Étiquette : 2015


  • Serge Ritman | [j’ai tout pris et tu es venue…]




    [J’AI TOUT PRIS ET TU ES VENUE…]



    j’ai tout
    pris et
    tu es venue
    devenue
    mon
    impossible

    vivre votre forme que seule je
    désire dit Pétrarque à l’orée

    et encore encore
    jamais ma vitesse
    ne gagne
    la tienne je tente
    l’impossible c’est toi
    en rêve


    *


    chance immense que de pouvoir te avec toutes ces rimes parler plus vite crains plus difficile toujours cette peur que ce sera me prend le ventre et tremble oui ta robe qui vole vivre et bonheur me dis d’avoir écrit la dédicace mais déjà au futur antérieur te referai entièrement disait plus que les mots ne pensent depuis peu qu’à tout à tout ce que je fais et ne fais pas rêve te dédicacer je te mélange si vrai en dehors de toute question direction dans ton mouvement je m’accroche à ton soulier de satin


    *


    foudre mon plein jour ma neige
    écriture dans le cœur oui avec
    tu sais ta main fleur à prendre feu

    je vais boire ton soleil tous ses
    rayons nous ferons coquelicot
    d’écrire vivre c’est hier demain

    je trouverai quand t’enverrai
    dans l’attente tous les rêves
    de rencontre sont mille et un




    Serge Ritman, Tu pars, je vacille, Tarabuste Éditeur, Collection Doute b.a.t., 2015, pp. 44-45.





    Ritman






    SERGE RITMAN


    Serge Ritman - 11 mars 2015
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le blog de Serge Ritman | Serge Martin)
    une présentation de Je pars, je vacille
    → (sur lelitteraire.com)
    une lecture de Je pars, je vacille, par Jean-Paul Gavard-Perret





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  • Joëlle Gardes, Louise Colet. Du sang, de la bile, de l’encre et du malheur

    par Angèle Paoli

    Joëlle Gardes, Louise Colet.
    Du sang, de la bile, de l’encre et du malheur,

    Éditions de l’Amandier,
    Collection Mémoire vive
    dirigée par Joëlle Gardes, 2015



    Lecture d’Angèle Paoli


    Louise_colet
    Source






    “LE VRAI VISAGE” DE LOUISE COLET



    Les chemins se croisent présent-passé-présent. Va-et-vient incessant, les souvenirs affluent, qui refont surface au fil des jours, dans l’espace exigu d’un hôtel parisien de la rue des Écoles. La pluie bat les fenêtres, le ciel est uniformément gris. Une solitude extrême à quoi viennent s’ajouter la maladie et les crises de rhumatismes. Telle est la bien triste réalité à laquelle Louise Colet est désormais confrontée. Réalité d’une nature bien différente de celle de l’enfance méridionale et ensoleillée d’antan, partagée entre la belle demeure familiale de Servanes, près de Mouriès, et l’hôtel particulier de la rue de l’Opéra, à Aix-en-Provence.

    Louise Colet écrit. Malgré l’usure de ses os et les douleurs qu’elle lui inflige. Écrire ? Comment y renoncer quand l’écriture a été la passion d’une vie tout entière ? Y renoncer ne reviendrait-il pas à précipiter la venue de la mort ? Que faire d’autre du reste, lorsque la vieillesse est là, que les amis s’en sont allés et que les difficultés financières ne permettent pas de donner davantage de sel à la vie ? Louise Colet – née Louise Révoil – écrit. Comme elle l’a toujours fait. Elle confie aux pages ses chagrins, ses désarrois, ses désillusions. Ses colères. Tout ce dont sa vie de femme et de femme de lettres a été modelée. Mais, sous sa plume, sous ses mots et ses réflexions, c’est une autre voix qui affleure. C’est la voix de Joëlle Gardes que l’on entend. Jusque dans les inflexions. Une voix qui vibre pour celle dont elle écrit le roman, le récit d’une vie, avec une empathie maîtrisée mais réelle. Pour ne pas dire avec une vraie passion.

    Intitulé Louise Colet, le dernier roman de Joëlle Gardes porte en sous-titre cette énumération nominale : Du sang, de la bile, de l’encre et du malheur. Solidement ancré dans l’Histoire des grands mouvements politiques du XIXe siècle, le récit de Joëlle Gardes s’appuie sur des données biographiques documentées. Alimentée par de nombreuses lectures ― en particulier bien sûr par celles des œuvres mêmes de la femme de lettres ―, Louise Colet est une fiction dans laquelle les voix respectives des deux femmes tissent une belle partition qui mêle intimement l’écriture et la vie. Émouvante partition, parfois interrompue par le regard distancié d’un narrateur extérieur qui commente, par des inserts en italiques (« des vignettes »), certains aspects ou moments de la vie de Louise.

    S’agit-il de réhabiliter Louise Colet ? C’est sans doute l’un des objectifs que poursuit en secret Joëlle Gardes. Femme de lettres, comme son héroïne. Rendre justice à Louise Colet. La rendre à sa pleine personnalité de femme de chair de sang d’esprit et d’encre. La réhabiliter aux yeux du monde. Cela relève pour Joëlle Gardes de l’engagement. Parce que la postérité n’a gardé de Louise Colet, journaliste attachée à défendre avec ses mots de larmes et de sang la cause des femmes, que les échos de ses amours tumultueuses. Elle est certes Louise Colet, écrivain, poète et quatre fois prix de poésie de l’Académie ; mais son nom est le plus souvent rattaché à celui des hommes qu’elle a aimés. Le philosophe Victor Cousin, Gustave Flaubert, l’avocat Désiré Bancel, les deux Alfred ― Musset et Vigny ―… et d’autres encore. Liaisons passagères, liaisons orageuses. Si la postérité a retenu le nom de Louise Colet, c’est indubitablement parce qu’il est associé à celui de ses amants. Et il ne reste plus d’elle qu’une ombre noircie par les propos malveillants que d’aucuns ont tenus sur elle. C’est pour dénoncer ce dénigrement réducteur et le plus souvent méprisant qu’écrit Joëlle Gardes. La poète-grammairienne écrit contre. Contre la lecture en négatif qui a été faite de Louise Colet. Au détriment de son œuvre de poète de conteuse d’essayiste. Et même de dramaturge. Effacée l’œuvre de Louise Colet. Oubliée. Qui se souvient en effet des poésies de Fleurs du Midi (1836) pourtant « sincèrement admirées » par le chansonnier Pierre-Jean Béranger ? Qui se souvient du recueil Penserosa (1840), inspiré par ses amours avec Victor Cousin et remarqué par Juliette Récamier ? Qui se souvient de Lui (1860) ― récit « inspiré par ses liens avec Musset » ―, dont le « journaliste Philarète Chasles » « a écrit le plus grand bien ». Selon le « célèbre journaliste » en effet, « ce livre est le meilleur qu’elle ait fait ». Et celui-ci d’ajouter : « Il y a du sang, de la bile et du malheur ». C’est de la plume du « célèbre journaliste » que Joëlle Gardes tient son sous-titre. Qu’elle parachève et commente en empruntant la voix de Louise : « Du sang, de la bile, du malheur, si l’on ajoute de l’encre, voilà bien de quoi définir ma vie. »

    Mais, soyons honnêtes : qui, aujourd’hui, se souvient de ceux qui jouissaient alors d’une belle notoriété et animaient les salons de leur époque du tumulte de leurs exploits ? De Désiré Bancel ? De Pierre-Jean Béranger ? De Philarète Chasles ? Voire de Victor Cousin ? Ce sont là des noms qui refont surface un instant puis retombent tout aussitôt dans l’oubli où ils étaient relégués. « La gloire et l’éclat sont transitoires : qui, de notre siècle, survivra dans la mémoire, en dépit des honneurs reçus ? », s’interroge lucidement notre poète-grammairienne dans l’avant-propos.

    L’histoire n’a donc arbitrairement retenu de Louise Colet que ses « emportements » amoureux et ses déboires sentimentaux. À croire qu’« [é]crire serait pour les femmes de lettres une maladie, maladie des mains mal lavées, des cheveux mal peignés : c’est ainsi qu’on les décrit, déclassées, traîtres à leur sexe, au fond ni hommes ni femmes, des monstres. »

    Ainsi pense et s’exprime la « Louise Colet » de Joëlle Gardes. Et si, d’aventure, est accordé quelque crédit ou intérêt aux activités littéraires de ces dames, c’est pour mieux ironiser et les traiter de bas-bleus.

    « Serions-nous maudites, nous autres femmes qui avons voulu acquérir quelque renommée par nos talents littéraires ? Devons-nous payer le prix des rares moments de gloire qu’ils nous ont acquis ? Jamais, pourtant, je n’aurais voulu, je n’aurais pu renoncer à l’écriture ».

    Réhabiliter la talentueuse et non moins belle Louise Colet, tel semble bien être, en vérité, le profond désir qui anime Joëlle Gardes à travers le récit mouvementé de la vie de son héroïne. Une vie riche en engagements et en combats. Ainsi, en bonne héritière des Lumières, Louise Colet est-elle le parangon même de l’anticléricalisme viscéral auquel Joëlle Gardes souscrit. Louise Colet dénonce l’obscurantisme dans lequel le clergé maintient ses ouailles, les femmes en particulier. En témoigne le discours enflammé qu’elle prononce, à l’âge de soixante ans, au moment de la proclamation de la République, devant un parterre de mille personnes :

    « Je pensais à Mirabeau, je me sentais emportée par le souffle puissant de la foi en l’humanité. Avec la proclamation de la République, je croyais que les charlatans, les imposteurs, les corrupteurs de l’esprit du peuple seraient enfin chassés. Notre-Dame de Lourdes et de la Salette, les deux vierges rivales, qu’on vénérait depuis quelques années pour leurs prétendues apparitions, je voulais les dénoncer, ainsi que toutes les superstitions qui empêchent le développement des idées de progrès et de l’amour de la patrie. Les femmes, je ne le sais que trop, en sont les premières victimes. »

    Mariée ― de son plein gré ― à l’âge de vingt-quatre ans au musicien et compositeur Hippolyte Colet, qui la tiendra sous le boisseau, elle parvient à tenir salon. Comme son amie Julie Candeille ou comme Juliette Récamier. Là, dans ces rencontres hebdomadaires, s’échangent avec brio les idées, entre habitués et amis. Là se refait le monde. Farouchement républicaine, Louise Colet se bat. Elle se bat pour les autres. Elle se bat pour elle aussi. Pour que soient respectées par les hommes les valeurs d’égalité en lesquelles elle croit. Tempétueuse, passionnée, Louise Colet rêve d’une société qui se battrait pour une France qui prendrait exemple sur sa proche voisine : l’Italie.

    Héritée de son père, Henri-Antoine Révoil, sa passion pour l’Italie est alimentée par ses voyages et par ses lectures. Notamment celle de Mes Prisons (1832) de Silvio Pellico. Elle se dit « très impressionnée par le sort des Italiens en lutte pour leur Indépendance ». Elle voue une admiration sans bornes à Garibaldi, ce « Christ laïque » pour qui elle a composé des vers lors de son entrée dans Palerme, et qui lui a serré la main à Turin et à Naples. Elle vibre pour le Risorgimento et pour cette unité italienne qui la bouleverse. Dans le même temps, elle déplore que les hommes politiques qui gouvernent son propre pays, fassent passer leurs intérêts particuliers avant l’intérêt collectif. Elle dénonce avec verve et ferveur les bassesses et les compromissions des hommes de pouvoir. Elle réprouve, se mettant en cela au diapason de la voix d’Edgar Quinet, cette « République sans républicains » qui se vautre dans le luxe, oublieuse, dès les lendemains de la Commune, du sang versé. Les causes qu’elle défend, c’est haut et fort qu’elle le fait. Sans mâcher ses mots.

    Louise Colet est une femme libre en vérité. Cela lui vaut l’inimitié de certains des misogynes les plus célèbres de son époque : Jules Barbey d’Aurevilly (dans Les Bas-bleus, 1878) qui voit en elle « le bas-bleu même », « union pittoresquement claudicante d’une Gorgone et d’une Madame Trissotin », et va jusqu’à écrire de Louise que sa beauté « ne manquait ni d’éclat tapageur ni d’opulence charnue », mais qu’elle « n’avait ni distinction idéale, ni chasteté ». Théophile Gautier, qui fréquenta un temps son salon « tant qu’il espéra son aide pour sa [propre] candidature à l’Académie française », et qui prit ses distances par la suite. Alexandre Dumas fit de même. Le journaliste Alphonse Karr ― pour autant, qui aujourd’hui se souvient de lui ? ― ne se prive pas de se moquer d’elle dans sa revue satirique Les Guêpes. Sans parler des amis mêmes de Flaubert : Louis Bouilhet l’ingrat et Maxime Du Camp (« l’âme damnée » de Louise), qui la dénigraient par leurs propos aux yeux de son amant. Parmi les femmes, George Sand est sans pitié. Louise Colet ne peut attendre d’elle aucun soutien. Ni de femme à femme ni d’écrivain à écrivain. Si elle compte « quelques amies dans la vraie vie », ses « meilleures amies » sont les « amies imaginaires » : Madame du Châtelet, Madame Roland, Charlotte Corday… Quant à ses amis hommes, ceux qui la soutiennent et l’estiment, ils existent bien sûr. Ils se nomment Victor Hugo, Leconte de Lisle, dont Louise Colet aimait « la poésie et l’âme républicaine ». Ils lui seront toujours fidèles. Ils se nomment aussi Pierre-Jean Béranger et Philarète Chasles. Mais sûrement pas Gustave Flaubert : l’autre passion de sa vie, à l’égal de l’écriture. Cette rivale. Sa passion pour Flaubert, malgré tout le mal qu’il lui a fait endurer, continue de la tourmenter à travers le fantôme de Gustave dont elle n’est jamais parvenue à se détacher.

    Ainsi Louise Colet est-elle une femme plurielle, comme tant d’autres femmes méconnues. Sous la plume de Joëlle Gardes, l’héroïne rejoint la longue cohorte des femmes oubliées. Dont Olympe de Gouges, pour ne citer qu’elle, qui s’est vu confisquer son talent de dramaturge et a péri sur l’échafaud.

    Louise Colet est sans doute imparfaite. Pas vraiment une mère idéale, ni une épouse modèle. Mais elle est volontaire, enthousiaste… et insoumise. Comment admettre et supporter que quarante-trois années de vie de plume – de 1836 à 1879 ― se puissent réduire à néant ? Joëlle Gardes s’attache à rendre à Louise Colet son « vrai visage ». Louise Colet en son temps s’était attachée à semblable défi :

    « Je croyais que mes écrits ne pouvaient faire que du bien, mais évidemment, la réserve n’a jamais été de mon fait et ma pire crainte à moi a été de ne pas jouir d’assez de publicité. En tout cas, j’en ai fait à ces femmes admirables, peut-être condamnées à l’oubli définitif sans les histoires que j’écrivais pour elles. J’ai toujours cru en la mission de l’écrivain et j’ai cherché à mettre mon talent au service de mes sœurs reléguées dans l’ombre […] ».

    Une bien belle entreprise, et ambitieuse, que celle de Louise. Relayée dans Louise Colet par la lecture éclairante et passionnante de la romancière. Joëlle Gardes s’inscrit ainsi dans la noble lignée des femmes qui mettent leur talent « au service des sœurs reléguées dans l’ombre ». Elle s’inscrit contre. Contre ceux qui pensent et déclarent aujourd’hui encore, sans barguigner et à qui veut complaisamment l’entendre, que se battre pour la défense des femmes ― et, qui plus est, des femmes de lettres ― est décidément un combat dépassé ou « d’arrière-garde ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Colet






    LOUISE COLET




    ■ Louise Colet
    sur Terres de femmes


    15 août 1810 | Naissance de Louise Colet (+ extrait de Louise Colet, par Joëlle Gardes)
    23 août 1846 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet
    19 septembre 1852 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet
    16 décembre 1852 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet
    26-27 mai 1853 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet




    ■ Voir aussi ▼


    le site de Joëlle Gardes
    → (sur le site des éditions de l’Amandier) une
    bio-bibliographie de Joëlle Gardes
    → (sur Terres de femmes)
    une bibliographie de Joëlle Gardes
    → (sur Terres de femmes)
    7 mai 1748 | Naissance d’Olympe de Gouges (note de lecture sur Joëlle Gardes, Olympe de Gouges, Une vie comme un roman)





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  • Antoine Carrot | Le fil du chemin



    LE FIL DU CHEMIN



    Inclinaison qui donne au fil du vent
    Une odeur de sucre et de verveine
    Des phares imaginés des trains porteurs de lune
    Et des pas esquissés sur le frisson des mots.

    Enfin n’importe quoi le contraire ou ma peine
    L’effet studieux d’un vieil écolier
    Un pan de mur une idée close
    Ou la mélancolie lentement déroulée
    Comme un tapis devant la gare.

    Tout est dans l’instant gâteau découpé
    Par le couteau de nos imaginaires.

    Comme un campanile
    À l’abri des tremblements de terre
    Protégé de l’aventure du feu
    Par la constance des nuages.



    Antoine Carrot in Aiguillages, La Cause des Causeuses, Collection Vendanges Poétiques, 2015, page 189. Préface de Michaël Glück.







    Aiguillages
    Conception graphique : Manon Molesti.
    Coordination du projet
    et composition photographique : Marie-Thérèse Peyrin.
    Source



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  • Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval

    par Angèle Paoli

    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval,
    L’Escampette Éditions, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli



    CE ROUGEOIEMENT QUI BRÛLE, C’EST CELA QUI DEMEURE



    Il y a un avant il y a un après. Et l’écriture du poème, en ligne de partage entre le taire et le dire. Entre les mots tenus sous silence, sous le boisseau de la blessure. Sous l’armure. Et les mots venus un jour dans le dire, lâchés loin très loin par-delà l’horizon de l’enfance.

    Le nom de l’adolescent sous sa cuirasse, nom de guerrier et nom de roi, c’est Perceval. Il fait lever avec lui, derrière ses chevauchées solitaires, le souvenir lointain de la quête éperdue d’un chevalier au cœur pur, à travers sentes et forêts ; des paysages, des combats à la lance et à l’épée, paysages abolis dans le réseau incertain de nos mémoires. Avec lui, avec le nom de Perceval, surgissent les souvenirs enfouis du Roi Pêcheur, mystères et secrets d’un roi « méhaigné » ; blessé et impotent, qui attend la délivrance miraculeuse de son mal. Et tout autour — de lacs énigmatiques en joyeuses bonnes chères dans les châteaux, de gués à franchir et de langues à dénouer — une errance infinie à travers vals et ravins, et des défis à relever. Et du sang. Trois gouttes dispersées dans la neige sous le sabot du cheval. « Trois gouttes de sang ». « Trois flocons rouges ». « Trois braises dans la neige ». Autant de « pierres taillées », dressées dans l’à-vif du poème, sur le blanc de la page.

    Trinitaire, le recueil d’Emmanuel Merle : Dernières paroles de Perceval. La traversée du « Chevalier d’Effroi » s’effectue dans un lent continuum à trois temps. « L’homme percé de cris » / « Terre foraine » / « Le regard et la voix ». Trois volets pour dire la quête. Non pas quête de sens, mais quête de « pleine incarnation ». Cheminement — questionnements et doutes —, jalonné de retours sur soi, sur le passé qui heurte la cuirasse ; chute dans le ravin et dans l’inconscience ; acceptation du « lointain veuvage » et presque consentement. Depuis la « terre veuve » — où se tenait « l’enfance ramassée » aux côtés de la mère, terre devenue soudain « stérile » et « gaste », « sans paroles autres que mal prononcées » —, Perceval poursuit son errance et passe en « terre foraine ». À la fois étrangère et familière, autre et semblable, cette « terre nouvelle » le conduit des corniches escarpées des montagnes au consentement final, accordé au regard et à la voix :

    « Dire, oui, c’est diviser, mais quelques paroles,

    ici, célèbrent encore la vie :

    les prononcer comme des prénoms. »

    Consentir n’est pas chose aisée. Cela se fait par étapes. Accepter d’abord que l’errance prenne une autre forme :

    « Errer presque immobile, laisser la présence

    surgir, sauvage, comme un lointain

    qui bondit sur tous les yeux de l’âme. »

    Accepter aussi d’accueillir la parole, dans ses affleurements et ses incomplétudes :

    « Dire cela, des paroles tutoyées,

    des éclats de verbe. »

    [Dernières paroles de Perceval]

    Au terme de cette itinérance, Perceval, en partie réconcilié avec lui-même, énonce, en une double acceptation, la mystique sans christ qui lui est propre :

    « Ce monde est sans réponse,

    peut-être est-il sans question. »

    En ouverture du recueil d’Emmanuel Merle, deux poèmes : « Je m’appelle Perceval » et « La terre veuve ». Poèmes liminaires – un écho, peut-être, du prologue de Chrétien de Troyes — qui posent les pierres enfouies de l’enfance, du nom, de la mère et du silence, et les redresse dans la beauté musicale du poème.

    « Je veux écrire un visage

    sur le blanc du silence. »

    Quel visage ? « Aux plis profonds » ? Visage aimé ? Du père de la mère de l’autre femme ? Pour quel vertige, pour quelle énigme, pour quelle langue secrète ? Comment savoir ?

    « Il ne reste rien du visage d’un être

    lorsque, vraiment, on le regarde, rien

    qu’une prière dans une broussaille. »

    Tout commence avec la quête du nom. « Ma mère ne m’appelait pas par mon nom », confie Perceval. Est-ce à cause de ce taire que le dire s’est si longtemps absenté de Perceval ? Avec la révélation de son nom survient la mort de la mère. Avec sa mort, Perceval découvre, lié à elle, le sentiment de la faute. Désertée de longue date par le veuvage, la mère est cette « terre veuve » à partir de laquelle vont se faire les apprentissages du fils. Jusqu’alors élevé dans le retrait et dans la solitude, par crainte de non-retour. Chevauchées et rencontres.

    « Mais mon nom est venu. Il est venu

    des lèvres de ma mère : c’est le nom

    de son dernier souffle.

    Il a traversé la terre veuve

    et s’est posé sur mes lèvres. »

    Avoir un nom suffit-il pour vivre et pour mourir ? s’interroge Perceval. Chacun semble le croire. Perceval, lui, se tait. « Parole tue ». Tuer et taire. Où est la frontière ? Ses lèvres parlent pour lui. Et sa blessure saigne. Énigmatique blessure. Imaginaire ou réelle ? Entrelacs de l’un avec l’autre.

    « Comment pouvait-on souffrir, étant roi ?

    Je ne comprenais pas, je mangeais

    pour contredire mon silence. Je rêvais

    aussi bien. J’imaginais les lèvres de la plaie

    faiblement remuer, ouvertes, comme cherchant à dire

    la douleur, m’appelant presque, m’enjoignant

    de les refermer. »

    La blessure est ancienne, qui s’ouvre, lèvre à lèvre, et suinte, palpitante de sang. Elle est associée à la « barrière de bois », « au pied du champ ». C’est là que s’ancre le drame qui enclot à jamais l’enfant dans son deuil. Et pour longtemps, dans son mutisme. « Terre gaste » où s’inscrit le manque ouvert par la disparition du père. « Pente dévastée ». Le mystère de Perceval privé de mots gît dans cet espace. À même « le souvenir / de celui que je n’ai pas connu. » « La barrière de mon père », ligne de partage entre un passé antérieur, lié à un avant insaisissable et attaché à un présent qui cherche sa voix dans l’enchevêtrement de l’existence. Perceval ? Une « armure vide qui chevauche ». Exilé de lui-même, au-devant d’une « terre d’enfant disparu ». La barrière, désormais, sépare et « divise le monde ». Elle divise aussi l’enfant, pris entre son « impatience à vivre » et « cette soudaine / imperfection produite par un défaut / de lumière et maintenant. »

    Le long retour sur l’enfance, son seul langage de galops de branches et de lances, dit, dans le poème de « La terre veuve », le lieu du fondement sans remise en question, lieu de parfaite adéquation avec le monde, lieu d’affirmation de l’être dans l’espace qui est le sien :

    « J’avais lieu d’être », se souvient Perceval.

    Pourtant, si le regard posé sur l’univers qui l’entoure est encore celui de l’enfance, il n’en est pas moins nourri de métaphores sombres, avaleuses de rêves, chargées de violence et de désolation.

    « Tout bondit, comme le temps,

    et disparaît dans la gorge de l’horizon. »

    La geste du chevalier, souffle de haut lyrisme qui s’écrit par grandes strophes, est bientôt traversée par le désir d’autre chose.

    « En moi ça demandait,

    mais je me taisais.

    Je me taisais. »

    Mais l’univers que découvre le jeune homme est le sien ; celui-là même qui le constitue, fibres et âme, viscéralement. C’est en lui que réside sa vérité profonde. Et son profond désarroi. Acceptation ? Première pierre dressée pour le consentement ?

    « Mais cette terre veuve c’était moi, ces chemins

    sans définition c’étaient mes bras,

    ces tourbières et ces étangs mon esprit et mes yeux,

    dispersés, désamarrés, sans jointures

    désormais, phrases sans verbe. »

    Dans cet exil à l’autre et à soi-même, le rouge toujours macule le blanc, couleurs dominantes de l’ouvrage. Parfois survient le noir, « mâchefer », « exil », « vols noirs », « vent noir », « poussière noire ». Le noir de la mort rôde. Fidèlement à l’œuvre dans le poème :

    « La voix de l’hiver, sa voix blanche »

    « et le cœur noir

    des morts de la bataille. »

    L’obsession de la mort travaille Perceval au corps. La mort qu’il a donnée à l’autre, celle qui l’atteint dans sa chair, mort du père, mort des frères et de la mère. Audible de lui seul, le cri qu’ils ont poussé a transpercé sa cuirasse. Et la cuirasse saigne. Cris reçus comme coups fatals, qui mettent à mort le vivant.

    « Je suis Perceval, l’homme percé de cris,

    grevé de râles, comme des mains,

    par poignées. »

    Perceval. Son nom draine dans son sillage un envol de vibrantes. « Dévouement » ; « sauvagerie » ; « aveugle » ; « relevée » ; « dévoile » ; « entredévorement ». Disséminées dans les poèmes, les consonnes voisées s’égrènent au fil des vers. Et composent un tableau serti de noir. « Percevoir » ; « dévasté » ; « ravin » ; « veuve » ; « vivre » ; « délaver » ; « dévaler ». Poésie des mots qui essaime les sons au hasard du chemin. Et renvoie en écho aux pierres « phonolites » qui surprennent la lecture et la marche.

    Peut-on jamais revenir en arrière « pour poser la question » que l’on a oublié de poser ?, s’interroge Perceval. Là où le taire s’est imposé gît la réponse « depuis toujours »,

    « dans le ravin, dans ses pierres échouées

    et ses feuilles dénouées de leurs branches ».

    Revenir en arrière ne se peut, remonter le courant vers un avant ne peut avoir lieu. Là se tient l’irréversible. Que faire alors, sinon tenter l’aventure de l’autre côté ? Tenter de rejoindre l’autre lumière ? Passer en « terre foraine », même si « traverser est une énigme ».

    Et si « la terre foraine » n’était qu’un leurre ? L’avers de la terre d’origine ? Son double inversé ? Un paysage semblable à la « terre veuve », borné comme elle des mêmes cairns, nourri des mêmes doutes, nourri des mêmes effrois ? Alimenté par la même perte du langage ?

    Partout ailleurs, en effet, sur l’autre rive, de l’autre côté du gué, surgissent les mêmes fantômes, et se rouvrent les plaies.

    « Guéer un drap immense et blanc

    dans les eaux du passé, pâlir dans l’eau

    du paysage trois taches rouges. »

    Et de l’autre côté, sur l’autre page, en « terre foraine » :

    « Cette terre, sur l’autre rive du gué, étrangère,

    hérissée pourtant d’arbres semblables,

    parées des mêmes nuages de rouge couchant,

    ravagée elle aussi ? »

    À quoi bon alors poursuivre si traverser recèle la même « immense imploration » ? Quelque chose pourtant survient. Qui a à voir avec le rouge. Un rouge qui éblouit.

    « Le rouge. Un halo de rouge, un mal aux yeux. »

    Ainsi, au moment de s’aventurer en « terre foraine », la peinture entre-t-elle dans le paysage mental de Perceval. Ses « pupilles brûlées » « peignent un sol ourlé de sang ». Lumière aveuglante, le rouge impose sa « pleine présence ». Qui modifie la perception. Promesse d’une présence autre, qui s’achève par un alexandrin nervalien :

    « Rouge est pourtant la couleur pour moi

    de cette lumière, parce qu’elle sourd,

    pleine présence, de l’horizon,

    ce peintre qui parfois se repose et m’attend. »

    Promesse de courte durée. Il en est de la peinture comme de la langue et des hommes. Noyés les mots sur les lèvres. Abandonnés les pinceaux et les objets à peindre. Abandonné jusqu’au désir.

    « Quel est ce lieu où tout se retrouve

    mais délavé, comme un écho ? Où tout

    semble être le pinceau abandonné

    par le désir du peintre ? »

    ou encore :

    « Qu’a fait le peintre de sa charrette

    enfoncée dans ce chemin ? »

    Ailleurs, dans « Le regard et la voix », Perceval se prend à rêver d’une autre dimension. Peut-être a-t-il croisé, dans une autre vie, le Chef-d’œuvre inconnu ?

    « Cette femme a le visage de la neige,

    et peut-être des peintres ont-ils laissé

    leurs pinceaux pour seulement dessiner

    leur fièvre sur cette toile, des traits

    épars, des commissures, des cils,

    des désespoirs. »

    La quête se poursuit longtemps encore. Et la « terre étrangère » est le miroir délavé de la terre jadis connue. Étrange ressemblance qui fait que le nouveau à l’ancien répond. Jusqu’aux sentiers qui se croisent :

    « Lequel de ces deux sentiers

    est-il l’écho de l’autre ? »

    Jusqu’aux paysages qui se superposent, « ligne de partage des yeux ». Paysages couleurs visages âmes des morts. Tout semble délavé. Pâle reflet de ce qui fut. Et lui-même qui est-il ?

    « J’ai tant voulu un nom. Ne suis-je,

    en terre foraine, qu’une autre ombre,

    qu’un habile coup de pinceau ? »

    Dans le « tableau renversé » qui s’offre à lui, Perceval ne perçoit qu’« un présent inutile », qui lui renvoie son incapacité à vivre et à aimer. Ou simplement à dire cette attente :

    « Dire l’autre, c’est difficile. Un rebord,

    et l’espoir fou d’une main sur la poitrine,

    qui retiendrait. »

    C’est dans un exil de roches dispersées dans le pierrier des montagnes, dans un horizon vertical résonnant de phonolites, dans le « ciel de pierres » vers lequel il grimpe, que Perceval poursuit désormais sa quête. « L’ancienne langue / sauvage et ivre » continue de vibrer en lui. Les « anciennes paroles / prononcées par une aube enfantine » poursuivent en lui leur conciliabule. Mais les mots ne demandent qu’à trouver des lèvres accueillantes. Le poète tâtonne, cherche leur complicité bienveillante et créatrice. Son désir se fait jour qui s’énonce au travers du regard et de la voix.

    « Le regard et la voix, embrasures du corps,

    je voudrais leur connivence,

    que ce que je vois rougoie

    dans la braise des mots. »

    Le regard et la voix, « pierres dans le vide » ?

    Assurément non. Longtemps après que Perceval nous eut quittés, longtemps après que le chevalier errant eut laissé tomber sous le sabot de son cheval les dernières paroles, survient :

    « une lumière intime, comme deux couleurs

    côte à côte, et c’est l’air

    qui commence à vibrer. »

    Que dire d’autre ? Sinon que cet enchevêtrement des motifs de Perceval et du poète est d’une infinie et bouleversante beauté. Et que cette quête des signes est aussi la nôtre. Ne garder des mots que leur fièvre. Ce rougeoiement qui brûle, c’est cela qui demeure.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval







    EMMANUEL  MERLE


    Vignette Emmanuel Merle




    ■ Emmanuel Merle
    sur Terres de femmes

    Dernières paroles de Perceval (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Le rouge] (extrait de Dernières paroles de Perceval)
    Amère Indienne
    [Cape Cod]
    Le Chien de Goya (lecture d’AP)
    Cet ancien lieu (poème extrait de Démembrements)
    Démembrements (lecture d’AP)
    Ici en exil (lecture de Sylvie Fabre G.)
    ils attendent ce qui (extraits du Grand Rassemblement)
    [Je me discerne davantage dans le miroir de la couleur](extrait des Mots du peintre)
    [Ramper sur la glace](extrait de Nord, seul point cardinal)
    [Tout est matière, sauf ma décision] (extrait de Olan)
    Tourbe (lecture d’AP)
    [Il n’y a plus d’arbres] (extrait de Tourbe)
    [Une promesse, dis-tu]
    Emmanuel Merle & Thierry Renard | La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Emmanuel Merle & Thierry Renard | [Jour de pluie ici aussi]



    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terres de femmes)
    Sylvie Fabre G. | Une terre commune, deux voyages
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Emmanuel Merle





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  • Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval

    par Isabelle Lévesque

    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval,
    L’Escampette Éditions, 2015.



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    Il y a dans lire une attente qui ne cherche pas à aboutir.
    Lire c’est errer. La lecture est l’errance.
    (Méfiez-vous des chevaliers errants !
    Méfiez-vous des romanciers !)
    Chrétien de Troyes nommait le groupe
    de
    Ceux qui vont par les étranges terres
    les étranges aventures quérant.
    (Méfiez-vous des chevaliers errants !
    Ils cherchent l’aventure ; le malheur les attire.)

    Pascal Quignard
    1



    Avant la révélation de son nom, qui était-il ? Page vierge, pour quelle inscription ?

    Coda : ultime. Pour ce texte dont le stemma ne peut être établi, les quinze manuscrits conservés sont trop fragiles pour être réunis, comparés, seul ce qui sur le bord du gouffre sera révélé. Le roman de Chrétien de Troyes est inachevé, offert aux continuateurs. Figuration exacte de ce qu’Umberto Eco qualifiait d’« œuvre ouverte ».

    Du personnage de Perceval, on connaît la quête. Élevé loin de toute chevalerie dans la Gaste Forêt, protégé par sa mère qui veut lui éviter le destin et la mort de son père et de ses deux frères, Perceval apparaît d’abord en sa pureté naïve d’enfant. Ayant rencontré des chevaliers qu’il prend pour des anges, il décide de quitter sa mère et sa Gaste Forêt pour devenir lui-même chevalier. Son nom de Perceval ne lui viendra qu’après ce départ qui cause la mort de sa mère, son adoubement, sa découverte de l’amour et l’aventure du château du Roi Pêcheur. Perceval le Gallois, ou Perceval l’Infortuné.

    Emmanuel Merle donne la parole au héros d’abord trop bavard, puis trop silencieux, à celui qui fait l’expérience de la perte de la langue et doute de la réalité de la vie et du monde visible :

    « Je m’appelle Perceval.

    Je n’ai pas toujours su mon nom.

    […]

    Mais mon nom est venu. Il est venu

    des lèvres de ma mère : c’est le nom

    de son dernier souffle.

    Il a traversé la terre veuve

    et s’est posé sur mes lèvres. »

    Par la bouche de sa mère, le nom révélé. Par celle du poète, la prosopopée. Nous lisons les dernières paroles du fils en une projection signifiante dont le « nom » semble être l’enjeu, affirmé et répété dans le poème liminaire.

    Celui-ci s’achève par :

    « Je veux écrire un visage

    Sur le blanc du silence. »

    Quel est ce visage ? Celui de Blanchefleur, celui de la mère ? Mais ne serait-ce pas plutôt la déclaration d’intention du poète Emmanuel Merle qui va composer ici le portrait écrit de Perceval ?

    L’écho préside au texte. « La Terre Veuve », il suffit d’en changer la première lettre pour entendre « mère », celle laissée sur le seuil lorsque son jeune fils décide de la quitter pour explorer le monde où vivent les chevaliers, celui-là précisément qui lui a ôté fils et mari. Veuve comme une terre-mère dévastée en hypallage, le Moyen Âge entré, droite file, dans le texte et l’entour devenu source d’énergie, force de symboles, relais vibrants des émotions humaines :

    « J’avais chevauché toute la nuit, et entre les bras des arbres

    je sentais la torche de la lune, froide et blanche […] ».

    Les signes se joignent, « alphabet / de quelques sabots », ce qu’il faut retrouver dans cette quête, celle du livre : une langue, incarnée dans la parole de Perceval. Le chevalier erre, parcourt et déchiffre la terre veuve, gaste ou foraine. En lui, constellée, la présence – l’espace, le temps :

    « J’avais lieu. »

    Destin qui aboutit à une convergence où retrouver Perceval ayant vécu déjà son errance, le voici gorgé d’expériences et de temps, épaissi par la traversée d’une vie, confronté enfin à l’existence, à la résistance d’une pierre :

    « Du granite qui s’ébréchait sous mes yeux, se séparait,

    devenait schiste. Le temps passait plus vite

    et mon cœur faisait des grands gestes. »

    « Granite » et « cœur », éloignés dans les vers, rapprochés par le sens et la personnification vivifiée du cœur : « avoir lieu » peut s’entendre dans un sens absolu, dans ce cas la tournure impersonnelle est requise et la locution verbale ayant pour sujet « je » révèle la possibilité pour le chevalier d’exister. On peut aussi envisager « avoir » dans son emploi transitif (avec ellipse du déterminant indéfini, « un lieu »). Le cœur ne devient-il pas alors ce lieu autant que cet être à l’identité menacée, identité enfin trouvée dans l’écoute du cœur qui, à l’instant ultime, se meut ? Voici une langue en construction, sur la page blanche d’une vie d’errance où la quête serait aussi celle de la parole.

    L’évolution du personnage par un déplacement léger du lieu figure le siège des sentiments comme donnée de l’énigme : paroles, dernières paroles, enfin délivrées par la grâce d’une intuition acceptée ? Tâtonnement pour que l’exacte diction d’une impression soit restituée. La langue est la même, mais légèrement autre déjà, l’ultime en perspective en serait l’amorce. Le personnage en effet se définit par ses déplacements, sa chevauchée, dans le silence qui « s’adressait à [lui] seul ». Il éprouve comme au premier jour chaque sensation, alerte pour ses sens.

    Quand passent devant lui, invité par le Roi Pêcheur à la blessure mystérieuse, la lance qui saigne, le graal, le tranchoir et les chandeliers, aucune question ne franchit ses lèvres pour éclairer les mystères. Silence.

    Lui qui parlait trop, et surtout de sa mère, est devenu silencieux, pensant suivre le conseil de Gornemant de Goort : « Qui parle trop tombe dans le péché. 2 » Passage d’un excès à l’autre, inverse :

    « En moi ça demandait,

    mais je me taisais.

    Je me taisais. »

    « Comment pouvait-on souffrir, étant roi ? »

    Comment le chevalier ignorant du monde aurait-il pu décider qu’il devait rompre le silence ? Au lieu de le faire, il imagine la plaie ouverte, les lèvres muettes « cherchant à dire / la douleur », devinant qu’une énigme supplémentaire est logée là. Supplique silencieuse d’une souffrance terrible, cause enfouie que la langue seule extirperait pour la rendre à la lumière de la guérison. Une salle de repas, à la confluence :

    « Chaque instant, un croisement, chaque mot. »

    Tout chemin mène à un carrefour. Chaque mot en est un. Comment choisir la bonne direction, la bonne formulation ? Le chevalier errant fait des erreurs – il s’égare.

    Entrelacs des vers : les mots, « vestiges », seront-ils enfin délivrés de leur muette obstination ? Comme sur une scène sur laquelle on se croise, les rôles distribués ne dérogent pas, ni les acteurs. Partition ou récit onirique, pour quelle incarnation ? Le questionnement aurait délivré la réponse humaine : signes vains enfin consacrés, trois gouttes de sang sur la neige qui réveilleront Perceval en lui révélant qu’il a failli. Quelque chose a manqué – la parole. « [T]erre veuve », nommée encore, pour désigner cette fois l’être qui ne l’a pas délivrée. Chevalier errant, sens ôté, le verbe manque. Le personnage, en un récitatif, entreprend de narrer son cheminement intérieur, ce que le sang sur la neige a dénoué dans son cœur, le liant au chemin, à la quête humaine et mystique, celle qui relie les âmes. L’identité exaucée par le nom accomplit l’existence humaine en la nouant à l’arbre, à l’herbe, à l’être qu’il forme avec la terre. Métonymie vibrante, tout battant, « ce qui est là, peau, bois, veine, nervure, / contient, dans son creux, dans les canaux / vides que fouillent le temps et la mort, / l’univers entier […] ». Manque, ontologique et sidérant. En cette béance, le sable toujours, devant l’inscription de l’être ineffaçable.

    Ainsi Pascal Quignard commence-t-il son roman Vie secrète : « Les fleuves s’enfoncent perpétuellement dans la mer. Ma vie dans le silence. Tout âge est aspiré dans son passé comme la fumée dans le ciel. 3 » Perceval, jeune homme enthousiaste et loquace, est devenu homme du silence et du secret. Secret de son identité, de sa famille. Secret du Roi Pêcheur. Aspiré par son passé, il pense sans cesse à sa mère, à Blanchefleur et aux questions non posées dont les réponses attendent.

    « On ne peut jamais revenir enfant

    pour poser la question,

    et rien n’aura traversé l’air,

    ni vol, ni parole. »

    Vers l’enfance se portent les vers : « et de façon magique, / rien n’est oublié, / puisque tout a lieu ». Locution verbale identique à celle précédemment commentée, elle ancre le temps, « avoir lieu » demeure une porte ouverte sur le château, une suspension qui seule garantit cette inscription. L’enfant, face au sang « sur la neige indéfaite », inverse le sort : contraste, oxymore neige/sang ainsi réduit à son sens (« En arrêt »). Scrupuleusement.

    Après avoir été adoubé par Gornemant de Goort, Perceval arrive au château de Beaurepaire, où il découvre l’amour avec Blanchefleur que Chrétien de Troyes décrit : « Sur son visage, la couleur vermeille contrastait avec le blanc mieux que sinople sur argent.2 » Plus tard, quittant le château du Roi Pêcheur et cherchant le roi Arthur, le jour de la Pentecôte4 , il voit trois gouttes de sang laissées sur la neige par une oie blessée. Perceval reste toute la matinée sidéré, médusé devant ces taches rouges sur la neige blanche qui évoquent intensément le visage de son aimée.

    « Trois trous rouges sur le côté de la neige

    et l’absence, deux cailloux dans les orbites.

    C’est l’éblouissement de l’absolu,

    la peau blanche, immense, et son grain. »

    Les gouttes de sang révèlent la blessure de l’absence mais, au-delà, celle de vivre. Ce Val que perce le nom du héros n’est-il pas aussi celui de ce « dormeur » qui « dort dans le soleil » et qui « a deux trous rouges au côté droit5 » ? Perceval pensif s’absente. Ce n’est que lorsque le rouge se sera estompé qu’il pourra revenir, mais où ?

    « Je reviens à moi, mais la langue est perdue. »

    À la façon d’une étoile rouge que porterait l’armure (vermeille) percée de Perceval, elle revient au présent hanter le poème. « C’est l’éblouissement de l’absolu », la parole inventée du poème délivrant Perceval de son mutisme. Le verbe « trancher » disséminé révèle son ambiguïté : séparant, il instaure une nouvelle ère, comme s’il fallait revivre la blessure pour écrire le poème. Ce que porte Perceval alors, le cri des mourants, entre dans son armure, le poème s’ouvre à cette profondeur de la « terre veuve », profération d’une parole énigmatique et nécessaire. Les armes du chevalier (lance, flèche et son carquois, épée) comme son armure deviennent réceptacle de ce mystère. Entre la mort et l’amour, « la parole tue, ce soir-là ». Ce silence nomme Perceval, le condamne par son nom, « Chevalier d’Effroi », « sans cordes vocales ». Devenu dans le poème celui dont le silence révèle l’être secret, « sa voix blanche, / on dirait que je ne suis chevalier / que par la neige », immaculée, qui tombe sans bruit et le flocon, autant que l’air, berce une parole absente du ciel. Trois gouttes de sang devenues « trois braises » d’un feu mourant, trois âmes prisonnières de n’avoir pas été révélées, « trinité / qui s’épuise » et le vers alors meurt sur ses trois syllabes, dans le souffle du –e faible qui ne sera pas prononcé.

    « Tout est séparé parce que je n’ai rien dit. »

    À cause de ses deux erreurs, Perceval reçoit la malédiction de la Laide Demoiselle : par sa faute, le monde sera dévasté. Pendant cinq ans, il oublie tout ou presque, il oublie Dieu. Chevalier errant, il combat et tue cinquante adversaires. Il erre en terre foraine et contribue à la dévastation générale. Ce monde n’est plus le sien. Chrétien de Troyes affirmait qu’« [i]l s’oriente mieux dans les bois que dans les plaines2 ». Le monde lui est étranger.

    « Il existe un ailleurs, je le désire violemment,

    un envers du monde, un lointain proche,

    un lieu où la vie n’impose pas de dire

    ce qu’on ne saurait dire. »

    Est-ce cet « envers » que Perceval entrevoit quand il reste sidéré devant les trois gouttes de sang ?

    « Ne plus rien voir. Percevoir ? »

    Cet ailleurs montre-t-il l’ombre de ce monde ou, derrière l’ombre de ce monde, le monde réel impossible à atteindre, avec des réponses qui n’exigent pas de questions ?

    Perceval « erre dans [sa] forêt mentale ». En silence.


    Périphrases pour nommer ce silence, son mystère ne se peut formuler en un nom –sauf à nommer Perceval. Paradoxe du titre puisque, par le poème, ces « dernières paroles » lui sont données : restitution de ce qui ne fut pas exprimé. La rencontre n’a pas eu lieu, un testament (le poème) porte la trace de cette faute. La langue fut ôtée comme l’armure, l’Occident agonisant gît là :

    « Qui peut tenir lieu ? Quel labour

    assez profond pour refonder une aube ? »

    « Tenir » en son sens littéral et concret : debout, ici. La parole absente a ouvert la brèche de la fin. Fatalité, fin d’un monde altéré qui se meurt en expiant par le silence des « fantômes », « vagues formes courbées ». Ils naissent au crépuscule et disparaissent aux premières heures, spectres « où nage notre secret ». La réponse se trouve trop loin de notre rive, « [t]out est dévasté », gâté. Les ailes condamnées ne peuvent traverser le nuage à la verticale du soleil où saigne « le rouge ». La neige n’est plus. Le gué semble passage vain, comme la voix sans les mots. Le lexique de la ressemblance (« semblables », « mêmes », « elle aussi ») croise alors celui de l’écart (« autre », « étrangère »). Ce dernier culmine dans l’expression de son aboutissement : terre « hérissée », « ravagée ». L’aboutissement du silence du chevalier creuse une blessure antérieure. Trois gouttes élargies deviennent ère de glaciation, terre « foraine », trois cavités dans la neige pour la profondeur douloureuse du silence meurtrissant la terre (la mère meurt et la terre la couvre).

    « Je suis Perceval, l’homme percé de cris,

    grevé de râles, comme des mains,

    par poignées. »

    Perceval porte et chante la douleur d’être. Comme Ulysse, il n’aspire qu’à retourner « chez lui », à retrouver le château du Roi Pêcheur et celui de Blanchefleur. Il aspire à une seconde chance. Pour tout. Comme Ulysse, il subit une malédiction, oublie puis retrouve la mémoire. Mais Ulysse, lui, est soutenu par une déesse et franchit tous les obstacles, il revoit sa mère morte et ses compagnons tués au combat ou noyés, et il rentre en son palais.

    « Patience, mon cœur, a dit l’aède.

    […] La nuit d’Ulysse fut brève

    ressac sur la mémoire. »

    Troie fut détruite il y a bien longtemps et aujourd’hui il ne reste plus trace d’Ithaque. Elles existent encore cependant dans le poème de l’aède.


    Errance, le chevalier ne sort ni de la forêt ni de la douleur, son nom sur les lèvres reste inavoué, « pas un lieu », toujours les pierres muettes, « un visage aux plis profonds ». Le pli cache, couvre « le sol indéfait ». Rouge et noir confondus, le sang. Pèlerin, pieds nus, Perceval sans armure parcourt-il de son souffle ce qu’il n’a pu formuler ? Mot tu, il équivaut à un geste, une tension vers un sens ou une délivrance alors que la langue lutte en deux directions que le soleil noue ou dénude sur la neige. Mère veuve, la terre orpheline de l’enfant « froissant son propre avenir ».

    Que peut attendre désormais Perceval ?

    « Je n’attends rien d’autre de ce qui m’entoure,

    pas d’autre rêve, dans ce qu’il me reste à vivre,

    que ce jour dont la beauté n’est que d’être. »


    Trois gouttes vermeilles, langue de cendre et d’enfance : le poème, Dernières paroles de Perceval. Le nom propre cerclé de sang s’est clos, l’effroi meurt pour que le cri comme une flamme perce le poème du nouvel aède.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes





    ________________________________________
    1. Pascal Quignard, Les Ombres errantes, Éditions Gallimard, 2002.
    2. Chrétien de Troyes, Perceval ou Le Conte du Graal, texte établi et traduit par Daniel Poirion, in Œuvres complètes, Éditions Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1994.
    3. Pascal Quignard, Vie secrète, Éditions Gallimard, 1998.
    4. La Pentecôte étant célébrée en mai ou juin, la chute de neige ne peut que surprendre. Ce jour commémore la descente sur les disciples de Jésus de « langues qu’on eût dites de feu. […] Tous furent alors remplis de l’Esprit Saint et commencèrent à parler en d’autres langues […] » (La Bible de Jérusalem, Éditions du Cerf, 1974). Les disciples deviennent ainsi polyglottes et vont parcourir le monde en parlant. Perceval est immobile et se tait.
    5. Arthur Rimbaud, « Le Dormeur du Val », in Œuvres Complètes, Éditions Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1974.






    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval







    EMMANUEL  MERLE


    Vignette Emmanuel Merle




    ■ Emmanuel Merle
    sur Terres de femmes

    [Le rouge] (extrait de Dernières paroles de Perceval)
    Dernières paroles de Perceval (lecture d’AP)
    Amère Indienne
    [Cape Cod]
    Le Chien de Goya (lecture d’AP)
    Cet ancien lieu (poème extrait de Démembrements)
    Pierre Dhainaut, Ici
    Ici en exil (lecture de Sylvie Fabre G.)
    ils attendent ce qui (extraits du Grand Rassemblement)
    [Je me discerne davantage dans le miroir de la couleur](extrait des Mots du peintre)
    [Ramper sur la glace](extrait de Nord, seul point cardinal)
    [Tout est matière, sauf ma décision] (extrait de Olan)
    Tourbe (lecture d’AP)
    [Il n’y a plus d’arbres] (extrait de Tourbe)
    [Une promesse, dis-tu]
    Emmanuel Merle & Thierry Renard | La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Emmanuel Merle & Thierry Renard | [Jour de pluie ici aussi]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    Sylvie Fabre G. | Une terre commune, deux voyages
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
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    par Marie-Christine Masset

    Matthieu Baumier et Gwen Garnier-Duguy,
    Poème Ultime Recours /
    Une anthologie de la poésie francophone contemporaine des profondeurs,

    Recours au poème éditeurs, 2015.




    Lecture de Marie-Christine Masset


    Ces deux citations : Je crois que la poésie ne va au front de rien, sinon à la profondeur de tout (Juarroz) et Révolutionnaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité, créez-la, vous ne la trouverez nulle part ailleurs (Makhno), en liminaire de cette anthologie, donnent la teneur de l’ouvrage. On ne saurait en éclairer la démarche : sa force est de n’en avoir aucune, ce qui ne signifie pas incohérence et éparpillement. Il s’agit ici d’un chemin, d’une brèche, d’un tracé où se croisent, se retrouvent, se rencontrent, s’entremêlent parfois de nombreux poètes (51). Quelques noms : Baudry, Boudou, Boulic, Dauphin, Dugardin, Farina, Guignard, Huot, Maison, Mathé, Raoul, Salameh, Venturini… Oui, ce livre est révolutionnaire, nulle place n’y est faite à l’autre monde, celui du mercantilisme, des idéologies, dogmes, diktats culturels, réseaux, écoles, courants. Se respire l’air vivifiant de la liberté. Il ne fait acte d’aucune complaisance et s’il devait s’agir d’un brûlot, ce serait une étoile. Les voix entrent en résonance : Ici, nous réunissons un ensemble de poètes qui ― nous semble-t-il ― présentent dans leurs écritures comme dans leurs silences, mais ici les deux mots sont presque synonymes, des axes de vie complémentaires […] C’est en ce sens que les poètes ici réunis font de notre point de vue « famille ». La poésie est du domaine de l’être, est-il écrit dans la préface. Cet être pourrait être nommé lyrisme noir, ou bien encore outrepoésie, pour reprendre l’expression de Soulages outrenoir. En effet, les voix ici présentes n’ont de cesse de pénétrer les arcanes du monde qui nous entoure. Tout est matière à poésie quand le regard parvient à saisir le noir, tout le noir, et ses mystères, c’est alors la lumière qui est dite :


    Au seuil des portes du silence

    dans le noir plus noir que le noir

    jaillit lumière d’ange

    Alain Santacreu



    Un monde une nuit un mot

    Au sombre sommet du jour

    Nous valait ce charme

    Bruno Thomas



    et le noir de l’oiseau désigné

    Judith Chavanne


    noir je neige illuminé

    Alain Raguet



    Christophe Dauphin l’écrit : Au fond de quelques hommes / il y a toi //, cet humanisme de l’intériorité (Bernard Grasset) est libéré des scories de l’égo, il s’agit d’une descente ascensionnelle au sein de l’être, et, si douleur il y a, le poète, à l’écoute du moindre signe, s’approche au plus près de la beauté et de ses manifestations, mêmes invisibles, le poème s’élève alors en chant commun.


    La page blanche

    rappelle que la neige

    trahit les terriers

    Albert Guignard



    Le mal progresse, il accepte la défait

    dans la gloire des roses trémières

    sur le soir.

    Pascal Boulanger



    Jean-Luc Maxence écrit dans Au tournant du siècle Regard critique sur la poésie contemporaine (éd. Seghers) : Globalement, la première décennie du XXIe s. marque avec force le grand retour de l’écoute de soi, cette poésie des profondeurs […] illustre avec bonheur l’expression d’un certain « refoulé ». Refoulé, encre noire où il s’agit non seulement d’aller à la connaissance de soi, mais d’extraire un sang pur qui donnera sa matière au poème et sens à la vie. Poésie d’une authentique présence au monde, cette anthologie a la force d’éclairer en chacun l’arbre suprême (Flamand). Elle ne se referme pas, c’est en cela aussi qu’elle est révolutionnaire. Tomas Tranströmer (prix Nobel 2011) écrivait : mes poèmes sont des lieux de rencontre. Ici aussi ces lieux de rencontre opèrent leurs miracles, petits et grands, dans cette poésie si justement nommée.



    Marie-Christine Masset
    D.R. Texte Marie-Christine Masset
    pour Terres de femmes







    UltimeRecours
    Source





    ■ Voir aussi ▼

    la page de l’éditeur sur Poème Ultime Recours / Une anthologie de la poésie francophone contemporaine des profondeurs





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  • Emmanuel Merle | [Le rouge]




    ROUGE
    Ph., G.AdC







    [LE ROUGE]


    Le rouge. Un halo de rouge, un mal aux yeux.
    Mon regard saigne-t-il, qui rejoint
    la lumière, qui s’écorche sur elle ?

    Comme dans un rêve, le corps est immobile,
    seuls les yeux. Rêver comme un cheval,
    paupières ouvertes, pupilles brûlées
    qui peignent un sol ourlé de sang.

    Ne plus rien voir. Percevoir ? En esprit
    je traversais un fleuve là où la roche mère,
    surgissant soudain, accueillait mon regard.

    Guéer un drap immense et blanc
    dans les eaux du passé, pâlir dans l’eau
    du paysage trois taches rouges.



    Emmanuel Merle, « L’Homme percé de cris » in Dernières paroles de Perceval, L’Escampette Éditions, Collection Poésie, 2015, page 34.






    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval





    EMMANUEL  MERLE


    Vignette Emmanuel Merle





    ■ Emmanuel Merle
    sur Terres de femmes


    Dernières paroles de Perceval (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Dernières paroles de Perceval (lecture d’AP)
    Amère Indienne
    [Cape Cod]
    Le Chien de Goya (lecture d’AP)
    Cet ancien lieu (poème extrait de Démembrements)
    Démembrements (lecture d’AP)
    Ici en exil (lecture de Sylvie Fabre G.)
    ils attendent ce qui (extraits du Grand Rassemblement)
    Migrant (extrait d’Habiter l’arbre)
    [Je me discerne davantage dans le miroir de la couleur](extrait des Mots du peintre)
    [Ramper sur la glace](extrait de Nord, seul point cardinal)
    [Tout est matière, sauf ma décision] (extrait d’Olan)
    Tourbe (lecture d’AP)
    [Il n’y a plus d’arbres] (extrait de Tourbe)
    [Une promesse, dis-tu]
    Emmanuel Merle & Thierry Renard | La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Emmanuel Merle & Thierry Renard | [Jour de pluie ici aussi]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terres de femmes)
    Sylvie Fabre G. | Une terre commune, deux voyages
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Emmanuel Merle






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  • Ludovic Degroote | Am Timan, Tchad



    AM TIMAN, TCHAD

    11N-20 E
    ÉTIENNE MARCEL






    Il n’y a, dit-on, qu’un début, on s’arrête, on redémarre, à l’image de la vie, quoique celle-ci ne cesse qu’une fois, parce qu’on assimile à la vie mille petits faits qui la composent, vitrail ou mosaïque auxquels vous participez de si près que vous n’en avez pas de vue d’ensemble ; voilà que nous augmentons d’importance un détail qui se dissoudra demain dans la masse

    on ne part jamais que de soi-même

    la vie vous emmène d’un jour blanc au désert de Libye

    ou d’une cave au grenier

    d’Am Timam, grenier du Tchad, à Etienne Marcel, prévôt des marchands de Paris

    articulations que vous franchissez sans y penser

    les yeux glissant vides contre le tunnel

    au fond sait-on ce que l’on traverse sinon un moment de vie

    qui vous traverse

    et qui passe

    le temps

    d’un regard ou d’une pensée

    qui vous accroche

    quand un groupe de tchadiennes dans leurs tenues chamarrées

    apporte à la rame sourires et gaieté la vrai vie masques

    aux souvenirs des machettes.



    Ludovic Degroote, Ligne 4, Le Square éditeur, Collection Carnets de lignes, 2015, pp. 14-15. Illustrations de Cédric Carré.





    Ligne4




    __________________________________________
    NOTE de L’ÉDITEUR

    Et si la poésie se vivait au quotidien ? En projetant le plan de métro sur une mappemonde, vous avez créé 13 voyages sidérants, 13 tours du monde différents qui racontent autant d’aventures, d’impressions, de rencontres. Chaque station du métro trouve un équivalent géographique dans le monde : la station Kléber devient La Nouvelle Orléans, la station Bonne Nouvelle devient Le Caire, la station Lourmel devient l’Ile de Pâques ! Et chaque escale est l’occasion d’une pensée, d’une esquisse, d’un songe réel. […]
    Ce que nous mesurons de nos vies souterraines souvent s’avère déroutant. Voilà qu’on entre chez soi ou dans une habitude qui semble vous ramener à la maison, un détail suffit à ce que votre imagination vous emmène ailleurs, je dis votre imagination par simplification de la réalité qu’elle fabrique, car ces vies souterraines n’ont pas moins de sens que celles qu’on adopte en façade, la façade présentant moins de volume que les intérieurs.

    C’est ainsi que vous prenez le métro porte de Clignancourt et que vous vous retrouvez assis non loin d’un ours blanc.






    LUDOVIC DEGROOTE


    Vignette ludovic degroote
    Source




    ■ Ludovic Degroote
    sur Terres de femmes

    [Autour figé, amorti, sans attente] (extrait de La Digue)
    [j’aimerais faire quelque chose de tout ça] (extrait de josé tomás)
    josé tomás (lecture d’AP)
    Monologue (Sotto voce de Jean-Louis Giovannoni)
    [chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures] (extrait de Monologue)
    Retisser la trame déchirée (note de lecture de Sylvie Fabre G.)
    un peu plus au bord
    zambèze (lecture d’AP)
    3 ciels d’ici
    Christine Delbecq | Ludovic Degroote, ChaosCarton



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Le Square éditeur)
    la page consacrée à Ligne 4







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  • Tennessee Williams | The island is memorable to us


    Tennessee Williams collage
    Collage, G.AdC







    THE ISLAND IS MEMORABLE TO US



    The island is memorable to us
    as the change of a mirror
    or an underground river.

    The island loses in going.
    it appears to be still.
    Half of it, now, is in shadow,

    and yet it increases in going,
    memorable as the moon’s changes.
    It makes unnoticed advances

    With an appearance of yielding;
    it slips through the fingers,
    a stone with a milky luster…

    No, you cannot hold it, it
    twists like a woman! Its nights
    are memorable to us: the black

    rope-straining goat’s golden-
    eyed gaze at our passings,
    the leghorn rooster, white

    as a bare body’s twisting, the cross
    enclosed by the cipher, the night
    enclosed by the rose…

    Oh, heavy our flow
    compared to the weight of an island!
    For we are the anchored, the island

    a constant white gliding!



    Tennessee Williams, In the Winter of Cities, A New Directions Books, 1956, 1964 ; The University of the South, 1984, 1992.






    Tennessee Williams, In the Winter of Cities,







    L’ÎLE NOUS RESTE EN MÉMOIRE



    L’île nous reste en mémoire
    comme le changement sur un miroir
    ou une rivière souterraine.

    L’île se perd en allant.
    Elle semble être tranquille.
    Une moitié à présent dans l’ombre

    et pourtant elle augmente en allant,
    aussi mémorable que les phases de la lune.
    Elle fait des avances inaperçues

    avec un semblant d’abandon ;
    elle glisse entre les doigts,
    une pierre au lustre laiteux…

    Non, tu ne peux la tenir, elle
    se tortille comme une femme !
    ses nuits nous restent en mémoire : les yeux

    d’or de la chèvre noire tirant sur sa
    corde nous fixent quand nous passons,
    le coq leghorn, blanc

    comme un corps se tortillant, la croix
    incluse dans un code secret, la nuit
    incluse dans la rose…

    Oh, le poids de nos flots
    comparé à celui d’une île !
    Car nous sommes ancrés, l’île

    un constant et blanc glissement !



    Tennessee Williams, Dans l’hiver des villes, Seghers, Collection Poésie d’abord, 2015, pp. 210-211-212-213. Édition bilingue. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jacques Demarcq.






    Williams Seghers




    __________________________________
    NOTE : Dans l’hiver des villes est un recueil de poèmes qui date de 1956. Pierre Seghers l’avait fait paraître en français en 1960 mais expurgé de 48 textes. Les voici disponibles dans une édition complète et entièrement retraduite par Jacques Demarcq. Tennessee Williams n’a publié que deux recueils de poèmes, celui-ci étant le premier, le second Androgyne, mon Amour, a été publié en 1977.





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Seghers)
    la fiche de l’éditeur consacrée à Dans l’hiver des villes de Tennessee Williams
    → (sur Terres de femmes)
    29 mars 1951 | Oscar de la meilleure actrice décerné à Vivien Leigh






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  • Anne Malaprade, Lettres au corps

    par Angèle Paoli

    Anne Malaprade, Lettres au corps,
    éditions isabelle sauvage, Collection présent (im)parfait, 2015.




    Lecture d’Angèle Paoli


    DANS LA “CHAMBRE D’ÉCRITURE” D’ANNE MALAPRADE



    Lettres plurielles pour un corps singulier. Lettres au corps. L’énigme du titre happe l’attention. Quel être au corps ? Pour quel alphabet ? Ce corps unique est-il celui de l’écriture ? Corps qui lie Anne Malaprade, l’épistolière de cet ouvrage, et son auteur, à l’écriture des autres ; non pas tous les autres mais quelques-uns ; qu’elle fréquente et qu’elle aime — corps et mots. Corps des mots.

    Lettres. Adressées à. Quoi ? Qui ? Depuis quelle temporalité ? Il faut chercher jouer le jeu, tenter de deviner sous les indices ou derrière. Admettre de se tromper de ne pas trouver. S’essayer à. Décrypter, pour le plaisir de déchiffrer. De cerner les rouages. De livrer un diagnostic. Qu’est-ce qui meut Anne Malaprade ?

    Lettres au corps. Sept lettres sans destinataire apparent. Singulières. Énigmatiques. Hors normes. En jouant sur les invariants formels de l’art épistolaire, Anne Malaprade déconcerte. Adresse, espace-temps, énonciation, signature du scripteur. Tous les codes sont décalés — non sans un certain humour — et s’offrent au plaisir du déchiffrage. Détournement d’un genre pour aller au-delà. À la recherche de l’écriture. D’une écriture.

    Ainsi de la première lettre, adresse et final :

    « Paris, présent continu / À l’inconnue, dans l’accord au nom des choses et relations, […] Chère inconnue, j’ai promis d’écrire la nécessité en toutes lettres. »

    Au-delà du jeu épistolaire, ces lettres sont bien autre chose. Fondatrices d’une écriture qui s’affirme dans ses choix. Lesquels vont aux écritures qui interrogent la « tentation de l’ordre ». Anne Malaprade aime que les textes qui la portent procèdent par écarts, distorsions, déhanchements. Qu’ils lui opposent une résistance. « Je choisis vos inventions inaccessibles », écrit-elle dans Le mari amant, l’un des deux, ni un ni deux, trois ?

    De ces résistances naît le désir du déchiffrage. Ainsi, dans l’excipit du recueil, « Pour ne jamais en finir », Anne Malaprade met-elle l’accent sur cet exercice constant qu’elle pratique de longue date, révélant la méthodologie qui est la sienne :

    « Non pas travailler, non pas jouer, mais déchiffrer, avec ce qu’il y a de rigueur mathématique et de décompte intérieur, avec ce qu’il faut d’abandon au sentiment et au sexe : ce qu’aucune chambre d’hôtel ne peut surprendre ni suspendre. »

    Aborder le texte de l’autre comme l’on s’attarde à déchiffrer une partition. Dans la durée mais avec légèreté. « À peine accompagner. Essayer, reprendre, interrompre et passer outre. » Sans s’imposer. « Elle déchiffre et ne laisse pas de trace. » Plutôt s’attarder à découvrir, dans la ferveur et la lenteur, le plaisir que cet « envol » engendre. Déchiffrer, pour tenter de rendre au texte sa liberté première.

    « Elle voudrait qu’un texte s’en prenne à l’espace et qu’il s’échappe par la fenêtre du dernier étage. »

    Comment écrire, interroge Anne Malaprade ? Depuis où écrit-on ? Quel est le point de départ ? Cela dépend. Cela dépend des mots des autres et de ce qu’ils entraînent de résonance en elle, de décalage, de distorsions. En tant que lectrice d’abord, en tant qu’écrivain ensuite. Pour la destinataire dont il est question dans la lettre-aveu J’aime votre féminité salée, le départ de l’écriture est multiple ; foisonnant ; ouvert.

    « Vous écrivez depuis le Sud […] Vous écrivez depuis un féminin engagé par une maladie et son histoire […] Vous écrivez depuis une famille et un nom […] Vous écrivez depuis un alphabet que je redécouvre […] Vous écrivez depuis des filles qui cherchent la femme […] Vous écrivez depuis l’accident […] Vous écrivez depuis la main ». Mais aussi : « Vous écrivez l’orpheline qui a trouvé la couleur du manque […] Vous écrivez en névralgie, vous semez, vous déjouez. »

    Que se passe-t-il ensuite ? Une fois décryptés les points d’ancrage de l’écriture de l’autre ? Une fois trouvés les angles d’appui ? Il s’ensuit un « renversement général ». Celui-là même qui fait conclure l’épistolière par une déclaration bouleversante :

    « J’écris depuis la certitude de votre être ».

    Le « renversement général » se poursuit. On en trouve la présence, ailleurs, dans la lettre à Dorothée.

    « De Théodore à Dorothée, la bouche en hiver, février déporté | Vous seriez un don de Dieu ? »

    À partir de cette interrogation court la question du pacte entre épistolière et destinataire. Anne Malaprade avoue :

    « J’aime vos confidences qui renouvellent le pacte sans jamais l’énoncer ».

    Première entorse. Premier renversement. Lequel se poursuit un peu plus loin et se déclare ouvertement :

    « Ce matin vous relisant la lumière s’évapore. Vous contredisez l’hiver par des propositions : “nulle part”. Tout se renverse, la part du nul, la catégorie du féminin, le genre et l’aube, l’indistinction des lieux. De vos livres une pensée blanche persiste à tenir et sous ce verbe je devine d’autres équations, des soulèvements, une rupture en fracas. Il nous reste à frapper le ciel, à attendre d’autres déluges… »

    Ailleurs, dans la lettre adressée à Vous dont le prénom hésite, d’un masculin si féminin, l’épistolière conclut : « Je salue vos entorses de toute beauté. »

    Quant au brouillage dans l’énonciation, il apparaît dès le texte d’ouverture : « L’être à l’importe quoi ». À travers les allitérations en « l », souvent anaphoriques, se décline l’instabilité des pronoms personnels Il/Elle. Qui fusionnent en une entité nouvelle : Ilelle/Ellil. Avant de permettre au je « de s’introduire de manière insistante : « Je reviens… je reviens… je reviens… je reviens… je retourne… » ; puis de laisser la place à l’élision : « ‘lle s’habille/’lle a résisté… »

    Dans l’intervalle des vers de la « Lettre à l’importe quoi » se délie le poème. Il se dénoue, livrant dans les interstices ses questions sa temporalité son histoire ses souvenirs. Jusqu’à la conclusion :

    « L’importe qui gît entre la sœur et le poème »

    Autant de morceaux glanés çà et là au cours des lectures. Avec lesquels recomposer un puzzle qui révèle fractures et séismes. Et qui pourtant persiste à nourrir l’imaginaire de l’épistolière.

    Ainsi lit-on dans la lettre à Dorothée (sixième lettre) :

    « De vos lettres j’ai recouvert mes murs. L’une, démesurée, sur un papier délicatement cadré, expose une situation dans un paysage, une adresse dans un champ, une table de bois sur un mur blanc, un espace pour préparer le texte comme on cuisine les mains dans les épices. Toutes les odeurs dans le tissu des lettres, votre alphabet pour écharpe. »

    D’où écrit-on ? Les Lettres au corps reviennent sans cesse sur cette question. De quel lieu, depuis quel moment, à partir de quel pronom, depuis quelle personne ?

    « Depuis tout lieu pourvu qu’il soit de nuit, subjonctif imparfait, date précipitée »

    ou bien

    « Présent antérieur, janvier en chute libre, brouillard déguisant votre maigreur »

    Le point de départ de l’écriture, comme les codes qui en sont le prétexte, est souvent distorsion par rapport à la norme. Entorses. Mais aussi, contournement des obstacles. Cela commence avec le « lire ».

    « Lire à l’envers, depuis ce qui n’est pas dit, depuis votre tu. »

    « Mettre à jour et au jour » les obstacles. Ainsi, dans la première lettre, la lettre À l’inconnue, l’aveu d’obstacles à surmonter s’énonce clairement :

    « On m’a demandé d’écrire sur parce que je ne sais pas écrire »

    ou encore :

    « J’écris à côté, ne sachant départir le lieu des lectures de celui de leur réception. »

    Il s’ensuit une déclinaison de possibles : Écrire sur | Écrire sous | Écrire à côté. Écrire en dessous.

    « Elle écrivait : en dessous. Sous les mots d’autres mots dévorent les premiers. Vos mots disposent de cette grâce qui libère les jalousies autant que les envies. Je glisse dans vos mots, soufflée, essoufflée. »

    De « Elle » à l’autre, homme ou femme, l’épistolière se glisse. Tâtonne. Entre dans le paysage. Cherche dans la « chambre d’écriture » de l’autre écrivain, la sienne propre, en écho. En dessous. Et, suivant son exemple, pose d’autres mots. Sous. Ainsi se composent des strates. Sous lesquelles ouvrir son propre chemin. « J’existe parce que je lis et lie », affirme-t-elle dans « L’être à personne. »

    Parfois, cet engagement est cruel. Se nourrissant des évocations de l’autre, la poète en adopte les monstres. Réveille — en l’autre ? en elle ? — des souffrances oubliées.

    « Dans chacun de vos livres se glisse un souvenir, semblable à ce cauchemar par sa nécessité. Je glisse à nouveau sur la torture  : violence à vomir », confie Anne Malaprade dans Vous dont le prénom hésite, d’un masculin si féminin.

    Les mots s’intercalent, qui prennent place dans un espace de partage. Dans ce tressage où se mêlent s’entrelacent allusions personnelles et images mentales, le drame émerge, rendu soudain visible par le dialogue que la poète instaure entre elle et l’autre. Quelque chose de poignant se dégage, qui avoue son impuissance et sa défaite. Qui bat en retraite. Et va jusqu’à l’aveu de la « stérilité » et du « désêtre » :

    « Tu m’as demandé l’être et j’ai attendu entendu le désêtre : une vie de lectures qui ne sait que crier malmener les préfixes les enfants les souvenirs

    d’entre les vivants », écrit Anne Malaprade dans « L’être à personne ».

    Quoi qu’il en soit, quel que soit le mode d’écriture et la lecture qui l’engendre, « lire lier la terre au corps » préexiste. Et si le « je » peut s’affirmer, c’est qu’il existe par les autres, par le bruit de leurs mots. Les mots des autres se cherchent du bout des lèvres avant d’exister pour soi. Cheminement dans le mystère et le silence. Temps suspendu.

    « Contre tes livres contre tes lèvres m’endors. »

    Avec Lettres au corps, Anne Malaprade donne à lire un texte d’une force bouleversante. Un grand texte. D’une beauté singulière.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Malaprade_15





    ANNE   MALAPRADE


    Anne Malaprade 2
    Source




    ■ Anne Malaprade
    sur Terres de femmes

    Au conditionnel, dans la ferveur, quoique lente (extrait de Lettres au corps)
    Une presqu’île. Presqu’elle, presqu’il (extrait de Notre corps qui êtes en mots)
    Négatif, inspiration | Tirage, expiration (extrait de Parole, personne)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions isabelle sauvage)
    une notice bio-bibliographique sur Anne Malaprade
    → (sur le site des éditions isabelle sauvage)
    une présentation de Lettres au corps d’Anne Malaprade





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