Étiquette : 2015


  • Sanda Voïca | La rose inerme


    LA ROSE INERME



    J’ai toujours manqué d’épines.
    En bouton, j’ai embaumé
    et éclaté au crépuscule.
    Les pétales tournoyaient au bout
    de la tige inerme.
    Bonne sève, bon goût – frôlant la confiture.
    Des feuilles brillantes.
    Tous admiraient la rose inerme,
    appréciaient la tige si lisse.
    Jamais deviné la grande menace :
    Dans la fleur même
    une grande épine.
    Je me retire, je vous salue,
    et je maintiens mon cap.

    Un dard en fleur.



    Sanda Voïca, Exils de mon exil, Passage d’encres, Collection Trait court, 2015, page 18.





    SANDA  VOÏCA


    Sanda-bio
    Source




    ■ Sanda Voïca
    sur Terres de femmes


    une lecture d’Épopopoèmémés de Sanda Voïca par AP
    Les Maîtres et les Autres (poème extrait d’Épopopoèmémés)
    Trajectoire déroutée (lecture de Murielle Compère-Demarcy)
    [Que faire de la fille partie ?] (poème extrait de Trajectoire déroutée)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Levure Littéraire)
    une notice bio-bibliographique sur Sanda Voïca
    Paysages écrits, le site de la revue numérique de Sanda Voïca & Samuel Dudouit






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  • Anne Malaprade | Au conditionnel, dans la ferveur, quoique lente




    J’aime votre féminité salée




    Vous écrivez depuis le Sud, avec ce que le Nord imagine : chaleur, olives, sieste, ville ouverte à la mer, ciel au plus près du sol, poussière, banlieues magnifiques, bibliothèques volées, tilleuls éclaboussés de peinture, amis et galeries, architectures orangées. Vous écrivez depuis un féminin engagé par une maladie et son histoire, un féminin jamais contraint, et ce malgré la loi, les notes, l’institution, les bien-pensants. Vous écrivez depuis une famille et un nom : parents, frère, amants, jumeaux indiscrets : on n’a qu’un nom : on y meurt on y enrage : aucun nom n’y parvient : ni substantif ni nom propre : un nom pour toute une vie de livres, toute une vie dans les parallèles : un autre livre s’écrit dans la vie : respiration, livre : si je devais vous choisir un signe de ponctuation : les guillemets d’une langue toujours écrite dans la poussière.

    Vous écrivez depuis un alphabet que je redécouvre. Les lettres se souviennent et oublient. Vos lettres revendiquent la séparation des temps. Elles carburent et droguent ce que le remède empoisonne. J’ai tellement aimé les écrivains que vous écrivez qu’il me semble pouvoir tout abandonner : les courses et le ménage se feront seuls, les rendez-vous s’accommoderont, la paresse cessera d’être l’injure entre toutes, les lits seront renversés, les vêtements déborderont. Sans accablement.

    Vous écrivez depuis des filles qui cherchent la femme. Des filles à tête de femmes. Des filles à épaules d’homme. Des filles à cris d’enfant. Des filles cassées et remontées : buste animal, voix mixtée, cheveux orphelins, poitrine déséquilibrée. Vous écrivez l’orpheline qui a trouvé la couleur du manque : le rouge tel que le fruit l’invente, celui qu’aucun sang ne fait couler. Vous écrivez depuis l’accident : crevasses, prurits, psoriasis, ça gratte en vous sans savoir ce que ça va gratter. Des sales histoires qu’on arrache aux journaux et aux faits-divers, des histoires que la prose ralentit et que le vers fracture, des histoires qui inventent d’autres crimes pour dévier l’amour en haine.

    Vous écrivez depuis la main. Je l’imagine saisir l’invisible à côté de la vaisselle ébréchée. Je la vois dessiner une manière si spéciale de vivre. Je la découvre empreinte de forces neuves trouvées dans un jardin. Je la sens au bord de l’effacement qui ne se produira pas. Vous écrivez en névralgie, vous semez, vous déjouez.

    Je vous aime d’un amour de femme : lutte discernée, renoncement aux cieux, renversement général.

    J’écris depuis la certitude de votre être.



    Anne Malaprade, Lettres au corps, éditions isabelle sauvage, Collection présent (im)parfait, 2015, pp. 23-24-25.






    Malaprade_15





    ANNE   MALAPRADE


    Anne Malaprade 2
    Source



    ■ Anne Malaprade
    sur Terres de femmes

    Lettres au corps (note de lecture d’AP)
    Une presqu’île. Presqu’elle, presqu’il (extrait de Notre corps qui êtes en mots)
    Négatif, inspiration | Tirage, expiration (extrait de Parole, personne)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions isabelle sauvage)
    une notice bio-bibliographique sur Anne Malaprade
    → (sur le site des éditions isabelle sauvage)
    une présentation de Lettres au corps d’Anne Malaprade






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  • Michèle Finck, La Troisième Main

    par Isabelle Raviolo


    Michèle Finck, La Troisième Main,
    Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen,
    volume 218, 2015.



    Lecture d’Isabelle Raviolo


    SI TU VEUX VOIR, ÉCOUTE




    Michèle Finck ou la poétique de l’excès. L’épreuve du noir avec torche de musique



    Il y a ici une voix de femme seule face au néant. Béante de tous ses orifices. En cette béance, elle inaugure un geste nouveau, avec La Troisième Main : geste de vie qui sauve, geste d’élan qui consent à ne rien faire ni prendre, mais à être tout entière l’écriture poétique, celle-ci se faisant sous l’impulsion des sons de multiples partitions ; « jazz pour pas crever » : autant de compositions qui s’entr’appellent et se répondent dans une rhapsodie où les voix vibrent comme en un chœur, arche d’alliance, de vie ;

    « non pas poèmes sur la musique, mais poèmes à et avec la musique ; poésie et musique intensément mêlées, qui tournoient tout au bord du silence. »

    Et

    « […] il suffit

    D’une modulation

    Pour que l’âme du meunier

    Saigne en silence

    Dans le murmure du ruisseau. »

    La modulation opère l’ouverture d’une brèche où « saigne le silence » : « un peu de neige dans le noir ». Entre vie et mort, entre larmes retenues ou exprimées, c’est « ce peu de neige » qui rend possible le tremblement discret de la vie, sa musique excédant toute gravité, et qui, sans l’abolir, rend à la pesanteur sa légèreté : un « zigzag de lumière dans le néant ». Car la neige est noire, de la noirceur du lait, comme la fiancée du Cantique des Cantiques est noire et belle. Quelque chose de pur sourd de la noirceur même ; une lumière autre, cette lumière qui se matérialise ici en sons, en partitions, en chœurs de voix tremblantes : dans leur presque disparition vibratoire, toutes nous invitent au voyage vers l’« autre face de l’oreille », sur cet autre versant du cosmos sonore où le silence se renverse et où une autre expérience perceptive devient possible, où les sons apparaissent en quelque sorte affranchis de leurs limites et transmués. Ici, les yeux de l’âme saignent, les oreilles de l’âme saignent. Le Pleurant le sait, « qui est fait de chair et de larmes pures ». Comme le Pleurant dont les larmes millénaires prient en lui pour nous tous, la voix de Michèle Finck s’arc-boute autour d’une fêlure ventrale. La poétique de l’excès trouve alors son paroxysme dans les oxymores : « Sur la lame du silence un peu de sang et de neige ».

    « […] Ailes noires

    Dans les nuits blanches. Transe utérine.

    Body and soul. Perce-neige noire crie. »

    La voix noire « croque la pomme jusqu’au trognon » ; elle « crie l’amour jusqu’au râle ». Ici, il fait un silence à « réveiller les morts », et la musique « heurte le néant ».





    L’écharde dans la chair



    Dans la violente vie, le désir est « planté comme un couteau », « les sexes saignent de sons sans têtes », le « néant est en rut », et Dieu est cette « dent cariée ». Mais si les « poignards rythmiques » percent le cœur, si la musique « cravache l’âme », si le silence est « une ciguë », Michèle Finck traverse l’opacité comme l’artiste funambule en équilibre sur les sons qu’un rien peut renverser, mais que le souffle et l’attention d’une écoute profonde maintiennent debout, « au-dessus du piano, béante comme une morte », dans le nu vigile de l’acte d’écrire où l’obscur irradie une lumière secrète, inouïe :

    « Voix nue descend dans la souffrance. Descend

    En spirales âpres dans chaque syllabe.

    Descend ronce après ronce. Tout au fond.

    Saigne. Insomniaque. Illuminatrice. »

    Le soleil noir de la mélancolie habite les vers de Michèle Finck, fait chavirer le son, renverse le souffle ; mais si le « la mineur chavire, il chavire encore de désir » ; et le poète est « ivre de silence dans le havre du poème. » Une résurrection dans la vie même est possible. Dans le havre du poème, on entend ces paroles : « lève-toi et marche ». C’est dans ce creuset même de la poésie comme acte d’amour que sourd la puissance résurrectionnelle dont est douée la musique, faisant du poète « la passagère vers l’au-delà du son ». L’écharde dans la chair, le poète écrit dans le clair-obscur, et les mots sont autant de sons, de pépites de lumière dont la présence excédée ne signifie rien d’autre que sa précarité même, son pur apparaître :

    « […] Voix enfant qui s’avance au bord

    Cisaillé de l’amour. »

    L’épreuve de la présence est alors celle même de sa précarité excessive, une présence « sur la lame du silence » : le poète éprouve la joie de cette présence dans la nuit abyssale comme la lumière même de l’obscurité.





    L’œuvre au noir



    Ce nouveau recueil de Michèle Finck s’offre comme une traversée de la nuit. Composé d’une suite de cent poèmes d’« extase musicale », La Troisième Main a été écrit « dans le noir et la pénombre après une opération de la cataracte ». Michèle Finck réalise ici son « œuvre au noir » où du silence naît le verbe, de l’inouï, l’éblouissement de sons qui se font l’amour, élevant l’âme aux vibrations subtiles et fécondes :

    « De la musique l’or l’encens et la myrrhe

    L’énigme la clarté le silence. »

    La matière sonore devient lumière en passant dans le creuset de l’oreille poétique de Michèle Finck : l’épreuve de la création est celle d’une écoute, d’un consentement – ouverture intérieure à l’inouï, « troisième main » qui se fait légère comme un « oui » libre, un « oui » qui ne s’est pas résigné au noir mais l’a transformé, qui a fait naître l’or du plomb.

    « Comme si, [dit-elle] en opérant des yeux, on avait ouvert quelque chose de plus profond : brèche dans l’écoute ».

    Quelque chose comme un rien s’est rompu, et c’est ce rien qui change tout car il rend possible une autre perception des phénomènes, un autre sentiment de soi qui opère une sorte de rapt dont le poème contient la violence en son allitération en « r » (« Brou de sons heurtés. Bris de rythme. Brèche »). La violence se mêle à la légèreté aérienne du vol (« Mains de somnambule ailé volant »). Le poète est en quelque sorte dépossédé de lui-même tel qu’il se connaissait, pour se vivre autre, étranger à lui-même en quelque sorte, mais en cet étranger, l’être profond est libéré comme l’éternité d’une musique qui sans être « au-delà », est plutôt ici « en excès de présence », dans la pure immanence d’un instant d’éternité :

    « Piano aux résonances de cathédrale. Mains

    D’épervier géant volant au-dessus du temps.

    Mains enceintes. Orgasme sacré. »

    Les mains portent l’objet invisible ; elles tiennent le vide, comme les sculptures d’Alberto Giacometti, mais ce vide est paradoxalement ce tout que l’on désire et qui nous fait créer, cette plénitude qu’on ne saurait circonscrire ou comprendre mais qui appelle en nous ce que Michèle Finck appelle des « arpèges de voyance » et qui signe la condition de l’artiste aux mains enceintes, comme un sculpteur à la fois pauvre et riche de sa statue dont il ne saurait se faire le possesseur. Il se retire, et dans ce retrait, exprime peut-être le plus pleinement son acte créateur. Car dans ce don qui consent au retrait s’ouvre la brèche où la grâce vient habiter, nous élever à une dimension qui n’est plus seulement mondaine, et nous fait voir l’invisible.

    « Le pianiste se lève. Reste sur l’ivoire des touches

    Peut-être la buée invisible des doigts de Dieu. »

    La musique est donc cette présence excessive en nous : une

    « […] conscience suraiguë du divin

    En nous. Feu. Ailes de sons planent en cercles

    De la lumière au-dessus de nos plaies.

    La rétine des sons s’ouvre. L’Esprit vole.

    Plus fort que tout. Spirales d’extase rayonnent. »

    Aussi La Troisième Main est-il l’enfant de la nuit, l’enfant du consentement : étoile matutinale qui vient au monde dans la brèche même ― celle où se tient le créateur détaché :

    « Légers il nous faut être :

    D’un cœur léger, avec des mains légères,

    Saisir et retenir, saisir et laisser partir…  »

    Ces paroles de la Maréchale dans Le Chevalier à la rose (Livret de Hofmannsthal. Acte I. La Maréchale) ne sont pas sans écho à l’exigence intérieure qui habite Michèle Finck. Comme la Maréchale, elle « ne renonce pas, mais consent ». Consentir, c’est vivre, éprouver le réel, sa béance à travers la finitude, la fugacité, la fragilité. Mais c’est dans l’épreuve même que le poète fait l’expérience d’un excès de présence : quelque chose en surcroît vient à elle, se donne « à la troisième main » pour trouver forme en elle, s’épanouir en sa singularité même, dans le « phrasé aérien des cordes qui délivre du poids ». Michèle Finck nous décrit cette expérience comme quelque chose de mystique où son corps et son âme, emportés sur les ailes du son, sont transportés vers un « [j]ardin sonore, [un] jardin rythmique ». Dans cet univers salvateur où l’on échappe à l’enlisement dans la pesanteur, où une force vibrante et vivante, une force surnaturelle, vient enlever le poète :

    « Piano est oiseau. Tout est halo.

    Tout tournoie. Piano et Ondes Martenot

    Peignent les mille et une nuits dans l’ouïe. »





    La torche de sons brûlés



    « […] Mais d’où venue la troisième main,

    L’invisible, main de la grâce, qui se pose sur les fronts ?

    Elle porte l’espoir d’une arche future de lumière. Bach

    A écrit pour cette troisième main. Menuhin le sait. »

    Cette « troisième main » est la main invisible qui joue quand les mains sont trop lourdes, cette main légère qui est la main de la grâce et qui s’ouvre pour laisser place à la musique, aux sons à la limite du silence – des sons qui tiennent tête au néant. C’est alors une longue tenue de note ouverte sur le cosmos. Il n’y a là, pour le poète, ni espoir, ni absence d’espoir, mais pur consentement. Et ce consentement est profondeur où se heurte le néant : « Mue d’outre-mort ? » Le consentement s’éprouve comme une pâque, vers une résurrection : l’horizontal et le vertical se rencontrent alors dans l’expérience poétique de la « Lévitation » qui, selon nous, est la clé de sol de ce recueil de Michèle Finck. Ce superbe poème de la page 127 est en quelque sorte la signature poétique de l’auteur, l’épreuve de cette présence excessive qui ouvre la voie « sur le large où neige le souffle. » Michèle Finck exhorte son lecteur à la traversée, sur les rivages sonores et lumineux de l’obscurité ; elle nous invite à écouter vraiment, avec cette « troisième oreille » qui fait de nous des passagers de « l’au-delà du son », un au-delà qui n’est pas autre chose que le son, mais le son lui-même en quelque sorte, dans son pur apparaître de son, son « silence expectoré ». Alors s’éprouve le Don de l’excès comme « Noir avec torche de musique » : « Don. Torche de sons brûlés vifs. Dons ». Ainsi, dans ce recueil, il s’agit bien, pour nous, d’une poétique de l’excès qui conduit l’exigence du poème vitrail et le voyage vers l’au-delà du son. Si l’excès renvoie à l’extase, à la plénitude, à l’orgasme (à toutes les métaphores érotiques qui se déploient dans les poèmes de ce recueil), et donc à quelque chose de dionysiaque (« Le musicien dionysiaque, sans le moindre recours à l’image, n’est lui-même rien d’autre que la souffrance originaire et l’écho de cette souffrance », Nietzsche, Naissance de la tragédie, § 5), il signifie aussi l’expression de la lumière, de l’art, de la beauté, tel que l’exprime l’apollinien. En d’autres termes, la poétique de l’excès signe la rencontre de l’apollinien et du dionysiaque ― rencontre qui se refuse au discours de la raison, et n’apparaît que dans l’éclat sonore et caché du poème, dans « l’arc-en-ciel mystérieux de son timbre. » Le silence est en nous comme un feu, et le son est ce qui nous permet de danser au-dessus de l’abîme, de continuer à tenir debout, sans nous résigner, dans le consentement vivant du grand « Oui » à la Vie, de l’Amor fati :

    « que cela soit dorénavant mon amour. Je ne veux pas entrer en guerre contre la laideur. Je ne veux pas accuser, je ne veux même pas accuser les accusateurs. Détourner mon regard, que ce soit là ma seule négation ! Et, somme toute, pour voir grand : je veux, quelle que soit la circonstance, n’être une fois qu’affirmateur ! » (Nietzsche, Gai Savoir, § 276).

    Une étroite correspondance entre la souffrance et la rédemption traverse La Troisième Main de Michèle Finck : elles s’associent, semblables à ces deux pulsions nietzschéennes :

    « Là s’offrent à nous, dans le suprême symbolisme de l’art, à la fois le monde apollinien de la beauté et son arrière-fond, la terrifiante sagesse de Silène, et de telle manière que, par intuition, nous en saisissions la mutuelle nécessité » (Naissance de la tragédie, § 54).

    Ainsi « le chœur dithyrambique est un chœur d’êtres métamorphosés » (Naissance de la tragédie, § 8). La collusion des antagonistes, l’apollinien et le dionysiaque, devient alors la clé de la création artistique : Dionysos est le fonds inconscient duquel le poète arrache la beauté des créatures imaginaires qui paraissent sur la scène de son théâtre. Et c’est en effet de cette liaison féconde qu’est née la plus haute forme de poésie que conçurent les Grecs, la poésie tragique : la musique chantée et dansée par le chœur exprime le chant de souffrance venu du plus profond de l’être, tandis que les acteurs qui sont élevés sur la scène naissent, par transfiguration apollinienne, de la lamentation dionysiaque que le chœur fait entendre :

    « L’œuvre d’art illustre et sublime que sont la tragédie attique et le dithyrambe dramatique est en réalité le but commun de ces deux pulsions, dont les noces mystérieuses, succédant à leur long combat, se sont accomplies dans la gloire de cet enfant ― qui est tout à la fois Antigone et Cassandre » (Naissance de la tragédie, § 4).

    Chez Michèle Finck, comme chez Nietzsche, on danse sur la corde raide : la tragédie est une fête, celle de la fureur poétique et de la création de l’œuvre, et non un deuil, celui qui se lamente sur la mort des héros. Le héros tragique ne meurt pas : il renaît par transfiguration dans la poésie. Ainsi l’Esprit vole, il a la légèreté du danseur de Zarathoustra (Ainsi parlait Zarathoustra, II, « Le chant de la danse ») :

    « Éternité voilée et dévoilée. Vers où ? »

    C’est peut-être, comme le disait Rimbaud, « la mer mêlée / Au soleil », une éternité profonde, incompréhensible, mais vécue avec La Troisième Main, dans l’exigence du paradoxe toujours tenue, avec foi en la Musique même :

    « Musique : sépulture pour la douleur

    Et l’extase. »

    Douleur et extase mêlées dessinent en quelque sorte la condition de l’artiste :

    « J’étais vraiment comme un ange qui, déchu des ivresses du Paradis, tombe dans la plus insignifiante réalité. Et de même que certains êtres sont les derniers témoins d’une forme de vie que la nature a abandonnée, je me demandais si la Musique n’était pas l’exemple unique de ce qu’aurait pu être la communication des âmes. Elle est comme une possibilité qui n’a pas eu de suites. […] Mais ce retour à l’inanalysé était si enivrant qu’au sortir de ce paradis le contact des êtres plus ou moins intelligents me semblait d’une insignifiance extraordinaire. » (Proust, La Prisonnière).





    Ce qui nous est donné ici n’est pas un monde massif et opaque, ou un univers de pensée adéquate, c’est un langage musical, une poétique de l’excès qui se retourne sur l’épaisseur du monde pour l’éclairer, mais qui ne lui renvoie après coup que sa propre lumière ; « inventer des poèmes qui soient vitraux » :

    « Descendre nue dans les sons jusqu’à en perdre

    La lyre et la langue au fond de la musique. »

    Or c’est en nous éloignant des choses par l’opacité propre de son élément que la parole peut nous y donner accès. Ce n’est pas parce qu’elle quitte le monde mais plutôt parce qu’elle habille les choses en sa propre chair que l’expression peut alors les convertir en leur sonorité silencieuse et profonde où « s’entrebâille le ciel ». Dans la mesure exacte où l’être est toujours déjà signifiant, il ne peut se dissoudre dans la positivité de la signification. Il est plus haut que le fait mais plus bas que l’essence : il est essence sauvage, c’est-à-dire sertie dans l’épaisseur qu’elle articule. C’est là l’Ostinato de Michèle Finck :

    « Ostinato : constellation acoustique

    Criée. Creusement jusqu’aux nerfs

    Des sons. Musique debout sur la pointe

    De l’âme. Cicatrices sonores s’entrouvrent.

    Stalactite ou stalagmite de silence ? »

    Ainsi, le réel ne désigne pas l’être en soi, identique à soi, dans la nuit, mais l’être qui contient aussi sa négation, son percipi. Toute notre expérience sera cette exhibition d’un sens, phénoménalisation de l’être, logos : parce que c’est le silence du monde qui se dépasse dans la parole ; il ne se dépasse jamais complètement et aucune parole ne vient briser le silence dont elle se nourrit. L’expression n’est finalement rien d’autre que cette conversion infinie du silence en parole et de la parole en silence et le réel ce qui soutient cette conversion, ce qui exige de nous création pour que nous ayons expérience. C’est le sens de ce poème relié à la symphonie de Malher. La Symphonie Résurrection :

    « Chœur a cappella à peine audible

    Chauffé à blanc promet la résurrection

    De la poussière. Laquelle ? Celle que nous serons. »

    Instants de grâce, dirait-on, mais surtout ici, pour Michèle Finck, éclats de joie comme éclats sonores de larmes désarmées qui ouvrent l’interstice du silence fécond :

    « Larmes de son ou de silence ? Hallucination

    De l’ouïe, la résurrection ? Joie ? Joie ? »

    Le silence contient en lui la coïncidence des opposés :

    « Silence aussi profond que douleur.

    Silence aussi profond que joie. »

    Quelque chose en lui s’éprouve comme un heurt, une fente dans les ténèbres : « Célesta stellaire : Voie lactée silencieuse ». L’écriture de Michèle Finck transmue de l’espace en durée, donne à entendre l’excès comme l’indissoluble lien entre « présence » et « précarité ».

    « Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d’une patrie inconnue, oubliée de lui-même ; il délire de joie quand il chante selon sa patrie. » (Marcel Proust, La Prisonnière)



    Isabelle Raviolo
    D.R. Isabelle Raviolo
    pour Terres de femmes







    Finck





    MICHÈLE   FINCK


    Portrait de Michèle Finck
    Image, G.AdC




    ■ Michèle Finck
    sur Terres de femmes

    [Chostakovitch, Tsvetaïeva, Akhmatova] (poème extrait de La Troisième Main)
    [Pier Paolo Pasolini, Mamma Roma] (poème extrait de Connaissance par les larmes)
    Connaissance par les larmes (lecture d’AP)
    Pitié (poème extrait de L’Ouïe éblouie)
    [Cette fois nous parvenons à travailler] (poème extrait de Poésie Shéhé Résistance)
    Sur un piano de paille (lecture d’AP)
    Variation 9 :: À Glenn Gould 1981 (poème extrait de Sur un piano de paille)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une notice bio-bibliographique sur Michèle Finck
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une page sur La Troisième Main de Michèle Finck






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  • Maxime N’Debeka | Récidive


    RÉCIDIVE



    À cor et à cri la poésie ébruite le désir sans limite de
    Beauté
    toutefois
    l’ire ne nidifie pas dans les briques de l’existence
    comme si la nuit couve des hybrides stériles comme si
    la saison illimitée de frimas pétrifie les racines du Bonheur


    *


    cependant
    ici
    en ce présent comme l’hier
    une marque fossile de toi authentifie le revif de sève dans
    les sédiments de la Promesse


    *


    la lèvre récidive
    la poésie éprouve le passavant imperceptible entre l’effondrement et la certitude du futur

    comme si
    le rêve carbure à l’indéfinissable amnésie inhérente au gène de l’homme
    comme si…


    *


    ah irrépressible jobarde naïveté.



    Maxime N’Debeka, “2- Récidive”, in Toi, Le possible chimérique, « Troisième partie », suivi de Les Divagations de rêveur insomniaque, Le Manteau & la Lyre | Obsidiane, 2015, page 51.






    Maxime





    MAXIME  N’DEBEKA


    Ndebeka
    Ph. © Alain Chambaretaud



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Mediapart)
    Maxime N’ Debeka ou le rêveur insomniaque, par Bernard Demandre (notice biographique, recension, extraits, éléments de bibliographie)






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  • Michèle Finck | [Chostakovitch, Tsvetaïeva, Akhmatova]


    Shostakovitch








    [CHOSTAKOVITCH, TSVETAÏEVA, AKHMATOVA]



    Chostakovitch : Six poèmes de Marina Tsvetaïeva.
    Bernard Haitink. Ortrun Wenkel.



    « O muza platcha, prekrasnejchaya iz muz !
    I ia dariu tebe svoj kolokolnyj grad,
    Akhmatova! I siertse svoie v pridachu. »

    Contralto creuse les graves. Creuse.
    Lave de voix basse et nue. Chirurgicale.
    Larmes pleurées et non pleurées. Galactiques.
    Âpres. Percussion. Silence expectoré.
    Don. Torche de sons brûlés vifs. Don.







    Marina Tsvétaïeva : « À Anna Akhmatova »
    «Ô muse des larmes, la plus belle des muses !
    Je te fais don de ma cité aux mille clochers,
    Akhmatova ― et j’y ajoute mon cœur. »




    Michèle Finck, « VI – Golgotha d’une femme » in La Troisième Main, Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen, volume 218, 2015, page 100.






    Finck








    LE LIVRE [EXTRAIT DU PRIÈRE D’INSÉRER DE L’ÉDITEUR]



    En épigraphe de la note finale de son recueil, Michèle Finck a placé ce mot d’ordre de Rilke : « Faire des choses avec de l’angoisse. » […] La Troisième Main a été écrit dans des circonstances très particulières : « Ce livre, composé d’une suite de cent poèmes d’extase musicale, a été écrit dans le noir et la pénombre, après une opération de la cataracte. Comme si, en opérant les yeux, on avait ouvert quelque chose de plus profond : brèche dans l’écoute ; non pas poèmes sur la musique, mais poèmes à et avec la musique ; poésie et musique intensément mêlées, qui tournoient tout au bord du silence. Noir avec torche de musique. »

    Comment décrire la subtile alchimie qui transmute la musique entendue en poème, comme un précipité de quelques mots, nullement descriptifs ni impressionnistes, mais rendant la même chose autrement, par d’autres moyens qui ne sont plus les sons mais les mots, avec leur propre économie et leur rayonnement propre. Il s’agit de transcription comme telle ouverture d’opéra de Rossini ou telle symphonie de Beethoven a pu être transcrite pour piano solo par Liszt. Et l’étrange est que les noms des œuvres et des interprètes deviennent eux-mêmes comme des éléments du texte. Citons le premier de ces poèmes-transcriptions, comme un coup d’archet : « Bach : Cantate Ich habe genug. / Hans Hotter. Anthony Bernard. // Seigneur, c’est assez. Baryton descendu /Tout au fond des sons jusqu’à la douleur. / Tout au fond du silence jusqu’à l’amour. / La musique relie les vivants aux morts. / Elle est leur étreinte. Leur bouche-à-bouche. »

    Ainsi chemine l’écriture en creusant sans cesse davantage, du Lamento d’Arianna de Monteverdi au Kat’a Kabanova de Janacek ; du Chevalier à la rose de Strauss à Sequenza III de Berio ; des Leçons de ténèbres de Couperin au Strange Fruit de Billie Holiday ; de la Lulu-Suite de Berg au Arsis et Thésis de Michaël Levinas.





    _____________________________
    Ci-dessous, le texte intégral du poème de Marina Tsvetaïeva, mis en musique par Chostakovitch :


    Ахматовой


    О, Муза плача, прекраснейшая из муз!
    О ты, шальное исчадие ночи белой!
    Ты чёрную насылаешь метель на Русь,
    И вопли твои вонзаются в нас, как стрелы.

    И мы шарахаемся и глухое: ох! ―
    Стотысячное ― тебе присягает: Анна
    Ахматова! Это имя – огромный вздох,
    И в глубь он падает, которая безымянна.

    Мы коронованы тем, что одну с тобой
    Мы землю топчем, что небо над нами – то же!
    И тот, кто ранен смертельной твоей судьбой,
    Уже бессмертным на смертное сходит ложе.

    В певучем граде моём купола горят,
    И Спаса светлого славит слепец бродячий…
    И я дарю тебе свой колокольный град,
    ― Ахматова! ― и сердце своё в придачу.


    19 июня 1916





    À AKHMATOVA


    O muse des pleurs, la plus belle des muses !
    Toi, acolyte perdue de la nuit blanche !
    Tu jettes sur les Russes ta sombre tempête
    Et tes hauts cris nous percent, comme des flèches.

    Nous bondissons de côté, et sourdement : ah! ―
    Des milliers de fois ― nous te jurons fidélité. Anna
    Akhmatova ! Ce nom même ― vaste soupir,
    Tombe dans des profondeurs qui n’ont pas de nom.

    Nous portons une couronne, à seulement fouler
    La même terre que toi, sous le même ciel ― que toi !
    Et celui que blesse ton destin mortel
    S’étend immortel déjà sur son lit de mort.

    Sur ma ville qui chante, les coupoles brillent,
    El l’aveugle qui passe célèbre les louanges du seigneur…
    ― Moi, ― je t’offre ma ville avec ses cloches,
    Akhmatova! ― et aussi mon cœur, en plus.


    19 juin 1916



    Marina Tsvétaïeva, L’Offense lyrique et autres poèmes, Éditions Farrago | Éditions Léo Scheer, 2004, page 195. Texte français Henri Deluy.





    MICHÈLE   FINCK


    Portrait de Michèle Finck
    Image, G.AdC




    ■ Michèle Finck
    sur Terres de femmes

    [Pier Paolo Pasolini, Mamma Roma] (poème extrait de Connaissance par les larmes)
    Connaissance par les larmes (lecture d’AP)
    La Troisième Main (lecture d’Isabelle Raviolo)
    Pitié (poème extrait de L’Ouïe éblouie)
    [Cette fois nous parvenons à travailler] (poème extrait de Poésie Shéhé Résistance)
    Sur un piano de paille (lecture d’AP)
    Variation 9 :: À Glenn Gould 1981 (poème extrait de Sur un piano de paille)




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une notice bio-bibliographique sur Michèle Finck
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une page sur La Troisième Main de Michèle Finck
    → (sur deezer.com)
    Shostakovich, Six poems of Marina Tsvetaeva op. 143a [dont 6. To Anna Akhmatova]
    → (sur Terres de femmes)
    Marina Tsvétaïeva | J’aimerais vivre avec vous (poème extrait de « Pour Akhmatova »)






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  • Armand Gatti | [À combien d’exemplaires]


    Emmanuelle Amann







    [À COMBIEN D’EXEMPLAIRES]




    À combien d’exemplaires
    et sur combien de siècles

    notre naissance
    est là.

    Nous sommes tous faits de braise
    composant les lois de la distance

    les conques nacrées

    et l’époque du frai.

    Nous sommes les neuf pattes du poulpe
    sur la courbure vernissée de la jarre
    où furent imprimés jadis les écussons
    et les poings fermés de la dame aux serpents.
    Nos pèlerinages sont d’ail et de gentiane

    d’hypnotiseurs ambulants

    de fête mauresque

    de possédés
    et de tout ce qui par manque de marchandise s’invente commerce.





    Autrefois, pour te donner existence
    dans le savoir de tes riverains,
    les temples suffisaient

    des dieux réels, comme autant de tes émissaires,
    les habitaient.
    En portaient trace les colonnades
    et leur façon de soutenir les plafonds.
    Aujourd’hui, ils sont corps et biens
    dans les pages de l’Histoire

    perdue la dimension de soleil

    ta dimension de nuit bleue

    tombant goutte à goutte

    des années-lumière
    mais toujours passant

    par la triangulation de l’étoile

    naissance
    mort                                                             résurrection
    Mer du troisième jour

    Mer Pascale.




    Armand Gatti, La Mer du troisième jour, Collection Ecri(peind)re, Æncrages & Co, 2015. Avec deux linogravures d’Emmanuelle Amann.





    Gatti





    ARMAND GATTI





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site Armand Gatti)
    une page sur La Mer du troisième jour






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  • Catherine Soullard, Vous avez Jupiter dans la poche

    par Angèle Paoli

    Catherine Soullard, Vous avez Jupiter dans la poche
    Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2015.




    Lecture d’Angèle Paoli


    TAROT BIS








    DE LA MAGIE JUBILATOIRE DES MOTS



    « Sauvée et heureuse ». Telle est la conclusion que scande Phil Blaze, à l’issue d’une séance de cartomancie avec sa cliente. La cliente, une jeune artiste dans l’âme, créatrice de bijoux, hante les cabinets de tireuses de cartes, de cartomanciennes en tous genres, de spécialistes en interprétation du Tarot de Marseille. Aucun des cabinets parisiens de la capitale n’est inconnu à cette jeune femme, aucun(e) des praticien(ne)s de ce genre d’art ne résiste à cette impulsion particulière qui pousse la narratrice de Vous avez Jupiter dans la poche à consulter. Une sorte de fascination, voire une forme d’excitation irrépressible conduit l’héroïne du dernier roman de Catherine Soullard (récemment paru aux éditions Pierre-Guillaume de Roux) à fréquenter avec assiduité ces cabinets de curiosité d’un genre singulier. Pour la profane que je suis en ce domaine, une découverte qui se fait dans le plaisir d’une écriture enlevée, non dénuée d’humour, menée tambour battant, d’un bout à l’autre du récit.

    Sauvée ? De quoi donc ? De ce qui oppresse la jeune femme, de tout ce qui fait obstacle en elle depuis si longtemps. Sauvée du poids de la famille, dont la présence persiste à s’insinuer en elle, à s’imposer à son insu ; de ce double cordon ombilical, tenace, qui la lie à son père et à sa mère ; et l’entrave ; sauvée de ses contradictions, de son amour pour l’homme qu’elle a choisi et dont, décidément, il va falloir qu’elle se sépare ; sauvée d’elle-même, enfin, de son obstination à poursuivre sa vie dans le chemin qui est le sien.

    Comment parvenir au bonheur ? Pas forcément en mettant à profit ce qu’une séance de cartomancie lui révèle d’elle-même ou l’autorise à accomplir. En continuant à consulter les charlatans qui la poussent à changer de vie ? Pas forcément non plus. Car la jeune femme sait que « consulter mages, voyants, cartomanciennes, diseuses de bonne aventure et autres papes du tarot entretient la confusion, l’immobilisme, l’absurdité. » Mais est-ce bien la question du bonheur qui se pose à elle ? Rien n’est moins sûr. Parce qu’il y a là avant tout, dans cette démarche quasi compulsive, une sorte de jubilation inexplicable qui prend en compte tout à la fois le décor de la rencontre, l’accoutrement et les manières du tarologue, sa méthode de travail, sa façon d’« officier » ou de « sectoriser » les interventions, le discours qui s’organise au cours de chaque tirage de cartes. Et surtout le plaisir sensuel des mots. Qui se fraie un passage à travers le paysage mental de la consultante pour qui l’imagination et le rêve ont plus de consistance et de valeur que le réel :

    « Je goûte le plaisir d’être crédule, docile, sachant que je ne le suis pas, que je fais juste semblant, et j’y prends goût, c’est si doux de se laisser ensorceler. Un mot, une intonation, c’en est fait, le ressort secret se déclenche, le réel pâlit, s’éloigne, s’efface, je file dans la fiction et les vagabondages. »

    Jusqu’au jour où la narratrice prend son destin de créatrice de bijoux en mains. Et se libère du même coup de ses obsédantes chimères. Pareille à la « vieille yeuse », « solide, protectrice » qu’elle a devant les yeux, elle « expulse ce qui l’asphyxie », « s’allège des poids morts », « lâche ce qui l’encombre », « rejette ce qui la fait mourir. » Nouveau départ ? Nouvelle naissance ? Renouveau ? Renaissance ?

    Chapitre après chapitre ― certains d’entre eux portent le nom d’une des vingt-deux cartes du Tarot de Marseille ―, nous suivons la jeune boulimique de séances de cartes dans les péripéties qu’elle affronte au fil du jeu qui se déroule sous ses yeux et en sa présence. « Prenez, battez, coupez. » Telle est la formule qui donne le « la » de la méthode et confère son rythme à la séance. L’un après l’autre, tous les secteurs sont convoqués ― travail santé famille amours projets argent voyages identité rencontre… L’Ermite le Diable le Soleil la Tour le Bateleur l’Empereur l’Impératrice le Monde le Pendu la Papesse la Mort l’Étoile…, chacun entre en lice à tour de rôle, chargé de sa symbolique propre et doué de sa propre énergie. De ses promesses ou, au contraire, de ses forces négatives. Envers/Endroit. Les cartes se coupent se recouvrent se rejoignent interfèrent. Les planètes entrent aussi dans la danse et se mettent de la partie. Si l’Ermite freine, Jupiter, lui, « est là avec sa bonne étoile, le couronnement et la main du Ciel ». Donc, patience. Il ne peut se produire que de bonnes choses. Ce qu’il faut d’entrée de jeu, c’est « sectoriser ». Afin de procéder avec clarté et rigueur à « l’état des lieux et de la personnalité ». Mais il faut balayer d’abord, liquider le passé, lever les obstacles. À chaque tireuse de cartes, son style. À chaque cartomancienne, son discours. Discours conventionnels, rôdés, affublés de clichés savants. Tout un « blabla » qui « pimente la journée, colmate la solitude, repousse l’ennui. » Face à la parole souvent très affirmée (pour ne pas dire autoritaire) de la voyante, la jeune femme reste évasive, désemparée. Hésitante. Elle se contente le plus souvent de monosyllabes. Ponctue par des « oui, oui », « je comprends », « d’accord »… Il faut dire que le discours de Stéphane Muir, par exemple, outre que ce dernier se reconnaît volontiers directif, est plutôt infantilisant : « Où en sommes-nous au niveau de l’outil professionnel aujourd’hui ? Comment progresse-t-on cette année ? L’année prochaine »… De quoi rester suspendu(e) aux lèvres de l’autre. De quoi se laisser porter par celle qui voit et qui sait. Chaque séance patine de ses couleurs particulières les sentiments de la consultante. « Solaire et beau ». C’est sur ces mots que se clôt la première séance. Il n’en faut pas davantage pour que la jeune créatrice sorte en chantant son bonheur. « Solaire et beau, tralala, je descends les trois étages de son immeuble en scandant les deux mots, solaire et beau, marche après marche… » Il n’en faut pas davantage pour qu’elle conclue : « Un pont au-dessus de la Seine, et j’ai l’impression d’un enchantement qui se prolonge et ne me quittera pas. » Ailleurs, au fin fond du XIIe arrondissement, chez Chana Brassette, la consultante est soudain prise du désir de fuir.

    « Prendre ma veste posée sur le canapé, payer Chana Brassette, oui, la payer pour qu’elle se taise et qu’elle ouvre la porte, descendre les étages quatre à quatre, prendre mon sac dans les bras, courir aussi vite que possible. »

    « Nettoyez, balayez, sanctionnez les choses du passé. Ne vous retournez pas. Avancez. » Tel est le leitmotiv qui scande le plus souvent les séances. Celui de la table rase du passé.

    C’est sans doute plus facile à dire qu’à faire. Mais la jeune femme a quelques atouts de son côté. Trois arcanes majeurs. Trois bonnes fées qui veillent sur elle, la guident, et lui montrent la voie. L’Impératrice, la Papesse, la Tempérance (seule carte du récit à intervenir trois fois, dans trois chapitres différents). « Tailler, ajuster, limer… ». La création est là, qui impose son rythme et ses gestes à la créatrice et lui permet d’écrire « une histoire immortelle. » Car « créer des bijoux c’est ça, croire, faire croire, les pierres ont ce pouvoir… » Un pouvoir qui rejoint le pouvoir secret des mots. Alchimie dont Catherine Soullard, maîtresse du jeu, possède, au plus haut degré de fusion, la magie jubilatoire.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Catherine Soullard, Vous avez Jupiter dans la poche






    CATHERINE SOULLARD


    Catherine_s_2
    Ph. Tous droits réservés




    ■   Catherine Soullard
    sur Terres de femmes

    Johnny tendresse (note de lecture d’AP)





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