chamane » de la chanson.




    Encore faut-il être à l’écoute de la « sorcellerie évocatoire » (Baudelaire) de la prose d’Yves Charnet, par laquelle celui-ci assume, dans chaque fibre de sa langue, l’héritage exigeant de Nougaro. Car ce livre ne serait pas ce qu’il est si Yves Charnet ne dansait véritablement, de toute sa langue, avec Nougaro, comme un torero avec le toro. Comme Kerouac, Yves Charnet invente, au contact du jazz de Nougaro, une nouvelle façon d’être dans la langue et de faire chanter la prose. Il y va d’un cantar parlando neuf.

    Quelle est la botte secrète de Nougaro, dont Yves Charnet est ici l’héritier ? Cette botte secrète, c’est l’ascendant de la voix sur la lettre et le langage, voire sur tout l’être. Déjà Cocteau, cité dans « l’avant-dire », en donne la formule à propos d’Édith Piaf : « Edith Piaf […] va devenir elle-même invisible. Il ne restera plus d’elle que […] cette voix qui gonfle, qui monte, qui monte, qui peu à peu se substitue à elle » (p. 9). Il y va, dans Quatre boules de jazz, d’une magnifique définition lapidaire de ce qu’est un chanteur : « C’est ça, un chanteur… de la chair à voix » (p. 122). Or, qu’est-ce que la voix, sinon une façon de donner à entendre le corps ? Là encore la définition du « style » proposée par Yves Charnet va droit à l’essentiel : « Le style d’un chanteur, c’est son corps » (p. 122). Et c’est parce que Nougaro, ce « drogué de l’articulation » (p. 67), est un « corps–souffle ; corps–rythme ; corps–swing » (p. 69), qu’il peut être aussi ce « boxeur frappant à l’âme » (p. 88). C’est parce que « la voix » est « encore plus intime que le sexe » (p. 102) que les « chansons sont décochées depuis l’âme » (p. 13). « L’artiste de la voix » (p. 16) est celui qui, par sa descente dans les « ‘entrailles’ » (p. 9) du corps, parvient à toucher l’âme. Et Yves Charnet de mesurer la supériorité native du chanteur sur l’écrivain : « Comme je l’envie – moi, le poète de papier – votre voix viscérale » (p. 64). Par l’expression « poète de papier », Yves Charnet répond au texte d’Audiberti sur Nougaro, cité dans « l’avant-dire » : « Il peut donner aux mots une résonance concrète non entendue chez les poètes de papier » (p. 10). Pour Yves Charnet, comme pour Audiberti, il y va d’une certaine façon de crever le papier par la voix, de sortir « ‘hors du lit desséché des livres’ » (p. 10). C’est tout l’enjeu de l’œuvre d’Yves Charnet : comment sortir de l’écriture par la voix ? Comment, en écrivant sur du papier, ne pas être un « ‘poète de papier’ » (p. 10), mais un poète de la voix ? Parce que « les voix [sont] plus vivantes que les livres » (p. 66), il s’agit de faire remonter le plus profond du corps dans la résonance de la voix. Si, pour Yves Charnet, la poésie dans la prose c’est une écriture enfin faite voix, cette poésie se joue au plus près de la « peau ». C’est « la peau » d’Yves Charnet qui réagit immédiatement au contact de la voix de Nougaro : « Je me souviens de cette caresse électrique sur mon siège d’hypnotisé … Frissons sur la peau … J’étais électrocuté » (p. 66). On ne dira jamais assez que la poésie, telle qu’Yves Charnet l’appelle de ses vœux dans les profondeurs mêmes de la prose, est une poésie qui a rapport à la peau. À cet égard, Yves Charnet pour ainsi dire peaufine une définition de la poésie qui se joue à l’intersection du mot et de la peau : « Il s’agit de réinventer, par les rimes mêmes du chant, un contact entre le poème et la peau » (p. 178). Dans une abolition de la dissemblance entre le corps et l’âme, la poésie, sur l’injonction du modèle de la chanson, est une certaine façon de prendre l’âme par la peau.

    Mais qu’est-ce qui fait que dans cette œuvre d’Yves Charnet on entend une voix et non une écriture ? Qu’est-ce qui fait que les mots-peaux, les mots-corps, les mots-voix sortent de l’écriture ?

    D’abord, une certaine manière d’écrire contre la langue. Si ce livre bâtit une contre-généalogie, c’est en inventant une contre-langue. À cet égard, Yves Charnet s’inscrit dans une filiation qui unit Nougaro à Céline : « Ils faisaient tous deux le coup de poing. Dans la langue, contre elle » (p. 44). C’est cette parole à contre-langue qui permet à la prose d’Yves Charnet de sortir de l’écriture, de trouer le papier pour faire surgir la voix. Cette lutte contre la langue est indissociable d’une violence qui permet que l’oralité, la vocalité, se dégagent de la gangue et du carcan de l’écrit. Pas de voix dans l’écriture, sans une violence qui décape les mots et les régénère.

    C’est cette violence qui libère la matrice même de l’émergence d’une voix : le souffle, qui donne vie à la voix. Dès la première page de Quatre boules de jazz, le lecteur-auditeur découvre une façon neuve de faire respirer la langue, par laquelle il sait qu’il est face à un écrivain authentique. La manière qu’a Yves Charnet d’habiter la langue, de sculpter le souffle, de faire haleter le verbe n’appartient qu’à lui : elle est la preuve que ce qui se joue dans sa prose est de l’ordre de la poésie. L’indice le plus visible de cet art d’insuffler du souffle à l’écrit, qui caractérise le travail de l’oralité d’Yves Charnet, est la façon qu’il a de trouer souvent le texte par des points de suspension entre les phrases qui, par là-même, deviennent des phrasés.

    Ce souffle qui soulève les mots, ouvre la langue, fait aussi entrer le rythme dans la prose. La voix, le souffle, le rythme : voilà les composantes majeures de « l’alchimie du verbe » de Nougaro qu’Yves Charnet en quelque sorte transfuse dans sa propre prose pour qu’elle soit, à son tour, de l’ordre du swing dans la langue. Faire swinguer la langue à coups de syncopes rythmiques, marquées entre autres par les points de suspension : c’est le pari difficile et réussi d’Yves Charnet.

    Il y va, pour la langue française, d’un bain de jouvence par le jazz à la manière de Nougaro. On reconnaît un poète à la façon qu’il a de ne se contenter jamais de la langue telle qu’elle est. Aussi Yves Charnet – le – poète invente-t-il sans cesse des mots, en particulier des mots-valises, par lesquels il préfère toujours le possible de la langue à la langue figée. Pour Yves Charnet, faire jazzer la langue, c’est donner dans les mots l’ascendant à la métamorphose sur la forme. Sur les traces de Nougaro et de ses Nougayork, Yves Charnet n’en a jamais fini de jouer, avec humour, sur le nom propre du père qu’il s’est choisi : « nougaroman » (p. 13), « Nougarintime » (p. 68), « Nougaronne » (p. 69), « Nougarocéan » (p. 140), « Nougarocher » (p. 140), « Nougareau » (p. 157), « Nougarombres » (p. 159), « Nougarie » (p. 167), « Nougaroad » (p. 152). À la fin du livre, Yves Charnet fait fusionner le patronyme du père spirituel et son propre prénom, signe que l’entreprise contre-généalogique s’est pleinement accomplie : « C’est fini. Nougaryves » (p. 177).




    « Toute âme est une mélodie qu’il s’agit de renouer », écrit Mallarmé dans Crise de vers. De Proses du fils à Quatre boules de jazz, Yves Charnet n’a de cesse qu’il ne trouve cette « blue note » qui n’est autre que la « mélodie » « renouée » de « l’âme ». Dans Quatre boules de jazz, Nougaro est celui par qui Yves Charnet parvient à accomplir cet acte de « renouer » la « mélodie » de « l’âme », qui est le signe distinctif de la poésie. Comprenons-le bien : la poésie telle qu’elle se joue dans le livre d’Yves Charnet, n’est pas un genre littéraire ; elle est cet acte même de « renouer » la « mélodie » de « l’âme », dont il importe peu qu’il s’accomplisse par le vers ou par la prose. Par Nougaro interposé, Yves Charnet assume, dans chaque fibre du corps organique de son livre, la caractéristique principale de la « mélodie » de son « âme » : le métissage, par lequel la « mélodie » de son « âme » tient tout à la fois de la musique populaire et de la musique savante, de la chanson, du jazz et du poème qui, « renoués » ensemble dans la matière sonore d’un livre, œuvrent à la transmutation de l’écriture en une voix faite chair, absolument unique et partageable avec tous.



    Michèle Finck
    D.R. Michèle Finck
    pour Terres de femmes






    Yves Charnet, Quatre boules de jazz






    ■ Yves Charnet
    sur Terres de femmes

    Difficile séjour
    14 juillet 1997 | Yves Charnet, Notes fantômes (inédit)
    10 juin 2012 | Yves Charnet, La tristesse durera toujours (extrait)
    La tristesse durera toujours (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site d’Alter Ego éditions)
    la page de l’éditeur sur Quatre boules de jazz | Nougasongs
    → (sur Terres de femmes)
    4 mars 2004 | Mort de Claude Nougaro (+ un extrait de Quatre boules de jazz | Nougasongs d’Yves Charnet)





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  • Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité

    par Isabelle Lévesque

    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité,
    Recours au Poème éditeurs, 2014.
    Préface de Gwen Garnier-Duguy – Postface de Marc Kober.
    (226 pages – en téléchargement, 7 €)



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    Être cela
    Réconcilié prodigue
    Au foyer du jour affermi
    Disant tout bas
    La proximité du silence
    Pour que le signe inestimé
    S’arrache à l’exubérance des simplicités

    E-C F.



    Le paradoxe engendre l’unité. Telle assertion pourrait ouvrir au chant d’Élie-Charles Flamand tant à le lire se jouxtent des vocables exclus. Là, en ce lieu étreint (le poème), se lient d’impossibles contraires. Forgeant le poème, le feu les rapproche, « ces oiseaux qui font découvrir l’or », « chouette noire » initiatrice du mystère. Acceptons de nous rendre où sonne « tout ce que la terre renferme de précieux ».

    Recours au poème éditeurs, pour cette anthologie d’Élie-Charles Flamand, a choisi de rassembler des poèmes écrits sur «  plusieurs décennies », Marc Kober le précise en postface, plus de 200 pages pour risquer l’entrée où se perd, nécessairement, le lecteur constamment bousculé. L’ordre chronologique des parutions est respecté, de 1957 à 2014 : ainsi s’approche le Labyrinthe ou la figure étoilée du texte aux branches multiples.

    Ténèbres et lumière se heurtent. À armes égales, la lutte constante engendre, dans le vacillement des assises, une écriture de l’impatience et de l’absolu où tout se conquiert. À l’invisible « passerelle » des êtres et des mots se fier pour étreindre la « perle nocturne » dans « l’écrin mobile du vent ». Il s’agit de se mouvoir, peu importe le heurt : il est fécond. Génère l’unité qui n’écarte aucune étoile dans sa « course ». À ce prix, l’« embellie » ou le Phénix retrouvé du mythe originel surgi d’« une sphère d’agate ». « [V]ertigineusement » : l’assaut ne saurait être mesuré. Le Poème assume et absout le poids des forces contraires. Concentrées, elles laminent l’horizon d’écriture autant qu’elles l’ensemencent. Les oppositions, mouvements, couleurs, enfantent une matérialité étincelante (« le rubis de mon sang ») : le symbole secoue la certitude. Il faut abattre – ses cartes. Enchanter l’espace des « serres » accrues de l’ombre. Retourner /dériver /parcourir. Le sujet flamboyant, « je », que rien ne protège, quête la clef du destin comme du mystère. Poème. Aurifère éclat des vers.

    Jamais seul, le poète interpelle, vocifère parfois, appelant à lui la source qui le nourrit, l’être qui le guide : femme et ses baisers, le « pont » qui unit les éléments dissociés et fonde l’ordre des images et du chemin à suivre. Comme sont opposées les lignes et les forces, le baiser peut devenir noir et mortel, alors ce sont ses gerçures, ses signes, qu’il faudra lire, augures de l’hiver où brûler ses pas :

    « LA DESCENTE N’ANNULE PLUS LA MONTÉE »

    Paysage vivifié, onirique et splendide des apparences renversées, y cueillir « [f]ace au très haut pistil oscillant au cœur de la tempête / L’amphore scellée ». Les temps rassemblés, antiques et présents, se libèrent en noces. Le vocabulaire est enrichi de la traversée des siècles, le poète à l’apparence mobile unit dans son aura la suite des âges. Voilà qu’il offre sa vision traversée d’apostrophes terribles, le baroque éclat d’une cristallisation qui se meut sur le fil des siècles en hypallages consacrés, la rupture de mise éclabousse : « sur les brisants mes pas chancellent et me blessent ».

    L’espace de la page suit l’altercation des figures contraires, en majuscules, un code lecture ouvre le sens : « LIVRÉE […] TU ES […] DÉLIVRÉE ». Message détectable dans le contraste des lettres minuscules, une urgence coupe le poème qui se rompt. Bien des périphrases, « celle qui… » par exemple, énoncent et recèlent l’Être que le poème perpétue en le faisant retentir, socle d’une vérité que les anaphores explosives disséminent dans le texte (« Celle qui connaît les secrets de la lumière et de l’ombre »). Or c’est le miracle d’une connaissance secrète que le poème consacre « [s]ur la corde en pétales d’iris tendue entre le crépuscule et l’aube ». Frontières poreuses entre deux moments de lisière du jour, la voix les unit en une « braise » qui vit dans le poème. Proche de la parole prophétique, la voix, liée aux vérités premières, annonce et désigne : « voici venue la saison ».Un étonnement fondamental préside à la reconnaissance du futur comme lieu de tension qui n’exclut ni le Bien ni le Mal. Nul confort en cette parole abreuvée de « torrent », de « glace » et de « flamme » discordante. Quête d’une « agonie rédemptrice », précisément, l’oxymore est l’or de vie du poème. Consentons à nous laisser briser et emporter vers une incertitude féconde, ce « rite » seul offre l’accomplissement.

    Qui scrute en ce linceul de braise ?

    « Nous les vigiles

    Nous pouvons lever nos paupières lourdes de limon

    Et ceints du diadème de nos larmes

    Briser les serrures de l’ultime ouragan »

    Ce qui se dresse est toujours pourvu des yeux, plus que du regard, le poète affirme ainsi la matérialité de ce qui résiste, ouvre le poème à des entités qui pèsent dans la réalité mais se soulèvent aussi pour livrer la coda. Insoucieuse délivrance d’arcanes suspendus, elle offre la révérence ultime et salvatrice d’un ordre que la langue désaxée recentre sur la perception crue de ce qui existe pour le lire et l’interpréter. De face gronde la voix chargée de colère et d’énergie brûlante :

    « Et mes haillons s’irisent

    En cette terre amèrement charnelle ».

    Scruter le faste des vestiges (dolmen, menhir…) où lire les « indices » : imprégnation sémantique et vernaculaire à déchiffrer en « verbe de rupture ». Les accumulations de groupes nominaux que l’adjectif affole marquent la « flambée rédemptrice » d’une grammaire qui assoit la gradation et le terme d’une lancée nourrie par la phrase, longue souvent, porteuse d’un rythme saccadé. Le chant s’abreuve de ces montées vers le paroxysme.

    Révéler les vérités cachées. Les apparences sont des masques. Les mots doivent être déchiffrés pour une compréhension exacte. Mystères : mots cachés dans les mots (anagrammes, palindromes, contrepèteries, acrostiches…).

    Palindrome dans lequel chaque syllabe cogne dans les syntagmes courts et la secousse gagne les lettres associées, renversées, retournées :

    « Rue mur rumeur

    […]

    Ici

    Mon nom

    Nia ma main »

    Voici ce qu’écrivait Élie-Charles Flamand sur le prénom d’Obéline, dédicataire de plusieurs poèmes et illustratrice de plusieurs livres du poète :

    « Ce gracieux et insolite prénom est une déformation dialectale, assez courante dans le nord de la France, d’Ombeline (fête le 21 août). Cette sainte était la sœur de saint Bernard. D’abord mondaine puis oisive, elle devint moniale et prieur de son couvent, et mourut vers 1135. Ce nom est formé avec les racines du vieux germanique hun, « ours » et -bili, « doux », « aimable ». Soit dit en passant, l’oxymore correspond bien à la personnalité d’Obéline. Si l’on se réfère à la « cabale phonétique » chère aux alchimistes, le début d’Ombeline évoque plutôt l’ombre, tandis que celui d’Obéline fait penser à l’aube. Notons aussi qu’Elie se trouve contenu dans Obéline. » 1

    Cette « cabale phonétique » est bien sûr très présente dans l’œuvre d’Élie-Charles Flamand.

    Dans le nom de l’auteur peut se lire celui de (Nicolas) Flamel, l’alchimiste du XIVe siècle dont certains disent qu’il aurait réussi la transmutation du plomb en or. Et Flamel est ici au cœur d’un poème anagrammatique.

    Le prophète Élie lui-même est présent. Le Livre des Rois raconte : « Or, comme [Élie et Élisée] marchaient en conversant, voici qu’un char de feu et des chevaux de feu se mirent entre eux deux, et Élie monta au ciel dans un tourbillon. »2 Ainsi Élie n’est pas mort. Il reviendra, ce que confirmera le Livre de Malachie. Le char d’Élie qui peut se lire en Élie-Charles, le char de feu ne peut s’éteindre :

    « Au-dessus des monts factices qui s’effritent

    D’Élie le char en flamme

    Franchit un nouvel abîme rituel

    Dans la clairière que défendent

    Les impassibles confidents de la lumière »

    Il emporte sur la voie de l’Initiation.

    Transmutation, quête de l’éternel retour… Le poète nous entraîne dans les dédales de l’alchimie et de différentes traditions ésotériques.

    « Il ne reste qu’à découvrir l’émouvant fourré

    Qui réverbère les entrevisions du clos diamantin

    Où cligne l’œil d’un brasier

    Renouvelant les origines »

    Le vers n’est pas seul dans Braise de l’unité. On peut y lire des poèmes en prose, l’oxymore les fonde pareillement, rapprochant /éloignant. La rive est celle de la foi, l’étreinte la précède :

    « Le recours aux vents contraires fait éclater le firmament ; l’esquif des ambages vire de bord et s’éloigne, tandis que les mots se tressent en une chair sans pesanteur et redisent la sainteté de l’étreinte. »

    Or, aucune datation, le spectre temporel se résume à l’aube (matin augural) et au crépuscule, pôles binaires entre le début et l’achèvement. Entre : la lutte, la secousse.

    « Que la ferveur se cèle, que les languides entrelacs de l’illusion et de l’absence se consument à l’éclair nuptial jaillissant entre nos deux infinis. »

    Vœu s’il est exaucé, le « je » le porte au ciel pour qu’il soit.

    Les pierres précieuses (rubis, saphir, émeraudes…) deviennent facilement torches du sens équilibrant dans leurs reflets la polysémie rendue au symbole unique et diamétral :

    « Il n’est plus que de veiller sur la braise

    Du druidique maintenant

    Qu’enclot le sépulcre où s’enfanter »

    Le pronom personnel réfléchi n’est pas rare, le poète à lui-même applique sa propre métamorphose par une alchimie secrète, le désir la guide et l’accomplit dans la ferveur. La langue elle-même engendre une prolifération native de mots qui dans le vers se dévoilent : « [m]oment nu monument ». Sacre de « l’embellie ». La légende entre dans le poème, regard captant les signes. Aimantation confirmée d’une émotion ressentie et lue dans le même temps :

    « Elle commença dans le sauvage dédale

    Enclavant la douleur

    Avec ses aigrettes d’espérance »

    Elle se détache de la connaissance pour restituer l’éclat initial. On y rencontre des adverbes coupants (« encor » sans –e), des allitérations, « fables fort fugaces », morceaux de bravoure gardés (« Rien n’est jamais rompu ») autant que secoués par le présent crissant « car, dorénavant, sous l’impulsion qu’ils font luire et prospérer, se transfigurent les cruautés traversières. » Seul subsistera l’essentiel, langue prête à se soulever, emportant, dans sa vague nouvelle, le limon du passé : « [d]ans le voisinage du temple que l’aube sacrificielle effacera peut-être, les musiques se resserrent autour de l’imprévu ». En prose, le poème se gorge de mots longs, séquences séduites par l’avancée rythmique qu’une scène peut interrompre car les visions se juxtaposent et ne reculent devant rien. Scène, théâtre parfois où plusieurs voix se croisent prolongeant l’adresse aux dédicataires, en italique, à l’impératif. Poésie de l’ordre et de l’injonction, « vois », le regard saisit les contrastes saisissant, les mots se heurtent « poursuivant ton rêve prophétique ». Dans l’incantation, le pouvoir du Verbe se perpétue, sans relâche :

    « Il ne nous reste plus

    Qu’à briser tous les miroirs

    Afin de chercher la faille du temps

    Par où entrer dans la Lumière »

    Accomplissement : passage à chercher, il s’évanouit et s’ouvre tour à tour porté par l’oxymore écartelé. « [D]écombres » autant que « forêts enchantées », fertilité de « Satchmo qui donnait le rythme en riant ». La parenthèse du vide se peuple de musique et cadence la mélancolie de ponctuations exclamatives et vitales autant que d’onomatopées qui relancent l’esprit conquérant de celui qui lit, écrit, regarde le ciel avant de s’y mouvoir ou fondre.

    Avec Louis Armstrong, d’autres musiciens de jazz, amis d’Élie-Charles Flamand, apparaissent. Ces grands improvisateurs sont des Inspirés, des Initiés d’au-delà (et d’en-deçà) des mots. Buddy Tate, le saxophoniste texan tellurique, Lester Young, le Président céleste, Oliver Jackson, le batteur3 qui :

    « Dessous le rythme par sa rigueur agile

    Enfin réussit presque à déifier le corps ».

    Quand un titre de standard apparaît, c’est Too marvellous for words (« trop merveilleux pour des mots »). Ces chamans (Élie-Charles Flamand) sont d’autres Intercesseurs. Il ne s’agit plus de déchiffrer le mystère, mais d’y entrer.

    La pierre, roc ou galet, totem des rencontres, porte la mémoire décousue des pluriels égarés. Le poète les assemble. Aux quatre vents, aux quatre feux, le regard sacrifié s’offre pour que le poème, empli de gemmes contraires, s’abreuve sans fin et déborde de caractérisations étonnantes et de révélations :

    « Après tant de paroles closes

    Voici venir le verbe qui s’ouvre et se multiplie

    Offrande en arborescences sonores ».

    Le feu seul concentre et transmue les notes discordantes en Tout vibrant.

    Braise de l’unité.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes





    ________________________________________
    1. À lire sur le site d’Obéline Flamand : https://obeline.flamand.free.fr/
    2. La Bible de Jérusalem, Les Éditions du Cerf, 1974.
    3. Élie-Charles Marchand joue lui-même de la batterie.






    Elie







    ÉLIE-CHARLES FLAMAND


    Flamand



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au Poème)
    un entretien d’Élie-Charles Flamand avec Gwen Garnier-Duguy
    → (sur le site de Recours au Poème éditeurs)
    la page consacrée à Braise de l’unité




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
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