CHRISTIAN MARSAN ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions de La Crypte) plusieurs pages sur Christian Marsan |
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Source FRAGMENTS La neige floconne en silence. Assise à sa table de verre nappée de papier bulle, elle cotonne. Elle étire ses rêveries dans les branches d’un cognassier du Japon. Ses songes plongent dans les petites corolles aux couleurs éclatantes sur le bois nu. Elle sirote son thé dans une tasse en forme d’exosquelette d’oursin. Ses phalanges lisent les points saillants de l’émail piqueté du petit récipient. Un braille sensé. Des reliefs délassants. Elle fredonne. Par mégarde, une bulle d’air claque.
La lune gibbeuse est dans son périgée. Pour qui cette beauté si personne n’y porte attention ? Au moins sept révolutions sidérales depuis leur dernier baiser. Et la lune comme son manque est énorme. Et l’astre comme ses yeux réfléchit la lumière du soleil. Il est encore son centre de gravité. Elle tourne autour de lui. Dans son orbite elliptique, la distance entre eux varie d’une rencontre à l’autre. Une autre l’éclipse. Une autre qui doit sa beauté à la dureté du vent.
Elle avale de la grenaille et des grains de poivre noir comme elle avalerait du caviar et des baies de genièvre. Elle déglutit des raisins de loup et des sceaux de Salomon comme des cassis mouillés. Elle gobe des fruits de belladone comme des myrtilles. Elle s’intoxique doucement. Elle s’empoisonne délicieusement. Elle attend les premiers symptômes : mirage et vertige, fièvre et brûlure.
Sylvie Marot, Lisianthus, Fragments, les éditions de La Crypte, Collection Les Voix de la Crypte, 2015, pp. 49-50. |
SYLVIE MAROT Source ■ Sylvie Marot sur Terres de femmes ▼ → Lisianthus (note de lecture d’AP) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions de La Crypte) la fiche de l’éditeur sur Lisianthus → (sur Recours au Poème) une note de lecture de Marie-Josée Desvignes sur Lisianthus → (sur lelitteraire.com) une note de lecture de Jean-Paul Gavard-Perret sur Lisianthus → (sur lelitteraire.com) un entretien de Sylvie Marot avec Jean-Paul Gavard-Perret (1er janvier 2016) → (sur Lire le Japon) une note de lecture sur Lisianthus |
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Source ARBRES AMIS * Il y a une analogie entre certains chênes verts et une attitude qui en moi obscurément s’ébauche. J’aime la densité qui vibre dans leur feuillage, dans les rides serrées de leur tronc, dans leur façon brute de se concentrer rondement et sans excès dans la chaleur, face au soleil. Ils renouvellent et relancent un mouvement naturel en moi, ils matérialisent un pressentiment… Ils sont mes maîtres. (Le chêne vert du Bosc)
Au bout de la garrigue, près de l’endroit où j’habite en été, il y a un petit chêne vert que j’aime dessiner. Il a un nom, comme tous les arbres que je dessine. Je l’appelle « Le petit Poussin ».
Pourquoi me rappelle-t-il le grand et en particulier l’arbre de sa dernière peinture, inachevée, « Apollon amoureux de Daphné » ? A-t-il quelque chose de moins bourru, de moins noué que les autres chênes verts ?
Dans cette peinture lente et mélancolique, les arbres, les nymphes et les déesses dansent avec mesure le regard méditatif d’Apollon, de Poséidon et d’un troupeau de vaches. Ils dansent autour d’un lieu mystérieux, à peine visible : le tombeau du peintre ?
Quel ordre, quelle saveur, quelle pudeur ! Ont-ils disparu de cette terre ? Ou se cachent-ils encore tout près de nous dans certains arbres ?
Alexandre Hollan, Je suis ce que je vois, Notes sur la peinture et le dessin, 1975-2015, éditions érès, Collection PO&PSY a parte dirigée par Danièle Faugeras et Pascale Janot, 2015, page 69. ____________________________ * Texte pour l’exposition « Dans la lumière de Poussin », Grand Palais, 1994. |
| ■ Voir aussi ▼ → (sur Terres de femmes) 27 septembre 1994 | Nicolas Poussin au Grand Palais → (sur Terres de femmes) Alexandre Hollan & Danièle Faugeras | [La clématite amère] |
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Source
Sur « le bruit d’une faux », le livre s’ouvre. S’agit-il de couper l’herbe qui nourrira le bétail ou est-ce le grand Faucheur qui tranche les fils d’une lignée 1 ? Cet ensemble affirme un paradoxe que la fin de la première page interroge, en juxtaposant l’aube et le crépuscule et le questionnement, manifeste (présent cinq fois en ces quelques lignes), réfute toute devise. Ici, rien n’est certain. L’observation puis l’écoute de ce que le mouvement de faucher a généré suscite une analyse dont la réponse reste en suspens. Le début est placé sous le signe d’une menace, d’un trouble généré par la perception double, visuelle et auditive, qui fait osciller les couleurs, vert (sombre puis pâle), jaune, avant que soit enfin capté le parfum. L’éveil, là, en ce tumulte du « bruit de la faux », identique au premier monotype de Marie Alloy qui le précède, rendu noir et blanc de mouvements contradictoires, verticalité balayée par un pinceau large qui la réduit alors que des taches sombres se concentrent sur la page. Fort à dire, pour ce qui concerne Françoise Ascal, de la vocation du peintre dans ses livres et du lien « organique », elle a plusieurs fois employé ce terme, entre la vision du peintre et la parole balbutiante qui s’efforce et cerne, qui constate et demeure. Ce volume assemble deux recueils précédemment publiés pour un tout cohérent aux différentes facettes. Le Fil de l’oubli fut publié par les éditions Calligrammes (Quimper) en 1998 et Noir-racine par les éditions Al Manar en 2009, sous forme de livre d’artiste avec Marie Alloy. Le Fil de l’oubli s’organise autour de cinq cartes postales écrites par Joseph, le grand-père paternel de la narratrice, à son épouse Élise. Celui-ci est en train de mourir à l’hôpital militaire de Besançon, elle a 34 ans. Chacune des cinq cartes postales de Joseph, datées du 20 au 27 mars 1915, commence par « Chers Élise, Marthe, Gabriel », l’épouse, la fille et le fils, par ordre de préséance, d’âge. Et chacune est suivie de textes en prose suivant un fil de la lignée. Aux trois destinataires des cartes postales s’ajoute la « petite fille », fille de Gabriel et petite-fille de Joseph et Élise, que nous devinons être l’auteur. L’évocation de ces vies court de 1915 à 1985. Le lieu central en est la ferme de Joseph et Élise, située près d’un village non nommé. Un pont sur la rivière permet de rejoindre un autre village où se trouve la ferme de l’oncle. Le premier fil est celui de Gabriel, le fils de Joseph et Élise, frère de Marthe et père de la « petite fille ». Fils, frère, père, les fils ne sont pas isolés et les liens familiaux essentiels. Nous le suivons ici de 1915 à 1951. Il connaît l’essentiel, les « signes que lancent l’herbe et le vent, l’arbre et l’oiseau ». Privé de son père par la guerre, il met en pratique le déchiffrement de la nature enseigné sans mots. Qu’est-ce qui se transmet et comment ? La parole n’est pas le seul vecteur et les lettres du père que la guerre oblige à « parler » changent la transmission établie sur la répétition des gestes que permet la proximité. Imitation silencieuse, gestes accomplis ensemble avant la guerre comme un rite qui fonde une relation (père/fils) mais aussi un enseignement efficace. Dans la remémoration des jours où fils et père se trouvaient ensemble, le lecteur s’approprie une communication tandis que Gabriel, qui ne sait pas écrire, observe sa sœur tracer des lettres sur le papier pour répondre à leur père. Puis vient une écriture trouée, des vers qui n’atteignent pas la phrase, pour évoquer ceux qui « avancent / piétinent / avancent », ce mouvement de conquête et repli – ce qui revient au même. Alors la narration, elle-même percée, progresse vers l’histoire remémorée de ceux qui furent, à travers leurs traces. Ici, le temps n’est pas un simple flux. Le texte épouse ce mouvement qui va, cette force qui hésite, la ligne est discontinue. On retrouve des mots presque oubliés (« la salle commune »), on revoit le visage ouvert et souriant de jeunes filles inconnues, sur les chromos, cartes postales anciennes, cela qui n’est rien – un trésor de mémoire. On imagine celle qui écrit, narratrice, poète, cherchant, dans ces traces dénichées, un fil. Et ce trésor, infime, l’écriture en est la matière, qu’il s’agisse des traces manuscrites ou des légendes courtes portées par les cartes illustrées, que Gabriel voudrait « EN COULEURS ». Les images révèlent aussi la vie à la caserne (fusil, godillots ou juste à côté, ironique portée, l’Arc de Triomphe de Paris). Succession d’instants, le quotidien d’« une religieuse en cornette », « une épouse », « des enfants réunis autour d’une mappemonde », l’absence du père est comblée par ce réseau d’images que les enfants voudraient traduire « en mots ». Genèse. Rituel de plume et d’encrier — buvard. Or les mêmes mots s’écriront, « carte très jolie… deux bons points… hâte de te voir ». Ici c’est déjà l’oubli que la poète retient, ici un livre s’écrit. Le livre avance, de prolepse en fil rompu du temps recousu (de 1915 à 1924), ce « fil des générations » qui couvre d’oubli le temps qu’on peut à peine entrevoir, ce fil rompu entre la vie paysanne, « sur une terre trop ingrate », et le destin de Gabriel qui la quitte. Dans le texte, la figure de la coupe rythme les pages, « le soir tu es rompu », écho de la faux, ou plus tard, en 1937, « [l]a rivière sépare les deux villages »… Comment réparer les trous du temps, lier la mémoire au texte et renouer le fil ? Un accident a blessé l’oncle cultivateur, « une roue de chariot lui est passée sur le corps, l’estropiant pour toujours ». Une des photographies, retrouvée par la narratrice, le montre « très droit, étrangement crispé », appuyé sur les deux femmes, épouse et belle-sœur, qui l’entourent. Perception des êtres en ce à quoi ils appartiennent : terre nourricière qui façonne les personnes, leur donnant un visage et l’âme de ce qu’ils sont, voués au travail, au sacrifice peut-être : « Qui est-il sans la chaleur de ses bœufs sous la paume, sans leur dialogue complice, attelés ensemble pour l’éternité ? » Oncle claudiquant, livré au manque, les prépositions privatives lui ôtent sa vocation, homme voué à creuser sillon pour retourner la terre, la rendre féconde et l’on retourne à la faux initiale, au fil rompu des herbes qui furent avant la coupe. On le dit fou, on le condamne, les femmes prient pour le garder du diable, elles toutes qui cherchent à le protéger. De lui-même, elles ne le pourront pas, il se pend. Le fil et la corde, en écho. Ainsi, le récit lacunaire avance : bond de quelques années et le futur simple pour évoquer ce qui se serait passé, autre trame ou la même, celle du fil noir de l’encre que la poète tisse, Pénélope de la mémoire elliptique retenant le temps, suggérée par plusieurs clichés retrouvés. Parfois les verbes d’action occupent le devant de la scène (« il fera… allumera… regardera… sortira… choisira »), prophétie à l’envers d’un temps passé troué, inventé. Gestes rituels : « Puis il sortira son couteau, et avec lenteur, circonspection, il choisira deux branches bien droites, qu’il coupera avec soin. » Penser au geste séculaire de la taille (branches de noisetier), fondre le geste individuel en ceux des autres : bâton de marche, appui, comme écrire se fonde sur la remémoration nécessaire et créative d’un passé que l’on ne peut que supposer. Les traces sont trop infimes pour être fidèles à chaque mouvement, mais la restitution existe et l’arbre ne vit pas sans racine. Entre la mère et le fils, Gabriel, le patois à mi-voix lorsqu’ils se retrouvent, pour partager ce qu’il est devenu : parti, pour un autre métier plus sûr. Ce dialecte du pays où les clochers sont en forme de bulbe ne sera plus parlé par les enfants partis près de Paris.
Que reste-t-il de ceux qui nous précèdent lorsque la faucheuse, passée, a coupé tous les fils, lorsque les branches de l’arbre ont été sectionnées ? L’interrogation suscite également l’idée des destins alignés. La ligne pour Françoise Ascal est cruciale : ligne des combattants de guerre, lignée des descendants, nervures des feuilles, irriguées. Dans L’Évolution créatrice, Bergson montre que « comme l’univers dans son ensemble, comme chaque être conscient pris à part, l’organisme qui vit est chose qui dure. Son passé se prolonge tout entier dans son présent, y demeure actuel et agissant » 2. L’anthropologue anglais Tim Ingold prolonge la réflexion du philosophe en montrant que les arbres généalogiques rendent mal compte des lignées : chaque personne y est un point. Les lignes n’y sont que des connecteurs indiquant un lien : union (avec ou sans amour ?), filiation (avec ou sans amour ?). Alors que les vies ne sont pas des points mais des lignes, entrelacées, chacune partant d’une autre, en divergeant lors des séparations ou des éloignements, puis se rapprochant des mêmes ou d’autres. Le fil de la vie qui se transmet est aussi constitué d’histoires racontées, de gestes enseignés, d’habitudes, de regards. La transmission s’établit des parents aux enfants, mais souvent aussi des grands-parents aux petits-enfants. Tim Ingold évoque « la tresse de la vie » 3. Gabriel adolescent, poussé par sa mère qui rêve d’une vie autre que la sienne pour son fils, quitte la ferme pour faire des études et passer un brevet de technicien. Puis ce sera un emploi dans la banlieue parisienne, le mariage, un enfant. Divergence alors, éloignement, une vie. Jeux de points de vue déplacés, les cartes postales de Gabriel s’éteignent à l’hôpital de Besançon. Intercalées, elles forment un récit troué, obus tombés dans la mémoire dont le fil se noue pour révéler un passé qu’on suppose, les traces d’une fin de vie. Cette transposition s’apparente à l’appropriation, tentative pour lire et faire sien le destin des aïeux, leur trace menacée entre dans une préservation. Alors les fils (du trousseau) apparaissent encore, métaphore filée du destin : en 1926, Marthe brode sa robe de mariée, mariage « sans amour, mais sans aigreur », « [e]lle trace des arabesques, rehausse de satin la taille » et se souvient de celui qui partit – ne revint. « [V]isage pétrifié » : ôtée par la guerre, la promesse de l’amour a cédé. Les mots se succèdent (père et l’aimé secret), les soirs d’orage, les sauts dans le temps (1953), le basculement d’une génération à l’autre et le mot « zébrures », répété, dans le ciel d’orage ou parce que le cri et les gémissements des hommes, dans les tranchées, percent les âges comme le grondement du tonnerre. La terre rappelle qu’à elle on revient, « porteuse d’os et de fleurs », vie et mort mêlées, deux fils qui se joignent ou un seul promis à disparaître. Guerre et la veuve, guerre et le mari ou le fils ôtés, ce sont les enfants qui porteront « une poignée de champignons fraîchement cueillis. Ce sont les premières girolles que la chaleur de juillet mêlée aux brèves ondées ont fait jaillir en une nuit sous les sapins. » En bout de récit, un fil se coupe : Joseph mort à l’hôpital militaire, laissant un message humble où l’amour murmure la mort prochaine pressentie. La narratrice clôt ce récit en décrivant le cimetière qui semble oublié, où les tombes abîmées, la végétation se mêlent et emmêlent les noms, « [o]n finit par ne plus savoir ce que l’on cherche ». Des os exhumés apparaissent, morts remontés, terre retournée, fragments : « On marche sur d’anciens corps de femmes, d’hommes, d’enfants, on avance parmi des morts remontés de terre, affleurant sous sa croûte durcie. » « Trop de morts », ici, partout, dans la maison à l’abandon qui fut celle des vivants où trouver les cinq cartes postales et le « canif de fer-blanc » qui laisse passer les souvenirs, pour tapisser la mémoire. La faux revient, son ombre sur la fin, fil de l’oubli passé par le tranchant d’un objet intercesseur : « Coquillage au creux de l’oreille des vivants pour prolonger leur murmure. » Entre l’aube et le crépuscule – nul choix, la faux s’abat. Mais le cœur bat trop fort de tous ses morts au secret, même le fil dénoué d’une narration trouée les entend encore. Dans le livre déjà cité, Tim Ingold, à propos de la lecture au Moyen Âge, évoque le souvenir comme un cheminement : « La mémoire doit donc s’entendre comme un acte : on se souvient d’un texte en le lisant, d’un récit en le racontant et d’un voyage en le faisant. […] un texte, un récit ou un voyage est un trajet qu’on accomplit et non un objet qu’on découvre. Et même si chaque trajet couvre le même terrain, chaque déplacement est unique. » 4 Françoise Ascal nous entraîne dans son cheminement. Les lignes de son grand-père Joseph, traces de sa vie, permettent de faire venir à la mémoire les fils liés à cette vie. Et chaque lecteur est renvoyé à lui-même et à sa propre tresse de vie. Dix poèmes, à la fin du livre, pour Noir-racine et le sème de l’obscurité agglutine les deux textes, c’est l’ombre vouée de la frontière entre l’enfance et l’âge adulte qui force – point. L’odeur de fermentation des fruits guide ces pages, elle actionne un temps qui fait surgir les êtres dans l’ombre. Silence. Ne se délivre pas la mémoire, en terre, elle bat. Ne débute pas (ni début ni fin : tout déborde). Obscurité dans la ferme, la tenue de deuil, noir des secrets et des non-dits : ces générations qui précèdent et dont nous ne savons rien. Et puis le noir des disparitions à venir. Ce qui a si bien noué ces fils de sorte qu’ils puissent ici réapparaître, c’est la force de l’amour, celui d’Élise et Joseph. Jamais Élise n’a voulu se remarier malgré les sollicitations, et Joseph a continué de vivre en elle. Amour encore, celui de Marthe pour un jeune homme à peine connu et mort à la guerre, jamais oublié lui non plus. Enfin l’amour d’Élise pour son fils dont l’éloignement est un sacrifice et puis celui de la narratrice pour sa grand-mère… Lignes et traces se tressent en fil de broderie, sillons des labours, lignes d’écriture, fil de laine du tricot, lignes courbes tracées par la faux, chemin de mémoire allant de trace en trace, de vie en vie, vies mêlées et enchaînées. Pour ces derniers poèmes, une ligne encore, les mots, pour « les soulever, un à un, avec précaution, comme on lève les pierres au fond de la rivière pour voir apparaître ce qu’on ignorait ». L’écriture, alors, contre ce noir, juste pour regarder en face et franchir.
Isabelle Lévesque D.R. Texte Isabelle Lévesque pour Terres de femmes ________________________________ 1. Lignées, de Françoise Ascal, dessins de Gérard Titus-Carmel, éd. Æncrages & Co, 2012. 2. Henri Bergson, L’Évolution créatrice, Presses Universitaires de France, collection Quadrige, 1941, p. 15. 3. Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, Éditions Zone Sensible, 2013, p. 152. Traduction de Sophie Renaut. Voir en particulier son schéma très éclairant de la p. 154. 4. op. cit. supra, p. 27.
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Ph., G.AdC UNE ÂME EN PROIE À L’APPEL DU NAUFRAGE Née le 13 février 1912, Antonia Pozzi est âgée de dix-sept ans lorsqu’elle se lance dans l’écriture de son Journal de poésie. C’est avec « La mascarade des pêcheurs », un tout petit poème très ramassé mais dense, écrit à Sorrente le 2 avril 1929, qu’elle donne sa tonalité à La Vie rêvée. La vie est déjà perçue, ce jour-là, comme une mascarade – envers du rêve. Éprise d’absolu et de pureté, torturée par le doute et par le sentiment exacerbé d’une « inanité convulsive », la jeune femme est confrontée très tôt à une inquiétude existentielle, à l’angoisse et au déchirement. Et ce, jusqu’à sa mort, onze ans plus tard. Antonia Pozzi choisit en effet de disparaître en mettant fin à ses jours. Le 2 décembre 1938. Le premier tome de La Vie rêvée couvre cinq années. De 1929 à 1933. Années adolescentes au cours desquelles la jeune fille écrit sa vie au fil des jours sous forme de poèmes. De manière régulière, presque quotidiennement durant l’année 1929, avec des ellipses plus importantes au cours des quatre années suivantes. Chaque poème, précisément daté, fait le plus souvent mention du lieu où il a été écrit. Milan, la ville natale d’Antonia Pozzi, étant le plus représentée. Mais aussi Pasturo, lieu privilégié des vacances familiales dans la Valsassina ; Santa Margherita, Silvaplana, Varese, Campiglio… Palermo, Kingston, Siracusa… Il arrive que le lieu d’écriture diffère du lieu évoqué par le poème. C’est le cas du poème « La petite gare de Torre Annunziata », sise aux pieds du Vésuve, poème sans doute écrit à Milan, au lendemain d’une escapade napolitaine, le 17 avril 1929. Tous ces points confortent le lecteur dans l’idée que l’ouvrage est bel et bien un « journal ». Quand bien même Eugenio Montale, dans un article rédigé en 1945, a refusé de voir dans cette œuvre un « journal de l’âme ». Montale proposant dans ce même article de lire le recueil comme un « livre de poésie », « témoignage des œuvres de notre temps ». Dans sa préface à La Vie rêvée, Thierry Gillyboeuf, traducteur de cette œuvre imposante, foisonnante et bouleversante, définit (subtilement) l’écriture d’Antonia Pozzi comme une « sorte de poésie diariste ». Se fondant, pour le choix de cette expression, sur le sous-titre — Diario di poesia — sous lequel l’éditeur Mondadori avait publié Parole en 1943. Certains poèmes ont un ou une dédicataire. Par exemple, les initiales L. B. sont celles de Lucia Bozzi, l’amie de cœur, la grande confidente d’Antonia Pozzi. Mais on trouve le plus souvent l’adresse Ad A.M.C. Ainsi le poème « Offrande à une tombe », dédié à Antonio Maria Cervi, professeur de latin-grec du lycée Manzoni. La tombe étant celle du frère de Cervi, tué pendant la Première Guerre mondiale. Fascinée par l’érudition de son professeur (de seize ans son aîné), par sa culture, par le raffinement de ses goûts, par sa passion à enseigner, la jeune fille tombe amoureuse. Avec le renoncement à cette idylle, contrariée par un veto paternel, prend fin « la vie rêvée », en 1933. « Oh ! pour t’avoir rêvée,
ma chère vie,
je bénis les jours qui restent —
la branche morte de tous les jours qui restent,
qui servent
à te pleurer. » (25 septembre 1933) Quels que soient l’époque ou les lieux évoqués, une même ligne de force traverse le paysage mental d’Antonia Pozzi et l’ensemble du livre. La mort y est omniprésente. Elle se manifeste sous des formes ou métaphores diverses — « lierre noir », « chrysanthèmes », « cimetière » de rochers… — une mort que la jeune femme semble désirer. Ou, du moins, appelle de ses vœux. Ainsi dans « Alpage » : «… qu’il serait bon
de se fracasser sur un rocher,
et la mort serait
vie lumineuse et certaine, à défaut d’esprit
qui dit qu’ici Dieu n’est pas loin. » (Pasturo, 28 août 1929, p. 89) Le poème le plus impressionnant est sans nul doute « Chant sauvage », écrit un mois plus tôt. Il préfigure la mort réelle de la poète, non pas qu’il l’annonce mais parce qu’il en suggère par anticipation la trame. La poète, exaltée par la joie que lui a procurée son excursion en montagne, évoque la vision idéalisée de sa propre mort : « Au loin, dans un triangle de vert,
le soleil s’attardait. J’aurais voulu
bondir, d’un seul élan vers cette lumière ;
m’allonger au soleil et me dénuder,
pour que le dieu mourant s’abreuve
de mon sang. Et puis rester, la nuit,
étendue dans le pré, les veines vides :
les étoiles — lapidant folles de rage
ma chair desséchée, morte. » (Pasturo le 17 juillet 1929, p. 71) Antonia Pozzi mettra en scène sa mort le 2 décembre 1938, dans la belle nature de l’abbaye cistercienne de Chiaravalle où elle a coutume de se rendre. « Là elle avale plusieurs comprimés de barbituriques et s’allonge dans un pré voisin en attendant la mort. » (Préface de Thierry Gillybœuf ). Là, peut-être, pour la première fois, rêve et réalité se rejoignent-ils pour former un visage unique. Chez la jeune poète, la pensée de la mort s’accompagne de visions de pureté, de nudité, de virginité. Visions non dénuées d’érotisme, qu’elle synthétise dans les derniers vers de « Chant de ma nudité » : « Aujourd’hui, je me cambre nue, dans la pureté
du bain blanc et je me cambrerai nue
demain sur un lit, si quelqu’un
me prend. Et un jour nue, seule,
je serai étendue sur le dos sous un trop plein de terre,
quand la mort aura appelé. » (Palerme, 20 juillet 1929, p. 77) La mort semble être l’aboutissement ultime et recherché de l’exaltation qui habite Antonia Pozzi. Exaltation liée à l’ascension. Réelle en montagne et requérant l’effort, l’ascension fait partie intégrante du rêve. Elle s’accentue à la tombée du jour avec le battement des cloches — « inexorables les cloches » — et culmine avec les images de mort. « Les cloches scandent pour moi le rythme
d’une ascension ce soir.
[…]
Mes pas ne quittent pas le rythme
des cloches, ce soir :
cloches aussi graves, pénibles et lentes
que mon ascension.
Soudain, au loin
une cloche
résonne plusieurs fois.
Je suis au terme de mon ascension ;
je me dépêche, j’arrive sur la cime la plus haute.
Cela tonne. C’est la tempête sur les sommets.
[…]
Au matin on nous retrouvera morts.
Morts parmi les rhododendrons.
Morts parmi les rochers
aux visages des tombes.
Morts par une nuit de tempête.
Morts d’amour. » (Pasturo, 23 juillet 1930, pp. 103-105) Mourir d’aimer. Un rêve inatteignable pour Antonia Pozzi. Le plus souvent exalté par la solitude, par une mélancolie de l’âme que rien ne parvient à calmer, l’amour l’est aussi par un désir exacerbé qui transparaît dans les poèmes. Dans « Bénédiction », poème aux accents de prière et de sensualité, la poète confie à Lucia Bozzi la fièvre qui s’empare d’elle. Au point qu’il est difficile de savoir de qui parle vraiment Antonia Pozzi : « Tempe contre tempe
se transfusent
nos fièvres
[…]
Loin,
une grande voix d’eau
éclate en paroles incomprises
et te bénit peut-être,
douce sœur,
au nom de mon amour et de ta tristesse,
toi, aile blanche
de mon existence. » (Pasturo, 7 septembre 1929, p. 91) La fièvre qu’éprouve la jeune femme s’accompagne aussi d’images d’impureté qui viennent contrarier l’aspiration à la blancheur et à la légèreté de l’aile. Pour calmer les ardeurs de son âme incandescente et contradictoire, Antonia Pozzi échafaude un plan de fuite avec Antonio Maria Cervi. Ainsi évoque-t-elle dans « Fuite » les différentes étapes de ce plan, bâtissant au futur les gestes en partage avec son amant : « nous foulerons la couche molle/des aiguilles » ; « nous trébucherons/sur les racines »/« nous nous collerons/aux troncs » ; « et nous fuirons »… Le poème se clôt sur une distribution des rôles et sur l’aveu d’un rêve idyllique : « Et toi, tu seras
dans la pinède, le soir, l’ombre penchée
qui veille : et moi, rien que pour toi,
sur la route douce et sans but,
une âme accrochée à son amour ». (Madonna di Campiglio, 11 août 1929, p. 81) Ailleurs, dans le poème intitulé « Paix », antérieur de quelques jours, la poète invite son amant à jouir avec elle de la douceur et de la sérénité qu’elle veut lui offrir en partage. « Donne-moi la main : je sais combien ta main
a souffert sous mes baisers. Donne-la-moi.
Ce soir mes lèvres ne me brûlent pas.
Marchons ainsi : la route est longue.
[…]
Mais viens : marchons ; même l’inconnu
ne m’effraie pas, si je puis être près de toi.
Tu me rends bonne et blanche comme un enfant
qui dit ses prières et s’endort. » (Carnisio, 3 juillet 1929) Chez Antonia Pozzi, la paix de l’âme est éphémère. Son esprit enfiévré veille, qui la met au bord de l’abîme. La folie guette, obsession liée au désir et à l’appel de la chair. Ainsi dans « Solitude », poème adressé à Antonio Maria Cervi, la poète énumère-t-elle une suite de désirs – « je voudrais attraper…/me ruer…/lutter…sombrer…/me replier…/dormir ». Et rejoint-elle, dans les derniers vers, une forme de délire pathologique : « J’ai les bras douloureux et alanguis
par un désir inepte d’étreindre
quelque chose de vivant, que je sens
plus petit que moi […] Non : je suis seule. Seule je me pelotonne
sur mon maigre corps. Je ne me rends pas compte
qu’au lieu d’un visage endolori,
j’embrasse comme une démente
la peau tendue de mes genoux. » (Milan, 4 juin 1929) « Recopiés sur un cahier d’école », les « poémicules » (poesucciole) d’Antonia Pozzi portent la marque permanente d’une « âme » en proie à l’appel du naufrage. La tonalité souvent élégiaque de ses poèmes rend compte de la mélancolie qui habite la jeune femme. Mais le regard aigu qu’Antonia Pozzi porte sur elle-même et sur l’existence lui permet d’éviter l’écueil d’une spontanéité qui la conduirait inéluctablement vers un excès de lyrisme. Et même si des accents autres que les siens l’habitent par moments — les poètes Gozzano, Pascoli, Rilke, Dickinson… —, la voix qui sourd d’un poème à l’autre est légère et fluide, portée par une traduction qui l’est tout pareillement. La poésie d’Antonia Pozzi est riche de promesses auxquelles une mort précoce a mis un terme. Mais traverser la vie de la poète au rythme lent de la lecture du diario de La Vie rêvée est une aventure tendre et émouvante. Rendons hommage à Thierry Gillybœuf de s’être attelé à ce travail de tout premier ordre, et à Cécile de le lui avoir inspiré (Pour Cécile à qui ce livre doit tout). Qu’ils en soient l’un et l’autre chaleureusement remerciés.
Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli |
ANTONIA POZZI
■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions Arfuyen) la fiche de l’éditeur sur La Vie rêvée → le site (en italien) consacré à Antonia Pozzi → (sur books.google.fr) Antonia Pozzi ou la nuit du cœur, par Hélène Leroy → (sur wikipedia.it) l’article (en italien) consacré à Antonia Pozzi → (sur Chroniques italiennes | Université de la Sorbonne nouvelle) Antonia Pozzi, une biographie intellectuelle, par Hélène Leroy → (sur Nel mondo di Krilu) une note sur Antonia Pozzi (+ de nombreuses photographies) → (sur YouTube) un court extrait du film-documentaire de Marina Spada présenté hors-concours au Festival de Venise 2009 → (sur YouTube) un extrait du livre-CD Antonia Pozzi: …verso l’ultimo sogno di sole |
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JEROME ROTHENBERG Source ■ Jerome Rothenberg sur Terres de femmes ▼ → Ancestral scenes (IV) → Poèmes des carnets du castor → Visées : Kunapipi ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des Presses universitaires de Rouen et du Havre) la fiche de l’éditeur sur Secouer la citrouille → (sur lelitteraire.com) Jerome Rothenberg, Journal seneca & Secouer la citrouille, par Jean-Paul Gavard-Perret → (sur Poetry Foundation) une bio-bibliographie (en anglais) de Jerome Rothenberg |
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SANDA VOÏCA Source ■ Sanda Voïca sur Terres de femmes ▼ → Les Maîtres et les Autres (poème extrait d’Épopopoèmémés) → La rose inerme (poème extrait d’Exils de mon exil) → Trajectoire déroutée (lecture de Murielle Compère-Demarcy) → [Que faire de la fille partie ?] (poème extrait de Trajectoire déroutée) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site de la revue Secousse, 18) une lecture d’Épopopoèmémés, par François Bordes → (sur Encres Vagabondes) une lecture d’Épopopoèmémés, par Geneviève Huttin → (sur Libr-critique) une lecture d’Épopopoèmémés, par Jean-Paul Gavard-Perret → (sur La Cause Littéraire) une lecture d’Épopopoèmémés, par Didier Ayres → (sur Levure Littéraire) une notice bio-bibliographique sur Sanda Voïca → Paysages écrits, le site de la revue numérique de Sanda Voïca & Samuel Dudouit → le blog des impeccables |
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SYLVIE NÈVE Source ■ Sylvie Nève sur Terres de femmes< ▼ → [Bacchus cœur nu] (extrait d’Érotismées) → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) Ode à Oum Kalthoum ■ Voir aussi ▼ → (sur le site d’Atelier de l’Agneau éditeur) une page sur Sylvie Nève → le blog de Sylvie Nève |
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[IL AURAIT MIEUX VALU]
Il aurait mieux valu que la nuit fût plus loin. Là, si près, et la vitre pour tempe, ses craquements de gel et d’étoiles font déjà plus de bruit que mes songes. De mes mains vers le feu glissent des oiseaux d’ombres. L’un après l’autre les quatre murs prennent leur tour de garde. Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va, Éditions Folle Avoine, 2015, page 21.
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| SANDA VOÏCA Source ■ Sanda Voïca sur Terres de femmes ▼ → une lecture d’Épopopoèmémés par AP → La rose inerme (poème extrait d’Exils de mon exil) → Trajectoire déroutée (lecture de Murielle Compère-Demarcy) → [Que faire de la fille partie ?] (poème extrait de Trajectoire déroutée) ■ Voir aussi ▼ → (sur Encres Vagabondes) une lecture d’Épopopoèmémés, par Geneviève Huttin → (sur Libr-critique) une lecture d’Épopopoèmémés, par Jean-Paul Gavard-Perret → (sur La Cause Littéraire) une lecture d’Épopopoèmémés, par Didier Ayres → (sur Levure Littéraire) une notice bio-bibliographique sur Sanda Voïca → Paysages écrits, le site de la revue numérique de Sanda Voïca & Samuel Dudouit → le blog des impeccables |
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