Étiquette : 2014


  • Luce Guilbaud, Mère ou l’autre

    par Angèle Paoli

    Luce Guilbaud, Mère ou l’autre,
    Tarabuste Éditeur, Collection DOUTE B.A.T., 2014.



    Lecture d’Angèle Paoli



    MÈRE À L’ENFANT



    Elle est poète et elle peint. Elle peint et elle aime les arbres. Elle aime aussi les contes qui nourrissent l’enfance. Reine des Neiges et Poucet. À qui dire les histoires et en transmettre le mystère sinon à « l’Infant » si ardemment désiré si patiemment attendu si patiemment aimé ? Luce Guilbaud tisse avec ses mots de poète — tendresse et angoisse — l’histoire complexe qui la relie à l’enfant. Mère ou l’autre, tel est le titre du recueil qu’elle consacre à l’expérience toute particulière de sa maternité. Pas une maternité comme les autres, non ; mais une maternité de l’attente de l’enfant nouvellement arrivé par adoption. Maternité et administration. Maternité et questionnements. Maternité et reconnaissance. Maternité et amour.

    « on nous a prévenus il y a deux jours

    que nous devions venir chercher notre enfant

    “notre enfant” ? »

    Première difficulté, premiers questionnements, liés à l’identité et à l’appartenance. De l’un à l’autre de l’autre à l’un :

    « fils

    mon fils

    mon — possessif impossible

    est-il à moi ?

    qui est à qui ?    (acquis)

    à lui d’abord

    puisque trouvé/ se trouver/ se rencontrer/ s’accepter

    avec l’obsession du danger                   de passer à côté. »

    L’attente de cet enfant ― un fils ― se fait avec son « éboulis » d’images cavalcantes. « Putto dodu joufflu fessu » et « anges à trompettes ». Mais pour l’arbre. Lequel choisir ? C’est le vent qui décidera et la poète cèdera. « J’écouterai les indices du vent » ; « j’écarterai l’écorce de mes ongles […] et mon fils viendra ».

    La poète-peintre se prépare au devenir mère ; se projette en rêve-mère-à-l’enfant-du-Quattrocento ; travail de longue haleine sur les mots et sur les gestes à venir ; gestation qui se fait dans le presque recueillement, et dans la crainte.

    « celle qui a reçu l’annonce ne parle plus

    traverse le mystère avec la lumière

    elle prépare ses portraits

    sa pose de femme assise

    en représentation du geste de maternité

    avec enfant simulacre sur les genoux

    ses bras presque ouverts

    pourraient lâcher

    laisser tomber… »

    La venue de l’enfant n’est pas simple. Elle s’accompagne d’un lot de sentiments contradictoires — angoisse et joie — extrêmes ; perplexité et innocence, inquiétude et délices. Surviennent aussi les interrogations infinies qui agitent l’âme et déconcertent. Sans réponse. Énigmes impossibles à résoudre. La mère et le fils. Le fils et le père. La mère et l’autre. L’enfant et l’autre mère. Il faut attendre. Prendre patience.

    « que dit-on à un enfant que l’on n’a jamais vu et qui est votre enfant ? »

    « d’où viens-tu dit le père ?                           qui es-tu ? »

    (et lui continue à te regarder de ce regard qui dit tellement

    qu’il se demande ce que tu lui veux).

    Qui est la mère ? La vraie ? La mère originelle ou l’autre ? Celle qui a nourri l’enfant dans son ventre puis l’a abandonné ? Ou celle qui ne l’a pas porté mais l’accueille, gestes menus de la tendresse quotidienne, de l’amour par décision d’amour ; enfant livré dès sa naissance à l’impossible de sa venue au monde et qu’il faut consoler, aider à grandir :

    « qui met au monde ?

    quelle mère ? »

    L’histoire de l’enfant et de sa mère, de ce qui les sépare et les unit, se précise au fil des pages, dans la lenteur, poème après poème. Une histoire bouleversante et une poésie troublante. Faite de mots simples, et d’observation de soi et de l’autre. Souci de comprendre, de partager, d’aimer. La mère adoptive s’ancre dans son rôle de tisseuse inlassable. Travail patient des jours autour du tout-petit, de ses apprentissages, de ses pleurs, de ses jeux. C’est elle qui donne, ses mots et ses regards ; qui cultive pour lui les gestes de l’amour. Elle est mère par décision, décision de transformer la vie de l’enfant, de rendre cette vie plus douce :

    « il est entré seul dans sa vie à travers sang et larmes

    « je serai cette mère pour lui donner à vivre. »

    Et pourtant quelque chose manque, qui fait obstacle et que l’enfant cherche, obscurément ; un manque que la mère ne parvient pas à combler :

    « parce qu’elle a creusé en toi ce manque inguérissable

    elle sera toujours là comme un fantôme te tirant vers le noir

    quel amour faudra-t-il pour te guérir de l’absence originelle ? »

    Attentive au moindre « froissement de ses doigts de ses paupières », la mère doit apprendre, apprendre et accepter cette souffrance ; ce déchirement intime :

    « j’apprends dans ses voix intérieures

    qu’il n’aura jamais assez de noms de mère. »

    L’arbre grandit, nourri par la sève de racines profondes. L’enfant grandit aussi autour du « Nom » qui lui a été donné. Un nom qui le fait naître à sa famille, greffe d’enfant sur tronc solide, à « ligaturer doucement ».

    L’attente se poursuit ; persiste. Au-delà des jours, éducation et croissance. Liée à l’enfant dans son histoire avec sa mère :

    « une mélodie clématite

    s’enroule autour de lui          l’habille

    un baiser sur la joue

    d’où vient-il

    pour devenir mon enfant ?

    c’est le vivant de mon attente. »

    Liée aussi à la recherche du père, tout aussi complexe et douloureuse :

    « recherche de père en lentes remontées de rivières séminales

    chemins en creux en vide raturés

    quel père hissé haut tel fanion

    celui qui revendique l’enfant ?

    celui qui ignore son spasme ?

    quel Père       quel Fils ? »

    Pas après pas, patiemment, dans l’écoute de la mère et de l’enfant, au travers de leurs voix et de leurs échanges, se noue le vrai lien. Celui qui met au monde la mère.

    « il chercha pendant neuf mois

    pour accomplir ma naissance

    […]

    maintenant je suis mère à cœur entier. »

    C’est sur cet aveu de bonheur que se clôt Mère ou l’autre. Une poésie toute de retenue et de tendresse pour une « Mère à l’enfant » bouleversante.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Luce Guilbaud, Mère ou l'autre





    LUCE GUILBAUD


    Luce guilbaud





    ■ Luce Guilbaud
    sur Terres de femmes


    [L’ombre amoureuse] (extrait de Débordé pourpre)
    [Le haut le bas l’envers l’endroit] (extrait de Demain l’instant du large)
    [il y a eu des pluies] (extrait de Nuit l’habitable)
    [Mon enfance] (extrait d’Où la chambre d’enfant)
    [les ombres envahissent] (extrait de Pas encore et déjà)
    [mon père m’offre des animaux] (extrait de Vent de leur nom)
    Danielle Fournier | Luce Guilbaud, Iris (note de lecture d’AP)
    Danielle Fournier | Luce Guilbaud, Iris (extrait)
    Danielle Fournier | Luce Guilbaud [Dis-moi plutôt ce qui nous réunit](autre extrait d’Iris)
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime (chronique de Marie-Hélène Prouteau)
    Luce Guilbaud | Amandine Marembert | Renouée (extraits de Renouées)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Le corps penche




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Luce Guilbaud
    → (sur le site de la Maison des écrivains)
    une fiche bio-bibliographique sur Luce Guibaud
    → (sur YouTube)
    Rencontre avec Luce Guilbaud, peintre et poète de Saint-Benoist-sur-Mer



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  • Paol Keineg, Mauvaises langues

    par Gérard Cartier

    Paol Keineg, Mauvaises langues,
    Obsidiane, 2014. Prix Max Jacob 2015.



    Lecture de Gérard Cartier



    LE DÉSENCHANTEMENT




    Ce Journal de deux années (2010-2012) a d’un carnet l’allure errante, mélange de notations prises sur le vif et de réflexions brèves. Après de longues années outre-Atlantique, Paol Keineg revient sur la terre de son enfance, ce pays de Bretagne « si petit au regard / de l’histoire universelle », dont il a fait une manière de paradigme. Il y constate la disparition quasi totale de la langue (l’une des mauvaises langues du titre) et de la civilisation qu’il a défendues dans sa jeunesse (au sein de l’Union Démocratique Bretonne), engagement si passionné qu’il lui a valu d’être chassé de son poste dans l’enseignement, si bien qu’après divers aléas il s’est résolu à s’exiler.

    Paol Keineg part de la réalité ordinaire, de son quotidien, celui de la cuisine, du jardin ou de la bibliothèque, celui surtout de la campagne bretonne qu’il arpente incessamment, à pied ou à vélo, aussi attentif à la nature et aux bêtes (les oiseaux ! corbeaux, geais, hirondelles… rossignol philomèle… sternes, cormorans…) qu’à la vérité économique et sociale d’aujourd’hui, celle des champs déserts, des vastes usines à cochons et des bancs d’abattoir (« cinq cous coupés à la scie circulaire »). Il écrit « les yeux sur la page, et par-dessus », dans un aller-retour constant entre aujourd’hui, où il vit en immigré, et hier ‒ non à proprement parler pour regretter (encore que : « les vieux morts / appuyés aux murs de pierre / nous contemplent, / arriérés et radieux »), ni même pour donner sens, mais plutôt pour tenter de se réconcilier avec lui-même. Cela ne va pas sans une bonne dose d’amertume :


    […]

    Pour vivre ici

    il faudrait offrir à jamais

    le visage heureux du sot

    à qui on a promis le paradis.

    Est-il moins sot

    d’avoir renoncé à faire descendre

    le paradis sur la terre ?


    Avec presque rien, son visage dans un miroir, des poires tombées et des guêpes, Paol Keineg érige de « petites constructions de hasard », aigres ou mélancoliques, qui s’évadent presque aussitôt du concret. De la confrontation de notre époque avec l’après-guerre (la perte de la langue, l’effacement de la société ancestrale), comme aussi de l’âge avec la jeunesse (le militantisme, l’amour, les illusions), de ces deux silex heurtés, impossible qu’il ne jaillisse pas quelque chose : des éclairs de pensée, des questions sans réponses, des aphorismes (« le maïs partout, pas les soviets »). Une poésie qu’il faut bien dire politique, mais pas une once de rhétorique ‒ la pensée y naît souvent sans relation de causalité flagrante avec la scène qui l’a inspirée. Ni aucun humanisme (« les discours sur l’homme puent » 22) ; du reste, hormis l’auteur lui-même, presque aucun être humain dans ce journal, qui donne l’impression d’un pays abandonné. Sévérité tempérée par un humour constant, le plus souvent grinçant ‒ cette sterne à l’image de l’auteur, « mi-réaliste mi-socialiste »

    On l’aura deviné : ici, aucune glorification de la poésie (« à bas, à bas la poésie »), vécue comme une activité sans doute nécessaire mais aussi banale que celle des paysans qui peinent dans leurs champs ou nourrissent leurs batteries de cochons. La poésie de Paol Keineg ne vise pas à enchanter le monde mais, bien au contraire, à le désenchanter ‒ à nommer les choses dans leur vérité, à les inscrire dans le mouvement historique (« répondre à l’espoir que font naître / Les choses sans importance »). Je ne sais pas si, pour Paol Keineg, Seamus Heaney est une référence qui compte. Certaines pages m’ont fait penser au poète irlandais, non seulement pour la relative parenté de leurs univers (la civilisation de la pomme de terre…) mais aussi pour leur façon de tirer du quotidien de petites leçons qui, dans leur modestie, manifestent l’universel (l’Histoire, la Langue, etc.), telle cette bicyclette renversée dont les rayons semblent parler : « on assiste en direct / à la naissance du langage ».

    C’est, à mon goût, le livre le plus achevé de Paol Keineg, auteur pourtant, récemment, du bel Alabamour (Éditions Les Hauts-Fonds, 2012). Une poésie « simple comme la mort / avec des complications utiles », dont le pouvoir, indéniable, ne tient à aucune sorte de sortilège. Parmi de nombreuses pages qu’on aimerait citer ou donner en exemple ‒ tant ce livre est, en effet, exemplaire ‒ cet hommage à la mère disparue :


    Ma mère voyait clair à la veille

    de sa mort,

    elle avait fait le pari de l’irréalité

    pour gagner sa place au paradis.

    Le cimetière n’est pas le paradis,

    c’est un lieu de passage

    soumis aux contrôles d’identité,

    à la politique des corps.

    Débarrassée du sien

    ma mère ne demande pas la résurrection

    des corps,

    tout à son âme

    qu’elle n’a pas noire

    elle ne demande pas pardon,

    en rêve elle crie au secours.

    À sa droite, je me lave les mains,

    je monte la garde en centurion romain.



    Gérard Cartier
    D.R. Gérard Cartier
    pour Terres de femmes







    Paol Keineg, Mauvaises langues





    PAOL  KEINEG


    Paol Keineg
    Source



    ■ Paol Keineg
    sur Terres de femmes

    [Je ne me suis jamais baigné deux fois dans le même fleuve] (extrait de Mauvaises langues)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de Duke University)
    une notice bio-bibliographique (en anglais) sur Paol Keineg
    → (sur le site du Centre de recherche bretonne et celtique)
    une notice biographique sur Paol Keineg
    → (sur remue.net)
    une recension de Mauvaises langues par Jacques Josse
    → (sur le site de France Culture)
    Paol Keineg dans l’émission Ça rime à quoi





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  • 4 mars 2004 | Mort de Claude Nougaro

    Éphéméride culturelle à rebours


    Le 4 mars 2004 meurt à Paris le compositeur et chanteur toulousain Claude Nougaro.






    Nougaro

    Source






    Dix ans plus tard, l’écrivain et poète Yves Charnet, passionné de chanson et de jazz, ouvre ses « archyves Nougaro ». Rassemblées dans Quatre boules de jazz | Nougasongs.






    QUATRE BOULES DE JAZZ (extrait)



    Je raconte à Rachida, dans un lit très bas, mes adieux avec Clôde. À voix basse ; ma bouche dans ses boucles. Mais je m’égare. Encore une fois, une fois encore. Les élèves de mon séminaire savent. Mon séminaire sur les traces de la peinture moderne. Ça tourne. Van Gogh, Cézanne ; Picasso, Giacometti ; De Staël, Soulages. « Mais quel était exactement le thème du séminaire. Cette année, Monsieur Charnet. » Ça tourne. Concentration, Yves. Avec le recul des années, la rencontre avec Nougaro m’a donc paru pouvoir être interprétée comme un événement. Au sens de Breton dans Nadja. « L’événement dont chacun est en droit d’attendre la révélation du sens de sa propre vie. » Selon l’optique des années profondes. Peut-être que je n’attends plus d’autre changement, à cinquante ans bien trépassés. La révélation plutôt que la révolution. C’était un appel très serein, très apaisé. Ultime coup de fil. Et Dieu sait que ça n’avait pas été son fort. La paix de l’âme ; le calme en dedans. Nougaro m’avait donné rendez-vous en avril. Après la fin de sa chimio. Il viendrait enfin se reposer dans son appartement, quai de Tounis. En avril, à Toulouse. Il viendrait se ressourcer en regardant le fleuve. Depuis son balcon sur la Garonne. Claude m’avait donné ce nouveau rendez-vous. « En avril, Yves, à Toulouse. » Il est mort en mars. À Paris. Personne ne sait. Surtout pas les incurables. J’ai chialé ce dimanche d’hiver, après notre coup de fil. Beaucoup, longtemps. J’en pleure encore. Quelque part, en dedans. Je me raccroche, ce soir, à la toison de Rachida. Sa toison moutonnant jusqu’à l’encolure. On confie tout à certaines femmes. Notre nudité la plus intime, nos secrets les plus infimes. Ça s’appelle l’amour. Marie-Pierre, Rachida. Marie-Pierre est partie en arrachant de mes os toute la chair de ma jeunesse. Plus nu que nu, après. On ne se retrouve pas. Quelqu’un d’autre, toujours ; après les ruptures. Il n’y a rien qui vous altère comme ça. Les deuils, les divorces. Rien qui vous abîme. Si profondurablement. On assiste impuissant aux métamorphoses de son propre personnage. Ce polichinelle provisoire ; ce dérisoire fantoche. On n’en finit pas de se faire démolir. Dans cette chienne de vie. On fait à son miroir cette gueule cabossée. La gueule de ce cabot cassé. Ma mère disait souvent ça. « Cette chienne de vie ». C’est dans une autre chanson. « La Chienne ». C’est dans le dernier album de son vivant. Embarquement immédiat. C’est dans cet album qu’il y a la seule chanson sur sa mère. « Mademoiselle Maman ». Est-ce qu’il se doutait qu’il embarquait pour un voyage sans retour. Claude Nougaro, le 7 septembre 2000. Il y aura bientôt treize ans de la sortie. Treize ans jour pour jour, le dernier album. Elle était déjà à bord. Cette chienne de mort. J’oublie toujours ma mère. Dans la liste des femmes de ma vie. C’est pourtant la première sur mon carnet de bal. Thérèse, ma drôle de fille. On appelait ça comme ça. Une fille-mère. Peut-être que j’écris ce journal à contretemps pour combler un manque. Le manque de notre rendez-vous d’avril. Le deuil fut ponctuel. Au printemps 2004. Ça s’appelle la poésie. Ces rendez-vous avec le manque. Il y a des printemps comme ça. Des trous à la place du temps. On tombe dedans. Comme dans une sorte de petite tombe. On met longtemps pour remonter à la surface. À l’air libre. Il m’aura fallu dix ans. Pour surmonter la mort de mon ami. J’écris ce livre comme un rendez-vous. Rendez-vous avec Nougaro. J’aimais noter ça. Dans mon agenda. C’étaient des jours de fête. Des jours de chance. Il y a cette fusée, quelque part, de Desnos. « La poésie comme un rendez-vous avec la vie. » Ça ferait un beau titre pour ce livre. Rendez-vous avec Nougaro. Il y aurait encore mieux. Le Rendez-vous d’avril. Mais personne ne comprendrait. « Du même auteur ». La liste des titres dirait la vérité. La vérité, quelle vérité. Même l’autofiction est encore une fiction. Surtout l’autofiction.



    Yves Charnet, Quatre boules de jazz | Nougasongs, Alter ego éditions, Collection Jazz Impressions, 2014, pp. 113-114-115.





    Yves Charnet, Quatre boules de jazz





    ■ Yves Charnet
    sur Terres de femmes

    Quatre boules de jazz | Nougasongs (lecture de Michèle Finck)
    Difficile séjour
    14 juillet 1997 | Yves Charnet, Notes fantômes (inédit)
    10 juin 2012 | Yves Charnet, La tristesse durera toujours (extrait)
    La tristesse durera toujours (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site d’Alter Ego éditions)
    la page de l’éditeur sur Quatre boules de jazz | Nougasongs





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  • Bernard Desportes | La pierre la nuit (extrait)


    LA PIERRE LA NUIT



    à Khalil El Ghrib



    […]


    mon pays a sombré / mon pays peut-être / englouti par la mémoire que la nuit recouvre

    les noms tels des arbres un à un abattus / sur la route où je marche tandis que le ciel penche / tandis que le ciel fend la terre / le ciel en feu que mes lèvres ont fendu / la route où je marche emporte mon pas / sur la terre où je ne marche plus

    m’emporte

    la route dressée à flanc de ciel / ouvre la nuit / le vent chasse emporte

    paroles lancées du bord de la route / paroles pierres noires contre la nuit

    mes mots sont des pierres qui éclatent

    contre la paroi du ciel


    mon pays n’existe pas / il est inclus dans la pierre que je tiens dans la main / mon pays est la route sur laquelle je marche / la route où je suis marché


    j’ai jeté la route contre la paroi abrupte de la nuit

    à présent je marche dans les débris d’une mémoire morte

    mes pas ouvrent le ciel

    sur la blanche étendue hostile

    alors


    *


    j’ai lancé des pierres contre

    le glacier

    la foudre

    le vent

    la face noire de la terre

    la face essoufflée du ciel

    la parole interrompue

    l’oubli le froid

    la cendre

    dans ma course / j’ai fendu l’inhabité

    j’ai perdu mon livre

    j’ai perdu le mot de passe le chemin

    entre les ronces les fissures de la terre

    la nuit rejetée colle à mon pied / s’imprime dans la terre

    la terre retournée / sa face noire contre le jour naissant


    l’immobilité apparente du monde retient en son souffle le tumulte de ses bouleversements


    je lance mes pierres dans le soulèvement du jour où vibre mon pas

    où vibre le vent dans mes jambes / entre mes bras tendus / ma bouche fendue / mes lèvres sèches

    où le soleil neuf avale les réminiscences de lendemains


    dans l’infini du jour ouvert par les pierres / les mots éclatés

    lancés par ma main


    sur la route

    dressée à flanc de ciel


    soleil en crachin lumineux, voile de brume à travers la lumière / l’espace d’un instant la vie légère s’enfuit revient, vibre

    autour de moi

    éperdue

    2012-2013




    Bernard Desportes, Irréparable quant à moi | André du Bouchet, Éditions Obsidiane, 2014, pp. 38-39-40.






    Bernard Desportes, Irréparable quant à moi





    BERNARD DESPORTES


    Bernard Desportes




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Mediapart)
    une recension d’Irréparable quant à moi, de Bernard Desportes, par Bernard Demandre (11 décembre 2014) [+ une notice bio-bibliographique]
    → (sur libr-critique)
    un entretien de Bernard Desportes avec Fabrice Thumerel






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  • Paol Keineg | [Je ne me suis jamais baigné deux fois dans le même fleuve]


    Early-morning-fog-on-the-Mississippi-River
    Source







    [JE NE ME SUIS JAMAIS BAIGNÉ DEUX FOIS DANS LE MÊME FLEUVE]



    Je ne me suis jamais baigné deux fois
    dans le même fleuve
    parce qu’il n’y avait pas de fleuve
    et parce que je ne sais pas nager.

    Voici le Styx, voici le Mississippi ―
    pour entreprendre la traversée
    il faut d’abord croire
    à ce qu’on va trouver de l’autre côté.

    On se fait une idée exagérée de la mort ―
    elle obéit à la nécessité ―
    la poésie est simple comme la mort,
    avec des complications utiles.



    Paol Keineg, « Journal de deux années, 75 », Mauvaises langues, Obsidiane, 2014, page 83. Prix Max Jacob 2015.






    Paol Keineg, Mauvaises langues





    PAOL  KEINEG


    Paol Keineg
    Source



    ■ Paol Keineg
    sur Terres de femmes

    Mauvaises langues (lecture de Gérard Cartier)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de Duke University)
    une notice bio-bibliographique (en anglais) sur Paol Keineg
    → (sur le site du Centre de recherche bretonne et celtique)
    une notice biographique sur Paol Keineg
    → (sur remue.net)
    une recension de Mauvaises langues par Jacques Josse
    → (sur le site de France Culture)
    Paol Keineg dans l’émission Ça rime à quoi






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  • Amina Saïd | Du Vieillard de la mer et de la Source de vie



    Je fus témoin de la lutte entre lumières et ténèbres
    Ph., G.AdC







    DU VIEILLARD DE LA MER ET DE LA SOURCE DE VIE
    (extrait)



    je poursuivis jusqu’à l’extrême abîme du monde
    sept nuits durant je vis le soleil disparaître du jour
    sept jours durant je vis s’estomper l’astre de la nuit
    je fus témoin de la lutte entre lumières et ténèbres
    je vis s’évanouir la forme des choses
    sans la lumière des apparences
    mais ne désespérai pas
    puis je vis le nuage noir de la séparation et compris
    nul chemin de lumière ne me conduisit à la source
    et je ne trouvai pas le lieu
    où la source rejoint la source
    je revins au campement au pas lent de ma monture
    ma décision était prise
    avant de redescendre le cours du fleuve
    je divisai l’armée en douze corps puis fis dresser
    douze stèles de pierres hautes comme des tours
    car cette limite ne serait pas dépassée
    nous n’irions pas au-delà



    Amina Saïd, Le Corps noir du soleil, Éditions Rhubarbe, 2014, pp. 70-71. Calligraphie de Hassan Massoudy.






    Aminaa Saïd,  Le Corps noir du soleil




    AMINA SAÏD


    Amina Saïd
    Ph. Michel Durigneux
    Source





    ■ Amina Saïd
    sur Terres de femmes


    alors au pied d’un arbre (extrait de Tombeau pour sept frères)
    amour notre parole (extrait de De décembre à la mer)
    [de ce côté-ci du monde ou de l’autre](extrait de Clairvoyante dans la ville des aveugles)
    Du Vieillard de la mer et de la Source de vie (extrait du Corps noir du soleil)
    [écrire] (extrait de Dernier visage avant le noir)
    enfant moi seule (extrait d’Au présent du monde)
    Jusqu’aux lendemains de la vie (extrait de L’Absence l’inachevé)
    l’élan le souffle le silence (extrait de La Douleur des seuils) [+ une notice bio-bibliographique]
    Les Saisons d’Aden (note de lecture d’AP)
    [si long fut l’exil du jour](extrait de Chronique des matins hantés)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait d’Amina Saïd (+ deux poèmes d’Amina Saïd)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Rhubarbe)
    une page sur Le Corps noir du soleil d’Amina Saïd







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  • Joël Bastard, Chasseur de primes

    par Paul de Brancion

    Joël Bastard, Chasseur de primes, récit,
    Éditions La Passe du Vent, 2014.



    Lecture de Paul de Brancion






    Quelque chose de désabusé dans ce Chasseur de primes de Joël Bastard ! Récit sans concession, mais à cœur ouvert.

    Le poète, homme de lettres, passe une grande partie de sa vie à rechercher des engagements littéraires, résidences, ateliers d’écriture et autres interventions rémunérées pour vivre, puisqu’il a décidé de « faire métier des lettres ».

    « Au bout de la énième résidence […], on finit par se poser la question, mais qu’attend-t-on exactement d’un écrivain ? »

    Et Joël Bastard de se poser la question de ce que lui-même attend de sa propre écriture, puisqu’il est écrivain. La réponse ne vient pas d’elle-même. Elle se fait par le livre qui, lui, ne s’éteint pas comme un ordinateur, mais contient « le bruit, la ville, le travail des jours. » Il y a pour Joël Bastard une évidence du livre qui efface les autres priorités.

    D’abord être un « ouvrier de la langue ». L’écriture mène parfois au roman, le temps d’un ouvrage, mais « la poésie est l’écriture première, celle de l’évidence que l’on ne choisit pas. »

    Le poète est conduit par une sorte de fil d’acier inoxydable qui le pousse sans répit à continuer sa conversation « avec l’esprit du doute ». Clairement, chez Joël Bastard, douter n’est pas baisser les bras. Et même si, certains soirs de découragement, il se lasse ou bien s’agace d’être ce « résident nomade » qui campe dans des lieux au fond indifférents, il reprend sa cuisine instable, son métier sans fin de traversier qui pratique sans répit la « mise à prix de l’immatériel. »

    Cette réflexion est douloureuse en ce qu’elle nous rappelle la dure réalité du monde que beaucoup d’entre nous ont choisi de régler une bonne fois pour toutes en devenant doubles, en travaillant et en écrivant. Regardant de ce fait, avec des yeux envieux, agacés, duplices, les très rares d’entre ceux qui ne font qu’écrire, devenant « chasseurs de primes ».

    Ils ont tout à la fois notre respect envieux, voire jaloux, et notre mépris. Car ils se sont éloignés délibérément du monde du péché originel dans lequel nous nous débattons en argumentant qu’ainsi nous sommes reliés au monde. Nous participons de la vie réelle et autres balivernes. Alors que cela prouve seulement que nous ne réussissons pas à vivre de notre plume, et que nous ne le désirons pas, car ce serait aussi tomber dans cette déchéance que décrit avec courage Joël Bastard : la quête incessante du contrat de résidence. Quête qui porte aussi sur la qualité des disponibilités nécessaires à l’écriture.

    Il n’y a pas de bonne solution. Travailler parallèlement à l’écriture fatigue, perturbe, harasse, fait souffrir, même si cela peut aussi enrichir, dans tous les sens du terme. Ne pas travailler conduit inexorablement à courir le cachet ou à devenir apparatchik salarié de telle ou telle officine littéraire qui finira par vous bouffer le cœur et les neurones.

    Au fond, les seuls à qui la littérature ― de fait ― apporte statut social, pouvoir et salaire, ce sont les organisateurs, les directeurs des officines officielles des lettres, de divers organismes poétiques et des grands festivals, qui finissent par parvenir à se nourrir de nos errances.

    D’aucuns, évidemment, demeurent de véritables serviteurs de la poésie, d’autres finissent par considérer qu’ils ont des droits sur elle, qu’ils peuvent décréter, en leur haute sagacité, ce qui est et ce qui n’est pas valable. Oubliant l’infinie nécessité d’ouverture et de liberté qu’exige le fait poétique, qui ne se suffit jamais à lui-même, et qui ne saurait s’instaurer.

    La poésie est toujours insuffisante. C’est avec un zest de nostalgie et de remords pour les moments perdus à traquer la résidence ou la sollicitation poétique que Joël Bastard met les pieds dans la soupe. Sa façon est juste et lucide. Il continue sa conversation avec l’esprit du doute. Qu’il en soit remercié.



    Paul de Brancion
    D.R. Paul de Brancion
    pour Terres de femmes







    Joël Bastard, Chasseur de primes.jpg 2






    JOËL BASTARD


    Joelbastard





    ■ Joël Bastard
    sur Terres de femmes


    [Assis à côté, à la proue d’un navire] (extrait d’Une cuisine en Bretagne)
    Une cuisine en Bretagne (lecture d’AP)
    Bakofé
    Casaluna
    Le visage de Mah



    ■ Voir aussi ▼

    le blog de Joël Bastard






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  • Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour

    par Isabelle Lévesque

    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour,
    Cheyne éditeur, Collection grise, 2014.
    Préface d’Antoine Wauters.



    Lecture d’Isabelle Lévesque





    Mon sens se givre.





    Tout recommencer : d’un coup refonder l’alphabet.

    Je, d’un accident ou d’amour, au comble, le narrateur sujet sans verbe, contre quel nom a-t-il buté ? Un arbre, une phrase : les substantifs inondent la ligne. Le titre lui-même où se fonde « je » identité bouleversée, virgule en tête : avant la causale ? Les deux noms de l’alternative seront exposés dans le texte comme des équivalents ou le fruit conjoint de la rencontre (chamboule-tout).

    Parenthèse enchantée d’une semaine à Paris au mois d’août ou début d’un amour fort et durable, amour d’acier ou de fonte ?

    Hadrien, le narrateur, sort du travail à 17h30, fait un tour au jardin du Luxembourg et fait la rencontre d’Adèle aux yeux verts assise sur l’une des mythiques chaises vertes (en acier ou aluminium) du parc parisien. Le mythe se concentre sur un prénom, une couleur fondatrice, le vert (le thé bu ensemble l’est lui aussi). La jeune femme lit Sur la plage de Chesil, de Ian McEwan, qui leur donnera une accroche pour les mots de rencontre. La difficulté à se trouver physiquement dans l’amour pour les personnages du romancier anglais contraste avec l’entente immédiate d’Adèle et Hadrien. Amour parfait : sensuel et intellectuel. Goûts philosophiques, littéraires, gastronomiques, œnologiques… Et union physique… Tout est partage : unisson. Promenades dans Paris et discussions le jour, amour la nuit. Hadrien s’absente de son travail, se déclare malade. Mais, le cinquième jour, Adèle doit reprendre le train Gare de l’Est, pour, à 300 km de Paris, retrouver Martin… De son côté, Hadrien a rompu l’histoire routine et « déroute » avec Delphine. Envahi par la pensée d’Adèle et son départ douleur, Hadrien perd le contrôle de sa voiture et percute un arbre. Coup de foudre ou/et choc : la tête sur le volant, grand bruit dedans, son langage se trouble. Les verbes disparaissent de ses phrases.

    Adèle, partout des noms glissent et phrases autres : syntaxe troublée. Hadrien entreprend d’écrire le livre de son amour pour Adèle. Mémoire intacte d’Hadrien.

    Loïc Demey dit avoir eu cette idée en entendant Arthur H chanter le poème d’amour sensuel de Gherasim Luca, Prendre corps, dans lequel les verbes sont remplacés par des noms ou des adjectifs qualificatifs. Mais sa langue dans Je, d’accident ou d’amour invente. Ce qui pourrait n’être qu’un procédé un peu mécanique et lassant, devient, au contraire, une langue souple et sensuelle, humoristique parfois aussi (« Je m’acier »). Forme inattendue pour une rencontre unique.

    Parfois le nom sonne comme un verbe et produit un curieux effet polysémique : « Mon sens se givre », « Je me lit, je me draps et les rideaux tirés ». Les mots glissent, refondent, se substituent à d’autres. Les expressions toutes faites se reconstruisent autrement. Pas assise en tailleur : « Hier soir encore, ici-même, assise en couturier après l’amour et bouteilles de vin blanc tiède. » Tout ce que fait Adèle entre en langue nouvelle traduisant son exception. Déroge à la règle Adèle (unique !). Des mots disparaissent, simplement, établissant le nouvel ordre syntaxique et temporel de l’ère Adèle : « Elle se saphir dans le regard, paupières précieuses et clignements. / Je la lèvres. Enfin. » Un nom en remplace un autre : « Plus rien d’importance depuis cette fille sur une chaise verte du jardin du Luxembourg, voiliers miniatures et lecture de poche. » (lecture/livre) Langue bouleversée pour dire le bouleversement de la vie depuis la rencontre.

    Jours heureux dans Paris. L’éditeur nous apprend que l’auteur vit en Lorraine, à Hagondange, qui pourrait bien être aussi la ville où habite Adèle. Région de la sidérurgie, le métal est le matériau du texte : ainsi les amoureux en bateau-mouche admirent le Pont-au-Double, constitué d’une arche en fonte avec des entretoises d’acier, couvert de cadenas, comme la passerelle du Pont des Arts, mêlant les signes anonymes des amoureux qui passent là et veulent laisser une trace. Autrement nommé Pont des amoureux, pour Adèle et Hadrien… Le moment de la séparation est particulièrement sidérurgique : « Un enlacement, un dernier contact. Un ultime baiser. Elle se fauteuil, je m’acier. Elle se fusion, s’effusion. Je me sidérurgie, me sidération. On se laminoir et anéantissement. » Volcanique assise, ébullition syntaxique mimétique de la fusion organique et du coup de foudre.

    Initier les lettres. Adèle. Point zéro, voyelle origine. Or Adrien a dérapé : -h- incidemment vient débuter le nom. Patronyme, non. Adam et Eve, on est là. Tout commence : on va dire comment ? 1. Chaque fragment numéroté, de 1 à 16, enclenche. Un acte, une page du scénario, une scène ou le pitch. Adèle a envahi la trame : pratique, le –a– amorce et son nom prolifère en tête, en livre :

    « Elle m’obsession. »

    Le lexique dénote sa présence par son nom (appel, rechute, envahissement). Tout semble actualisé : « [h]ier soir encore, ici même », simultanément, partout, toujours Adèle. L’éternité dans le présent des pensées rassemblées. Dit l’excès, la redondance « depuis cette fille sur une chaise verte du jardin du Luxembourg ». Point zéro passé par. Met Delphine au placard et les mots derrière où se bousculent les idées. Verbes absents (décimés) restés dans pensée logique — or Adèle. Un autre temps. Conjugaisons devenues encombrantes. Ralentisseurs. Les verbes ont vécu :

    « Mon langage se confusion ».

    Les pronoms, excès, sujet-objet, les deux. La mesure, c’est elle. Où ? Si loin. Repart d’où elle vient (300 kilomètres) et le narrateur en désordre loupe un virage, la syntaxe, se cogne et rien de possible.

    Or cet ébranlement, hébétude d’un nom totem sur les lèvres, trouble la diction qui se calque sur le ressenti limité à elle (Adèle), soumis à une incapacité prédictive. Des noms seuls, juxtaposés, phrases courtes et aléatoire passionnel : « désordre », « confusion », « amour », « au revoir », « cadeau d’un baiser ». En lieu et place du verbe, des noms entiers sans la dispersion passé/présent/futur des temps de conjugaison. En apnée, la syntaxe :

    « Je dérapage. Un arbre. Ma tête se coup dans le volant […]. Depuis ma pensée se confusion et mon langage se désordre. »

    Au dérapage de perdre, l’oiseau s’envole, Adèle sur le quai repart et boum ! La langue de stupeur avale les verbes incapables. Tout se substantive — verbes de l’ordre de la vie rangée disparus. Alchimie, Adèle est passée :

    « Mégot dans le cendrier lorsque sonnerie du téléphone. Cinquième appel, patiemment et nerveux. Nouveau, long temps du message. Delphine se colère et se plaintes.

    Mais Adèle, rien qu’Adèle. »

    Et Delphine ? Stop.

    Horizon sémantique et seul horizon d’un nom qui occupe l’espace, le nouvel espace (le cœur). Autour, rien : une périphérie ordonnée et vide, « [e]n cause d’Adèle ? ». Monde soumis à la rencontre : lettres de l’alphabet de son nom d’où tout dater. « Jour premier » sans elle, temps caduc. Comme un enfant revenu à une pulsion immédiate et accaparante : c’est pourquoi cela gagne la langue. Rien n’échappe, la grammaire subit l’accident d’Adèle (l’enchantement).

    Son apparition déclenche les mots-lumière :

    « Elle me soleil et m’étoiles, je me des astres à venir. »

    Dialogue limité, centré sur l’essentiel à dire :

    « Hadrien.

    — Adèle. »

    Pas plus. Jour premier encore, ils se retrouvent et corps :

    « Mais nous, ici et uniquement. »

    Le passé dit brièvement n’a pas la force :

    « Je l’affection aussi Delphine. Mais, depuis quelques mensualités, nos sentiments se pâles et se fades. Le rouge se rose et le blanc se boue. »

    Pas debout, le passé se range derrière. Quand Adèle prend le pas, des groupes nominaux (classiques) étayent le texte – ou le sapent :

    « Une déclaration, une dernière phrase. Un ultime mot. »

    Avant le départ d’Adèle : la syntaxe classique existait mais depuis que le wagon s’est éloigné, tout se nominalise. Le nom, au cœur de la phrase, semble un verbe absolu, non modalisé, non conjugué. Noyau absolu du sens. Comme si deux époques, l’avant / l’après Adèle, avaient été culbutées en fossé. Mort du conjugué qui borne et limite. Éternité de maintenant gagnée. Mythe fondé.

    Pour finir, les verbes d’Adèle dans une lettre, restitués à l’infinitif absolu des promesses. Et là, miracle, la structuration syntaxique du dernier fragment, le 16 (« J’ai reçu, ce matin, d’Adèle une lettre. »), de nouveau vacille :

    « Car je, d’un accident et d’amour. »



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes





    __________________________________
    1. L’épigraphe du livre dit : « Au commencement était le Verbe (…)». / Évangile selon Jean.





    Demey002







    LOÏC DEMEY




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur lasemaine.fr)
    une page sur Loïc Demey




    ■ Autres notes de lecture (53) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Jean-Pierre Chambon, Tout venant

    par Sylvie Fabre G.

    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    éditions Héros-Limite, 2014.



    Lecture de Sylvie Fabre G.


    Le désir de l’envol
    Ph., G.AdC







    « …s’élancer en confiance
    dans l’air
    qui porte la lumière et les voix »




    Le monde est toujours cet insaisissable que nous tentons de déchiffrer par l’aiguisement de tous les sens, la force de la pensée et de l’imagination, le don du langage, mais nous savons que nous ne parviendrons qu’à en avoir une connaissance limitée et que le secret qu’il contient nous demeurera en partie scellé comme nous est en partie scellé celui des vivants et des morts qui l’habitent. Quelle parole alors peut s’exercer à éclaircir l’opacité ou « à creuser encore dans l’obscur », tout en espérant parler « une langue transparente… / qui nous ferait traverser le miroir / et dirait enfin le secret des choses » et « le mystère des êtres » ? Peut-être celle du poète dont « le projet prodigieux », écrit Jean-Pierre Chambon, est « à partir de l’inaliénable singulier / éveiller des voix inouïes / qui donneront pouvoir / de parler au pluriel ». Et c’est bien ce que lui-même réussit dans son dernier recueil, Tout venant, paru à l’automne 2014 aux éditions Héros-Limite.

    En une suite de poèmes courts, étonnamment profonds dans leur légèreté, le poète nous offre des instants de vie comme arrachés à la cécité ou à l’indifférence habituelle, bribes emmêlées de quotidien et de rêve, effleurements sensibles et verbaux de choses, de bêtes et de gens dont les gestes, les pensées et les sentiments, comme dérobés à la fuite du temps, sont rendus à une lumière. Nous invitant ainsi à ouvrir avec lui les yeux et les mots sur la réalité et ce qui la peuple, il nous en fait saisir finement les éclats précieux et éphémères, à travers par exemple l’évocation d’un arbre au printemps : « Le vieux cerisier au fond du jardin / a atteint aujourd’hui même / le degré extrême de la blancheur / attestant à nouveau l’oracle / énoncé par l’ermite zen Ryôkan / le monde / est devenu / un cerisier en fleurs », ou encore celle, récurrente et identificatrice dans sa poésie, d’un oiseau, le corbeau qui « soudain / apostrophe l’univers de sa voix gutturale / puis » qui « s’envole » et que « le ciel efface » pour enfin laisser place au « silence » qui « résorbe la plaie du temps ». Le regard de Jean-Pierre Chambon sur les règnes minéral, végétal, animal ou humain est d’abord attentif, souvent interrogatif mais toujours humble. Il attrape ensemble leur beauté rayonnante et leur obscurité, leurs fragilités et leurs souffrances. Passant, il ne prétend pas à l’interprétation définitive, il contemple surtout et écrit, espérant que le poème qui est « chance et patience » lèvera un voile, nous fera accéder à l’essentiel, car au cœur de sa toile n’a-t-il pas le pouvoir de retenir « ce qui viendra s’y prendre » et de tisser « le frêle réseau » qui nous réunit dans « la pénombre et le vent » ? Le peuplier qui époussète ses chaussures « du plumeau de son ombre », la femme dans la cuisine qui « renifle ses larmes en épluchant ses oignons / aux luisances de cuivre », l’homme que l’ambulance emporte dans le noir et qui « regarde défiler / les lumières de la ville », le poète ne nous donne pas les clefs de leur bienveillance, de leur chagrin ou de leur solitude mais il les capte avec humour ou compassion pour nous tendre un miroir et nous faire ressentir combien nous leur ressemblons, comme eux égarés « dans la forêt obscure » et pourtant avides de « miettes de lumière », de joie et de lien.

    Circulation entre le dehors et le dedans, surgissement, flottement, effacement, intermittences du jour et de la nuit, la vision émerveillée et mélancolique de la vie que nous livre Jean-Pierre Chambon dans ce recueil, si elle est concrète en son enracinement terrestre, n’en souligne pas moins combien nous ne sommes jamais entièrement au monde mais toujours un peu « à l’orée », au seuil du vécu et du rêvé, aux frontières de la vie et de la mort. La quête du poète prend le chemin du vagabondage, du Tout venant. Son errance est celle des situations, des pensées, des sentiments. L’incertitude des réponses, le désir de l’envol, le savoir de l’intervalle le traversent de part en part. Les petites lucioles, témoignant des présences, sont « dans la vacillation ». Celui qui les consigne, avant qu’elles ne s’éteignent, est un « poète fantôme », un exilé, un dormeur éveillé et ses pages, tout comme nos corps, sont voués « à la dispersion et à la poussière ». Il est significatif d’ailleurs que les thèmes du train et de la montagne, lieux de transformation permanente, comme celui des variations atmosphériques, soient très fréquents dans les poèmes. « Le monde extérieur / rincé à grande eau », au soleil ou « à la lueur de la lune » conserve ses glissements, ses étrangetés et ses métamorphoses, nos âmes aussi. Les vers nous amènent de par leur rythme et la puissance des synesthésies, de par le jeu des contiguïtés et des juxtapositions vers un mélange des temps, des espaces et des éléments : « Entrevue comme derrière la vitre / d’un aquarium / d’une grotte sous-marine / une grappe de visages / au teint verdâtre / quasi cadavérique / baigne dans la lueur gluante / d’un téléviseur ». Le réel ainsi décrit a bien des aspects inquiétants, le chien prend « un faciès de poisson », le pigeon se fait « moitié oiseau moitié enfant » et la mère pour l’enfant est « réduite par la fièvre / à des proportions lilliputiennes ». Jean-Pierre Chambon n’hésite pas à parler de « mondes parallèles » au cœur du nôtre ni à longer « la frontière de l’inexistence » quand « engagé épaule contre épaule avec la paroi » il « regarde le vide sans le voir ». Certains poèmes croisent des figures spectrales telles « des sapins encapuchonnées d’ombre […] en une lente procession pénitentielle » ou « un infirmier flottant dans un kimono phosphorescent / de samouraï » qui tire « par les cheveux la tête ravinée / brûlante / d’Antonin Artaud / dont les lèvres continuaient à vociférer / des litanies d’imprécations ». Vivants et morts font partie d’une « chaîne immatérielle » que la mémoire, le songe et la poésie rendent soudain palpable.

    Les 204 poèmes constituent pour moi une sorte de bréviaire où chacun peut trouver une nourriture sensible et méditative différente au fil des lectures et des jours. Le format du livre, et même l’illustration et la couleur de la couverture, qui jouent symboliquement sur la clôture et sur la ligne de fuite, sur le vide et sur le plein, nous y convient. Le glisser dans une poche, le poser sur un meuble, l’oublier et à un moment l’ouvrir ne peut manquer d’éclaircir notre quotidien. Car la parole de vie qui s’y entend prend en charge, je l’ai dit, l’amour et la douleur du monde, la conscience d’un mystère qui englobe tout. Elle est écrite à échelle d’hommes, d’animaux, d’éléments et de choses dont elle tente de rendre la diversité, voix et actes, bruits et couleurs. L’auteur n’oublie rien des limites de la langue, ni des injustices, des violences et de la finitude qu’elle ne peut guérir. Dans les poèmes, sous « le masque des mots », se rencontrent pourtant le mendiant, la victime des guerres, le malade et le mort, tout comme les vivants plus heureux ou plus nantis du présent ou du passé. La poésie de Jean-Pierre Chambon ne prétend à nul message, mais elle fait du bien au lecteur par son attention à tout ce qui existe. En tressant la beauté de la nature et celle de l’art comme dans les tableaux de Bonnard évoqués dans un des premiers poèmes, elle nous rappelle le merci.

    Car le monde ne tient peut-être que par ces gestes qui sauvent, et comme « une femme tend le secours d’une brindille / à un papillon empêtré / dans le reflet des nuages », le poète nous tend le secours de ses mots pour nous rendre à nous-mêmes, à « la matière / flottante de nos vies imparfaites » et pourtant uniques, à leur vérité de pauvreté et de grandeur, « nœud du grand mystère » sur lequel se referme Tout venant.


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.






    Jean-Pierre Chambon, Tout venant, Héros-Limite, 2014.





    JEAN-PIERRE CHAMBON


    Jean-Pierre Chambon  en vignette
    Source




    ■ Jean-Pierre Chambon
    sur Terres de femmes


    [À partir de l’inaliénable singulier] (extrait de Tout venant)
    Des lecteurs (extrait)
    Des lecteurs (lecture d’AP)
    L’Écorce terrestre (lecture de Cécile A. Holdban)
    L’Écorce terrestre (lecture d’AP)
    [Je touche le grain du silence] (extrait de L’Écorce terrestre)
    [Fleurs dans la fleur]
    Noir de mouches (extrait)
    Détour par la Chine intérieure (poème extrait du Petit Livre amer)
    Le Petit Livre amer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Fragments d’un règne (poème extrait du Roi errant)
    [Sur le papier la lumière](extrait de Sur un poème d’André du Bouchet)
    Un écart de conscience, II (extrait)
    Zélia (lecture d’Isabelle Lévesque)
    L’invention de l’écriture (extrait de Zélia)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (extraits)
    Jean-Pierre Chambon | Marc Negri, Fleuve sans bords (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Images de la poésie)
    une lecture de Tout venant par Laurent Albarracin
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    une bio-bibliographie de Jean-Pierre Chambon




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Pierre Dhainaut, Après
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Pierre Péju, L’État du ciel
    Pierre Péju, L’Œil de la nuit
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)





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  • Christine Spianti, Soleil sur fond bleu

    par Angèle Paoli

    Christine Spianti, Soleil sur fond bleu
    Éditions Maurice Nadeau, 2014.




    Lecture d’Angèle Paoli


    « C’EST LA LUMIÈRE QUI VA DE LA TERRE VERS LE CIEL »



    Énigmatique au premier abord, Soleil sur fond bleu de Christine Spianti est un livre qui s’avère très vite passionnant. C’est sans doute à l’auteur que l’on doit le choix de la première de couverture — un tableau de Paul Klee (Vor dem Blitz, Avant l’éclair, 1923) dans lequel signes et couleurs (gouache, aquarelle et plume sur carton) entretiennent un étrange et vigoureux dialogue. L’écriture de Christine Spianti, elle-même riche en signes disséminés dans la trame serrée de l’ouvrage, élabore pareillement une constellation poétique savante qui conduit la pensée dans une interrogation incessante au cœur de la couleur/au cœur de la douleur.

    Quels liens courent en filigrane d’un chapitre à l’autre (il y en a neuf) entre les différentes digressions-compositions qui nourrissent le récit ? Quels îlots émergent entre les pages à travers les dialogues ou à partir des récurrences qui rythment la réflexion ? Quels échos se répondent de loin en loin à travers des textes aussi différents que des ébauches de dialogues ou de fables, un récit de voyage et une « enquête » sur les fusillés du Mont-Valérien, une toile de Rembrandt et un tableau de Braque, une photo de Francesca Woodman et un collage d’André Breton ? Ou encore entre Braque, Pasolini, Klee, Giotto, Miró ?… Christine Spianti possède seule les clés de ces collages dont elle dissémine les pièces au gré de sa pensée, elle qui associe, dans l’espace singulier de son livre, images et textes, créant entre ces différents « éléments », des rapports inattendus susceptibles de susciter le questionnement tout en maintenant l’esprit en éveil.

    Dans ce curieux assemblage, chaque objet — image et texte — existe à la fois pour lui-même et peut être considéré en tant que tel, mais aussi dans le rapport qu’il tisse avec sa mise en espace et son jeu avec le propos. De sorte qu’un va-et-vient incessant s’instaure, nourri par une série d’interrogations qui accompagnent la lecture en même temps que l’image. De sorte aussi que le lecteur poursuit son enquête dans l’intime de l’auteur, au cœur des passions qui l’animent et d’où naît la propre passion du lecteur.

    De l’amour, de l’ortie et de la pomme, des nuages et des autres couleurs de la joie. Tel est le titre second de Soleil sur fond bleu. Au titre très pictural de l’ouvrage — conforté par l’image de la première de couverture — répond le sous-titre qui en élargit le domaine. À la dominante du jaune (soleil) et du bleu (fond) se substitue une thématique riche qui associe concret et abstrait. L’intitulé lui-même de ce sous-titre — « De l’amour, de l’ortie… » — semble privilégier la forme littéraire de l’essai. L’ensemble énumératif est associé aux « couleurs », lesquelles sont reliées à la « joie ». Cette association couleur/joie est confirmée par l’exergue, emprunté au philosophe Gilles Deleuze : « Je conquiers si peu que ce soit un morceau de couleur, j’entre un peu dans la couleur. Tu te rends compte la joie que ça peut être, la joie… » (Abécédaire, 1988).

    Couleur et joie, auxquels viennent se greffer l’amour l’ortie la pomme et les nuages, constituent la ligne d’horizon de cet ouvrage. Une ligne qu’inaugure le voyage à travers tout ce qui touche à l’essentiel de la « méditation » de Christine Spianti sur son chemin de vie. Ainsi, dès le chapitre d’ouverture, Christine Spianti écrit-elle :

    « Comme je tiens à la vie.

    C’est terrible et bon de tenir à ce fil léger, il ferait à peine un horizon, tel celui que je vois dans le pare-brise en traversant la Beauce, quand le ciel est à son amplitude maximum, les champs de blé ondoyants, et parfaite la majesté des éoliennes toutes dorées dans le matin. »

    Les premières touches de couleur de Soleil sur fond bleu prennent donc naissance dans le paysage traversé avant d’atteindre l’Italie, « une ligne de climat d’un certain bleu lavande qui fait plaisir ». On s’attendrait à ce que la première image de l’ouvrage — une photo en noir et blanc — réponde à ces notations visuelles. Or la photo d’Alexandre Rodtchenko — Jour d’été 1929 —, surprend. On y voit deux personnes, un homme une femme, marchant en sens inverse sur une route, en bordure d’un canal ou d’un fleuve. Mystérieuse, la photo ne livre d’autre message que celui, immédiatement perceptible, de deux solitaires qui se tournent le dos et qui s’en vont, chacun de leur côté, dans la marche d’un jour d’été. Comment cette photo s’articule-t-elle avec le dialogue téléphonique de la conductrice qui traverse la Beauce et l’interlocuteur qu’elle s’apprête à rejoindre dans un village de montagne en Italie ? Rien dans le texte ni dans l’image ne permet de le dire. Incertitude de l’objet ? Incertitude du propos ? Il faut avancer plus avant dans la pensée de l’auteur pour faire la lumière sur ces écarts et pour les comprendre. « Il se trame quelque chose dans le noir », écrit-elle un peu plus loin, dans le magnifique texte-essai que lui a inspiré La Fiancée juive de Rembrandt. Et Christine Spianti d’ajouter :

    « Celui-là seul qui fabrique un tapis sait le motif qu’il a conçu. »

    Ainsi en est-il aussi de l’écrivain qui compose son ouvrage, agence les différents matériaux dont il dispose de manière à former un ensemble complexe et singulier dont lui seul possède le secret.

    La première allusion explicite à la peinture est celle que Christine Spianti fait à Joan Mirò. Un trait blanc sur fond bleu, daté de 1925. L’irruption de ce trait dans la pensée de l’auteur, pensée cartésienne mais néanmoins mouvante, émouvante et subtile, « ouvre l’infini à tous les vents… ». Lignes d’écriture/lignes de rêves. Des correspondances s’établissent entre paysages et peinture, qui guident l’auteur dans sa traversée de la couleur. Comment se fait la soudure entre les différents morceaux qui composent ces collages ? Une « mince ligne » qui sépare et qui ralentit la lecture, oblige à franchir d’autres espaces pour trouver une réponse. Ainsi Christine Spianti conduit-elle son écriture en juxtaposant « des mondes côte à côte » ; en proposant, à la manière de Leonardo, « des parties autonomes de contenu identique. » « C’est [dit-elle] la composition qui ordonne l’intervalle entre chaque domaine. » Ainsi de la Beauce, « soleil et blé », « champs de colza  », et de Juan Miró : Oiseau éveillé par le cri de l’azur s’envolant sur la plaine qui respire, 1968. Rêveries éveillées qui passent sans transition apparente du paysage capté par l’œil aux réflexions vagabondes qu’il suscite.

    Le chapitre le plus énigmatique (à première lecture) de l’ouvrage est peut-être le deuxième. Il constitue cependant la « première étape » d’un cheminement (qui en comporte quatre), dans lequel se croisent et interfèrent, au cœur de la fable de la « Déesse cartésienne », quatre noms d’artistes d’époques et de sensibilités différentes : Woodman (photo) / Franceschini (peintre du XVIIe)/Penone (photos)/Breton (collage). L’un des points d’accroche qui réunit ces éléments apparemment disparates est celui du reflet (eau/flaque/miroir) — depuis la photo de Francesca Woodman, Self reflection, 1975-1979, jusqu’au Puits enchanté de Breton, collage de 1931, en passant par Rovesciare i propri occhi / Renverser ses yeux, lentilles de contact miroirs, 1970 de Giuseppe Penone ou en revenant, comme dans une piste de jeu de l’oie, à l’Allégorie de Baldassare Franceschini : La Vérité illuminant l’humaine cécité, 1650. Le regard joue un rôle important dans la mise en perspective de ces œuvres. Tandis que, dans le récit de la fable, la nudité de Diane, surprise au moment de son bain par le regard d’Actéon, renvoie à la nudité de Francesca Woodman qui offre celle de son corps à notre regard en même temps qu’au miroir dans lequel se reflète le chaos de son monde intérieur ; le regard est happé l’instant suivant par le collage d’André Breton dans lequel une jeune femme, buste tendu par une énergie indéfinissable (danger ? désir ?) semble émerger d’un encadrement, fenêtre ou toile.

    On ne peut s’attendre à une analyse explicite de ces assemblages. Car « tout bavardage, toute anecdote rabaisse, toute publicité dégrade ». Mais la narratrice d’ajouter :

    « Ce qu’elle exige, Diane, c’est que seul un regard sacré, un regard d’amour, se pose sur la nudité, et silence ! » C’était peut-être aussi ce désir-là que poursuivait sans relâche et sans jamais l’atteindre, la très talentueuse photographe américaine Christina Woodman, qui se suicida, à l’âge de 22 ans, le 19 janvier 1981. Œil miroir déformant — qui ne donne à voir que ce qu’il veut — le regard n’est-il pas ce capteur d’images qui déjoue notre attente brouille nos perceptions invente notre désir ?

    « J’écris en face de moi, mais parfois j’envisage au lieu de voir ce qui est sous mes yeux », confie Christine Spianti au début de ce même chapitre.

    Dans un essai remarquable qui allie peinture musique et réflexion sur les fiançailles, la seconde étape, essentiellement consacrée à La Fiancée juive (1666) de Rembrandt, l’est aussi à Anna-Magdalena Bach et à Georges Braque. « Représentation des fiançailles — Rembrandt, Braque » est un véritable hymne à l’amour. Un chant exaltant, dont l’intensité passe par la déclinaison des rouges pour La Fiancée juive, par « les vibrations harmoniques » d’un orgue pour Anna-Magdalena (Bach) et par la Résurrection de l’oiseau (1958) de Georges Braque.

    « Au tablier de la jupe aussi, frémit le rouge cardinal. Il est l’ardent, le flamboyant. Et elle se pose un peu là, la Fiancée. C’est elle qui a choisi le rouge de sa robe, elle le trouve éloquent, c’est le rouge de la persuasion. Rutilant. Parfois, elle lui préfère la garance, le vermillon, le carmin ou l’amarante, cette fleur que le peuple nomme aussi fleur d’amour ou immortelle… »

    Sans transition autre qu’une ligne de blanc, l’auteure nous transporte ailleurs, dans le monde de la musique.

    « Hiver 1720. Église Sainte-Catherine à Hambourg. Anna-Magdalena écoute l’orgue. »

    C’est par la puissance de « la musique temporelle » d’une cantate — « Je suis comblé » — qu’Anna-Magdalena fait la rencontre de Jean-Sébastien Bach. C’est par la complétude de leur passion que se fait le lien avec la lithographie de Georges Braque, Résurrection de l’oiseau  :

    « Elle est lui-même, il est son ombre à elle, comme l’oiseau de Braque, chacun prend vie en une seule résurrection. »

    Grâce au chant de l’orgue et à son amour, Anna-Magdalena peut désormais affronter toute la souffrance du monde :

    « Au milieu des pleurs, des cris, des choses abominables et autres piailleries des souris du temps, jambes nues dans les orties du monde, contusions et plaies à vif ni pansées ni cicatrisées, tout le grand brûlé de la douleur qui fait se détourner la tête vers le mur, à travers tout le bruit j’écoute ton chant. »

    La douleur fait ici sa première apparition, préparant le lecteur à L’Enquête — « quête de vérité » qui conduit Christine Spianti dans La Clairière des fusillés du Mont-Valérien.

    Quant au rouge, il cristallise l’amour de la « Fiancée juive » pour son fiancé. Rouge somptueux de sa robe, carnation délicate de sa peau qui se teinte d’un incarnat subtil, dès que la jeune fille prend la parole :

    « Du rouge affleure à sa joue, aussi le long de sa nuque, à la base du cou dans le creux d’os du milieu, sur la gorge et le haut des seins, une petite quantité de pudeur couleur pomme d’api pour peindre l’heureuse surprise de vivre. »

    De cet hymne à l’amour, Christine Spianti tire une leçon :

    « la vraie joie n’a pas d’éclat au dehors, elle bulle à l’intérieur. »

    Ainsi en est-il d’Anna-Magdalena Bach, de la « Fiancée juive » et sans doute aussi de Georges Braque dont on croise un peu plus loin l’oiseau de L’Envol (lithographie de 1960), « qui ne se distingue qu’à peine d’un reflet sur la vague. »

    Liens lisières littoral sont pour Christine Spianti autant de points de suture, de rencontre et de réconciliation d’un monde dans l’autre / d’un monde avec l’autre. « Lignes d’impact ». Chercher les extensions cachées fait partie intégrante de la pensée esthétique de Christine Spianti, et sans doute aussi de son projet d’écriture. Et c’est Georges Braque, dans la troisième étape de l’ouvrage, qui nous offre du monde, la métaphore la plus magique et la plus aboutie :

    « C’est ainsi que le bleu de Georges Braque est marin-végétal. Il plante des oiseaux dans le ciel, du ciel sur la terre, des îles dans les ailes, des arbres sur les algues et ainsi de suite, chacun est une extension de l’autre. Tel ce qui aime. »

    Ou encore, quelques pages plus loin, cet hommage discret au grand peintre de Varengeville :

    « C’est ainsi que Braque agrandit les yeux, il fait l’alliance de la toile à la pierre et de la terre à l’intenable, des réalités de l’infiniment petite émotion jusqu’aux bords du monde, du pictural au littoral. Tout contre. »

    Agrandir les yeux, rendre le monde extensible, comme le fait Paul Klee avec Senecio (1922), trouver les « lignes d’impact » qui mettent en présence les « éléments » les plus inattendus, les réalités les plus éloignées, réconcilier les inconciliables, autant d’attitudes qui contribuent à créer des synergies (Mario Merz/Giorgione/Joseph Beuys/Georges de La Tour). Chacune de ces attitudes relève, chez Christine Spianti, du même désir que celui d’aimer « tout ce qui concourt à l’égalité ». La pierre et l’ortie, « l’égaré, le perdu » sont objets d’amour tout comme La Flotte de l’Égalité, 2008, de Thomas Hirshhorn. Ou « L’or de l’égalité entre jonquilles et genêts, le seul bien… »

    Il faudrait encore évoquer la question de l’énigme. Dont Pic de la Mirandole et Giorgione, tous deux du même siècle, détiennent la palme. Le premier avec ses neuf cents thèses qui « visaient semble-t-il à concilier philosophie et théologie, AU NOM DE LA DIGNITÉ DE L’HOMME disait-il ». Le second avec La Tempête (appelée aussi L’Orage, 1507) : « merveilleuse énigme » non résolue, « invention prolifique, véritable machine à légendaire. »

    De Giorgione qui « aimait follement les signes », Christine Spianti, se glissant dans les interstices laissés vacants par la biographie du peintre, imagine un « amour fou » et fait de La Tempête un dialogue crypté entre les amants.

    « Une étendue de temps où les lignes s’entremêlent sans se dissoudre, l’intemporel mythique, l’éternel de la nature, le mortel, où l’instant de l’éclair côtoie l’instantané des sangs échangés… »

    Ainsi, en inscrivant sa Tempête dans un réseau de signes indéchiffrables, Giorgione ante-t-il son paysage « dans une durée éternelle ». Il rejoint par là le vœu de Mario Merz dont l’inscription lumineuse du mur de lierre de la collection Peggy Guggenheim (1982-89, Venise) énonce : « se la forma scompare la sua radice è eterna » / « si la forme disparaît, sa racine est éternelle. »

    « Le signe est une fracture qui ne s’ouvre jamais que sur le visage d’un autre signe », écrit Roland Barthes dans L’Empire des signes. Dans le sillage du grand sémiologue, Christine Spianti invite le lecteur à interroger chaque morceau du puzzle pour en savourer toute l’énigmatique force. Ainsi en est-il de la clairière de La Tempête où Giorgione « dépose nue la philosophie » comme de La Clairière qui résonne encore du cri des condamnés du Mont-Valérien. Elle « est le champ où peut se déployer le poème. » Parce que « le cri enracine et germe à l’infini ». Parce que « la mémoire du cri des fusillés, c’est la lumière qui va de la terre vers le ciel. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Christine Spianti





    CHRISTINE  SPIANTI





    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de France Culture)
    plusieurs émissions sur/autour de Christine Spianti





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