Étiquette : 2014


  • Emmanuel Merle, Le Chien de Goya

    par Angèle Paoli

    Emmanuel Merle, Le Chien de Goya,
    Éditions Encre et lumière,
    30260 Cannes-et-Clairan, 2014.




    Lecture d’Angèle Paoli


    Le Chien de Goya
    Source






    « LA COULEUR SE FAIT ENTENDRE… SOUS L’ARCHET »




    « la couleur se fait entendre

    un chien, aussi bien une âme

    sous l’archet. »

    Lumière du jaune tirant sur l’orangé, noir de l’encre étirant sa vague sur la première et la quatrième de couverture, les Éditions Encre et lumière ont choisi une gamme de couleurs en harmonie avec celle de l’énigmatique peinture de l’artiste espagnol Francisco de Goya, Un chien  : à l’intérieur du recueil d’Emmanuel Merle — Le Chien de Goya —, les poèmes s’insèrent dans un nuancier chromatique où alternent jaunes, bruns et ocres mouchetés. Parfois, la vague noire envahit le bas de la page, sur le fil du massicot. Le poète a choisi, pour réaliser ce recueil, un artisan imprimeur typographe. L’éditeur Jean-Claude Bernard. L’ouvrage est d’emblée perçu comme un livre d’artiste (« cahiers cousus manuellement par Anette ») que l’on prend un réel plaisir à tenir entre les mains, à feuilleter dans son mystère, comme le font les enfants d’un livre d’images. « Curiosité » aussi à interroger le livre, comme le poète interroge la peinture de Goya, et comme, à son tour, nous interroge la célèbre toile du maître espagnol. Interrogations en miroir. Mises en abyme et croisée des regards.

    Comment, derrière le poète et après lui, mettre des mots sur Le Chien de Goya ? Quels mots par-dessus les mots d’Emmanuel Merle ? Mots-palimpsestes en surimpression sur les mots qu’a inspirés au poète l’émergence interrogative de la tête du chien de Goya, au-dessus de la césure ondulatoire qui sépare la surface brune inférieure de la toile du grand pan supérieur de muraille jaune  ; traces de couleurs du Chien de la « Maison du Sourd ».

    Emmanuel Merle semble s’être insinué dans les interstices de la peinture, soucieux de lui faire rendre parole. Sans doute le cri suspendu du « Chien » de Goya taraude-t-il le poète de manière profonde, douloureuse, empathique, quasi existentielle. Sans doute cette peinture étrange, détachée de son mur d’origine pour rejoindre le musée du Prado, l’obsède-t-elle dans son cheminement de poète, dans le double questionnement de lui-même et de l’œuvre, et le conduit-elle dans la résolution finale du poème, serrée dans cinq vers :

    « Simple comme la nuit,

    sans mots,

    le chien de Goya

    seul regard humain

    sur les murs de la maison du sourd. »

    Surdité intérieure profonde irréversible que celle de Goya, mais qui n’empêche nullement le peintre de donner à son chien le « seul regard humain » lisible sur les murs de la « la Quinta del Sordo », maison de campagne du peintre. Ce regard que lui-même a peut-être perdu. Le « corps inaudible » du peintre est-il devenu aveugle face à l’humaine condition ?

    Sans doute la part de surdité de silence de noirceur que porte en elle cette huile sur plâtre, transférée sur toile, interroge-t-elle la part de surdité de noirceur de silence qui gît en chacun de nous ? Chaque poème du Chien de Goya ouvre un espace ayant trait à l’histoire picturale de ce perro en même temps qu’il questionne l’énigme qui se dégage de la toile. Ainsi, tout au long de ce parcours poétique, le poète s’attache-t-il par l’écriture à réveiller ce mort qu’est le Chien de Goya, à lui restituer, le temps des vingt-trois poèmes qu’il lui consacre, la parole confisquée, à interrompre le suspens d’un cri qui n’a pas atteint son maître, celui-là même qui l’en a frappé parce qu’il est lui-même frappé d’une surdité irréversible.

    « Ne plus entendre — le son est noir —

    le cri du chien, c’est renoncer

    à prononcer l’espoir. »

    écrit le poète dans les premiers vers du recueil.

    Renoncer / prononcer. Il y a dans la proximité étymologique des deux verbes une annonce implicite du poète : rendre au « chien de Goya » une once d’espoir. Et au-delà peut-être, un désir de renouer avec la vie, même si la vie que lui a insufflée son maître est entourée de noirceur. Cette noirceur qui imprègne la série des Peintures noires réalisée entre 1819 et 1823. Cette même noirceur que l’on retrouve sur le mur peint a secco où Goya a cloué son chien, parmi les

    « mots difformes qu’un sourd

    a jeté comme des crachats

    des mots de brute. »

    Sombre destinée que celle de ce chien « sans-destin ». Mais est-ce bien un chien, celui dont seule émerge —  « corps interdit »  — sur la ligne diagonale qui cisaille le mur, une tête ; museau pointu levé vers ? Vers quoi vers qui ? N’est-ce pas plutôt une idée de chien, synecdoque qui prend en charge à elle seule la totalité de l’image, qui affuble le chien de son nom ? Ou bien, trahi par « la plaie ocre et épaisse » de ses babines, est-il le porteur d’une rage insondable qui affecte les hommes ?

    Muré dans son silence de chien comme l’est son maître dans sa surdité à toute chose, le chien de Goya suit l’homme dans sa tombe. Mais ce chien qui n’en finit plus de sombrer dans les eaux qui l’emportent, le poète — Orphée-christophore — le prend en charge dans son regard de compassion et sous ses mots. L’alliance d’accents lyriques et de vocabulaire familier rend compte dans ces vers de la colère du poète. De sa révolte :

    « Ô rivière,

    je me nomme Orphée, et c’est ma tête

    de chien caillassé

    que tu roules sans fin.

    Manzanares tu es presque noire. »

    Saisi par le rien qui sourd de la couleur de la peinture — ce « rien noir et mouvant » au-dessus duquel se dessine la tête du chien —, le poète interroge l’univers du peintre. Et le peintre lui-même. Goya « peintre de chasse, comme on le dit d’un chien ». Que cherche-t-il à dire avec ce chien qui tend la tête hors de l’eau ? Et le chien, que chasse-t-il — « oiseaux interdits » — sur le mur qui le fige ? Le peintre entend-il que

    « le corps se débat,

    le cœur bat,

    l’œil. »

    Tout, dans l’univers où le maître espagnol a enfermé le chien, est relié à la boue au sang à la violence à la ténèbre à la mort. Ce qui « pleut » sur ce mur c’est « une boue d’origine / le pan d’un rideau sale. »

    « Ce qui est peint c’est la confusion

    du monde quand il se décroche,

    l’ombre dépasse et boit le jour,

    elle sourd du mur comme

    une terrible écaille. »

    Peut-être la déchirure qui lacère le mur est-elle celle des flots du fleuve — Manzanares — dans lesquels le peintre — condamné à la plus noire des solitudes — se noie, entraînant dans le désastre de son enlisement celui du chien qu’il a créé pour subir le même sort que lui.

    « Qui ouvrira le cri de celui qui

    ne peut articuler pourquoi ? »

    Le poète est-il celui qui délivrera le chien du suspens de son cri ?

    Univers absurde et noir que celui de Goya, univers fallacieux aussi qui se joue des couleurs :

    « On croirait que le soleil a trahi,

    que la promesse de vie qu’abritait

    la couleur irradie de la douleur

    du feu le plus brûlant. »

    De « c » à « d », la couleur engendre la douleur faisant des ors et des bruns les
    « Rideaux sonores d’un déluge intérieur.  »

    « Leçon d’un théâtre sans paroles », la peinture de Goya continue de hanter le poète — et le lecteur — qui cherche, au-delà de la nuit du chien, à saisir le mystère d’un monde impénétrable. À trouver la voie de sa « musique intérieure ». Seule la poésie peut tenir cette promesse et parvenir à pareille magie. Ainsi le poète et le peintre peuvent-ils enfin se rejoindre, dans cet espace indéfinissable où la couleur et les mots échappent à l’intelligible, là où

    « la couleur se fait entendre,

    un chien, aussi bien une âme

    sous l’archet. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Emmanuel Merle, Le chien de Goya





    EMMANUEL MERLE


    Vignette Emmanuel Merle





    ■ Emmanuel Merle
    sur Terres de femmes


    Amère Indienne
    [Cape Cod]
    Cet ancien lieu (poème extrait de Démembrements)
    Démembrements (lecture d’AP)
    Ici en exil (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [Le rouge] (extrait de Dernières paroles de Perceval)
    Dernières paroles de Perceval (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Dernières paroles de Perceval (lecture d’AP)
    ils attendent ce qui (extraits du Grand Rassemblement)
    Migrant (extrait d’Habiter l’arbre)
    [Je me discerne davantage dans le miroir de la couleur](extrait des Mots du peintre)
    [Ramper sur la glace](extrait de Nord, seul point cardinal)
    [Tout est matière, sauf ma décision] (extrait de Olan)
    Tourbe (lecture d’AP)
    [Il n’y a plus d’arbres] (extrait de Tourbe)
    [Une promesse, dis-tu]
    Emmanuel Merle & Thierry Renard | La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Emmanuel Merle & Thierry Renard | [Jour de pluie ici aussi]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terres de femmes)
    Sylvie Fabre G. | Une terre commune, deux voyages
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Emmanuel Merle





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  • Sofia Queiros, Normale saisonnière  

    par Isabelle Lévesque

    Sofia Queiros, Normale saisonnière,
    Éditions Isabelle Sauvage,
    Collection présent (im)parfait,
    29410 Plounéour-Ménez, 2014.



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    Je tu il cueillir des fleurs dans des jardins ouverts.




    Ordre particulier. C’est un ordre particulier qui fait basculer en fin de phrase le complément circonstanciel de lieu, on l’attendrait avant :

    « L’année débute tôt ce matin de sa fenêtre ».

    Attaque, premiers mots en français du livre. Une succession inhabituelle qui pourrait faire passer le dernier groupe nominal pour un complément du nom.


    Chaque texte de chaque page est précédé d’une prévision météorologique en anglais (toutes sont traduites en fin de volume). Le temps qu’il fait (ailleurs) accompagne notre lecture du temps qui passe (ou qui passait).

    Riens : petites touches bout à bout, tricot d’une grammaire qui change imperceptiblement les règles en touchant l’ordre des mots d’abord. Ces riens rejoignent sans tapage le poème.

    Une personnification de l’année à la « figure de verre » fait simultanément glisser la représentation : description enchaînée sur le visage d’une « femme », petit chaos possible d’un monde délité, « cerisier tombé », mais cela énoncé simplement comme on enregistrerait des dysfonctionnements inscrits dans la commune mesure. Aucun pathos. Si l’année débute de « mauvais augure », c’est qu’un état d’âme contrit rencontre un paysage désolé. Simplement désolé. Fatalement, presque, normale saisonnière : juste retour d’une période sombre, le froid vient en hiver. On n’évite pas. Cette normale, c’est une moyenne. Des hauts, des bas, de l’ordinaire.

    Baromètre du jour. La narratrice revient sur ses pas, « [i]l y a vingt ans tout ronds elle marchait d’un pas alerte sur Chelmsford Avenue. » Au temps d’une autre vie, « roulements de tambours et éclats ». Bilan fragile de contrastes entre le présent désolé de l’hiver et ce temps passé. Elle se dédouble et se regarde. Elle écrit cela qui est passé :

    « Si la neige tient, tout est soudain plus doux. »

    La frontière poreuse entre les deux temps se gorge de mots (doux).

    La force du père : être encore vivant. Même si l’hôpital. (Et mère plus loin.) Même si lui et le bonhomme de neige se confondent comme ils fondent et disparaissent : « le voilà qui se fige et se givre. » Les propriétés s’échangent de la neige et du corps, les réalités se superposent et, dans la langue de la narratrice, le père s’efface.

    Ou alors le père et l’arbre « [f]endu en deux qu’il est ». De qui parle-t-on ? De quelle saison capable de lui glisser quelques feuilles sur les branches – illusion parfaite ? Des expressions, de saison elles aussi, traversent le texte (« cœur à l’ouvrage », « comme neige au soleil », « à ciel ouvert »), elles apparaissent incidemment, charnières visibles d’une perception qui réunit le présent le passé dans la langue parlée, imagée, usuelle et naturelle. Tout semble aller. Couler de source. Mais quelque chose déraille : « A windy day with variable amounts of cloud. »

    Or d’autres jours sont secs et lumineux, saison revient de « lumière, lierre, limace et limonade ». Roulent les sons, ils se défont derrière : « [i]l parle de coq d’âne et d’argent ». Coq à l’âne et l’ordinaire des conversations bredouilles, la météo change imperceptiblement et la saison. Variable (« [l]es vents tournent »).

    Souvent le début clôt le texte, il est repris, allongé ou commenté :

    « Elle a donné de l’eau de pluie au voisin » s’achève sur « Elle a donné de l’eau de pluie au voisin deux fois. Ça ne peut pas faire de mal l’amour un peu. » Ce qui est désigné ? cela et autre chose du langage, une parole d’enfant proche du sens propre autant qu’attaché au figuré d’étoiles des choses.

    L’eau de pluie comme la désignation sorcière d’un petit miracle d’amour accompli et passé. Il a eu lieu, ce n’est rien. On insiste, on recommence, le jour se flétrit dans un nuage, une averse à peine avant l’autre petit jour qui suit. L’indénombrable est divisé, nié :

    « À croire que d’aucun froid gluant et noir s’attarde par ici. » Le froid est comme projeté au rang temporaire de personne humaine. Suit « la voix rauque », privée elle aussi de « gestes » et « sursauts ». Ce qui pourrait devenir fantasmagorie d’êtres (maîtres du destin) se trouve le plus souvent ôté du monde d’enfant de la narratrice. Opération délicate où rien n’est ni tragique ni heureux, simplement impossible d’aboutir. L’homme, le visiteur, « tend dans ses mains un cœur tout bleu », elle ne le reçoit pas. Passe à autre chose, passant aussi. Rappelant les contes de Perrault : de sa bouche il pourrait sortir « [l]imaces et araignées ». Et de ses mots ?

    « [E]nfant » revient. Elle attend. Joue : « mille osselets, dominos et cordes à sauter, mille billes agates, hélices, terres et oeils-de-tigre. »

    Des réminiscences : Apollinaire (« que n’ai-je… »), des rythmes revenant dans le texte sous couvert de souvenirs ou projections désordonnées d’un temps picoré. On compte : un texte passe de « un » à « six », avec des « formules passe-partout ». Des apparitions, le visiteur ou le voisin aux « yeux vert d’eau » :

    « Qu’aurait-il pu dire qui la tienne longtemps. »

    On dirait qu’elle compte les coups. Elle ici, d’ailleurs, ne participe pas : elle observe et joue. Narratrice observant des scènes qui devant ses yeux se déroulent sans tapis rouge. Alors elle voit des personnes (des personnages ?), « un bel homme » accompagné d’« une belle femme et d’un bel enfant ». Une apparence, déjouée. Il court après les crédits, l’homme, pour satisfaire cette femme et l’enfant « hurlant » n’est pas ce qu’il semble être. Un vieillard meurt, plus loin (dans un autre texte) : maison sitôt vendue. Elle, sur le seuil, regarde.

    Normale saisonnière, peut-être les rives et dérives du bord du livre : chaque texte, une pièce du puzzle d’un monde autour qui vit et bringuebale (comme elle). On ne communique pas vraiment : les mots s’échangent. Se répètent, « désolée », on se trompe de personne, de sujet. On s’évite, on évite de vivre. On passe de « elle » à « je », les pronoms changent et le même degré zéro de vivre. Une liste de choses à faire en italique, les jours, les mêmes, ajoutés les uns aux autres quand on tente des gestes de fée comme si c’était possible : « Elle claque des doigts et son laurier s’ouvre en parasol. » Pas de triomphe. Les pronoms s’équivalent (« et nous vous ils elle de disparaître ») :

    « Elle sait que tous y passeront un par un elle comme les autres. Personne ne sera épargné et qu’importe.

    Parce qu’elle angoisse, elle préférerait demi dormir tout le temps et rêver de doux rêves dont elle tirerait les ficelles. Une ficelle d’amour longue et solide qui de A je suis née à Z je suis morte jamais ne se romprait. »

    Sujet meurtri, indéfini : « À la question qui est-elle. Je réponds que je ne sais pas. »

    L’enjeu n’est pas là, plutôt en chaque dérapage. De langue, de pronom (je vers elle vers on vers rien). Entre la norme, la moyenne et le temps. Où le pronom identitaire et saturé avoisine les glissements sémantiques et la langue égarée en ses expressions dont le sens n’est plus très sûr. Peau de banane. Rien n’est fiable.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes







    Queiros





    SOFIA QUEIROS


    Sofia Queiros
    Source




    ■ Sofia Queiros
    sur Terres de femmes


    Normale saisonnière (extraits)
    et puis plus rien de rêves (extraits)[+ une notice bio-bibliographique]
    [je à la pointe du jour] (extrait de Sommes nous)
    Jour 13 (extrait d’Une même lunaison)




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Élisabeth Chabuel, Veilleur

    par Angèle Paoli

    Élisabeth Chabuel, Veilleur,
    Éditions Imprévues, 26150 Die, août 2014.




    Lecture d’Angèle Paoli


    CE QU’IL RESTE, C’EST UN SOUFFLE




    Un nouveau livre vient de voir le jour dans le monde de la petite édition : Veilleur aux éditions Imprévues. La créatrice de cette toute nouvelle maison d’édition, Élisabeth Chabuel, est également l’auteure et l’illustratrice du premier ouvrage publié, dédié à un homme dont la narratrice ignore le nom : « Veilleur ». Personnage lié à elle par les chaînons de l’Histoire.

    « à cet homme dont j’ignore le nom

    qui a sauvé ma famille en juillet 1944

    à Vassieux-en-Vercors

    Le lecteur comprend d’emblée que c’est vers cet homme qu’Élisabeth Chabuel nous conduit. Vers une rencontre inscrite dans l’univers tragique de la Seconde Guerre mondiale.

    Avant même d’entrer dans la lecture du recueil, ce qui surprend dans cette partition en trois temps — JE / IL / VISIONS —, c’est la place accordée aux pronoms personnels aux italiques aux majuscules. La ponctuation, en revanche, est régie avec économie tout comme les textes, souvent répartis sur un nombre minimal de vers et parfois réduits à cinq mots. « C’est tout ».

    C’est dans IL que le texte bascule dans l’histoire à proprement parler du « Veilleur », dans une narration serrée sur trois pages. C’est aussi dans ces paragraphes de prose que le « Veilleur » — qui répond ici au prénom de Martin — sort provisoirement de l’anonymat. Élisabeth Chabuel est la narratrice de ce récit qui lui a été confié par des témoins qui lui ont préexisté :

    « On m’a raconté l’histoire. L’histoire du veilleur. »

    En amont, l’histoire de « IL » est précédée par l’entrée en scène de « JE ». Un « JE » qui cherche sa place dans un univers qu’il n’a pas connu, qui inscrit le « JE » dans une descendance à partir de faits qui ont eu lieu en un temps autre. Ce « JE » s’insère dans une chaîne anonyme où le « ON » préside :

    Car en un autre temps

    Un autre a existé

    Et puis un autre Et un autre Et un autre

    IL Existe ON

    Pour qu’existe

    JE »

    Le lecteur imagine que la distinction entre majuscules et minuscules sera prise en compte dans une lecture à haute voix, les majuscules pouvant signaler aussi un appui de la diction.

    C’est ce « JE » initial qui prend en charge l’histoire du « Veilleur », une histoire qui implique une prise de conscience et une remontée dans le temps. Le temps des cimetières, de l’alignement aveuglant des croix des tombes sans autre mention que : «  INCONNU ». Le temps du « JE » est celui du portail qui grince sur les morts, du « portail Vert » qui ouvre sur la mémoire. Mémoire inscrite dans un paysage, plateau et vallon, prairies où domine le Vert.

    « Vert Comme tout est vert dans cette mémoire

    Les prairies du plateau Du Vert de la vie

    Comme Vert Du Vert de la mort

    Le portail du cimetière »

    Sans doute faut-il voir dans la contamination des majuscules, l’importance que cette couleur a dans l’univers que la narratrice découvre. Le Vert semble catalyser ici toute la force des images que véhicule la rencontre avec les tués de la Seconde Guerre mondiale. Car c’est au « IL » de cette guerre-là que les autres, ses descendants, doivent la vie :

    « IL est mort

    Et nous serons épargnés … »

    Tout ce qu’il reste de ce « IL », de son passage, ce sont des questions restées sans réponse, en suspens. Invérifiables comme le sont les mots des autres, anonymes, qui ont parlé de lui.

    « On ne sait pas

    Rien

    Le ON ne sait rien

    Le ON ne se souvient pas

    Le JE imagine »

    Il n’est pas besoin de beaucoup de mots pour interroger le mystère qui entoure ce « IL ». Des mots simples qui reviennent comme des leitmotive sans pour autant que soit apportée davantage de lumière sur les événements, des mots qui tournent en boucle sur la page. Quelques phrases à peine, espacées par des interlignes. Peut-être pour accorder au mort (aux morts) l’espace qui lui est nécessaire pour respirer, pour laisser à la terre ce qu’il faut de blanc pour libérer son souffle de silence.

    Une fois mise en place — dans une progression qui ménage la lenteur — la question de la légitimité du « JE » et de sa mise en résonance avec le « ON » ou le « nous », le « IL » peut advenir, ce « IL » dont « on m’a raconté l’histoire ». Une histoire qui a été vécue en juillet 1944 par la famille de la narratrice, dans les montagnes du Vercors, et qui rejoint celle de tant d’autres. Suivent trois pages consacrées à « l’histoire du veilleur », histoire construite sur les répétitions qui sont autant de balises qui jalonnent la progression du récit et autant de points d’appui pour l’oralité. Dans la maison / la clairière / Une maigre pitance / Veiller / Martin / On m’a raconté l’histoire. Et autour du « Veilleur » : les parents les amis l’enfant. Soudain, le temps s’accélère. Tout bascule. Dans le danger dans la précipitation la peur la fuite. Jusqu’au sacrifice du « Veilleur » — il risque en raison de son âge de retarder la fuite du groupe — et à sa mise à mort.

    « Le veilleur est vieux. Il a pris sa décision. Rester. »

    Intitulée VISIONS, la dernière partie de Veilleur — partie la plus énigmatique du recueil — est répartie sur trois saisons. [Printemps], [Été], [Automne]. Elle est annoncée par une citation en exergue de Claudio Parmiggiani :

    « Passé présent et futur

    vivent dans une seule dimension

    où le temps n’existe pas »

    Artiste plasticien italien, créateur d’une œuvre intitulée Delocazione, ce «Génie du non-lieu » — selon la définition que donne de lui le philosophe et critique d’art Georges Didi-Huberman —, Claudio Parmiggiani abolit le temps et l’espace. Empruntant le sillon ouvert par Claudio Parmiggiani, Élisabeth Chabuel gomme la dimension temporelle de son univers poétique. Et le temps lui-même. Il en est de même des saisons. Sans doute l’auteure de Veilleur met-elle en doute leur existence puisqu’elle les inscrit entre crochets et que l’hiver a disparu. L’annihilation du temps s’accompagne d’une indistinction générationnelle, d’un effacement des individus et des genres (ainsi du premier poème). Une indifférenciation et une déshumanisation qui ne sont pas sans rappeler la tragédie de l’Holocauste ou, sans doute, bon nombre de tragédies qui ont frappé aveuglément le XXe siècle:

    « on est les enfants

    on est les adultes

    on est beaucoup de personnes

    on est comme des animaux

    on est pareil

    on s’épuise… »

    ou encore :

    « on est beaucoup de personnes

    on est seul »

    Il en est de même de l’espace et des catégories ordinaires. Tout, en temps de guerre, se trouve perverti, réduit à une uniformisation redoutable.

    « notre géographie

    c’est l’histoire »

    Et plus loin :

    « c’est le jour et la nuit

    et c’est le jour

    et la nuit

    les deux

    chaque soleil et chaque lune

    chaque

    soleil

    on marche

    sur la carte »

    Dans certains poèmes de VISIONS, l’effacement est visualisé par les ratures. Les biffures de certains mots, tout en attirant l’attention sur eux, interrogent. Ainsi par exemple dans le second poème de [Printemps] :

    « c’est des stigmates des strates

    des sédiments

    des courbes de niveaux

    […]

    qui errent dans le paysage »

    L’auteure a volontairement supprimé les termes trop précisément ou trop affectivement connotés. Tout en en gardant la trace, l’empreinte, elle les éradique du poème. Parfois en les remplaçant par des termes scientifiques, neutres et objectifs. Ainsi, dans le quatrième poème, Élisabeth Chabuel supprime-t-elle les mots aux connotations trop fortes. Elle réduit /resserre son poème à l’extrême pour n’en garder que l’image de « l’herbe vive ».

    Inscrits dans le déplacement et dans la marche, les poèmes de VISIONS sont marqués par la quête de la « présence ». Indissociable de « l’absence » et de « la hantise » du corps disparu dont chacun s’efforce de retrouver la trace. Chacun cherche, au printemps, « l’empreinte » que le corps du « Veilleur » a laissée en tombant, chacun espère et redoute tout à la fois.

    « on ferme les yeux

    on a peur

    dans l’herbe repoussée

    de la tête l’empreinte ».

    Ainsi avec [ÉTÉ], le passé refait-il surface, et s’exhument avec son retour les événements qui lient le «  ON » — famille amis parents — au « IL » veilleur. C’est le temps de la recherche du lieu où « IL » est tombé et où ceux qui avaient fui n’étaient pas. Ce qu’il reste de lui, la cicatrice de son corps dans la terre. C’est l’empreinte, c’est l’herbe qui n’a pas poussé depuis :

    « l’herbe

    c’est le contour de son corps

    Comme la cendre, chez Parmiggiani, est le contour de la « maison brûlée ».

    Reste l’énigme de l’automne. Celle de la descendance livrée à l’absurdité de son existence, condamnée sans cesse à rejouer « à l’enfance de l’enfant ».

    Du passage du « Veilleur » parmi les vivants qu’il a sauvés de la mort / par sa propre mort, ce qui demeure — au-delà de l’absence et de l’ombre —, c’est « un souffle ».

    « que le printemps

    sublime ».

    Et un très beau texte pour lui rendre hommage.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Veilleur-couverture1-300x-ef3ad






    ÉLISABETH  CHABUEL


    Chabuel




    ■ Élisabeth Chabuel
    sur Terres de femmes

    Je (extrait de Veilleur)
    Et ils sont (extrait)
    Intime violence
    [on ne pense pas au présent] (extrait des Passagers)
    17 juillet 1944 | Élisabeth Chabuel, 7 44
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Le Moment



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des Éditions Imprévues [site en cours de construction])
    une page sur Veilleur






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  • Tommaso Di Dio, Tua e di tutti (extraits)



    Et puis le soir un ciel d’arbres dehors par-delà la fenêtre.
    Ph., G.AdC







    TUA E DI TUTTI
    (extraits)


    1.


    Dove dormi. Tu sei dentro
    una faccia di alberi, una notte
    grande. Quando dormi tu
    addosso hai sempre le strade aperte
    luce d’acqua mossa
    cielo e bestie se

    ti tocco respiri. Mi chiedo
    a cosa ci porta questa nostra
    ignuda natura ; una cosa arcana
    e stupenda pelle se

    ti tocco respiri.



    Tommaso Di Dio, Tua e di tutti, LietoColle Editore, collana « Pordenonelegge.it », 2014, pagina 29.




    Là où tu dors. Tu es dans
    un visage d’arbres, une nuit
    grande. Quand tu dors
    tu as toujours contre toi les rues ouvertes
    lumière d’eau tremblante
    ciel et bêtes si

    je te touche tu respires. Je me demande
    vers quoi nous porte notre
    nature nue ; chose mystérieuse
    et merveilleuse peau si

    je te touche tu respires.


    Traduit de l’italien par Joëlle Gardes
    pour Terres de femmes (D.R.)









    2.


    Dove dormi. Questo viso che tieni fermo
    nel sonno; con gli occhi chiusi

    sulla pelle. E la sera poi

    un cielo d’alberi dalla finestra fuori.
    Dove dormi, tu non puoi
    adesso dire se non
piegare la schiena, le palpebre.
    Splendente corpo tuo, respiro
    
pelle; per un istante nel nero delle foglie
    la notte, la bocca perduta

    e ritrovata nel viso.



    Tommaso Di Dio, Tua e di tutti, LietoColle Editore, collana « Pordenonelegge.it », 2014, pagina 31.




    Là où tu dors. Ce visage que tu gardes immobile
    dans le sommeil ; les yeux fermés
    sur la peau. Et puis le soir
    un ciel d’arbres dehors par-delà la fenêtre.
    Là où tu dors, tu ne peux
    rien dire maintenant juste courber le dos, les paupières.
    Merveilleux ton corps, respiration
    peau ; un instant dans le noir des feuilles
    la nuit, la bouche perdue
    et retrouvée sur ton visage.


    Traduit de l’italien par Joëlle Gardes
    pour Terres de femmes (D.R.)







    Tommaso Di Dio, Tua e di tutti





    TOMMASO  DI  DIO


    Tommaso-Di-Dio
    Source



    Né en 1982, Tommaso Di Dio vit et travaille à Milan. Il est l’auteur du recueil Favole (Transeuropa, 2009), préfacé par Mario Benedetti. Il a traduit une anthologie du poète canadien Serge Patrice Thibodeau, publiée dans l’Almanacco dello Specchio (Mondadori, 2009). Son second recueil, Tua e di tutti, a paru en 2014, aux éditions LietoColle, en partenariat avec le festival de littérature « Pordenonelegge ». Il collabore à plusieurs revues, en particulier les revues Nuovi argomenti, Atelier…



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site Poesia, di Luigia Sorrentino)
    une page sur Tua e di tutti de Tommaso Di Dio
    → (sur le site Nuovi Argomenti)
    plusieurs poèmes extraits de Tua e di tutti



    ■ Voir encore ▼

    Joëlle Gardes sur Terres de femmes






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  • François Heusbourg, hier soir



    Faux Miroir
    René Magritte, Le Faux miroir, Le Perreux-sur-Marne, 1928
    Huile sur toile, 54 x 80,9 cm
    NYC, The Museum of Modern Art
    Source







    HIER SOIR
    (extraits)



    Vous savez, le paysage est dans l’œil, vous savez bien, le paysage nous regarde. Regarde l’œil. Sous la main le paysage se lève et dans la main le paysage s’effondre. Vous êtes venu. Voir. Sous la main le paysage, retenu dans l’œil. Vous êtes entré dans le paysage.




    […]




    J’ai fermé les yeux. J’ai perdu la mémoire. Les petites pièces de bois, la tasse brisée sur la table.  En morceaux.  Vous avez posé la main sur les morceaux,  vous avez posé la main sur le paysage. Les morceaux ne sont pas brisés, vous avez perdu le paysage.




    […]




    Le nom est intact. Il n’a pas été retrouvé. Vous avez dit, je vais perdre le nom dans la langue. Je vais essayer de respirer, et de battre la langue. Vous avez repris place. La table sous la fenêtre. Là-haut, le nom perdu dans la langue. L’eau, ce ne sera pas long.




    François Heusbourg, Hier soir (extraits), Æncrages & Co, Collection Écri(peind)re, 2014. Gravures de Robert Groborne.






    François Heusbourg, Hier soir





    FRANÇOIS HEUSBOURG


    François Heusbourg 3




    ■ François Heusbourg
    sur Terres de femmes

    d’autres extraits d’Hier soir antérieurement parus dans la revue Nu(e)
    [ma peur perce les pieds](extrait de Zone inondable)
    Zone inondable (lecture d’AP)
    Anaïs Bon | François Heusbourg | [ Le chemin qui passe par la forêt et par les champs ne varie guère](extraits de Seul/double)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site d’Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur Hier soir
    → (sur le site de l’écrivain Claude Ber)
    une notice bio-bibliographique (+ une sélection de poèmes extraits de Contre-Escales, de Long Run et d’Oragie)






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  • Jean-François Mathé | [Le paysage né de la dernière pluie]




    Un autre vent dans le vent
    Ph., G.AdC






    [LE PAYSAGE NÉ DE LA DERNIÈRE PLUIE]



    Le paysage né de la dernière pluie
    en garde l’éclat. Il respire par tant de jeunes feuilles
    qu’on dirait qu’il y a un autre vent dans le vent,
    et que l’horizon n’empêchera ni l’un ni l’autre
    de tout emporter.

    Qui passerait par l’aube saurait
    que le monde est sur le départ
    mais qu’il laissera derrière lui la transparence
    pour que les oiseaux reviennent
    et avec eux d’autres paysages tremblants de leurs ailes.



    Jean-François Mathé, « La vie presque chantée », La Vie atteinte, Éditions Rougerie, 2014, page 42.






    Mathé La Vie atteinte






    ___________________________________
    NOTE d’AP : en octobre 2013, Jean-François Mathé a reçu le Grand Prix International de Poésie Guillevic-Ville de Saint-Malo pour l’ensemble de son œuvre poétique.




    JEAN-FRANCOIS MATHÉ


    JF-Mathe
    Source




    ■ Jean-François Mathé
    sur Terres de femmes

    [Ce qui a le moins pesé] (autre extrait de La Vie atteinte)
    Vu, vécu, approuvé. (lecture d’AP)
    [J’ai demandé à l’horizon] (extrait de Vu, vécu, approuvé.)
    [J’aurais voulu dire | et je n’ai pas dit] (extrait de Prendre et perdre)
    Prendre et perdre (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    [Il aurait mieux valu] (extrait de Retenu par ce qui s’en va)
    Retenu par ce qui s’en va (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Je me défais des songes] (extrait du Temps par moments)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Ici & là)
    une lecture de La Vie atteinte de Jean-François Mathé par Hervé Martin
    → (sur Images de la poésie)
    une lecture de La Vie atteinte de Jean-François Mathé par Laurent Albarracin
    → (sur La Pierre et le Sel)
    une lecture de La Vie atteinte de Jean-François Mathé par PPierre Kobel
    → (dans la revue en ligne Possibles)
    une lecture de La Vie atteinte de Jean-François Mathé par Pierre Perrin
    → (sur Recours au poème)
    une notice bio-bibliographique (+ un choix de poèmes)
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Jean-François Mathé
    → (sur Terre à ciel)
    une page sur Jean-François Mathé
    → (sur YouTube)
    un portrait vidéo de Jean-François Mathé






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  • Erwann Rougé | [on ne fait qu’écrire]


    Lucio Fontana (1899 - 1968), Concetto Spaziale, Attese. photo Sothebys
    « fendre le blanc »
    Lucio Fontana (1899 – 1968), Concetto Spaziale, Attese.
    Ph. Sotheby’s
    Source








    [ON NE FAIT QU’ÉCRIRE]



    on ne fait qu’écrire
    fendre le blanc

    se saisir de la boue

    prendre le tison d’une langue
    retournée à profondeur de lame

    le rouge au commencement

    le mot est couché entre les morts
    et les silences tombés fous

    peut-être, le commencement
    d’une peau morte au coin de l’ongle




    Erwann Rougé, Voa, Voa in Haut Fail précédé de Voa, Voa, éditions Unes, 2014, page 11. Vignette de couverture de Thierry Le Saëc.






    Haut-fail-le-saec
    Erwann Rougé, Haut fail, éditions Unes, 2014. Tirage de tête.
    Collages peints de Thierry Le Saëc.
    Source




    ERWANN ROUGÉ


    Erwann Rougé
    Ph. Michel Durigneux
    Source





    ■ Erwann Rougé
    sur Terres de femmes


    [la brûlure a une odeur de fleuve] (extrait de L’Enclos du vent)
    Passerelle, Carnet de mer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Proëlla (lecture d’AP)
    [même si cela ne sert à rien] (extrait de Proëlla)
    [quand le ciel est ainsi] (extrait d’Étais de Jean-François Agostini)




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Erwann Rougé






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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Pier Paolo Pasolini | Al principe



    AL PRINCIPE



    Se torna il sole, se discende la sera,

    se la notte ha un sapore di notti future,
    se un pomeriggio di pioggia sembra tornare

    da tempi troppo amati e mai avuti del tutto,
    io non sono più felice, né di goderne né di soffrirne:

    non sento più, davanti a me, tutta la vita…
    Per essere poeti, bisogna avere molto tempo:

    ore e ore di solitudine sono il solo modo
    perché si formi qualcosa, che è forza, abbandono,

    vizio, libertà, per dare stile al caos.
    Io tempo ormai ne ho poco: per colpa della morte

    che viene avanti, al tramonto della gioventù.
    Ma per colpa anche di questo nostro mondo umano,

    che ai poveri toglie il pane, ai poeti la pace.

    1958






    AU PRINCE



    Si le soleil revient, si le soir descend

    si la nuit a un goût de nuits à venir,
    si un après-midi pluvieux semble revenir

    d’époques trop aimées et jamais entièrement obtenues,
    je ne suis plus heureux, ni d’en jouir ni d’en souffrir ;

    je ne sens plus, devant moi, la vie entière…
    Pour être poètes, il faut avoir beaucoup de temps ;

    des heures et des heures de solitude sont la seule
    façon pour que quelque chose se forme, force,

    abandon, vice, liberté, pour donner un style au chaos.
    Moi je n’ai plus guère de temps : à cause de la mort

    qui approche, au crépuscule de la jeunesse.
    Mais à cause aussi de notre monde humain,

    qui vole le pain aux pauvres et la paix aux poètes.

    1958




    Pier Paolo Pasolini, Umiliato e offeso (1958), in La Persécution, édition bilingue, Inédit, Éditions Points, Collection Points Poésie, 2014, pp. 78-79. Poèmes choisis, présentés et traduits de l’italien par René de Ceccatty.







    Pasolini La Persécution





    PIER PAOLO PASOLINI


    Pasolini
    Source



    ■ Pier Paolo Pasolini
    sur Terres de femmes

    5 mars 1922 | Naissance de Pier Paolo Pasolini
    22 septembre 1962 | Sortie de Mamma Roma (Pier Paolo Pasolini)
    2 novembre 1975 | Mort de Pier Paolo Pasolini
    A na fruta (+ bio-bibliographie)
    Le chant des cloches
    El cuòr su l’aqua
    [Ma io parlo… del mondo] (extrait de Poésie en forme de rose)
    Pier Paolo, le poète assassiné
    La Rage (extraits)






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  • René Daumal | [Rien ne ressemble…]



    [RIEN NE RESSEMBLE…]



    Rien ne ressemble au profond sommeil comme le suprême éveil.

    Se faire automate, c’est s’endormir ; mais s’éveiller, c’est se faire automate.

    Quoi que je fasse, c’est un faux-fuyant ; et si je ne fais rien, c’est la panique. Pan, pan, pan. Voilà le premier trouble, et toujours premier.

    Mais je sais que je fais telle chose ou que je ne fais rien, non parce que je me serais contemplé agir ou ne pas agir, mais parce que je désire faire telle chose ou ne rien faire.

    Je retrouve ainsi l’intime unité du désir, dans toute action et même ce qu’on prétend inaction, et je découvre le levier propre à me retourner : il n’est pas au dehors.

    Comme c’est facile. Mais je pense peut-être mon avenir de plusieurs années. Plus délicate en ses mouvements est la mimique du futur, plus elle est trompeuse ; mais plus on gagne à la surmonter. Métaphysique, mythologie, acte. Et prenez garde : chaque pensée a encore son fantôme.


    et puisque les monades n’ont pas de fenêtres, elles ne peuvent s’unir entre elles qu’en devenant Dieu.



    René Daumal, Exorcisme, in (Se dégager du scorpion imposé), Poésies et notes inédites, 1924-28, Éditions Éoliennes, Bastia, juin 2014, page 79. Édition établie par Claudio Rugafiori & Alessandra Marangoni.






    René Daumal





    RENE  DAUMAL


    Diptyque_ren_daumal
    Diptyque photographique, G.AdC



    ■ René Daumal
    sur Terres de femmes

    la Seule
    21 mai 1944 | Mort de René Daumal (+ un extrait du Mont Analogue)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Éoliennes)
    la fiche de l’éditeur sur (Se dégager du scorpion imposé)





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  • Christophe Grossi, Ricordi

    par Angèle Paoli


    Christophe Grossi, Ricordi,
    Éditions L’Atelier contemporain |
    François-Marie Deyrolle Éditeur, 2014.
    Dessins de Daniel Schlier.




    Lecture d’Angèle Paoli



    Lelecteur reconstitue « son » Italie. Politique culturelle technicienne engagée divisée concrète et abstraite à la fois, mais colorée et contradict
    Image, G.AdC







    AMARCORD



    Ricordi. « Mi ricordo ». Io mi ricordo. Je me souviens. « Je se souvient », corrige et énonce Christophe Grossi dans la « postface » de son ouvrage, Ricordi. Qui se souvient ? De quels rouages minuscules le « je » qui se souvient est-il l’agencement ? De quel « héritage » les souvenirs égrenés au fil des pages par l’écrivain d’origine italienne sont-ils à la fois le témoin et le passeur ?

    Dispersés enfouis éclatés morcelés, les ricordi qui émergent du recueil de Ricordi, convoquent une multiplicité de mémoires. Celle des « aïeux qui ont fui la Lombardie dans la première moitié du XXe siècle », mais aussi de tant d’autres, constituées d’autres histoires et « de vies arrachées au vide ». Celle, invisible et silencieuse, de toute une génération marquée par les mêmes éclats les mêmes noms les mêmes événements qui touchent à la péninsule italienne. Ainsi l’Italie présente entre les pages de Ricordi suscite-t-elle en chacun de nous tout un kaléidoscope d’images mouvantes. D’« images primordiales qui ont sédimenté notre mémoire, déterminant ensuite toutes les autres images » (Jean-Pierre Ferrini, Le Pays de Pavese). Par touches successives — points lumineux et flashs stroboscopiques qui font cligner des yeux — le lecteur reconstitue « son » Italie. Politique culturelle technicienne engagée divisée concrète et abstraite à la fois, mais colorée et contradictoire. Violente et passionnée. Vivante. Revient à la mémoire, dans le jeu incessant oubli | souvenir | oubli, ce qui fut jadis et qui ressurgit le temps d’une lecture, éclairs se regroupant en autant de faisceaux où se juxtaposent — comme en un puzzle géant — littérature cinéma inventions technologiques concours et prix en tous genres… guerres et conflits ayant éprouvé durement et durablement la société italienne. Autant de pièces qui appartiennent à l’inconscient collectif et qui renvoient à l’histoire d’un pays à ses morcellements à ses mensonges à ses contradictions à ses compromessi ou à ses compromissioni, à ses désirs et à ceux qui furent les nôtres. Se souvenir et oublier. La litanie des « Mi ricordo » s’ouvre sur une étrange intimation à l’oubli.


    1. Mi ricordo

    que quelqu’un a parlé dans l’obscurité,

    quelqu’un a parlé, dans le noir quelqu’un vient

    de dire Oublie.


    Oubli que l’on retrouve à plusieurs reprises dans le recueil, fixant le motif qui a présidé à ce travail d’écriture :


    469. Mi ricordo

    que j’ai commencé à écrire Mi ricordo non

    pas pour me souvenir mais parce que j’ai

    déjà tout oublié.


    Souvenir et oubli forment ainsi les deux versants de la mémoire, chacun s’enrichissant, par aimantation autant que par transformations, de nouveaux motifs. Mémoire fragmentée et plurielle qui échappe de beaucoup à la mémoire individuelle et rejoint celle, plus vaste, de toute une époque.


    164. Mi ricordo

    qu’il n’a rien oublié de toutes ces années

    puisqu’elles ont filé entre d’autres doigts que

    les siens.


    Des îlots isolés par la mémoire naît tout un archipel. Avec ses creux et ses reliefs. Ses trous ses arrangements ses modifications. Et ses amnésies. Dont parfois semble poindre une légère réprobation ou une forme de regret.


    39. Mi ricordo

    d’Italiens devenus amnésiques.


    Ou encore :


    26. Mi ricordo

    de ceux qui ont perdu la mémoire de leurs

    origines.


    Numérotés de 1 à 480, les souvenirs égrenés — dans cette dispersion naturelle propre à la mémoire — réapparaissent à la fin de l’ouvrage dans l’index thématique qui les répertorie. Neuf pages de termes classés par ordre alphabétique. Deux colonnes par page. De ce glossaire émerge un pavé de dates. Concentrées sur la période allant de 1945 à 1960. Incluant aux deux extrêmes 1922 et 1963. Des titres de films ou d’œuvres littéraires. Divorzio all’italiana (Divorce à l’italienne, 243) ; La dolce vita (25, 161, 357) ; Ossessione (Les Amants diaboliques, 54) ; La bella estate (Le Bel Eté, 442) ; Il partigiano Johnny (La Guerre sur les collines, 38, 334). Des noms propres. De villes ou de régions : Genova / Langhe / Pô (vallée)… ; d’écrivains de photographes d’acteurs d’hommes d’État. De firmes. Fenoglio / Pavese / Luzi / Ginzburg ; Giacomelli / Patellani ; Mastroianni / Magnani ; Mussolini, Benito ; Fiat / Olivetti / Premio Strega (Prix Strega)… Chaque occurrence accompagnée d’un ou de plusieurs numéros, renvoyant non pas à un folio (pas de pagination dans cet ouvrage), mais au numéro d’apparition du « ricordo » dans l’ouvrage. De sorte qu’il suffit de se reporter à tel ou tel de ces chiffres pour tisser, à partir d’autres numérotations, un ensemble formant nuage.

    Ainsi de la firme « Fiat », répertoriée seize fois. Très vite, les souvenirs qui se déclinent autour de la « Fiat », dépassent les images mythiques de l’inoubliable « Fiat 500 ». Très vite, derrière le charme de la petite voiture, lancée le 4 juillet 1957, apparaissent les conflits sociaux graves qui opposent ouvriers et patrons, travailleurs et tribunaux, militants et pouvoir :


    249. Mi ricordo

    quand la mobilité physique à l’intérieur

    des ateliers des usines Fiat était interdite et

    surveillée.


    Ou encore


    162. Mi ricordo

    que pénétrer dans l’usine Fiat avec L’Unità

    (le quotidien du Parti communiste italien)

    était synonyme de renvoi immédiat.

    122. Mi ricordo

    quand des centaines d’ouvriers et de cadres

    ont été transférés par les hauts dirigeants

    Fiat dans des ateliers-frontières.


    Tant de violence autour de la petite Fiat 500, pourtant symbole, dans nos mémoires, de liberté, de joie de vivre et de jeunesse éternelle ! violence effacée (volontairement ?), oubliée, qui resurgit ici à partir de la lecture-mosaïque de Ricordi.

    De Fiat, je remonte quatre noms plus haut, jusqu’à Fenoglio. Je cherche ce qui relie Beppe Fenoglio et Cesare Pavese (huit occurrences pour Fenoglio et dix pour Pavese). Je saute d’un numéro à l’autre et je redécouvre (je l’avais oublié) que tous deux sont originaires des Langhe, dans le Piémont. Et que tous deux éprouvent la même passion viscérale pour leurs collines.


    38. Mi ricordo

    du roman La Guerre sur les collines (Fenoglio)

    419. Mi ricordo

    de celui qui a longtemps cru qu’il resterait

    au pied des collines et ne connaîtrait jamais

    d’autres paysages. (Fenoglio ? Pavese ?)

    429. Mi ricordo

    que Cesare Pavese et Beppe Fenoglio étaient

    fascinés et obsédés par les collines. (Pavese / Fenoglio)


    Mais qu’est-ce donc qui oppose les deux écrivains ? Je m’interroge. À l’engagement dans la résistance de Beppe Fenoglio semble répondre — par antithèse — l’attentisme de Pavese :


    113. Mi ricordo

    de la guerre de Fenoglio auprès des foulards

    bleus dans les collines.


    Et, à propos de Pavese :


    117. Mi ricordo

    qu’on disait que Pavese était un attentiste

    mais aussi un écorché vif, un homme

    extralucide mais un très grand poète.


    Quant au terme « attentisme », il faut se reporter au souvenir 66 pour se faire une petite idée de ce qu’il recouvre :


    66. Mi ricordo

    de mots étalés : partisan, planqué, attentiste,

    fasciste, amnésique, et derrière chacun : un

    point d’interrogation.


    Ce point d’interrogation ? Une chance pour Pavese et pour tous les lecteurs qui continuent de le lire avec passion !

    Si certains mots ou noms regroupent un grand nombre de renvois, d’autres au contraire ne comportent qu’une seule occurrence. Ainsi de Modugno, Domenico :


    383. Mi ricordo

    de Domenico Modugno qui a remporté le

    festival de Sanremo avec Nel blu dipinto di blu

    (Volare)


    Pourtant, ce seul « ricordo » suffit à faire rebondir et résonner ma propre mémoire :


    Je me souviens (mi ricordo) des longues traversées nocturnes

    en pullman sulla rete autostradale italiana

    des élèves d’italien

    qui chantaient Volare à tue-tête


    Mi ricordo. Mon « je » se joint à celui du poète mais sans doute aussi à celui de nombreux autres « je » anonymes et oubliés qui vibrent encore aux même éclats de mémoire. Ainsi, de mémoire en mémoire, la mémoire collective s’enrichit-elle de nombre de mémoires individuelles, au point que nul ne parvient plus à distinguer ce qui appartient aux uns aux autres et/ou à tous.

    Si je n’ai pas de souvenirs de Federico Patellani, « photographe officiel du concours national de beauté », je me souviens bien en revanche de Mario Giacomelli. Notamment de l’exposition de photos du Mundaneum de Mons (Belgique) en 2003. De la ronde des séminaristes (Io non ho mani che mi accarezzino il volto). Soutanes et barrettes noires. De leurs robes virevoltant sous les flocons de neige. Je me souviens aussi de la série Hospice. Visages ratatinés de vieillards, corps décharnés et déchus. Et de cette autre série, de même inspiration sur le grand âge. Solitude et abandon. Misère. Verrà la morte e avrà i tuoi occhi. Une série de photos (datant de la décennie 1964-1974) qui reprend en écho le titre éponyme du recueil de Pavese.

    Je me souviens bien sûr, comme bien d’entre nous, de Sami Frey. Penché sur son vélo. Pédalant sans relâche sur la scène, égrenant les « je me souviens » de Georges Perec. Souvenirs exhumés le temps d’une représentation théâtrale. Ressuscitant soudain une France engloutie sous tant de décombres. La France des années 1950, à nouveau disparue. Irrémédiablement. Je me reporte à « Perec, Georges », 477. Presque à la fin du livre.


    477. Mi ricordo

    de cet écrivain conseillant que rien de

    personnel ne devait être écrit.


    Les souvenirs évoqués par Perec sont en effet propriété de tous. À classer dans le patrimoine culturel collectif des Français. Mais sans doute aussi de bien d’autres.


    Je cherche Brainard, Joe. Rien sur le poète américain qui est pourtant à l’origine du texte de Perec. Ne trouvant rien à Brainard, je me reporte (juste en dessous) à « brouillard ». Deux entrées : 24/462.


    462. Mi ricordo

    avoir pensé qu’il y a quelques similitudes

    entre naître, s’endormir, mourir ou franchir

    une frontière dans le brouillard.


    Souvenir d’une réflexion personnelle. Qui, tout en rendant compte d’une pensée propre à l’auteur, est compréhensible par tous. Accessible à tout un chacun et que chacun peut s’approprier et faire sienne.


    Et 24 :


    24. Mi ricordo

    d’une marche macabre dans le brouillard, eins

    due /uno zwei, des bruits de bottes et de leur

    langue ainsi mêlée, vomissante.


    Auditif et visuel à la fois, le souvenir lié au « brouillard » rattache l’auteur, né en 1972, à l’histoire du père, de sa famille et de tous ceux que la guerre a contraints à l’exil. Images qui font surgir les images de mort. Mémoire à la fois individuelle et collective. Mémoire d’héritage.

    Héritage ? C’est sur ce mot que se clôt le recueil :


    480. Mi ricordo

    que ces ricordi étaient dispersés, flous,

    retenus, perdus, avant de s’imposer en

    héritage.


    La mémoire ? Un héritage. Qui impose à chacun son poids de passé. Et fixe les contours de nos cartographies mentales. Ainsi en est-il de la cartographie mentale du poète. Constituée de trous de cratères et de lignes à peine ébauchées, l’Italie se dessine mouvante fugace et précise pourtant. Est-ce toujours celle de Christophe Grossi ? N’est-ce pas déjà la mienne ?

    Les pièces du puzzle émergent, qui viennent s’ajuster les unes aux autres et prendre place dans le paysage intérieur de Christophe Grossi. Paysage qui resurgit parfois un peu plus loin, sous une autre forme, dans un autre « ricordo ». Ou repris en écho par les dessins de Daniel Schlier qui évoquent des imbrications de masques et de visages, déformés par le cri, de corps distordus de cartes et de rocs en équilibre instable taillés dans l’à-vif de la roche. Cartographie palimpseste, sur laquelle, en surimpression, viennent s’imprimer mes propres contours.

    Mi ricordo. Je me souviens des films de Federico Fellini. Amarcord. Et des musiques de Nino Rota.


    105. Mi ricordo

    de la bande sonore de Rocco e i suoi fratelli de

    Luchino Visconti — musique de Nino Rota,

    chanson interprétée par Elio Mauro.


    « Amarcord ». A m’arcord. Mi ricordo (en dialecte romagnol). Je me souviens de La dolce vita. De la scène du spogliarello dans une villa du bord de mer ; d’Anita Ekberg divinement triste sous les eaux de la Fontaine de Trevi, de l’errance nocturne dans les vicoli de Rome de la star américaine et de Marcello, journaliste raté, de leur rencontre avec le petit chat ; du suicide de l’intellectuel Steiner ; du désarroi des fêtards névrosés, imbibés d’alcool, déambulant au petit matin, au sortir d’une nuit orgiaque, sur une plage où vient de s’échouer une baleine tirée par des pêcheurs ; de la jeune serveuse, rencontrée la veille dans un restaurant de la plage, qui appelle Marcello sans parvenir à ce qu’il l’entende et sans pouvoir le rejoindre. Je me souviens du cinéma de Fellini. Amarcord. Et de tant d’autres. Mais le monde de Cinecittà, avalé par de nouveaux monstres, a disparu. Est-ce de disparition que Christophe Grossi veut parler lorsqu’il écrit :


    391. Mi ricordo

    que les ricordi peuvent reculer.


    Peut-être. Recul. Et disparition. Une image glisse. Fugace et imprécise. Celle des fresques de la Rome antique. Disparues aussitôt que mises au jour. Soufflées au contact de l’air. À jamais effacées. Perdues. Fellini / Roma.

    Face aux incertitudes de la mémoire, à ses imperfections approximations fluctuations mensongères arrangements, que reste-t-il ? Face à la malléabilité de la mémoire et aux inventions qu’elle sécrète, Christophe Grossi répond qu’il reste l’écriture. Pas moins mensongère pourtant et tout aussi illusoire. Mais davantage fiable. Parce que cernable dans l’espace et dans le temps.

    L’écriture, alors ? Une injonction. Un commandement qui revient à plusieurs reprises, pareil à une nécessité impérieuse, inévitable :


    257. Mi ricordo

    ne veut pas dire je me souviens mais je voudrais

    ne plus oublier ou j’imagine des souvenirs ou tais-

    toi : écris plutôt !


    Écrire donc. Se résoudre à. L’écriture. « Cette pratique de faussaire ». Pour compenser l’absence. Une absence partagée d’où émerge une présence. Réelle présence.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Grossi





    Ricordi 1
    Source







    CHRISTOPHE GROSSI


    Christophe Grossi
    Source



    ■ Christophe Grossi
    sur Terres de femmes

    [Mi ricordo] (extrait de Ricordi)



    ■ Voir aussi ▼

    la fiche de l’éditeur sur Ricordi
    → (sur [déboîtements])
    une présentation de Ricordi lors d’un entretien de Christophe Grossi avec Delphine Japhet
    → (sur Les Carnets d’Eucharis)
    une note de lecture de Nathalie Riera sur Ricordi
    → (sur Liminaire)
    une lecture de Ricordi par Pierre Ménard
    → (sur lelitteraire.com)
    une recension de Ricordi par Jean-Paul Gavard-Perret
    → (sur remue.net)
    une recension de Ricordi par Sébastien Rongier
    → (sur [déboîtements])
    une recension de Ricordi par Serge Martin (revue Europe, n° 1032, avril 2015, pp. 333-335)



    ■ Voir encore ▼

    → (sur Terres de femmes)
    20 janvier 1920 | Naissance de Federico Fellini (+ note sur Amarcord)
    → (sur Terres de femmes)
    Index de la Catégorie Péninsule (littérature et poésie italiennes)





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