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  • 29 janvier 1987 | Mort de Carlo Cassola

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 29 janvier 1987 meurt à Montecarlo (région de Lucca) en Toscane, l’écrivain italien Carlo Cassola.


    Né le 17 mars 1917 à Rome, Carlo Cassola meurt à l’âge de 69 ans. Carlo Cassola est l’auteur de nombreux récits et romans. Parmi lesquels Fausto e Anna (Einaudi, 1952), La Coupe de bois (Il taglio del bosco, Fabbri, Milano, 1953), Un cœur aride (Un cuore arido, Einaudi, 1961), Le Chasseur (Il cacciatore, Einaudi, 1964), Anna de Volterra (Paura e tristezza, Einaudi, 1970), …


    Son œuvre la plus connue, La ragazza di Bube (Einaudi, 1960), publiée en français en 1962 (éditions du Seuil) sous le titre La Ragazza, dans une traduction de Philippe Jaccottet, a été récompensée par le prix Strega. Le roman a inspiré à Luigi Comencini le film éponyme (La Ragazza, 1963). Avec Claudia Cardinale dans le rôle de Mara.







    Claudia Cardinale dans la Ragazza







    Ci-dessous, un extrait de La ragazza di Bube [+ la traduction en français par Philippe Jaccottet]


    [Au lendemain de la Libération, Mara tombe amoureuse du partisan Bube, héros de la Résistance]



    [ANDIAMO?]


    «Andiamo?» disse tendendogli la mano.

    «Dove?»

    «Al torrente. All’affluente» e si mise a ridere. «A lavarci il musino.»

    «Oh, si, ne sento proprio il bisogno di darmi una lavata.»
    Rientrarono a prendere la roba: il sapone, gli spazzolini, il dentifricio: involtarono tutto nell’asciugamano. Bube lo diede a tenere a lei: «Dimenticavo una cosa».

    Mara lo vide che si affannava intorno allo zaino. La rivoltella gli scintillò nelle mani; se la mise nella tasca di dietro. E Mara sentì come un malessere dentro… Ma fu un attimo; e mentre scendevano quasi correndo per il viottolo, non c’era che un sentimento in lei, il piacere di trovarsi in campagna, libera di fare quello che voleva, e l’eccitazione di esser sola col fidanzato.

    Il torrento era come una strada incassata tra due argini alti, sopra cui cresceva rigogliosa la macchia; che in qualche tratto stendeva i suoi rami nel mezzo, fino quasi a coprire la vista del cielo. Un po’ più su c’era una cascatella, e fu lì che si lavarono.

    Bube si sbrigò in un minuto e risalì nel campo, perché lei potesse fare il suo comodo.

    «Bubino. Non guardi mica, eh? Perché sono nuda.»

    Era nuda fino alla cintola, infatti: si lavò il petto e le spalle, quindi si tirò su la maglia di cotone e la sottana, e tornò a infilarsi il reggipetto e la camicetta, che aveva appeso a un ramo.

    Bube era sdraiato ai piedi di un gigantesco ciliegio al cui tronco era abbarbicata una vite, che arrivata all’altezza dei rami ricadeva all’indietro.

    «Bubino, questo ciliegio e questa vite… a che cosa ti fanno pensare?» Egli non capì, e lei : «A me, a due innamorati. Lui è il giovanotto, e lei, la ragazza.»

    «Lui chi?»

    «Lui il ciliegio. Vedi, lei vorrebbe abbracciarlo, e lui la respinge.»

    Bube aveva afferrato l’idea:

    «Si potrebbe anche dire il contrario: lui la abbraccia, e lei gli sfugge.»

    «No, è come dico io. Sono come io e te» aggiunse improvvisamente. «Tu mi respingi sempre, Bubino.»

    «Dici così per via di ieri? Ma c’erano quelli a caricare la ghiaia…»

    «Ora però non c’è nessuno. Perchè non mi abbracci?»

    Bube la guardò, incerto:

    «Ora sto fumando.»

    «Vedi, una scusa la trovi sempre.»



    Carlo Cassola, La ragazza di Bube, Seconda Parte, capitolo III [Einaudi, Torino, 1960], Mondadori Libri, I edizione Oscar Moderni, maggio 2016, Milano, pp. 78-79.






    Carlo Cassola  La ragazza di Bube






    [ON Y VA ?]


    « On y va ?

    — Où ça ?

    — Au torrent. À l’affluent, précisa-t-elle en riant. Nous laver le museau.

    — D’accord. J’en ai rudement besoin. »

    Ils rentrèrent prendre leurs affaires : le savon, les brosses à dents, la pâte dentifrice. Ils enveloppèrent le tout dans l’essuie-main, que Bube passa à Mara :

    « J’oubliais quelque chose. »

    Mara le vit s’affairer autour du sac. Le revolver lui brilla dans les mains : il le glissa dans sa poche de derrière. Mara en éprouva un vague malaise, mais qui ne dura pas. Tandis qu’ils dévalaient en courant le sentier, il n’y avait plus en elle que le plaisir d’être à la campagne, libre de faire ce qu’elle voulait, et l’excitation d’être seule avec son fiancé.

    Le torrent avait l’air d’une route encaissée entre deux hautes berges sur lesquelles poussaient de vigoureuses broussailles ; celles-ci, parfois, formaient au-dessus du cours d’eau une voûte si touffue que le ciel n’était plus visible. L’eau était rare au point qu’elle suffisait tout juste à mouiller la terre jaunâtre. Un peu plus haut, elle formait une petite cascade : ce fut là qu’ils se lavèrent.

    Bube eut terminé presque aussitôt et remonta dans le champ pour que Mara pût faire toilette à son aise.

    « Bubino. Tu ne regardes pas, surtout ! Je suis toute nue. »

    Elle était nue jusqu’à la ceinture. Elle se lava le torse et les épaules ; puis elle remonta sa camisole de coton et son jupon ; enfin, elle remit son soutien-gorge et sa blouse qu’elle avait accrochés à une branche.

    Bube était étendu au pied d’un gros cerisier ; au tronc était accrochée une vigne qui, arrivée à la hauteur des branches, retombait en arrière.

    « Bubino, ce cerisier et cette vigne… à quoi te font-ils penser ? »

    Comme il ne comprenait pas, elle poursuivit :

    « Moi, à deux amoureux. Lui c’est le garçon, elle la fille.

    — Lui qui ?

    — Le cerisier. Tu vois, elle voudrait l’étreindre, et lui la repousse ? »

    Bube avait compris l’idée :

    « On pourrait aussi dire le contraire : il l’étreint, et elle se dérobe.

    — Non, c’est comme je te dis. Ils sont comme toi et moi, ajouta-t-elle brusquement. Tu me repousses toujours, Bube.

    — Tu penses à hier ? Mais il y avait ces ouvriers qui chargeaient le gravier…

    — Aujourd’hui il n’y a personne. Pourquoi ne m’embrasses-tu pas ?

    Bube la regarda, hésitant :

    « Je suis en train de fumer.

    — Tu vois, tu trouves toujours des excuses. »



    Carlo Cassola, La Ragazza [éditions du Seuil, 1962], Éditions Cambourakis, Collection Letteratura, 2015, pp. 121,122,123. Traduit de l’Italien par Philippe Jaccottet.






    Carlo Cassola  La Ragazza






    CARLO CASSOLA


    Carlo-cassola 2





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Cambourakis)
    la fiche de l’éditeur sur La Ragazza de Carlo Cassola






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  • Jean Portante, L’Aquila

    par Angèle Paoli

    Jean Portante & David Hébert, L’Aquila,
    Éditions des Vanneaux, collection Carnets nomades, 2015.



    Lecture d’ Angèle Paoli


    DH Aquila
    Dessin de David Hébert
    in Jean Portante, L’Aquila, Éditions des Vanneaux, Carnets nomades.









    DÉSESP-ERRANCE À TRAVERS LES RUINES




    Septembre 2017 : Tavoliere della Puglia, les étendues s’étirent sous mes yeux, vastes et dorées sous ciel d’automne. Les éoliennes tournent plein Sud. Les villages sur éperons rocheux s’accrochent plein ciel. Veillés par les cimes du Gran Sasso. Les Tavoliere, anciennes terres de transhumances des rois d’Aragon, traversent de part en part. De Naples à Foggia et de Foggia à Naples.

    J’observe les noms qui surgissent le long de la transversale qui va de la Campanie aux Pouilles. Certains éveillent en moi le souvenir lointain de textes étudiés jadis au lycée. Pescara, Foggia, L’Aquila. Et celui des Abruzzes. J’aimerais bifurquer, prendre la tangente. Mystérieuses Abruzzes. Ce ne sera pas pour ce voyage. Heureusement, il y a les livres. Et parmi eux, depuis quelques jours, celui de Jean Portante. Il vient combler un vide et raviver un désir. L’Aquila/Carnets Nomades/Éditions des Vanneaux. Et des dessins signés David Hébert. L’Aquila. J’ignorais jusqu’à ce jour que la famille de Jean Portante — qui est né, vit et réside au Luxembourg — fut originaire de cette ville. L’Aquila. Un fantôme de ville. Détruite par le séisme du 6 avril 2009. Un coup de poignard pour le poète Jean Portante. Secousse dans les entrailles. Déchirement. Il faut retourner à L’Aquila. Impérativement. Et écrire, écrire. D’urgence. Pour tenter de saisir ce qu’il est advenu d’elle : « où va l’âme d’une ville quand elle s’évapore ? », s’interroge le poète. Comment ranimer les souvenirs de ce qu’elle fut sinon en remettant ses pas dans les pas de l’enfance ? Ce qu’il reste d’une vie partagée par l’enfant avec les siens. Si peu de choses. Le souvenir d’une épicerie et de son coupe-mortadelle, quelques bons mots, des visages et des sourires. Des accents. Des timbres de voix. Des fantômes, habillés de tendresse par le poète.

    Revenir sur ses pas, revenir sur le passé, celui défunt de la Città, celui, tout aussi défunt, des siens. Père/mère/grands-parents, paternels/maternels, auxquels le livre est dédié. De même qu’il joue sur la trajectoire Nord/Sud (ou Sud/Nord), le texte de Jean Portante joue sur cette alternance ou cette double localisation. Connaissances historiques d’un côté. Souvenirs personnels de l’autre, ravivés par les photos prises par le père aux côtés de l’enfant de cinq ans, de douze ans… « Douze photos, pas une de plus ». Plutôt onze, parce que la dernière, celle du grand-père mineur, mort dans le Nord, est noire. S’inventer cette contrainte : « c’est comme si j’écrivais un sonnet. quatorze vers, pas un de plus. la contrainte ne bride pas. elle pousse vers l’essentiel. vers les douze stations du départ… ». Une fois fixé son cadre, le poète peut écrire. Il évoque la vie à San Demetrio, « à un battement d’aile de l’aquila ». Une vie de tous les jours, un peu à l’ancienne. Celle des années 1950. Une vie modeste. Famille de paysans du Sud, de mineurs contraints à l’exil dans le Nord pour vivre. Une vie un peu ralentie mais de qualité, et non dépourvue de grandeur. Peut-être héritée de l’Antiquité. Une grandeur qui nourrit la fierté de l’enfant. Car L’Aquila est ville sabine. Le rapt de ses femmes par les Romains a été immortalisé. Les historiens de l’Antiquité s’en sont emparé. Plus tard, les peintres. Poussin, David Cortone, Schönfeld… L’Aquila est aussi la patrie de Célestin V (1209 -1296), élu pape en 1294, dont le gisant repose à Sainte-Marie de Collemaggio. Elle est aussi celle du célèbre Salluste, né en —86 à Amiternum, ville fondée par les Sabins. Devenue par la suite Aquila. Puis L’Aquila.

    « salluste l’aquilain, dont la statue de bronze noir est plantée au milieu de piazza palazzo, à l’aquila, au cœur du centre historique… ».

    Ces évocations raniment en moi le souvenir des Lettres Latines de Morisset-Thevenot. La Conjuration de Catilina. L’enfant Jean Portante, lui, ne rêve que d’aigle. « L’Aigle est un rêve d’enfance qui a tenu bon », écrit-il dans « journal d’un tremblement » (29/03/2013). Qui plus est, la vieille cité des Abruzzes s’offre le luxe d’une double étymologie. Celle de l’aigle bien sûr — aquila —, devenu l’emblème de la ville et de toute la région. Mais aussi celle de l’eau (Aquila est également un dérivé du latin acqua). La ville est en effet célèbre pour sa richesse en eau. Symbolisée par la fontaine aux 99 cannelle. 99 mascarons d’où jaillissent les eaux de l’Aterno.

    Pourtant, dans la nuit du 6 avril 2009, pareille grandeur n’a servi à rien. Une fois encore, L’Aquila, capitale des Abruzzes, a subi les assauts de la Terre, a vécu déchirures et tremblements imprévisibles. En quelques heures, comme cela s’était déjà produit en 1461 et en 1703, les plus beaux monuments, leurs architectures ouvragées, témoignages d’art et d’histoire, se sont écroulés, transformant les rues et les places en un vaste champ de ruines. Un paysage de guerre sans le vrombissement des avions de bombardement.

    Les allusions à cette tragédie récente sont consignées dans le « journal du tremblement. » Lequel s’étire sur quelques années. Du 3 avril 2009 au 3 mai 2014. Rédigé en italiques, le texte de ce journal alterne avec le texte courant en caractères romains et non daté. Cependant, quelle que soit la forme choisie, ce qui caractérise l’écriture de ce Carnet nomade consacré à L’Aquila, c’est le « brouillage de pistes », dont l’absence totale de capitales après les points. De sorte que les phrases s’enchaînent sans répit et que patronymes et toponymes sont mis au même rang que les noms communs. De sorte aussi qu’il faut garder son calme pour retrouver l’histoire du cantore epico dell’[a]quila [b]uccio di [r]anallo (1294-1363), noyée dans le texte courant. Il arrive que les yeux tombent par hasard sur les noms de « natalia ginzburg, moravia, calvino, pasolini, gadda, pirandello » et de tant d’autres encore… La lecture bute quelques instants, le temps de revenir à la phrase précédente pour vérifier si un enchaînement possible aurait échappé. Puis l’œil s’accoutume et imprime lui-même ses pauses et ses reprises sans la moindre hésitation. Parfois un souffle puissant s’empare de la page, secoue les torpeurs, emporte dans sa flamme. On ne peut qu’être pris par ce récit qui mêle intime et explicitations savantes, références historiques et gestes du quotidien. Avec toujours, en ligne de fond, pareille à une trajectoire imprimée en filigrane, cette déchirure qui va du Nord au Sud et du Nord au Sud. Ligne qui suit les déplacements imposés par l’exil ; depuis les terres ancestrales jusqu’aux terres d’accueil.

    Ainsi de cet extrait :

    « le lac de sinizzo. en face il y a le cimetière. le cimetière sud. avec son allée de cyprès. y dort grand-père. l’autre grand-père dort sous un bloc de minerai. un bloc du nord. on dit que mourir est une tasse d’obscurité. et on dit que boire dans cette tasse n’empêche pas de voir que les aigles qui passent ont un brin de temps dans leur bec. grand-mère est morte à quatre-vingt-dix-neuf ans. comme elle, l’aquila est restée dévouée au nombre quatre-vingt-dix-neuf. »

    Au détour d’une rue, au détour d’une réflexion, une question brûlante fait soudain irruption. Que deviennent les morts dont les tombes ont été éventrées par le séisme ? Où vont les âmes secouées par les déchirures de la croûte terrestre ? Il faut être originaire de pays méditerranéens pour s’interroger de la sorte. Jean Portante, davantage homme du sud que luxembourgeois, résout avec humour cette préoccupation :

    « on m’a dit que le cimetière de san demetrio n’a pas été épargné par le séisme. c’est là que vit l’âme de mon grand-père. au pied d’un énorme cyprès qui lui fait de l’ombre. j’imagine la tombe, la dalle qui tremble et grand-père qui par une fente toute fine se glisse dans le monde des tremblants. je le vois jouant aux cartes devant sa tombe avec les autres âmes qui se sont faufilées hors de leurs demeures crevassées. ils jouent à quatre trois sept, ils jouent à scopa, ils se racontent des histoires. à quoi bon peuvent bien ressembler les histoires des âmes après le tremblement de terre ? »

    Ainsi s’interroge Jean Portante dans son journal d’un tremblement (30/04/09)

    Les dessins de David Hébert disent tout cela, qui émaillent le texte et l’enrichissent dans l’important dossier qui fait suite. Structures éventrées, échafaudages, imbrications de lignes distordues, colonnes déstructurées, clochers tremblant sur leurs fondations, rosaces décentrées. Les étais, les écoperches et les traverses empêcheront-ils les murs de s’effondrer à la prochaine colère de la croûte terrestre ? Des traits grillagent l’espace. Le regard tente une percée dans ces enchevêtrements. L’architecture ainsi bousculée prend des allures piranésiennes inquiétantes et fascinantes. Parfois un ange s’élance, acrobate ailé, à la rescousse des cloches muettes. D’autres fois, la silhouette d’un chien solitaire traverse la page blanche. Trouée de silence. Le vide prend à la gorge. Une étrange tristesse nous saisit. Celle d’une longue errance éperdue à travers ruines.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Jean Portante  L'Aquila 3





    JEAN PORTANTE


    Jean Portante
    Ph. Guy Jallay
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions des Vanneaux )
    la fiche de l’éditeur sur L’Aquila






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  • Lucie Taïeb | [se cacher sous les mots]


    [SE CACHER SOUS LES MOTS]



    se cacher sous les mots
    non comme une métaphore mais comme un mouvement
    une danse, jouer la mort.
    f.w. sous le papier peint d’une chambre romaine —
    sous le papier écrit, dissimulant un corps, une chair,
    soudain surface et non volume. ou :
    se recouvrir de mots, s’écrire la peau de mots
    et devenir indécelable,
    mot parmi les autres,
    papier à peine bombé, ici saillant, point sur le i, ou pointe d’un sein
    sous le papier.
    il n’y a naturellement aucune raison,
    existant,
    de vouloir s’annuler.
    aussi n’est-ce pas de cela qu’il est question, mais s’extraire :
    du corps des choses,
    de la matière :
    soustraire.



    Lucie Taïeb, La Retenue, Éditions LansKine, 2015, page 49.






    Lucie Taïeb  La Retenue






    LUCIE TAÏEB


    Lucie Taïeb
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur La Retenue de Lucie Taïeb
    → (sur Diacritik)
    « Écrire sans se retourner », par Lucie Taïeb (Écrire aujourd’hui) [+ une mini bio-bibliographie]
    → (sur remue.net)
    [POÉSIE ET FILM] Lucie Taïeb | Une bataille





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  • Laure Gauthier | [Réinvestir la forêt]




    [RÉINVESTIR LA FORÊT]




    Réinvestir la forêt, faire bosquet,
    Et le taureau passe au loin, dans un bruissement de feuilles,

    Inventer des clairières paisibles,
    Ciel buriné, course de branchage, gris, de ces beaux gris secs d’hiver,
    Où l’on avance le pied mou, accueilli par la mousse, la glaise ou la flaque,
    Le tapis de sons humides,
    Et de ces fossés récréatifs et puis les cimes, bien sûr.
    Mais la foule ne s’y déplace qu’en groupe, au pas de courses, harnachée de vélos, de jeux ou de tenues d’escalades.
    L’occidental a la forêt dominicale et diurne.
    Oser regarder les troncs la nuit ?
    Partir promener l’œil, se heurter aux branches, abandonner une jambe de pantalon, oublier le bruit du papier glacé, l’odeur d’encre des gros titres, quand l’on avance d’arbre en arbre dans la clarté retrouvée. Repeupler le bois.



    Je ne songe pas à l’espace poilu entre les deux cornes, ces centimètres jamais caressés, je n’y planterai rien et aurai le courage de passer mon chemin.



    Laure Gauthier, La Cité dolente, éditions Châtelet-Voltaire, 2015, pp. 60-61. Photo de Jean-Marc Chouvel.






    Laure Gauthier  La Cité dolente






    LAURE GAUTHIER


    Laure Gauthier
    Source




    ■ Laure Gauthier
    sur Terres de femmes

    Je neige (entre les mots de villon) [lecture d’AP]
    J’écris toujours dans la neige [extrait de je neige (entre les mots de villon)]
    Marche 1 [kaspar de pierre]
    Kaspar de pierre (lecture d’AP)
    kaspar de pierre (lecture d’Isabelle Lévesque)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Laure Gauthier)
    une fiche bio-bibliographique
    → (sur le site de Laure Gauthier)
    une fiche sur La Cité dolente
    → (sur Poesia, di Luigia Sorrentino)
    Laure Gauthier, “La Città dolente” (Nota dell’autrice)[en italien]
    → (sur Sitaudis)
    La Cité dolente de Laure Gauthier (lecture de Pascal Boulanger)
    → (sur remue.net)
    Laure Gauthier | Kaspar de pierre | 1 (extrait de Kaspar de pierre, éditions La lettre volée, à paraître en novembre 2017)





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  • Marina Tsvetaeva | [Bras ployés au-dessus de la tête]




    Май 1921



    Всё круче, всё круче
    Заламывать руки !
    Меж нами не версты
    Земные, — разлуки
    Небесные реки, лазурные земли,
    Где Друг мой навеки уже —
    Неотъемлем.

    Стремит столбовая
    В серебряных сбруях.
    Я рук не ломаю!
    Я только тяну их
    — Без звука! —
    Как дерево-машет-рябина
    В разлуку,
    Во след журавлиному клину.

    Стремит журавлиный,
    Стремит безоглядно.
    Я спеси не сбавлю !
    Я в смерти — нарядной
    Пребуду — твоей быстроте златоперой
    Последней опорой
    В потерях простора !







    Mai 1921



    Вras ployés au-dessus de la tête,
    Plus haut, toujours plus haut,
    Entre nous — distances non terrestres
    Qui séparent.
    Terres d’azur ! Fleuves célestes,
    Là, mon ami est rivé
    À jamais.

    La route file, les rênes
    Étirent leurs nœuds d’argent,
    Je ne tords pas mes bras,
    Je les tire vers le bas,
    En silence. Branches de sorbier,
    Buisson dressé pour saluer
    Le triangle de séparation, l’envol
    Des cigognes.

    Filent droit les cigognes,
    Filent sans regarder,
    Je me drape
    Dans ma dignité.
    Mort élégante,
    Je resterai fidèle à la vitesse d’or de tes ailes,
    Dernier appui des grands espaces.



    Marina Tsvetaeva, « Le Métier » in Poésie lyrique (1912-1941), Poèmes de maturité (1921-1941), édition bilingue, suivi de Rythme, Sens, Sonorité : Tsvetaeva en français, par Tatiana Victoroff, éditions des Syrtes, 2015, pp. 62-63-64-65. Traduit du russe, préfacé et annoté par Véronique Lossky.






    TSVETAEVA_Coffret




    MARINA TSVÉTAÏEVA


    Marina T
    Source




    ■ Marina Tsvétaïeva
    sur Terres de femmes


    20 décembre 1915
    27 avril 1916 | Poèmes à Blok, 1
    21 juillet 1916 | Lettre de Marina Tsvétaïeva
    14 août 1918
    19 novembre 1921
    5 décembre 1921, Amazones
    31 août 1941 | Vénus Khoury-Ghata, Marina Tsvétaïeva, mourir à Elabouga
    Cessez de m’aimer
    J’aimerais vivre avec vous




    ■ Voir aussi ▼


    le site Marina Tsvetaeva





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  • Ewa Lipska | Vertige amoureux [Zakochanie]



    ZAKOCHANIE




    Tych dwoje
    pod czułą narkozą niebios.

    W podróżach przez legendy
    homilie i anegdoty.
    Zasnęli wreszcie
    w czarnej pelerynie hotelu
    o którym rozpisują się
    plotkarskie media.

    Wybudzić ich z miłości
    pragnie krzykliwa błyskawica.
    A zazdrosne życie w żałobie
    Kręci się koło recepcji jak pies.

    Ale tych dwoje
    pod czułą narkozą niebios.
    Szczęśliwi na zawsze.
    Ze śmierci wypluwają
    jedynie pestkę.






    Lipska_Czytnik linii papilarnych_m







    VERTIGE AMOUREUX




    Ces deux-là
    sous la tendre anesthésie des cieux.

    Voyagent à travers les légendes
    les homélies et les anecdotes.
    Ils se sont endormis enfin
    dans la noire pèlerine de l’hôtel
    au sujet duquel
    ne tarissent pas
    les rumeurs médiatiques.

    Les éveiller de l’amour
    se dit l’éclair d’un cri.
    Tandis que la vie en deuil jalouse
    tourne en rond à la réception comme un chien.

    Mais ces deux-là
    sous la tendre anesthésie des cieux.
    Heureux pour toujours. De la mort ils recrachent
    le noyau seulement.




    Ewa Lipska, Lecteur d’empreintes digitales [Czytnik Linii Papilarnych, éditions Wydawnictwo Literackie, Cracovie, 2015], édition bilingue, éditions LansKine, Collection « Ailleurs est aujourd’hui », 2017, pp. 44-45. Traduction et introduction Isabelle Macor.






    Lipska Lanskine





    EWA LIPSKA


    Ewa Lipska Portrait





    ■ Ewa Lipska
    sur Terres de femmes

    La mémoire [Pamięć] (extrait de L’Amour, chère Madame Schubert… [Miłość, droga pani Schubert…])
    Nature morte [Martwa Natura] (extrait de Rumeur [Pogłos])



    ■ Voir aussi ▼

    le site personnel d’Ewa Lipska
    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Lecteur d’empreintes digitales d’Ewa Lipska
    → (sur Recours au Poème)
    une page sur Ewa Lipska
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Isabelle Macor-Filarska
    le site personnel d’Isabelle Macor-Filarska





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  • Serge Velay, Le Palais d’été (extrait)

    Serge Velay, Le Palais d’été,
    précédé de J’ai oublié ma phrase,
    éditions Domens, 34120 Pézenas, 2015.



    Le Palais d’été de Serge Velay réunit deux suites de fragments composés à dix ans d’intervalle (2005 et 2015), en mémoire de l’écrivain Jean Carrière (1928-2005). « Cet album est, tout à la fois, la chronique pudique d’un deuil, un portrait amoureux de l’artiste et un éloge fervent de la littérature et de la musique. »

    Image







    EXTRAIT DU PALAIS D’ÉTÉ



    Dans le salon de musique, tout pétris de la pâleur docile des cierges, trois spectres font des confidences.

    « Pour son galop d’essai, dit le premier, on attendait un prélude, et il nous a donné un épilogue. Ce Retour à Ithaque était un pari risqué… » Puis, rajustant sa voix flûtée : « Combien de fois lui ai-je répété : Ignore donc la mort et tu te feras ignorer d’elle ! » Il a l’assurance tranquille d’un homme immunisé contre la nostalgie et qui se soutient au-dessus du vide grâce à un goût effronté, total, de l’existence. Ce professeur de bonheur parle de toi comme on parle d’un fils.

    « Grâce à l’écriture, s’interroge le second, a-t-il triomphé de ses accès d’ennui ? A-t-il échappé à l’exil intérieur ? Qui sait ? En tout cas, il sourd de ses romans autobiographiques une sorte de staccato, une petite musique personnelle qui fait danser la vie. » Et pour enfoncer le clou : « Outre le sentiment du Haut-Pays, qui m’est cher, j’ai trouvé dans son œuvre l’expression directe, authentique, d’une vie de plein vent. » C’est le plaidoyer d’un géographe, d’un amateur d’herbes folles et de sentiers improbables, instruit dans l’art de franchir les défenses et de triompher des pesanteurs.

    Le troisième, qui n’a rien dit, s’est assis au piano. D’abord, ce sont des pépiements, des trilles d’oiseaux tristes, puis une aubade capricieuse dans le goût espagnol, puis un choral de cloches, ondoyant et crépusculaire. Un imagier feuillette un vieil album de vignettes sonores. À chaque nouvelle alerte pour l’oreille, comme un coup frappé au carré fait surgir l’inconnu, un miroir fascinant ranime et réfléchit des fantasmagories ; alors l’œil qui voyage, s’étonne du volètement gracieux d’un papillon, du roulis d’une barque sur l’océan ou des feux rutilants d’une salle de bal. Des saisissements enfantins, des parenthèses enchantées qui dilatent l’âme. Des tableautins au trait ferme et net. Une allusive beauté, dix fois mystérieuse, piégée dans les appeaux tendus par un fou de perfection.

    L’envoûteur a rabattu doucement le couvercle sur le clavier. Un ange passe. Celui qui fut ton maître a parlé.


    Note de Serge Velay : (par ordre d’apparition : Jean Giono, Julien Gracq et Maurice Ravel)


    Serge Velay, Le Palais d’été, XXXVII, précédé de J’ai oublié ma phrase, Album, éditions Domens, 34120 Pézenas, 2015, pp. 90-91.






    Serge Velay, Le Palais d'été






    JEAN CARRIÈRE


    JEAN  CARRIERE
    Image, G.AdC



    ■ Jean Carrière
    sur Terres de femmes

    9 novembre 1972 | Prix Goncourt pour L’Épervier de Maheux
    18 novembre 1975 | Lettre de Jean-Jacques Pauvert à Jean Carrière (Cahiers Jean Carrière, 1)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site Languedoc-Roussillon livre et lecture)
    une notice bio-bibliographique sur Serge Velay
    → (sur BibliObs)
    une note de lecture de Jérôme Garcin sur Le Palais d’été de Serge Velay
    → (sur le site de l’INA)
    Jean Carrière le sourcier





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  • Margherita Rimi | La carezza



    LA CAREZZA



    Mia madre dà sempre ragione a mio fratello. Il mio fratello gemello.
    Avevamo litigato ancora.
    Mi sono messa a piangere infilata sotto il tavolo. E forse neanche piangevo tanto, un po’ facevo finta. Volevo chiamare — così — mia madre. — Così — chiedevo una carezza, senza dolore fisico chiedevo una sua carezza.

    Chissà se ha mai capito che io le chiedevo una carezza.
    Chissà se ha capito e
    non sapeva farlo.



    Margherita Rimi, “Sotto il tavolo”, Nomi di cosa-Nomi di persona, Marsilio Editori, Venezia, 2015, pagina 73.







    LA CARESSE



    Ma mère donne toujours raison à mon frère. Mon frère jumeau.
    Nous nous étions encore disputés.
    Je me suis mise à pleurer cachée dessous la table. Peut-être que je ne pleurais pas vraiment, je faisais un peu semblant. Je voulais —  de cette manière — appeler ma mère. Ma manière à moi de quémander une caresse, sans douleur véritable je quémandais une caresse.

    Qui sait si elle a jamais compris que je lui demandais une caresse.
    Qui sait si elle a compris et puis
    elle ne savait pas faire ça.


    Traduction inédite d’Angèle Paoli






    Margherita Rimi, Nomi di cosa-Nomi di persona







    MARGHERITA  RIMI


    Margherita Rimi 3
    Ph. © Dino Ignani
    Source





    ■ Margherita Rimi
    sur Terres de femmes


    Nero (extrait des Voci dei bambini)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur LaRecherche.it)
    une notice bio-bibliographique (en italien) sur Margherita Rimi
    → (sur Poesia de Luigia Sorrentino)
    une recension (en italien) de Nomi di cosa-Nomi di persona par Amedeo Anelli (+ deux autres poèmes issus de ce recueil)
    → (sur perìgeion)
    trois autres poèmes issus de Nomi di cosa-Nomi di persona






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  • Vénus Khoury-Ghata | [Les pluies ont dilué le pays]




    [LES PLUIES ONT DILUÉ LE PAYS]





    Les pluies ont dilué le pays
    il y a une autre terre sous la terre
    une autre mer sous la mer disent celles qui balaient     l’océan
    des trésors dignes d’un palais de sultan
    escarpin de concubine noyée
    trône d’empereur qui incendia sa ville
    vaisselle de mandarin chinois
    bâton de maréchal
    collier de chien
    la Méditerranée rend ce qu’on lui prête
    les balayeuses font reluire les cuivres et le sémaphore     d’Alexandrie avec le même mélange de cendre et        de citron



    Vénus Khoury-Ghata, « Les Mères et la Méditerranée », Le Livre des suppliques, Mercure de France éd., 2015, in Les mots étaient des loups, Poèmes choisis, Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2016, page 267. Préface de Pierre Brunel.






    Vénus Khoury-Ghata, Les mots étaient des loups





    VÉNUS KHOURY-GHATA


    KHOURY-GHATA-VENUS
    Source



    ■ Vénus Khoury-Ghata
    sur Terres de femmes

    [Bras tendus vers le haut]
    C’était novembre (autre poème extrait d’Où vont les arbres ?)
    Compter les poteaux (poème extrait des Obscurcis)
    Ils sont deux figuiers (poème extrait de Quelle est la nuit parmi les nuits)
    Le caillou dans la main (poème extrait de Quelle est la nuit parmi les nuits)
    31 août 1941 | Vénus Khoury-Ghata, Marina Tsvétaïeva, mourir à Elabouga
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Les cheveux rouges de la mère
    → (dans la galerie Visages de femmes) le Portrait de
    Vénus Khoury-Ghata (+ un poème extrait de Quelle est la nuit parmi les nuits)





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  • Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous

    par Isabelle Lévesque

    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous,
    Éditions Le Castor Astral, 2015.



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    L’étrange, dans le titre, entame le livre : Ma peau ne protège que vous. Alors, que déduire de ce transfert, propriété passée à l’autre – seconde peau devenue sienne ?

    Soyons désarçonnés, acceptons de perdre la raison des enchaînements, le fil de nos pensées armées de certitude, pour nous tordre et recevoir le singulier comme amer. D’abord une affirmation sautillante et légère :

    « Je suis soluble dans la page

    une ombre à l’envers

    Citron Noir, Black Lemon

    ne me demandez rien ni mots

    ni fanfreluches »

    Une langue dans l’autre et à l’envers, on dirait un calembour (la poésie désacralisée s’empare de la traduction, du déplacement, du sacrilège). Le nom anglais du citron noir, condiment perse, entraîne une dérive vers le Black Label d’une célèbre marque de boisson alcoolisée…

    Le « je » joue, cabriole, se « déguise » et se pare – il est hirsute. La fantaisie est son royaume de glisse. On axiomatise à l’envers, de bout en bout :

    « je nage sous des pavés

    de dictateurs bananiers »

    La poésie vivante débat, dénonce – l’air de rien, ça chahute :

    « j’attends petite déguisée en matin

    j’attends déguisée en petit matin »

    La peau change en des métamorphoses quotidiennes, assume ce qui autour frôle, bouge, pénètre. Les sons, pas exempts du manège, se cognent et s’appellent :

    « ma peau treillis d’orchestre

    reste sur la berge

    regarde passer des péniches »

    Le lien, ce sont les [є] relayés dans les vers suivants par [e]. Mascarade, peau deviendra « treillis de bois et de cordes », costume d’apparat. Caméléons, l’être et la langue : « dés », « cubes géants », on n’est pas loin du Lego, du désastre ludique, de la débandade.

    On chahute la maxime, « Je brûle donc je suis / quoique », conjonction anaphoriquement ressassée, trébuchet de la langue et de sa logique imparable.Entre « l’encre » et la « cendre », fertile assaut de lettres (on en ajoute une, ça redémarre).

    La fantaisie de l’inattendu nous fait entrer dans un univers où l’inventaire juxtapose de drôles d’objets incongrus et légers (le conte, l’actualité, les sons, le déhanché). Réjouissant éclat de ce qui bat là, cadence joyeuse.Le poème prend tout, Cendrillon et sa ritournelle modifiée ou Méduse annoncée par le poivre des pages précédentes (le sel devait manquer), à son tour pétrifiée par son propre reflet. L’or, pas où l’on pourrait croire, au milieu de « quelques ballons à boire multicolores », « dans le trou du poème » – où ? Les contes sollicités sont ancrés ici « dans un puits d’encre », dans le « foie de la terre », alors cela donne « des poèmes étranges » avec de « petites fourmis muses /pour poète myope et saoul », « le fil de l’histoire / qui ne mène à rien » : on revient toujours ici, entre des bennes à ordures, « au bar lounge du rêve ».

    Ballon de vin, mezcal, rhum, absinthe, ce livre pourrait s’écrire l’ivre. On y rencontre des « petits poucets poivrots » qui laissent derrière eux des tessons de bouteilles ». On y apprend que « quand la porte est fermée / il faut la boire ». Ce livre est un grand shaker dans lequel sont versées maintes dives bouteilles. Livre bien secoué. Proverbes et chansons, poèmes et expressions toutes faites, tout s’y mêle. La flûte de Dionysos et la lyre d’Orphée s’y perdent et recomposent. Les morceaux du dieu et du héros démembrés se mélangent à ceux d’Osiris dans la plus grande confusion. « Passent les jours et passent les semaines », chantait Guillaume Apollinaire dans ses Alcools (« Le pont Mirabeau »). « Passent les vieux, passent les dames jaunes », puis « Passe la viande, passent les semaines », chante Laure Cambau. Le temps passe et angoisse, le grand âge apparaît comme état intermédiaire avant la mort qui n’est peut-être pas disparition. Vieillards déjà un peu fantômes.

    C’est la vie, tout se mêle. Ici, on voit « se mélanger les sentiments et les légumes ».

    Des anges passent, « en état d’ivresse ». D’autres, « serviette à la main », attendent Cendrillon à la sortie du bain turc. Ils ne sont guère plus sages que nous autres mortels.

    Un poème dédié à la peintre Louise Cara (mêmes initiales, poète et peintre), fait le lien : Ariane et son fil, tout emmêlé dans la toile, le labyrinthe éreinté montre ses oubliettes vues d’avion. Tout infigurable ; les vivants et les morts se côtoient sans vertige. Partition : clé, armure, altérations. Ce mode altéré, ou assoiffé, institue une grille de lecture musicale biaisée, basculée.

    « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent », écrivait Baudelaire. Laure Cambau utilise un « pianodeur » qui rappelle le « pianocktail » de Boris Vian pour écrire le poème désarticulé de la vie. La musique se joue et s’écoute. Et secoue. On perçoit une « activité électrique à la Hendrix », le guitariste qui mordait à pleines dents les cordes de sa guitare ! Jimi Hendrix mêlait blues, rock et jazz, était toujours dans l’expérience. Il buvait trop aussi et mourut jeune. Quels furent ses derniers mots ? On ne sait pas. Dans ce livre sont évoqués ceux de Gogol, Goethe et Tolstoï. Dérisoires ou révélations ?

    Poème « polyloque », lorsque, au cœur du livre, il se tourne vers le théâtre pour donner voix au narrateur, à la folle, au passeur, à l’architecte de « l’Olympe à l’envers » (« Bienvenue au Royaume des morts / à l’envers sans valise »).

    Il faut suivre, accepter de se laisser détourner : jouissive « chemise à vœux » (les carreaux sont partis). Dans les branches de l’arbre, les « cailloux textiles » du Poucet sont-ils des balises ?

    « Soyez sage, Ginette !

    Soyez au moins polie si vous n’êtes pas folie ! »

    Il nous est bien difficile à tous, mortels, d’être sages et polis.

    Le poème polyglotte et patibulaire regorge de cela qui est en vie – déborde, alors nous, ivres légèrement, de lire « les murs ont des narines », vacillons joyeusement dans le parfum musicien du poète qui nous prévient : ici,

    « Ne cherche pas le fil

    J’écris dessus »



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes







    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous,






    LAURE CAMBAU


    Laure_cambau
    Source




    ■ Laure Cambau
    sur Terres de femmes


    Pèlerin
    tekké (extrait du Manteau rapiécé)
    Tombeau de Janis
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Sans pourquoi



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Laure Cambau
    → (sur le site de Claude Ber)
    une page consacrée à Laure Cambau (invitée du mois de juin 2010)




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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