Étiquette : 2014


  • Luc Dietrich | [Le sapin]




    Sapin 2
    Triptyque photographique, G.AdC







    [LE SAPIN]



    Le sapin.
    J’appréciais vraiment toutes ces machines simples, ces détails de mon corps qui devenaient outils : je me servais beaucoup plus de mes dents pour couper, briser, fendre. Mes mains, mes pieds.
    J’emmagasinais beaucoup de nourriture dans la chambre haute. Des noix, des noisettes. C’était une joie de dormir au milieu de ces repas futurs.  J’envisageais les lendemains avec tranquillité. Je ne travaillerais pas demain. Je ferais un long texte sur la digitale. Ce n’était pas facile. J’usais l’un après l’autre les meilleurs adjectifs sur ces fleurs à tubes. Mes notes étaient rangées dans un petit sac de toile cirée à cause de la pluie. J’avais un petit encrier en bois et un porte-plume taillé dans un éclat de noyer.

    Un bon silence m’entourait. Je chantais à tue-tête sous les étoiles silencieuses. Un petit vent chatouillait les feuillages.



    Luc Dietrich, Sapin ou La Chambre haute, éditions Éoliennes, Bastia, 2014, page 22. Texte établi & présenté par Frédéric Richaud.







    Dietrich Sapin






    LUC DIETRICH


    Luc Dietrich
    Source



    ■ Luc Dietrich
    sur Terres de femmes

    Les derniers jours de l’automne



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Esprits Nomades)
    une page sur Luc Dietrich
    → (sur le site des éditions éoliennes)
    une page sur Sapin ou La Chambre haute





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  • Emmanuel Merle | [Tout est matière, sauf ma décision]



    [TOUT EST MATIÈRE, SAUF MA DÉCISION]



    Tout est matière, sauf ma décision.

    Là où les arbres ne sortent pas de terre,
    où les déchirures du sol ont l’éternité
    pour se refermer,
    c’est là qu’il faut mourir,
    en plein ciel, croisant un hasard
    d’une sorte rare, dépouillé,
    presque bienveillant d’avoir revêtu
    un sens, pendant un instant.

    Tu as titubé tes derniers pas
    dans l’ornière du chemin imprévisible,
    puis sur l’herbe, contre une pierre.
    La vie s’oublie.

    C’est sans commune mesure avec le pas
    de l’Olan, si large qu’il n’est pas
    encore achevé. Son nom le dit,
    Olan, qui enjambe.

    T’es-tu souvenu de tes premiers pas,
    et de celle qui t’a reçu dans ses bras ?
    As-tu ouvert un peu les tiens
    Pour demander que l’air te retienne ?

    Je viens cette année encore, sur l’Olan,
    réviser la leçon de mort,
    m’attabler pour manger à quelques mètres
    de ta chute, revoir ce soleil particulier
    qui effraie les ombres,
    revoir cette montagne aux aisselles de neige.

    Le bel aujourd’hui que voilà,
    avec son silence d’espace-temps.
    Certaines pierres du chemin ont été usées
    par nos pas ; je voudrais prendre
    dans mes bras l’enfant que tu étais resté.

    Les lieux les plus sacrés sont habités
    par les morts et les vivants,
    ombres confondues.



    Emmanuel Merle, Olan in Olan, suivi de Dédale et Icare et Houillère, Gros Textes, 05380 Châteauroux-les-Alpes, 2014, pp. 24-25-26. Couverture et illustrations de l’auteur.





    EMMANUEL MERLE


    Vignette Emmanuel Merle





    ■ Emmanuel Merle
    sur Terres de femmes


    Amère Indienne
    [Cape Cod]
    Le Chien de Goya (lecture d’AP)
    Cet ancien lieu (poème extrait de Démembrements)
    Démembrements (lecture d’AP)
    Ici en exil (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [Le rouge] (extrait de Dernières paroles de Perceval)
    Dernières paroles de Perceval (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Dernières paroles de Perceval (lecture d’AP)
    ils attendent ce qui (extraits du Grand Rassemblement)
    Migrant (extrait d’Habiter l’arbre)
    [Je me discerne davantage dans le miroir de la couleur](extrait des Mots du peintre)
    Tourbe (lecture d’AP)
    [Il n’y a plus d’arbres] (extrait de Tourbe)
    [Une promesse, dis-tu]
    Emmanuel Merle & Thierry Renard | La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Emmanuel Merle & Thierry Renard | [Jour de pluie ici aussi]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Emmanuel Merle





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  • Geoffrey Squires | [The sound changes as it moves]




    Cet incessant rugissement vide
    Ph., G.AdC







    [THE SOUND CHANGES AS IT MOVES]



    The sound changes as it moves
    or you move

    like voices descending a stair

    or in the hills following a beck upstream
    as the gully narrows deepens and then bends
    exposing suddenly the full force of the falls
    that blank incessant roar from which the mind
    detaches itself only with difficulty
    and decides to go on






    [LE SON CHANGE QUAND IL SE DÉPLACE]



    Le son change quand il se déplace
    ou quand tu te déplaces

    comme des voix descendant l’escalier

    ou dans les collines en remontant un ruisseau
    quand les ravines étroites s’enfoncent puis tournent
    exposant soudain la pleine puissance des cascades
    cet incessant rugissement vide dont l’esprit
    ne se détache qu’avec difficulté
    et décide de repartir



    Geoffrey Squires, Paysages et silences [Landscapes and Silences, 1996], édition bilingue, Éditions Unes, octobre 2014, pp. 64-65. Traduit de l’anglais (Irlande) par François Heusbourg. Vignette de couverture Max Wechsler.







    Paysages-et-silences--tirage-de-tete
    Source






    GEOFFREY SQUIRES


    Geoffrey Squires
    Source



    ■ Geoffrey Squires
    sur Terres de femmes

    [L’obscurité nous a mis à la dérive encore] (extrait de Pierres noyées)
    Sans titre (extrait)





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  • Fabrice Caravaca, La Falaise  

    par Isabelle Lévesque

    Fabrice Caravaca, La Falaise,
    Éditions Æncrages & Co, 2014.
    Illustration de couverture d’Olivier Orus.



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    La falaise. Le cheminement de l’homme qui rencontre la
    falaise. L’homme ne fait pas demi-tour. Il reste possible de
    longer longtemps la falaise.




    Du général, se dresser et partir. La falaise : représentation d’une façade insurmontable et paradoxale, ascension ou chute ? Verticalité, en tout cas, pour « l’homme » qui parcourt les textes en prose de cet ensemble qualifié de « récit » en première de couverture.

    Sur cet espace : la marche, mouvement du livre de Fabrice Caravaca et cœur de la perception du narrateur.

    Qui est cet homme qui marche au bord de la falaise, découvrant la marche, ses pieds, le monde qui l’entoure ? Est-ce l’homme primitif, celui que le sculpteur Paul Dardé a représenté, observant le village des Eyzies depuis le bord de la falaise ? L’histoire a oublié le nom du premier qui se leva. Il dut regarder ses pieds avec étonnement. Et puis se demander que faire avec ses mains qui portaient sans doute jusqu’alors le même nom que ses pieds. On dit que la station debout, libérant les mains, permit le développement du cerveau de l’homme. Ainsi l’homme de Fabrice Caravaca s’interroge sur son corps de l’intérieur, sur ce qui l’entoure, sur ce qui se passerait si…

    Et cette rivière qui coule au pied de la falaise qu’arpente l’homme du livre, est-ce la Vézère, la Dordogne ?… Mais non, elle n’a pas encore de nom, c’est la rivière et c’est l’homme. Les noms viendront plus tard.

    Peut-être est-ce aussi cet Homme (avec majuscule) qui marche d’Alberto Giacometti, penché roidement en avant, dont les pieds si grands, épais et lourds ont tant de mal à se détacher du sol, et qui pourtant marche vers l’avenir.


    L’homme qui marche voit de haut, de sa hauteur. Ses mains libres participent à l’exploration :

    « Ainsi la main serait tout à la fois le pied et la tête. »

    Si bien que le cheminement réel, l’avancée du marcheur, impose une lecture du monde où les oiseaux, par exemple, sont à portée de main, proches, ils déterminent la perception du paysage au point que le repère, la référence, ce n’est plus le marcheur mais le corps de l’oiseau saisi dans l’arrêt du mouvement après l’orage :

    « Les cheveux de l’air trouvent l’odeur de l’oiseau mouillé. »

    Deux règnes rapprochés, aviaire et humain, grâce à l’élévation. Comme les couleurs en ce ciel rapproché pour « de nouvelles propositions ». Les constructions syntaxiques portent ce déplacement du point de vue. Le dit du réel se double d’une parabole, par la réserve de sens que constitue la falaise (sa connotation de gouffre, le risque que le mot suggère). C’est « l’homme » encore ici concerné en ces courts textes individués qui suivent une trame cependant, celle du paysage soumis à l’altitude. Les présents, de ce fait perçus comme itératifs, semblent énoncer une loi propre à l’essence de la falaise. Les déterminants définis dominent (l’homme, la falaise, les couleurs) et confirment la valeur d’exemple de ce récit, mythe inventé d’une falaise à laquelle tout homme se confronte – ou qu’il refuse – autant que marche réelle d’un narrateur qui éprouve dans son corps l’avancée et la confrontation.

    Le « panorama » à l’horizontalité proclamée n’exclut pas la plongée (chute) en soi, mimétique mouvement du dehors en l’homme imprimé. À l’extérieur, à l’intérieur : parallèlement le sens propre et le figuré. La comparaison d’ailleurs est une construction récurrente du texte (« comme un fruit bien trop mûr », « comme un cœur d’animal »…), sa force concrète supplée la difficulté de représenter le mouvement. On s’avance au bord, et la langue cerne le vertige qui pourrait faire reculer. Ce déplacement (avancée, perdition possible, repli, intériorité gagnée) se lit dans la phrase qui claque ou s’allonge :

    « Tout l’intérieur de l’être ainsi parcouru dans l’ombre du ciel et aussi comme l’ombre révélatrice de l’être qui jusque-là avançait avec ses mains. »

    Des adverbes structurant la marche à celui de manière qui s’efforce de rendre compte de la progression (lue dans le ciel), la phrase se développe, la proposition subordonnée précise l’état antérieur (intérieur aussi) du marcheur. Travail de langue où domine une alternance de phrases nominales, au début du texte en particulier, et l’amorce de périodes longues où le détail se loge dans les adverbes et les propositions subordonnées. Musique différente, le rythme change comme indicateur des tonalités à saisir.


    L’homme qui marche doit faire l’expérience difficile du déséquilibre pour avancer. Lever un pied, c’est un risque inconnu des quadrupèdes. Mais, la marche devenue habitude, il n’y pense plus.

    Ici le mouvement cherche à trouver le geste, à le renouer à des démarches antérieures, ancestrales mais pas seulement, qu’on pourrait atteindre ainsi :

    « Et le prochain pas est toujours différent. Annonciateur d’un éventuel bouleversement, d’un morcellement de l’être entier dans la marche. »

    Ce futur se lit dans les noms, il n’est pas prophétique mais gît sur la faille au bord de la falaise. Le sol en garde une empreinte – où retrouver le lexique du livre imprimé – la surface plane ainsi révèle « l’être tout entier ».

    La falaise garde cette marche et la suite des jours :

    « Au matin, la marche reprend contact avec les lumières. »

    Amorce d’un verset biblique (mais il manque le premier, le deuxième jour…) et utilisation d’un présent d’éternité. Épopée de la falaise ou de la marche ? Saisir en ce topique ce que l’être aura appris, retenu :

    « L’homme pendant qu’il regarde au-delà de la falaise a des pensées. Ou il croit comme on prie. »

    Marche du « rêve », rappelé, cyclique, immobile. L’intériorité explorée, découverte, invite à la méditation. Les couleurs s’esquissent, grâce amorcée qui se fixe en l’être.

    Cache-cache : les nuages, l’ombre et le narrateur, le rythme régulier rappelle le battement du cœur. La parole lyrique assume ses coupes nominales autant que son débordement syntaxique. La marche devient représentation mentale féconde, instrument de connaissance :

    « Pure création de l’esprit et rêves se réalisant. »

    Magie du poème se substituant à la marche réelle, restant lié à la figuration d’une falaise de l’origine autant qu’à celle de la destination de l’être ; le ciel en sa médiation verticale faisant passer d’un paysage, d’une couleur, à l’autre.

    Compter les pas : impossible. Il faut envisager le bord de la falaise comme une frontière matérialisant l’arrêt, la marche intériorisée de celui qui par sa pensée enclenche le mouvement : elle est saisie d’une conscience. Deux bords de falaise rejoints en un pont miraculeux et l’être se trouve transformé de l’intérieur par son consentement à la marche – comme il respire.

    La pluie fréquente est source de rites, elle invite à la danse (comme résultat, et non plus celle qui ferait venir l’eau), un prélude aux couleurs suivant les nuages présents ou poussés par le vent.


    « L’homme » et « la falaise » initient tant de phrases du récit qu’une équivalence se pose, lien infaillible d’un lieu à celui qui fait plus que l’occuper. Le cadre vertical devient identité. Station debout ? pas seulement… Une avancée et la poussée verticale ou la chute. « Étoiles » suivies, pas à pas, bain d’étoiles en nuit noire, l’être nu dans l’eau ou l’air éprouve sa nature enfin révélée. Premier jour, premier homme, une constante réactivée, le poème la tente, intégrant la falaise et l’homme. Le pas n’est plus distinct du paysage, il fait corps :

    « C’est toujours une nouvelle marche qui franchit de nouveaux territoires. Les empreintes des marches passées ne sont pas des empreintes mais appartiennent aux paysages. Elles sont inscrites dans la terre. »

    Naissance de la sente sous les pieds du marcheur, bientôt sentier, plus tard chemin, peut-être. La marche modifie l’homme, mais le paysage aussi.

    Aux présents succèdent des infinitifs intemporels : ils inscrivent le mouvement, le geste en la terre (manger, faire passer, réaliser, découper, écraser, nourrir). Les actes sont ritualisés et la couture devient invisible, elle disparaît. « L’homme », premier homme ou celui de ce jour et demain, les trois suivent ce chemin. Évoluent sans que le passage du temps efface ce qui fut. Reproduction et infime, changement de chaque avancée : rien ne se contredit, histoire et mémoire intègres. Cercle au bout – pas de migration :

    « Soc précis de la charrue du corps. »

    Soc et sillon, trace et falaise où sur le bord retourne en long. Son territoire. Ses pas graphient le sol : « [p]our permettre aux pieds l’envol et aussi bien l’élan », « dans l’écriture de sa marche ». Il ne retourne pas vers : il va, creuse sa boucle, danse sa ronde, son territoire :

    « Il élabore des itinéraires qui lui font peindre sur le sol des sortes de cercles. Depuis le ciel ce doit être très beau. »



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes







    Falaise 2





    FABRICE CARAVACA


    FabriceCaravaca
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur La Falaise




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Joëlle Gardes | Jardins de toute sorte



    JARDINS DE TOUTE SORTE
    (extrait)


    De mes bras, j’ai entouré le tronc du vieil arbre et j’ai appuyé ma joue sur son écorce rugueuse. Immobile, j’ai tenté de percevoir la circulation de la sève, le cheminement des racines nourricières et l’avancée tranquille du temps. J’aurais voulu que la terre me retienne, que je devienne minéral et végétal pour vivre de la vie mystérieuse des choses qu’on croit inertes.

    […]

    Combien de jardins m’attendent encore ?

    Jardins d’entrelacs où le buis sombre et la santoline grise brodent des motifs délicats,
    rocailles du Sud où s’agrippent les plantes charnues gorgées de leur propre suc qui n’aiment que le soleil, rochers travaillés en grottes où court un tronc tordu qui a la couleur de la terre, tunnels, ponts sur des mares asséchées, branches devenues pierre et ciment en forme de fleurs…

    Jardin japonais, plénitude du vide, musique du silence, eau insipide sur les cailloux pourtant promesse de saveurs…

    Jardins de toute sorte, de toute saison et de tout temps.

    Le vieil arbre au bout de l’allée m’a fait signe. De mes bras, j’ai entouré son tronc rassurant et j’ai appuyé ma joue sur son écorce. Mes pieds se sont enfoncés profondément dans le sol, les rameaux de ma chevelure ont frémi sous le vent et j’ai touché le ciel.

    Alors je suis devenue arbre, je suis devenue jardin.



    Joëlle Gardes, « Jardins de toute sorte », Sous le lichen du temps, poèmes en prose, Éditions de l’Amandier, Collection Accents graves-Accents aigus, 2014, page 11 et pp. 28-29. Photographies de Patrick Gardes.





    JOËLLE GARDES


    Gardes JoElle (1)




    ■ Joëlle Gardes
    sur Terres de femmes

    « Les arcanes subtils d’une relation triangulaire » (La Mort dans nos poumons) [note de lecture + bibliographie]
    Dans le silence des mots, poésie (note de lecture)
    Et si la profondeur n’était que… (extrait de Dans le silence des mots)
    L’Eau tremblante des saisons (lecture de Françoise Donadieu)
    Jardin sous le givre (note de lecture + extrait)
    [Le regard tourné vers l’intérieur ou l’ailleurs] (extrait de La Lumière la même)
    [Matinée de printemps précoce](extrait de L’Eau tremblante des saisons)
    Méditations de lieux (note de lecture)
    Ostinato e chiaroscuro (Ruines) [note de lecture + extrait]
    [Tota mulier in utero] (extrait d’Histoires de Femmes)
    31 mai 1887 | Naissance de Saint-John Perse (Joëlle Gardes, Saint John-Perse, Les rivages de l’exil, biographie)
    Trentième anniversaire de la mort de Saint-John Perse/20 septembre 1975 (chronique de Joëlle Gardes)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Hôpital



    ■ Voir aussi ▼

    le site de Joëlle Gardes






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  • Jacques Moulin, Portique

    par Angèle Paoli


    Jacques Moulin, Portique,
    Éditions L’Atelier contemporain,
    François-Marie Deyrolle éditeur, 2014.
    Avec 7 dessins d’Ann Loubert.




    Lecture d’Angèle Paoli


    Portique 3

    Portique 4

    Portique 5







    « L’ESTUAIRE OUVRE L’ESPRIT»




    Verticalité. Cinq portiques pour un singulier. Portique. Cinq étapes où lignes verticales grues et cheminées zèbrent l’espace pris entre les cinq textes de Jacques Moulin et les dessins d’Ann Loubert, qui les rythment et les accompagnent. Avec Portique, le poète s’inscrit dans le ciel portuaire de sa région d’origine — la Normandie —, mais invite tout œil sensible à la géométrie des ports à rythmer dans le silence de la lecture les syntagmes qui en construisent les formes. Les cernent les enserrent.

    « Le cri du “i” dans les poulies », le grincement « des bigues leviers crics caliornes poutrelles palans » se mêlent aux grincements des mots. En cela, le désir du poète rejoint celui du philosophe Alain, cité en exergue du recueil :

    « Je retourne à mes poulies ;

    Je veux que le grincement soit dans ma notion. »

    D’un portique à l’autre, dans l’enchevêtrement rigoureux de la mécanique portuaire et de sa syntaxe, le paysage narratif évolue. De poème en poème, cela bouge, s’organise, s’érige en système autour de la notion de port et avec elle. Clos sur lui-même, le monde verrouillé des ports s’ouvre sur des univers autres. La pensée portuaire voyage, dégageant au-devant d’elle « [t]out un chemin de ronde sur les routes du monde ». Dans la danse rigide des poutres qui structurent le ciel maritime, le poète est le palonnier qui déploie ses efforts pour maintenir les équilibres, répartir ses charges, huiler ses arêtes érections et ossatures. Stocké sur la page, calibré dans sa forme comme les containers calés sur les quais, le poème attend l’impulsion du poète — « pontier portiqueur passeur de mots » — pour sa mise en souffle et en mouvement à l’intérieur du recueil. À travers langue et cadences. Travail de levage et de migration auquel chacun des deux mondes — poétique | portuaire — participe et contribue, pour aboutir à la « notion » unique de « portique », solidement amarrée aux mots du poète.

    Ceint entre « piliers de fonte » et « rideaux de fer », l’univers portuaire est un espace fermé, constitué de coursives passerelles travées cargaisons en attente, crochets… Autant de clôtures qui cisaillent l’horizon et l’enserrent. Dans une odeur tenace d’huile et de goudron. Circonscrit dans un emboîtement de portiques, le port est le lieu privilégié des engins qui s’ancrent dans la boue et montent vers le ciel que traversent les grues. À cette configuration close répond la forme close du poème. « Les mots sont dans la boite »/« Le port est clos comme un poème ». La poétique du port naît de cette étonnante confrontation. Singulière superposition.

    Ainsi, chaque poème, clos dans sa numérotation — de 1 à 5 — l’est-il également dans sa chute. « Je suis sur le portique » conclut « Portique 1 ». « Bon pour l’appareillage » (Portique 2). « La partance en système » (Portique 3). « Chute de poulies sur les quais plats » (Portique 4). Seule la phrase qui clôt « Portique 5 » diffère par sa forme par son rythme et par sa longueur :

    « Les hommes transportent leur corps et balancent sans la voir leur part d’aspiration accrochée au juste poids des filins qui s’agitent au-dessus de leur tête ».

    De même, chaque poème semble clos sur les mêmes rouages, énumérations nominales (souvent ternaires) ou énumérations infinitives :

    « Jusqu’aux portiques      Jusqu’aux portiques ponts roulant sur les quais      Jusqu’aux portiques des manutentions bord de quai » ou encore « Prendre    Pincer      Poser ».

    Soumis à une syntaxe grinçante acide éraillée, les poèmes de Portique sont livrés à la mécanique géante et phalloïde des ports, à ses filins ses poutrelles ses agrès ses entremêlements de câbles, ses grues aériennes qui soutiennent le vide. De la grue métallique qui sillonne le ciel à la grue cendrée qui « trompette dans son bec », il y a de la parenté dans l’air :

    « L’animal et l’engin ont même forme de croc-bec ou avant bec — emmanché d’une ligne — cou ou bien flèche      Même danse devant l’étendue et même grégarité dans l’espace du ciel et des quais »…

    Une parenté qui rejoint le poème : « Un même grincement de mots qui conduit le poème jusqu’au cri      Un crissement de poulie dans l’aigu de la langue     Grue et portique sont mots de glotte venus frotter convulsion contre dent de fer…. » Et qui fait du poète, « spreader suspendu à un fil », un « portiqueur » qui manœuvre sa charge, « contrôle le tout sur son écran » et fait « crisser les mots ».

    Paradoxalement, depuis les origines, le portique appelle l’ailleurs. Les colonnes ouvrent le ciel strié de lignes vers d’autres espaces. Au commencement, il y eut le Pœcile d’Athènes — son Portique — dont Zénon de Cittium, philosophe-naufragé venu s’échouer au Pirée, découvrit « le rythme obsédant des arcades ». C’est là que, déambulant dans l’Agora de la capitale grecque, le philosophe venu de Chypre fonda l’école du stoïcisme. Bientôt suivi de ses émules, dont Chrysippe « son agrippeur son porteur de bât son caleur de forces… »

    S’appuyant sur cette vigueur qui souffle à la face du monde, le poète peut alors affirmer sa propre conviction :

    « Les idées viennent par les ports    Tous les peuples en conviennent     L’estuaire ouvre l’esprit ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Portique Atelier contemporain







    JACQUES MOULIN


    Jacques-Moulin
    Source



    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes

    Écrire à vue (lecture d’AP)
    [Partir à dos de feuilles ou d’arbres] (extrait d’Écrire à vue)
    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    L’Épine blanche (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Journal de Campagne (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
    Un galet dans la bouche (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site d’Ann Loubert)
    la page sur Portique
    une fiche de l’éditeur sur Portique [PDF]
    une autre fiche de l’éditeur sur Portique





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  • Eugenio De Signoribus | [ogni ora da vivere è buona per parlare]



    [OGNI ORA DA VIVERE È BUONA PER PARLARE]



    ogni ora da vivere è buona per parlare
    o per stare accucciato come un cauto animale
    sul divano grigio, contro i doppi vetri,
    dai linguaggi ambigui dei moti circondato
    e da oscillanti visioni di edifici che mai crollano…
    Ogni agone può bruciare tutta un’ora
    può bruciare la lingua fin nelle radici







    [CHAQUE HEURE À VIVRE EST BONNE POUR PARLER]



    chaque heure à vivre est bonne pour parler
    ou pour rester pelotonné comme un animal prudent
    sur le divan gris, contre le double vitrage,
    cerné par les expressions ambigües des mouvements
    et par les visions oscillantes d’édifices qui ne s’écroulent jamais…
    Chaque combat peut brûler une heure entière
    peut brûler la langue jusqu’aux racines



    Eugenio De Signoribus, « Fuites » (extrait) in Maisons perdues [Case perdute (1976-1985), 1986], Atelier La Feugraie, 2014, pp. 94-95. Traduit de l’italien par André Ughetto.



    EUGENIO DE SIGNORIBUS


    Eugenio De Signoribus
    Source




    ■ Eugenio De Signoribus
    sur Terres de femmes


    Ronde des convers (lecture d’AP)
    L’albero (poème extrait du recueil L’altra passione + traduction inédite d’AP)
    microelegia (poème extrait du recueil Istmi e chiuse + traduction inédite de Thierry Gillybœuf)
    [La sirena marina nel suo acquario] (poème extrait du recueil Veglie genovesi, 2013 + traduction inédite d’AP)
    La nymphe du crépuscule (poème extrait du recueil Trinità dell’esodo, 2011, + traduction inédite d’AP)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le blog de Grazia Calanna)
    une interview (en italien) d’Eugenio De Signoribus (18 septembre 2012)





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  • Anne-Marie Albiach | Flammigère [I]



    FLAMMIGÈRE [I]



    la taille du sexe
    dans l’indécision du genre
    et les singularités du pluriel
    nous demeure
    à nous étrangers
    assignés à cette blessure

    cette quête rigide

    quelle que soit l’équation
    résultante inhérée à
    l’énigme
    la chair rejoint le sang
    et s’y confond
    à la chaleur
    existe
    dans la précision de l’absence
    Espace alourdit à noir
    lenteur de caresse
    simultanéité charnelle
    au point d’espace où se confrontent
    nos futurs assimilables
    et la jointure mâle qui nous unit
    l’un à l’autre
    dans “l’énigme chaleureuse de la langue”
    cet envers du réel

    Ortie femelle

    la stérilité pince l’entraille verte
    à immobile
    à impavide
    à netteté des cicatrices
    et mort renouvelée des lames
    couteaux inhérents dans leur lumière

    il se lève     il se rabaisse
    il se lève     il se replie    en noir     tel en l’œuf d’une
    plage chatoyante de chaleur
    et lové au sable il renaît dans les fibres stériles de
    l’androgyne trinitaire




    Anne-Marie Albiach, Flammigère (éditions de la revue Siècle à mains, Londres, 1967) in Cinq le Chœur, Œuvres 1966-2012, Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2014, pp. 15-16. Postface par Isabelle Garron.






    Albiach Cinq le choeur






    ANNE-MARIE ALBIACH


    Albiach
    Image, G.AdC



    ■ Anne-Marie Albiach
    sur Terres de femmes

    Cette douceur
    La Gradiva
    la voix distincte (+ bibliographie)
    Le chemin de l’ermitage
    4 novembre 2012 | Mort d’Anne-Marie Albiach
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Délinéation du désir



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur laviemanifeste.com)
    le texte intégral de Flammigère
    → (sur le site du cipM)
    une fiche bibliographique sur Anne-Marie Albiach + un extrait sonore (La Nuit) [pour un accès direct à l’extrait sonore, cliquer ICI]
    Anne-Marie Albiach dire « Énigme IX » (État) et « Esquisse: le froid » (Mezza voce). Enregistrement effectué par Jonathan Skinner dans l’appartement de la mère de l’auteure, rue de l’Hôtel-de-Ville à Neuilly-sur-Seine, le 29 juillet 2000 et le 31 juillet 2000 (Source : Kenning 12)
    → (sur YouTube)
    Anne-Marie Albiach – In Memoriam (une émission d’Alain Veinstein sur France Culture avec Anne-Marie Albiach en 2003)
    → (sur Littéralité)
    Pour Anne-Marie Albiach, par Jean-Marie Gleize
    → (sur le site de Jean-Michel Maulpoix)
    Anne-Marie Albiach, Mezza voce (article paru dans La Quinzaine littéraire du 16 mai 1984)





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  • Claude Louis-Combet, Le Nu au transept

    par Angèle Paoli


    Claude Louis-Combet, Le Nu au transept,
    L’Atelier contemporain,
    François-Marie Deyrolle éditeur, 2014.
    Images d’Yves Verbièse.




    Lecture d’Angèle Paoli




    LA FEMME, ŒUVRE D’ABSTRACTION




    Incisions incrustations palimpseste texte — photos en surimpression femme-mystère corps nu dévoilé/révélé — vera icona — dans son impudicité fondatrice première. Ève au miroir fondue confondue fusionne avec les ostensoirs ciboires crucifix guirlandes et dorures icônes de Vierge à l’Enfant cul offert ouvert — sexe-fleur-figue — épanoui dans le chatoiement des draperies en noir et blanc incandescence chapelets bracelets, rayonnement froid des soleils d’église, Ève tentatrice tendue offerte ouverte au désir du regard.


    Quel regard ? Celui du photographe — Yves Verbièse — attaché à rendre par ses images la beauté exaltée du texte de Claude Louis-Combet ? Celui de la lectrice qui effeuille parcourt égrène Nu au transept plonge avec la fébrilité d’une innocente aux mains nues aux mains pleines à la rencontre d’un récit attendu soupçonné jamais écrit ni rencontré toujours existant présent enfoui mis au ban secrètement désiré découvert ? Aimé ! Celui de Joseph ? Le théologien et prêtre qui interroge — à partir de la peinture-prétexte de Courbet, Baigneuse à la source, 1862 —, les profondeurs de son être. Et confie à son ami, le temps de leur entretien, le mystère de sa rencontre avec la Femme, prénommée Maria par le narrateur. Rencontre déterminante survenue cinquante ans plus tôt dans la cathédrale de Bourges. Celui de l’écrivain Claude Louis-Combet, enfin, dont on sait qu’il a renoncé à la prêtrise ? Mais non à la femme. La Femme éternelle à qui il offre avec ce Nu au transept, un hymne de gloire majestueux magistral. Regards croisés, intimement lacés-enlacés pour un ouvrage dédié à une esthétique du regard qui mêle Eros-Thanatos-Divin dans une seule et même chorégraphie. Une même iconographie ardemment fantasmée.


    L’œil de la Mort guette qui observe lorgne vers le vivant désir de femme pupille dilatée qui interroge notre désir, écho du désir du jeune homme du récit appelé par vocation à la prêtrise et convié un jour à la connaissance révélée de l’être-femme — ce fut comme une apparition — visité un jour de ses vingt ans par l’ostentatoire nudité tentatrice nudité d’une jeune beauté errant nue par les rues de la ville déambulant nue dans les travées de la cathédrale de Bourges, éveillant en lui, le chaste Joseph, une incandescence insoupçonnée, incisant au plus profond de sa conscience une « césure » douloureuse entre un « avant et un après », mise en abyme du regard désir du regard désirant affublé de tentures-couronnes de fleurs-cierges-tabernacles-ciboires-châsses-voiles-nimbes dorés, et le pubis sombre triangle du désir confondu fondu fusionnant avec un ostensoir soleil serti de pierres précieuses, assomption de la Vierge assimilée mêlée au corps dévêtu de l’Ève blonde, cette Maria aux cuisses campées sur l’autel des dévotions angéliques, visions pyramidales d’angelots musiciens, enfants aux visages purs, étoiles fleurs des champs plis et surplis de robes enlacements des corps qui font corps avec la statue de la Vierge vêtue de draperies couronnes célestes, et derrière, en filigrane, en surimpression palimpseste, Maria nue dansante parmi les gisants, cheveux longs librement flottant sur les épaules éternellement blonds éternellement symbole du désir lascivité qui vient coller aux images éternellement pieuses et adorantes des églises. Maria s’adonnant sans réserve à un rite sacré, énigme qui la livre à un corps à corps de feu avec le marbre froid qui emporte sa chair. Sous le regard éperdu interdit de Joseph. Et pourtant.


    Joseph reconnaissait « que la contemplation d’une femme, sans qu’il eût échangé une parole avec elle, sans qu’il l’eût jamais touchée, sans même qu’il l’eût regardée de très près, avait constitué en soi une expérience absolument dominante, une épreuve d’intériorité, en toute plénitude, au-dessus de tout ce qu’il avait connu ou pourrait connaître. […] Et c’était cette femme-là, anonyme par-delà son faux nom de Maria, qui avait révélé non au croyant, non au prêtre, mais à l’homme, ramené à sa simplicité première, quelques essentielles vérités de nature… »


    Le Nu au transept — titre somptueux du dernier ouvrage de Claude Louis-Combet publié par l’Atelier contemporain et illustré par les images (photomontage ?) d’Yves Verbièse — donne à découvrir la danse de Maria, jeune prostituée de Bourges, Ève souple aux seins ronds et lourds qui cache son visage entre ses bras ailes du désir sous le regard impassible d’angelots absorbés dans leur prière et dans leurs chants. Elle danse tendue sur l’autel de la mort, crucifiée peut-être, offerte de dos, nue dans son dialogue de chair aux prises avec ce qui fut jadis un vivant dont la chair a été avalée néantisée par la mort et par le sexe jadis dressé dans les convulsions de la possession, réduit à jamais à poussière, chair dense d’elle, souffle fraîcheur vibrante du plaisir qu’elle se donne sous le regard interdit du jeune homme chaste désirant interdit de chair par vocation de prêtrise, embrasements de la chair sculptée dans l’à-vif face aux squelettes ombreux desséchés et ombreux qui gisent et veillent en leur silence de pierre dans le transept de la cathédrale.


    À la tiédeur des sentiments d’aujourd’hui dégagés à jamais de la gangue des images mystiques, alliances secrètes amour- extase-mort, à la médiocrité des passions et des désirs de tout un chacun, Claude Louis-Combet oppose l’incandescence. Incandescence du regard et de l’écriture, l’une à l’autre enlacée comme chèvrefeuille unissant les amants à leur lien de fidélité éternelle, l’un servant l’autre jusque dans l’impudeur. Une impudeur naturelle, libérée de la faute originelle, librement assumée par la Femme mais aussi par le photographe et l’écrivain qui revisitent en complices la présence érotisée de la Femme dans le lien viscéral et charnel que celle-ci entretient avec le sacré, déambulant nue jusqu’au transept où elle s’unit nonchalante désinvolte langoureuse à la Vierge à l’Enfant éternellement absorbée dans le recueillement du mystère de la maternité divine, à la Mort qu’elle transcende. La Femme, « Être suprême » vécu dans Le Nu au transept comme « principe de puissance et d’amour ».


    Femme initiatrice qui donne à l’homme de découvrir sa propre intériorité. Dans la contemplation réitérée de ces offrandes charnelles, Joseph « découvrait, avec une étrange sensation de vertige intérieur, de douceur trouble, de malaise également sensuel et métaphysique, que son âme n’était pas simple, n’était pas une, mais double pour le moins, et qu’un être de femme, comme vestigial, comme résiduel, la peuplait tout autant que son être d’homme. »


    Ainsi, au cours des « douze dimanches de suite » répartis en huit tableaux qui composent cette fable théologique de haute tension, l’idée de la femme évolue-t-elle dans l’esprit de Joseph, et avec elle, sa conscience torturée. De tentatrice lubrique, la « démone acharnée au ravage des sens » se change peu à peu en « détentrice d’un noyau de mystère dont la révélation était essentielle pour la connaissance de soi ». Joseph entrevoit avec lucidité que « la prostituée était une sainte, au-dessus de toutes les saintes ». La réflexion du prêtre se tourne vers davantage de distanciation et presque de froid détachement. Son esprit s’applique « à la perception du corps féminin comme à l’observation d’un paysage ou d’un tableau ». « Loin de toute complaisance sensuelle », ses considérations le conduisent du côté de l’esthétique. Jusqu’à la « contemplation intérieure de la femme ». « Œuvre d’abstraction ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Claude Louis-Combet, Le Nu au transept






    CLAUDE LOUIS-COMBET


    Claude_louiscombet_par_ric_toulot_3
    Eric Toulot, Portrait de Claude Louis-Combet
    Source



    ■ Claude Louis-Combet
    sur Terres de femmes

    Bethsabée à jamais
    Celle par qui la ténèbre arrive (note de lecture d’AP)
    Depuis le temps que la chair s’épure
    Hiérophanie du sexe de la femme
    Isula, insula
    « J’écris du désir comme du désert »
    Mala Lucina (note de lecture d’AP)
    Noyau central
    Radeau de la première femme, III (extrait de Dérives)
    Résurgences
    Suzanne et les Croûtons (note de lecture d’AP)





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  • Michaël Bishop | Carnet de C pour C



    CARNET DE C POUR C
    (extrait)



    Paroles de rien, de l’air dans l’air, paroles de chaleur et de brassage de l’être.

    Passages au sein du passage, déplacements dans la plasticité de ce qui est.

    Infinité indescriptible d’une finitude qui, à son tour, manque de nom.

    Donner un semblant de vérité à ce qui échappe à toute saisie.

    Dehors — mais ce n’est qu’un mot — la pluie accomplit son intériorité.

    Quelques mots pour le plaisir d’une petite promenade autour d’un lac sans fond et n’offrant que reflet et surface.

    L’image a son visage, mais il est nécessairement multiple. Il n’y a pas de vide, quitte à y voir un synonyme vide-plein.

    Surgissement de l’aléatoire ? On ne sait pas distinguer entre hasard et logique aveuglante, éblouissante.

    Marcher parmi vieux troncs, os des feuilles d’hier, la simple innommabilité des choses données.

    L’improbable attention faite à quelques mots, comme si l’être en dépendait.

    Indicible beauté des herbes, leur immense variété, la douceur de leur caresse, ici, dans l’immédiat.

    Avancée dans l’air de l’être, sans attache, flottement.

    Reconnaissance face à la totalité, ce qu’elle n’arrivait pas à accepter.

    Jamais tranquilles, mais, qui sait, sereines peut-être, lovées au sein d’elles-mêmes, les mouvantes branches de l’été.

    Là, au centre de cela à quoi on fait face, séparés, conjoints, distants, fusionnels, sans savoir où c’est, ce là.

    Ils surgissent, mots et choses, sans distinction, sans savoir ce qu’ils sont.

    Un pourquoi qui plane, des réponses cryptées qui s’offrent, une expérience de l’agnose qui, parfois, croit saisir.

    Elle semble disparaître dans les brumes de sa voix, qui, pourtant, vibre, se transmettant.

    Oser parler quand, déjà, le silence génère ses multitudes ? Mais c’est pour vivre ce que l’on n’est pas.

    Bonheur du presque rien, et bonheur au sens fort du terme, refusant tout le reste, en riant…



    Michaël Bishop, Fluvial, Agnose et Autres Poèmes, Éditions de la revue Nu(e), 2014, pp. 47-48-49.






    MICHAËL  BISHOP


    Michaël Bishop
    Source



    Michael Bishop est professeur McCulloch émérite à Dalhousie University (Halifax, Canada). Il a beaucoup publié dans les domaines de la poésie moderne et contemporaine et des Beaux-Arts, et est aussi poète, traducteur (Jean-Paul Michel, Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Salah Stétié…), et directeur des Editions VVV (Halifax). Parmi ses nombreux titres : Women’s Poetry in France 1960-1995: A Bilingual Anthology (1997), Altérités d’André du Bouchet : de Hugo, Shakespeare et Poussin à Celan, Mandelstam et Giacometti (2003), Jungle (non-lieu)/Jungle (unspace) [2005], The Endless Theory of Days : The Art and Poetry of Gérard Titus-Carmel (2006), Contemporary French Art 1 et 2 (2008 et 2011), La Genèse maintenant, suivi de La Théorie de l’amour (2011), Un mot : ce n’est pas le sens/A Word: It is not meaning (2013) et Dystopie et poïein, agnose et reconnaissance. Seize études sur la poésie française et francophone contemporaine (2014).



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du CipM)
    une notice bio-bibliographique sur Michaël Bishop





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