Étiquette : 2015


  • Stéphane Korvin | [le vent se bombe]



    [LE VENT SE BOMBE]




    le vent se bombe, tous les oiseaux penchent
    ailleurs se renverse

    je bois très fort

    revenu au centre de ta foulée
    je parle le cyrillique des peu

    je tombe un peu, je t’aime un peu

    et toi larme, pente
    tu inventes un nouveau cours d’eau
    le récit d’une fois qui ne décolère pas



    Stéphane Korvin, bas de casse, Æncrages & Co, Collection Voix de chants, 2015, s.f. Dessins de Caroline Sagot-Duvauroux.






    Basdecasse






    STÉPHANE KORVIN


    Korvin_stephane
    Source



    ■ Stéphane Korvin
    sur Terres de femmes

    [on déplace les muettes] (poème extrait de Noise)



    ■ Voir aussi ▼

    le site de Stéphane Korvin
    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la page de l’éditeur consacrée à bas de casse de Stéphane Korvin





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  • Inger Christensen, La Chambre peinte | Un récit de Mantoue

    par Angèle Paoli

    Inger Christensen,
    La Chambre peinte | Un récit de Mantoue,
    Le  Bruit du temps, 2015.
    Traduit du danois par Karl et Janine Poulsen.
    Nouvelle édition révisée.



    Lecture d’Angèle Paoli



    LA CHAMBRE PEINTE, « ŒUVRE OUVERTE »




    Avec ce petit opus signé Inger Christensen — La Chambre peinte | Un récit de Mantoue [Det malede værelse, 1976] —, inutile de chercher à résoudre les multiples énigmes qui relient le récit à la « plus belle chambre du monde ». Celle que le peintre Andrea Mantegna réalisa au XVe siècle pour son prince Ludovico de Mantoue, marquis de Gonzague. Inutile parce que l’énigme est au cœur même du projet d’Inger Christensen, qui démultiplie à loisir, comme se déploient les plumes majestueuses du paon, les imbrications de son récit en relation avec la fameuse « chambre peinte », dite aussi, sans doute à tort, « chambre des époux ». Outre l’énigme qui concerne la date de début des travaux entrepris par le peintre, et qui relève davantage du travail de l’érudit que de celui du lecteur passionné désireux de nouer/dénouer les intrigues, viennent s’adjoindre les énigmes liées aux concubinages naissances illicites descendances masquées ainsi qu’aux relations ambiguës qui se trament entre les personnages. Dont celle du peintre et de son mécène. Du peintre et de la cour qui le fait vivre et qu’il honore. Dont celle, aussi, très étrange, de Marsilio Andreasi, secrétaire particulier de Ludovico, avec Mantegna. Une relation triangulaire qui inclut Nicolosia, épouse de Mantegna et amante de Marsilio. « Marsilio et Nicolosia, Nicolosia et Andrea, Andrea et Marsilio. » Mais aussi l’énigme de Nana, la naine renfrognée qui figure aux côtés de Barbara de Brandebourg sur la fresque de la « chambre peinte », Nana à qui Inger Christensen a confié une place centrale dans son ouvrage ; celle de la « dame au bandeau blanc », trois fois présente sur le plafond peint qui ouvre sur le trompe-l’œil du ciel. Est-elle la même et qui est-elle ? La duchesse Barbara jeune ? « La sœur du pape » Enea Silvio Piccolomini, grand humaniste, grand fornicateur devant l’Éternel et père d’une nombreuse progéniture, connu sous le nom de Pie II ? Ou bien encore l’une des maîtresses du pape ? Et qui sont les trois femmes qui recherchent la « dame au bandeau blanc » ? « Le jardin céleste » livrera-t-il une part de ses secrets ? L’existence et la non-existence sont-elles de la même essence indifférenciée ? Autant de questions qui restent en suspens et qui poussent le lecteur à poursuivre ses investigations sans que celui-ci ait la certitude d’aboutir. À moins qu’il ne se livre à une savante suite chiffrée, à même de résoudre mathématiquement ce qui relie la complexe fantaisie narrative de la Chambre peinte à l’œuvre d’art du Quattrocento. Car, pour les trois amies — elles conciliabulent aussi sur le plafond peint —, si elles consacrent autant d’ardeur « à la recherche de la dame au bandeau blanc », c’est que « l’ennui les oblig[e] à chercher inlassablement des énigmes partout, moins pour les résoudre que pour les semer comme des rumeurs, vraies ou fausses, susceptibles d’en augmenter le nombre. »

    Inger Christensen, mêlant habilement les indices du vrai et du faux, du trompe-l’œil narratif et de l’illusion picturale, prend un plaisir certain à brouiller les pistes. Et ce maillage se déploie tout au long du récit selon trois voix différentes. Celle de Marsilio Andreasi ; celle de Nana ; celle de Bernardino.

    Intitulé « Les Journaux de Marsilio Andreasi — Morceaux choisis », le premier récit fait entendre la voix de l’ambassadeur, secrétaire particulier de Ludovico Gonzaga. Les « morceaux choisis » (invention très réussie de la poète danoise) qui composent ces pages datées, comportent de nombreuses ellipses temporelles. Dans la première page de ce journal, datée du 14 mars 1454, Andreasi déplore le mariage de sa bien-aimée Nicolosia, fille du peintre Jacopo Bellini avec Andrea Mantegna, alors âgé de 23 ans. Son désespoir le conduit à dénoncer la « logique malsaine » du mariage, l’emprisonnement auquel cette convention sociale soumet les femmes. La dernière page, datée du 13 septembre 1506, fait état du décès de Mantegna. Andreasi y confie ses regrets son chagrin mais aussi son amour pour le peintre longtemps haï ; un amour construit autour de Nicolosia, et de sa disparition. Entre ces deux dates extrêmes, l’ambassadeur évoque ses amours avec Nicolosia : « Elle est comme une fleur parmi les fleurs. Moi comme une abeille parmi les abeilles. Dans le jardin céleste. » Puis sa mort, dont il dit être l’auteur. Il évoque aussi le chagrin mortel qui pousse Barbara de Brandebourg à se jeter dans le Mincio le jour de l’intronisation de son plus jeune fils, Ludovico, à peine âgé de neuf ans. C’est aussi à l’ambassadeur que l’on doit la réflexion sur « la différence entre l’existence et la non-existence ». C’est dans sa bouche que l’on trouve la phrase énigmatique qu’il tient de Pie II au moment de son entrée dans Mantoue (où va se dérouler le concile devant décider de la future croisade contre l’Empire Ottoman) : « Au cœur de la tempête, la tempête est un nuage immobile ». Phrase que psalmodiera à nouveau le pape au moment de quitter ce monde. Au passage, Andreasi peste contre Ludovico à qui il reproche ses largesses à l’égard de Mantegna qui, selon lui, ne les mérite pas. Ses absences irritent l’ambassadeur et sa « mégalomanie » l’insupporte. Le 24 août 1472, Andreasi confie à son journal la rencontre à Bondanello de Ludovico Gonzaga avec son fils cadet, le cardinal François. Événement dont s’inspire Mantegna pour décorer le mur ouest de la « Camera dipinta ». Quant à Bernardino, le fils de Mantegna, convaincu, en dépit de son jeune âge que « les portraits sont plus vivants que tous ces contemplateurs agités et ravis qui font des manières parce que l’âme du portrait, qui est la leur, leur fait peur », il a surnommé cette salle la « chambre des spectres ». De cette « chambre des spectres », Andreasi rapporte les propres paroles de Mantegna, lors de l’une de leurs ultimes visites :

    « Il ne restera rien de nous (les artistes), mais nos semblables parleront à travers nos tableaux. Qui a peint ces gens ? Quel art projette ce regard stupide et divin dans l’éternité comme s’il était une pomme comestible ? Celui de Paolina, pas le mien. C’est celui de Barberini et de Nana, pas le mien. C’est celui des enfants. Tous les enfants qui gardent leur curiosité intacte au cœur des questions des adultes à la mort ».

    « Le secret du paon », second récit de la Chambre peinte tourne autour de l’énigme de Nana, de ses amours mystérieuses avec Piero, de ses nombreux fils qu’elle élève seule, de l’abandon et de l’attente, de ses paons avec qui elle noue de longs dialogues. L’histoire de Nana commence comme un récit médiéval inspiré de l’amour courtois ou comme un conte de fées (ou d’anges) dans lequel les objets se chargent poétiquement d’une signification autre. Le « cuvier de terre », les « oranges nuptiales », la « couronne », les « guirlandes ». Intervient Balthazar, le jardinier de Ludovico, dans son rôle bienfaisant auprès des fiancés. Il entraîne dans son « jardin secret » son fils Piero et Nana. Afin qu’ensemble ils plantent l’oranger qui scellera leur amour :

    « L’oranger… a toujours été à la fois symbole de pureté ; de chasteté et de fécondité. Et précisément pour cette raison, symbole d’amour éternel. »

    L’orange partagée sera-t-elle un gage de fidélité pour l’un comme pour l’autre ?

    Au cours de la journée de noces de Nana et de Piero survient l’inconnue. « La dame au bandeau blanc ». Ainsi que les trois femmes qui s’enquièrent de son identité. Inger Christensen s’inspire de la symbolique du plafond de la « chambre peinte » pour composer son histoire. Ou plutôt ses histoires dans l’histoire. Elle reprend les objets qui figurent dans le pseudo-oculus — sangles et rubans ornementés, guirlandes colorées de feuillages et de fruits, petit oranger dans son cuvier placé en équilibre sur la balustrade — et introduit les personnages au statut mouvant. « La dame au bandeau blanc, Barbara jeune » (« aux côtés d’une jeune esclave noire » in « Journaux de Marsilio Andreasi »). Mais peut-être aussi la « sœur du pape », si l’on en croit les propos de la dame (in « Le secret du paon »). De l’autre côté de l’oranger se tiennent les trois amies que l’on distingue par leur coiffure : « les bandeaux, les chignons »… « cheveux dénoués et ondulés. » L’une d’elles tient « dans la main droite un petit livre ouvert. » Livre des anges ? Livre qui conte l’histoire d’Euryale et de Lucrèce ?

    Ainsi s’emboîtent et s’enchevêtrent d’autres épisodes, l’ensemble composant une marqueterie complexe. Remarquable. Un tableau vivant, animé de passions. Nana et Piero / Enea Silvio Piccolomini (le futur Pie II) et les deux sœurs Maria / Euryale et Lucrèce / Histoire des amours de Barbara et de la naissance de Nana / Histoire de Lucia / Histoire de Farfalla et de Piero… Autant d’« énigmes » auxquelles Nana se trouve confrontée dans ce récit qui la concerne. D’interrogations en découvertes inattendues (n’est-elle pas la fille du pape Pie II et la sœur de Piero ?), elle considère pourtant sa vie avec sagesse. Une sagesse qui fait grandir la naine qu’elle est, intérieurement.

    Bousculant les idées reçues, Inger Christensen fait de la naine officielle de la duchesse Barbara, représentée de front dans la fresque de Mantegna, une héroïne de roman, attachante, généreuse et fidèle. Une bonne vivante joyeuse et drôle. Nombre de secrets seront levés qui concernent son histoire. Et bien d’autres encore. Celui de Lucia ; celui de Farfalla, la princesse turque aimée de Ludovico et de Piero. Mais cela aussi était un secret ouvrant sur d’autres énigmes.

    « J’ai été la réceptrice de tous les secrets possibles » confie Farfalla « et, dans ces pages vous pourrez en lire une partie.
    Les autres, je les garderai pour moi. Certains n’ont évidemment plus aucune raison d’être tenus secrets. Celui de Nana par exemple […] »

    En revanche, le secret des paons n’a pas été résolu. Mais peut-être n’y en avait-il pas ! Tout cela relève du libre choix de l’écrivain. Qui laisse là Nana et ses paons. Pour se tourner vers Bernardino, le fils de Mantegna et de Nicolosia. Dont Marsilio prétend être le père. Changement de point de vue. Changement de regard.

    Le récit de l’enfant s’intitule : « Mes vacances d’été ». « Par Bernardino, 10 ans. »

    Là encore, plusieurs récits se succèdent qui prennent des tonalités diverses. Dans le tout début du récit, le jeune garçon évoque sa vie de fils de peintre, sa relation à Mantegna, son père, à sa petite sœur Gentilia et à Marsilio qui s’occupe d’eux en l’absence du peintre et leur lit « l’histoire du jardin céleste ».

    Le monde de Bernardino est celui de l’atelier, des pinceaux des couleurs des seaux, à mélanger la chaux à préparer les murs pour les peintures à fresques.

    Dans la continuité de ces moments familiaux vient s’insérer la parole de Gentilia qui s’introduit dans les paysages peints par son père et se projette dans la vie rêvée que lui suggère la fresque :

    « Quand je serai toute petite, quand j’entrerai tout à fait dans le tableau que notre papa a peint, alors je serai aussi petite que tous les gens qui marchent là sur la route… »

    Cet épisode prépare le suivant. À la suite de sa petite sœur, Bernardino imagine un voyage dans le tableau de son père. Le 27 août 1473, il entreprend la visite d’une ville étrange. Celle qui apparaît sur la fresque de Mantegna lors de la rencontre de Bondanello. Une ville onirique mi-Mantoue mi-Rome qui inspire au jeune garçon une traversée où se mêlent fantastique et mythologie. D’Hercule à Orphée, Bernardino progresse vers la fin de son entreprise. Et c’est de Gentilia que lui vient l’ultime révélation :

    « C’est papa, dit-elle. Il a ramené notre maman à la maison. »

    Et la petite fille d’ajouter : « J’aime les histoires. Allons voir notre mère pour lui demander de nous raconter comment notre père a pu la faire revenir au monde. »

    Puisque, sur cette suggestion, Bernardino garde le silence, d’autres histoires peuvent commencer. C’est à Nicolosia que reviendrait de se lancer dans les « arabesques » du récit. Mais Inger Christensen n’a pas jugé nécessaire de poursuivre avec l’épouse du peintre le jeu subtil des perles de verre de la narration. Ainsi reste-t-il toujours des stratégies d’écriture disponibles. La Camera dipinta de Mantegna demeure une « œuvre ouverte ». Elle peut encore susciter d’autres talents.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Inger Christensen, La Chambre peinte




    INGER CHRISTENSEN


    Christensen.jpg 2




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Le Bruit du temps)
    la page de l’éditeur sur La Chambre peinte | Un récit de Mantoue
    → (sur le site des éditions Le Bruit du temps)
    une fiche bio-bibliographique sur Inger Christensen
    → (sur Terres de femmes)
    Marie Ferranti, La Princesse de Mantoue (lecture d’AP)






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  • Étienne Faure | [Après les rigueurs inhumaines | du gel]



    [APRÈS LES RIGUEURS INHUMAINES | DU GEL]




    Après les rigueurs inhumaines
    du gel qui tout saisit, met sous verre
    et fige les distances entre les corps,
    dans le feu de l’action se reprend
    à vivre un mouvement — marcher,
    d’ardent désir rester sur le qui-vive
    qui fait la force même des oiseaux
    réunis en V dans le ciel ou dans le lac glacé,
    à remuer pour garder l’eau libre, fendre l’air
    contre le froid qui congèle
    tout paysage où n’aurait passé
    un seul mouvement d’oiseaux en pointillés
    qui marchent, non volent, non nagent,
    laissant dans le tableau leurs empreintes
    inscrites, tels en hiver les livres où par chance
    la neige n’a pas tenu, parcourue de signes
    au charbon qui sont cause de sa perte, la fonte
    au feu des yeux qui les poursuivent.



    contre le froid



    Étienne Faure, « La sève attend » in Ciné-plage, Éditions Champ Vallon, Collection de littérature recueil, 2015, page 98.






    Cine-plage-





    _________________________
    NOTE de l’éditeur :

    Ciné-plage renoue avec la forme en vers.

    Ciné-plage, qui emprunte son titre à l’une des parties, se déroule en quatorze séquences. Il commence avec des lettres d’amour sur du papier (juste avant la dématérialisation des mots et des correspondances qui vont avec…) et se termine par un seul texte qui vient clore le recueil en forme de salut aux poètes, hommes et femmes parvenus jusqu’à nous par le fil de l’écrit, et qui nous lient comme autant de mailles et maillons, en une invitation à poursuivre : continuons.

    Le film entre-temps chemine à travers les amours, la plage, les vies aux fenêtres, les souvenirs dits de l’enfance, l’immuable émotion d’automne puis de la sève qui reprend, contre le froid les rencontres humaines — rapprochements —, les lieux d’Europe et de mémoire, l’histoire encore, saluant Kafka, Venise et son théâtre, la langue perdue puis retrouvée sans cesse, vieux fil.





    ÉTIENNE FAURE


    Etienne Faure




    ■ Étienne Faure
    sur Terres de femmes


    Et puis prendre l’air (lecture d’AP)
    Sortir, Éloge appuyé des bancs, Changements de saison (extraits d’Et puis prendre l’air)
    Les soirs d’été au pas des portes (extrait d’Horizon du sol)
    sur « Le Poète à tête renversée » (extrait de Tête en bas)
    Tête en bas (lecture d’AP)
    La Vie bon train, proses de gare (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Champ Vallon)
    les pages consacrées à Étienne Faure, dont plusieurs poèmes extraits du recueil Ciné-plage (« Du courrier sous la porte », pp. 11-16)
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Étienne Faure






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  • Emmanuèle Jawad, Faire le mur

    par Angèle Paoli

    Emmanuèle Jawad, Faire le mur,
    Editions LansKine, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Wall
    Installation de photos de Kai Wiedenhoefer sur le mur de Berlin
    © PAUL ZINKEN / DPA / DPA PICTURE-ALLIANCE/AFP
    Source







    « UN CADRE ENSERRE, RESTES EN LUMIÈRE »




    Tenue pour familière, l’expression « faire le mur » prend, dans l’ouvrage d’Emmanuèle Jawad, Faire le mur (récemment paru aux éditions Lanskine), une tonalité tout à fait différente. Consacrés aux murs qui emmurent le monde, les poèmes à la langue heurtée d’Emmanuèle Jawad s’appuient sur l’écart. Le titre en est le premier exemple et l’exemple premier.

    Mur porteur du recueil Faire le mur, « Berlin » en occupe le centre. Non pas tout Berlin mais le Berlin de la RDA et son point focal : l’Alexanderplatz. Quatre autres sections se répartissent deux à deux, de part et d’autre de la ville emblématique de la chute du mur. Captures, Caméras / Faire le mur // Huit plans / Borne-Ligne. C’est pourtant à la seconde section de ce recueil que l’on doit le titre choisi par Emmanuèle Jawad : Faire le mur. Et dans le second poème que l’on en trouve la signification :

    « Les murs du monde sur le mur de Berlin »

    « Les murs du monde » sont innombrables. Leurs noms s’égrènent à travers le recueil. Sonora Melilla Sebta Nicosie Vaalserberg Belfast Gaza Méditerranée — Sicile Tunisie Malte. Déclinaisons de murs et de leurs variantes qui s’accompagnent de l’appareillage multiple que les caractérise. Clôtures / barrières / frontières / grillages et grilles / rideaux / barbelés / treillis / barrages / barricades / ceintures / borne-ligne / remblais / tranchées… Partout, sur l’ensemble de ces territoires, veillent les miradors. Caméras infrarouge / contrôles / œil satellitaire. L’univers qu’il nous est donné de traverser ici, bouclé du Nord au Sud et d’Est en Ouest dans ses armatures de ciment de béton et d’acier a tout d’un univers concentrationnaire, brutal, bardé de griffes militaires. Tout est mis en place pour dissuader les migrants de « faire le mur ».

    « radars l’éclairage arrache aux abords hagards

    migrants au mur d’où les caméras hissées

    filment l’acier longs cylindres de béton fossés

    en plein champ plans de capture gris fronce… »

    « Faire le mur » ? C’est pourtant ce que la poète invite le lecteur à faire. Avec elle. Avec les mots. Avec les poèmes de ce recueil dont la forme varie, tout comme varient les murs qui emprisonnent les hommes.

    « La poésie doit faire le mur… pour mieux voir — dans la mesure et la démesure », peut-on lire en exergue du montage poétique présenté par Libr’critique à partir d’extraits de Faire le mur.

    Qui d’autre qu’un réalisateur ou un caméraman, voire un photographe (professionnel comme Kai Wiedenhöfer) ou amateur est plus à même que quiconque de mieux voir ? Dès la première section « Captures / Caméras », Emmanuèle Jawad fait intervenir un « il » qui « caméra sur l’épaule » ou « caméra minuscule sortie d’une main » — « appareil miniature tient dans la paume » — revisite les murs du monde, les capte et les capture. Il cadre / segmente / rectifie / collecte / articule les images. Pas de mur pourtant dans cette série de poèmes si ce n’est par dissémination des phonèmes [u] et [r], amorce sans doute de ce qui va suivre. Césure / rupture/ couture / usure / mesure / Capture / surface / allures / fur / clôture… La première salve de poèmes s’appuie sur une terminologie précise, technique. Celle de la caméra. Pas de description, pas de pathos, pas d’expression des sentiments. Seulement des gestes pour accompagner le cheminement du « il ». Juste des notations rapides pour rendre compte de ce que l’œil caché derrière l’objectif parvient à capter. Cadrage / Césure filmique / Champ optique / angle de vue / plan large…

    La seule fantaisie « hors-champ » de cet ensemble est la « figure » d’Anna, référence probable à l’Anna Karina de Godard.

    « il l’eut prise pour Anna d’un film

    Nouvelle Vague il tourne rond

    une éclosion féconde bullée

    épuise le lieu »

    Emmanuèle Jawad resserre l’écriture au maximum à la manière dont procède le « il » :

    « il emprunte un tracé resserre le mouvement ».

    De même dans le poème qui clôt cet ensemble :

    « il filme

    un resserrement

    clôture un champ

    dans la fraction d’une focale

    frottis d’images claires

    il recule au fur que s’étire

    une suite lignée de photographies

    repousse les angles »

    Tout l’émotionnel est évacué. Au profit d’un travail très accentué sur les proximités phoniques. Allitérations en [r] comme dans ce vers :

    « une tranchée rapporte rares trouées d’air »

    ou assonances nasales en [ã] comme dans ce poème :

    « descente

    d’éléments

    lent courant

    de langue

    bande-sons

    flux d’irrégularité

    la voix d’Anna contient une foule

    hors-champ rentre s’étend

    s’entend plus large se rue… »

    Composée de poèmes brefs regroupés par strophes de deux ou trois vers, la seconde section « Faire le mur » évoque avec une grande précision les murs qui enserrent le monde cloisonnent les déserts segmentent les terres érigent leurs fortifications barrent la libre circulation des hommes tranchent ceinturent montent la garde « balisent les quartiers » que l’on soit à Belfast ou à Ceuta, à Gaza aujourd’hui, ou en 1915 dans les Flandres. L’écriture pour décrire ces territoires est heurtée, elliptique, sans déterminants, dépourvue d’adjectifs ; les mots sont autant de murs dressés les uns contre les autres ; les poèmes sont des textes durs qui s’érigent comme des herses dans l’univers extrêmement acéré des zones quadrillées.

    Dans ce monde déshumanisé, l’émotion n’a pas sa place ; elle est ici exclue éjectée. Mais sans cesse la poète, sensible au travail de résonance des mots entre eux, travaille sur les sons leurs échos et répercussions d’un vers à l’autre, reprises et redondances. Ainsi de ces vers :

    « proche infrarouge irradie poche de roches

    que rapproche Cadix îlot Persil fenouil de mer »

    ou de ce poème :

    « barrière de clôtures coiffées de métal

    captures sous terre de bruits et de mouvements

    mur où s’ouvre la mer reprend lent les corps

    rupture de front à l’endroit d’un mur la frontière

    haute barrière frontale la partition ligne

    où se prolonge le territoire s’interrompent

    les circulations libres »

    Le regard du « il » photographe poursuit sa traque des trouées trames tranchées ouvertes par l’histoire. Se saisit à Berlin Est de vues|séquences tirées du roman d’Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz (1929), ou du film de Fassbinder adapté de ce même roman. Suivent les pavés de textes réguliers de la quatrième section. Les « Huit plans » de quatorze ou de seize vers présentent une composition murale serrée, organisée autour de la caméra miniature, juxtaposition de prises de vues et de plans d’où émergent, dans un même souffle, « chutes de câbles », « gaines métalliques », « route-parking », « ligne-mur ». Tout un « fracas dans la déroute ». Enfreignant les interdictions de photographier, la caméra adopte les cassures, « fêlures des focales brutales. »

    La poésie d’Emmanuèle Jawad atteint son floruit dans l’avant-dernier poème de cette section qui mêle à la dureté enserrante du mur (mur / peinture / pelures / murale / armure / diurne / mur) la liquidité de l’eau (copeaux / peau / chaussée / eau / fossile / oraison) pour obtenir un ensemble en décomposition (compose / compost / décompose / composante) qui s’effrite se délite « de flétri à défait » d’écailles en copeaux, amorçant avec le phonème [u] la spirale longue d’un enroulement (ourlée / retour / rouge / sourd / lourd / mou / tourbe / s’enroule) qui lui-même se rétracte. « Un cadre enserre, restes en lumière ».

    Un très beau poème, que j’aimerais vraiment entendre lire à haute voix par la poète. Cette réflexion vaut sans doute pour l’ensemble des textes qui composent ce recueil. Y compris pour les poèmes de la dernière section : « Borne-ligne ». Il me semble en effet que les poèmes de Faire le mur doivent se prêter plus avantageusement à l’oralité de la performance qu’à la lecture solitaire. Qui, mieux que la poète, peut mettre sa voix à la disposition de textes dont les sonorités rythment le phrasé et martèlent l’élan pour donner à voir d’un seul tenant d’un seul bloc l’ensemble des territoires morcelés ? Qui mieux que la poète peut donner à entendre cette cartographie de cadavres construite sur la démultiplication des emmurements ?

    « épouvante danse d’éboulis long tracé des États

    borne-ligne sur la longueur myriades de miradors »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Emmanuèle Jawad, Faire le mur, Lanskine, 2015




    EMMANUÈLE JAWAD


    Emmanuèle Jawad 3
    Ph. d’après Laurence Prat
    Source




    Née en 1967 à Vernon, Emmanuèle Jawad vit à Paris. Faire le mur est son troisième livre. Elle a publié précédemment deux ouvrages (Les Faits durables, éditions ixe, 2012, et Plans d’ensemble, propos 2 éditions, 2015 ). Elle a écrit de nombreux textes en revues (boXon, ouste, N47, Sarrazine…) et sur la Toile (remue.net, La vie manifeste, Sitaudis, libr-critique, RoToR). Emmanuèle Jawad rédige également des chroniques et notes de lectures pour les Cahiers critiques de poésie du cipM ainsi que pour les sites Diacritik, libr-critique, Sitaudis et Poezibao.



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur libr-critique)
    [Création] Emmanuèle Jawad, Faire le mur (un montage)
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bibliographique sur Emmanuèle Jawad






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  • Patrick Laupin | [Je suis d’accord avec Descartes]




    En finir avec le | démourant ordinaire et le noir absolu | du sans réponse
    Ph., G.AdC






    [JE SUIS D’ACCORD AVEC DESCARTES]




    Je suis d’accord avec Descartes Plutôt
    changer l’ordre de mes désirs que l’ordre
    du monde Je donne tout au visage des
    rêves qui ont bercé ma vie J’ai goût de
    revenir au monde des choses fruitées,
    banales, rondes, sensuelles, gorgées
    de sève et de lumière Je sais qu’elles
    accomplissent le cycle d’un éternel retour
    en chaque parcelle d’existence Racine et
    tombeau de mon caractère au fond c’est
    dur de faire compagnie avec les autres
    j’aime pourtant encore l’autre voix
    comme notre voix à tous Pieça Icicaille
    Jeudi jardin des Vénus En finir avec le
    Démourant ordinaire et le noir absolu
    du sans réponse Poussière d’avoir dit le
    seul silence de ce pays je me recueille en
    folie et je défais pierre à pierre l’édifice
    de la brute intérieure dans la tanière
    de sa peur




    Patrick Laupin, Le Dernier Avenir, poèmes, La rumeur libre Éditions,
    Collection de poésie nouvelle série n° 33, 2015, page 97. Prix Kowalski 2015.







    Patrick Laupin, Le Dernier Avenir 2






    PATRICK LAUPIN


    Patrick Laupin




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au Poème)
    une lecture du Dernier Avenir par Annie Estèves






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  • Jacques Moulin | [Partir à dos de feuilles ou d’arbres]



    [PARTIR À DOS DE FEUILLES OU D’ARBRES]




    Partir à dos de feuilles ou d’arbres
    Partir vent léger
    Souffler la sève jusqu’à la rouille
    Traverser l’étendue entre mot et lumière
    Tracer de longs signes d’espace
    Toucher le geste
    Et sa lumière




    Partir à niveau bas en pied de falaise toute matière liquéfiée. Monter par strates jusqu’au pinacle de formes vagues ou grenues. Ensemencer son geste aux parcours des vents puis laisser choir tout l’espace.
    J’ai dit le chemin des marrons noirs en exil vers quelques lieux de cendres. Je préfère suivre aujourd’hui le chemin des ânes — zigzags et courses sûres — pour brouter du vert au tournement des roches comme on croque un nuage.




    Jacques Moulin, « Traversée du paysage » in Écrire à vue, L’Atelier contemporain & le 19, 2015, pp. 79-80.






    Jacques Moulin, Écrire à vue, Éditions L'Atelier Contemporain







    JACQUES MOULIN


    Jacques-Moulin
    Source



    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes

    Écrire à vue (lecture d’AP)
    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    L’Épine blanche (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Journal de Campagne (lecture d’AP)
    Portique (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
    Un galet dans la bouche (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions L’Atelier contemporain)
    la page de l’éditeur sur Écrire à vue
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la Littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Jacques Moulin





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts

    par Isabelle Lévesque

    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts,
    Éditions Le bruit du temps, 2015.



    Lecture d’Isabelle Lévesque




    Dans le titre, la surprise : Homère aveugle recouvrant, miracle, la vue. Trépassé, il voit. Révélation par cette affirmation insensée d’une perception possible de nouveau, celle qui fut ôtée au poète. S’agit-il de la capacité initiale à percevoir ce qui s’offre au champ visuel ou bien est-ce l’approche poétique (prophétique ?) du poète voyant, outrepassant le temps pour entrevoir le futur, en prolepse, ainsi établi ?

    Homère au royaume des morts a les yeux ouverts : que voit-il ? La frontière, d’abord, qui le sépare des vivants, « ruisseau », seuil mobile. Lit-on dans l’eau ? Le poète s’est détaché de sa « créature », Ulysse. Ce qu’il perçoit, c’est « autre chose ». Il a renoncé à ses monstres, le temps humain seul a délivré Ulysse d’un oubli possible : on perpétue son nom pour désigner en une périphrase inversée « l’esprit qui ruse et qui divague ». Impossible de dissocier ce héros de la quête mythique qu’il entreprit, retour différé, Ithaque s’éloigne et la vocation démiurgique du poète qui lui donne vie. Ulysse est celui qui perd la mémoire pour vivre « le vivace aujourd’hui » avant de retrouver le « vorace autrefois », et qui refuse la vie éternelle promise par Calypso pour retrouver sa Pénélope et affronter avec elle le vieillissement et la mort. Homère créa le labyrinthe de la mémoire pour le gorger de noms et de mythes. Sur l’autre rive, une fois passé, ayant donné « des espèces un peu plus sonores, / que le réveil de l’aurore fera trembler ».

    Dès le début, plusieurs temps se croisent, l’éternité atteinte du poète qui se retourne et voit se joindre des époques différentes. Le narrateur-poète en ces vers recueille les strates accumulées de l’Antiquité et du présent : expressions juxtaposées, « [q]uitter le navire /avant le naufrage, l’hôpital avant l’incendie. » Homère voit, en ses yeux le défilé des trépassés, « les enfants d’Ophélie » et la rivière toujours accompagne le défilé des héros qui ne se retournent pas. Aucun ne sauvera le sort. Même les personnages de contes ou fables, crapaud, lapin, chouette, loup, rejoignent le cortège et, sur la rive, Homère les regarde passer…

    Royaume des morts, autre rive ou monde souterrain. Métropolis ou Atlantide, cités disparues, Ayesha, Celle-qui-doit-être-obéie, mystérieuse reine à la jeunesse éternelle qui « attend le retour / de l’amant qu’elle a tué de ses mains » deux mille ans plus tôt, héroïne du roman de Henry Rider Haggard dont Gérard Macé dit n’avoir « jamais fini la lecture ». La quête du héros, « linguiste épris d’aventure », rejoint aussi celle du lecteur.

    Personnes et personnages ne sont pas forcément nommés, ils s’avancent et livrent le détour d’une fiction, d’un récit qui a déjà eu lieu pour signifier dans le poème. Rien n’est changé, la même sourdine mythique alimente le filon de la langue. Cet homme, ce fantôme, pense à la rose, identique « dans toutes les langues », Icare et le vide, fleur jouxtant Empédocle et la cendre, réveillé par le soulier de Cendrillon. La dormeuse s’éveille sous une autre lune, celle du loup :

    « quand la lumière du jour permettra

    d’inverser les rôles. »

    Qui parle alors ? Pénélope tissant le jour pour que la nuit redessine l’attente, prosopopée merveilleuse où le temps antique et intact entre dans le poème d’aujourd’hui, ou celui qui écrit ce jour tissant dans ses rêves la trame des mythes pour qu’ils grandissent aujourd’hui en « lambeaux de rêves » ? Masque, celui du comédien de l’antiquité, portant l’émotion inscrite sur ses traits immobiles alors qu’aujourd’hui soulève le sens du voyage d’alors, Ulysse retrouvant sur sa route chaque légende que Pénélope broderait ?

    « Des restes de légendes

    accompagnent mon sommeil : les larmes du dieu

    changées en vin, le diadème de la mariée

    en constellation. […] »

    Indétermination : qui parle ? Homère ? Le poète Gérard Macé tissant sa propre toile, « [j]e suis ce vieil enfant qui se rappelle » ?

    Le roman de Raymond Queneau Les Fleurs bleues1 commence ainsi : « Le vingt-cinq septembre douze cent soixante-quatre, au petit jour, le duc d’Auge se pointa sur le sommet du donjon de son château pour y considérer, un tantinet soit peu, la situation historique. Elle était plutôt floue. Des restes du passé traînaient encore çà et là, en vrac. » Puis apparaît Cidrolin sur sa péniche, en 1964. Le lecteur du roman peut se demander si le duc d’Auge rêve Cidrolin ou si Cidrolin rêve le duc d’Auge. Ce dernier le rejoindra peu à peu, à l’époque moderne, sur la péniche devenue nouvelle Arche pour un autre Déluge. Sortie de l’Histoire. Nous rejoignons le temps du mythe, achronique par définition.

    « Le vivace aujourd’hui, // le vorace autrefois ont laissé des traces de leur combat / au bord du vide, où pousse une fleur bleue / juste à côté d’une sandale d’Empédocle […]. » La fleur bleue philosophique et sentimentale de Raymond Queneau rejoint Empédocle (ou Hölderlin) et Mallarmé.

    Empédocle ajoutait aux quatre Éléments (Feu, Air, Terre, Eau) deux grandes Forces : Amour et Haine. Gérard Macé évoque ce personnage du film La Nuit du chasseur, le révérend Powell (interprété par Robert Mitchum), prêcheur et tueur en série qui terrorise et pourchasse deux enfants, et qui a écrit le mot LOVE sur les doigts de sa main droite et HATE sur ceux de sa main gauche :

    « La barque au fil de l’eau // où chantent les orphelins : le frère et la sœur / sont les enfants d’Ophélie, qui descendent la rivière / pour échapper au chasseur vêtu de noir. »

    Les enfants sont sortis de la cave et voguent sur la rivière, cherchant à échapper à la mort. Ils sont dans l’entre-deux. En instance, « enfants d’Ophélie ».


    « L’enfant voleur qui voulait dérégler les horloges / (jadis il jouait aux dés au bord de la mer, / dans un monde où les minutes étaient de sable) / est devenu le mécanicien qui veut remonter l’univers, / qui veut réparer les automates et les grands blessés, / les jouets mécaniques en mémoire de son père. »

    Cet enfant est-il Hugo Cabret, ce personnage du roman de Brian Selznick (et du film de Martin Scorsese qui voulait réparer l’automate porteur d’un message de son père disparu et qui retrouva la mémoire de Georges Méliès) ? Il est ici associé aux Minutes de Sable mémorial d’Alfred Jarry. Dans le texte introductif de son livre, Jarry déclarait vouloir « suggérer au lieu de dire, faire dans la route des phrases un carrefour de tous les mots ». Il y affirme, un peu comme Mallarmé, dont les dés sont ici présents, la nature « polyédrique » des mots. Il indique aussi : « Tous les sens qu’y trouvera le lecteur sont prévus, et jamais il ne les trouvera tous ; et l’auteur lui en peut indiquer, colin-maillard cérébral, d’inattendus, postérieurs et contradictoires. »

    Royaume des morts et royaume des vivants, monde souterrain et rivière limite, nous sommes entraînés dans une suite d’images et de souvenirs juxtaposés issus de livres de l’Antiquité à nos jours. Homère ouvre les yeux, et nous ôtons le bandeau du colin-maillard à la recherche d’une réponse, du secret, de cette clé en forme de cœur que finit par trouver Hugo Cabret.


    Comprendre la dualité secrète des dieux et de leurs signes : Hermès, « lèvres scellées » par le secret des dieux, volant à la lueur de la lune « les troupeaux de son frère ». Il hante le texte et devient affirmation du poète, « Je n’invente pas », parcouru de toutes ces voix, main pariétale augurant le « passage vers un autre monde », auguste présage comme la trace du simple décompte du « butin de la chasse ». Les signes se jouxtent, depuis la Préhistoire, plusieurs temps en un seul, les cultures fécondent la parole, après et encore.

    On dirait le monde déshabité ici de la parole des dieux. « Le silence est d’or après la pluie », les dieux et nos peurs d’enfants disparues les laissent un temps s’évanouir « dans le paysage désert de la mythologie ».

    « Le dieu des carrefours // qui orientait les défunts vers le fleuve / avait une verge d’or et les yeux toujours ouverts. »

    C’est Hermès, dieu de la parole et guide des morts. La « verge d’or », c’est son caducée. Au carrefour des voies et des mots, il a été remplacé par le « fils de Dieu » qui nous « montre la voix d’un affreux royaume / qu’on atteint par la souffrance ».

    L’Olympe est désormais désert, Zeus a disparu.

    Atteindre le royaume des morts équivaut à « sortir du langage ».

    Comme au théâtre, les trois coups annoncent (entérinent) la nécessité qu’une voix portant la langue établisse son règne, en un acte court jouer les scènes de la mémoire nourrie par le souffleur « de son propre rôle » : « il a besoin d’un livre ouvert pour retrouver la parole ». Oracle de mémoire vacillante et les vers ou la lyre pour que celle du « récit des origines » ne se perde pas.

    Ce qui commence alors : Le reste des jours, suite de fragments inscrits dans la mémoire. Traces et preuves de ce qui a été, sandale d’Empédocle et pantoufle de Cendrillon. Cela débute sur ce qui fut : une pierre devenue « table de jardin », dans les jours ordinaires nous nous fondons sur ces vestiges. Dans les ombres du soir « le paraphe d’un pin parasol », rien n’est sans signature, nous déchiffrons, nous formons d’autres signes toujours. Entre le rêve et le dédale des jours « des échelles, des écluses / pour passer d’un jour à l’autre ». L’usage contraire du temps, un signe inversé dans la lecture du bois :

     « dans les bois dont on fait les flûtes

    et les cercueils […] »

    Un enfant, ses ailes premières, dorénavant lui servent à marcher, il l’apprend, puis veut devancer la lune. Chaque recommencement au goût de neige :

    « Le vieil homme dont la raison s’en va

    Pendant qu’il essaie de démêler

    L’invisible écheveau de ses souvenirs,

    Une toile d’araignée qui le fait rire et l’effraie. »

    La juxtaposition suggère sans imposer des lignes d’union entre les temps. Poète assemblant ces fils sans les fixer, plaçant « [d]ans le même livre / à vingt pages de distance » le discontinu. Relie ces marches dissociées, invite à les regarder dans leur poésie fragmentée comme les touches d’une mémoire unique ou des flocons, la neige en boucle dans la seconde partie du livre, les mots, les morts y sont scellés comme Zeus retentit dans « [l]’énergie du ciel » pour vivre « le goût des fruits rouges » et « la douceur des baisers » , « les restes de l’été sous la neige du grand âge ». Méduse en transparence, le mythe d’une femme pétrifiant autant que le miroir des eaux fécondes comme le conte, les « doigts de fées » dans un salon de coiffure enchante la nuque autant que le rasoir pourrait trancher le fil de la vie (fatum), celle d’Homère :

    « Sur un grand plat d’argent, une tête

    aux yeux fermés comme celle d’un prophète » ?

    Tête de Jean-Baptiste offerte à Salomé par Hérode Antipas… Elle a dansé et enflammé les sens du tétrarque de Galilée, une mort pour un instant de vie intense. La mort pour celui qui donnait la seconde vie du baptême.

    Comment ne pas songer aux statues représentant le poète, yeux clos, privé de la vue pour mieux appréhender l’outre-sensible au regard d’une culture embrassant les siècles. Comme s’il fallait, pour voir s’ouvrir à ce qui ne se perçoit qu’en strates d’abord invisibles, se liant les unes aux autres par le parcours incessant entre des temps de mémoire (de la Préhistoire au présent, celui qui lit / écrit renonce au cheminement visuel immédiatement perpétuel pour lire le réel à travers ces modulations incessantes entre les ères géologiques et les fentes de l’histoire dont chacun retient ce qui signifie à ses yeux ?

    Pour la dernière partie, « La fin des temps, comme toujours », le poète nous prévient qu’un autre parle en lui « avec l’énergie du désespoir, qui redonne la force de vivre ». Dédoublement comme en ces temps, le miroir promené rencontre « [l]a déesse de la guerre », nul égarement, « un champ de ruines / où fumaient encore des cheminées d’usines. » Les lieux, porteurs de cicatrices, montrent les temps confondus, la survivance d’une légende dans le paysage contemporain blessé, goût de la « vieille pomme du paradis » dans le cidre et la cuve pleine du ferment de l’histoire. Clôture affirmée, signe noir d’un sacrifice hors d’âge (« né trop tard ») et pour la balance des torts, au royaume des morts, l’impossible réparation. L’épique a chu : le rêve orphique se tord et la mémoire ne libère qu’une fibre épisodique.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Texte Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes




    ________________________________
    1. Le roman de Raymond Queneau comporte vingt-et-un chapitres et la première partie du livre de Gérard Macé vingt-et-un poèmes.






    Gérard Macé, Homère au royaume des morts




    GÉRARD MACÉ


    Mace (1)
    Ph. Catherine Hélie
    Source





    ■ Gérard Macé
    sur Terres de femmes


    Billard. Téléphone. (poème extrait d’ Ici on consulte le destin)
    Affluent d’un fleuve (poème extrait de Promesse, tour et prestige)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Le bruit du temps)
    la page de l’éditeur sur Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    → (sur le site des éditions Le bruit du temps)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Macé
    → (sur le site Auteurs contemporains)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Macé




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris






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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Alain Duault | [Tempêtes tempêtes]



    [TEMPÊTES TEMPÊTES]




    Tempêtes tempêtes et puis des cris l’arc des cris les plus
    Rauques les plus cris les plus tempêtes et creux de pluie
    Et le jasmin les acacias tout ça les éclairs et l’éclat le cra
    Quement des roses comment est-il possible que notre vie
    Passe comme ça et le claquement des fouets sur les murs
    Tout ce qui fait mal aux cheveux comment est-ce dicible
    À quel vent quelles heures voraces à quels vœux se jouer
    Les loups sont dans nos bras et leurs regards vrillés verts
    Nous flashent soufflent nous poussent dans leurs fleuves
    À qui donner ces mots âcres la tête éclaboussée d’ombre
    Les danseurs nous emportent au pire et n’écoutent l’aveu
    Froissé des membres obscurs que dans la perte Quel sens
    Accorder à la clarté confuse aux doigts délicats du jour si
    Toutes les taches du ciel sont tombées Comment regarder
    Le ciel nettoyé jusqu’à l’os par la tempête avec qui danser




    Alain Duault, « Tempêtes et creux de pluies », in L’Effarant Intérieur des ombres, Gallimard, 2008 ; in Où vont nos nuits perdues et autres poèmes, Éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2015, page 193. Préface de Xavier Darcos.






    Alain Duault, Où vont nos nuits perdues





    ALAIN DUAULT


    Alain Duault
    Source




    ■ Alain Duault
    sur Terres de femmes


    [Il n’est peut-être pas trop tard] (poème extrait de La Cérémonie des inquiétudes)
    Le dos (poème extrait de Nudités)
    Comprendre la poésie (poème extrait de La Poésie, le ciel, Petite méditation lyrique)




    ■ Voir aussi ▼


    l’humeur d’Alain Duault (le blog d’Alain Duault)





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Ludovic Degroote, zambèze

    par Angèle Paoli

    Ludovic Degroote, zambèze,
    Editions Unes, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Pas tout à fait logbook ni tout à fait carnet de route
    Ph., G.AdC







    « QUOI QU’ON ÉCRIVE, ON ÉCRIT DE L’INTÉRIEUR »




    Pas tout à fait logbook ni tout à fait carnet de route, zambèze de Ludovic Degroote se rapproche pourtant du journal de voyage. Avec le titre comme pierre d’amarre pour un départ imminent. Un journal qui cherche à échapper aux stéréotypes du genre, descriptions exotiques et exaltées du touriste en mal d’aventure sauvage, safaris aux couleurs de clichés cartes postales, aux poncifs inhérents à la bonne ou mauvaise conscience de l’européen nanti. Ludovic Degroote s’y refuse, attentif à ne pas tomber dans le piège du « ça vous fait frederic rossif ». Pas tout à fait récit non plus, zambèze procède par fragments non datés auxquels viennent se juxtaposer des notations qui prennent soudain l’allure de poèmes. Récit poétique alors ? Pour la lectrice que je suis, cela ne fait aucun doute. Une rêverie agrémentée de divagations, petites digressions liées aux auteurs fréquentés par l’adulte, retours en arrière sur d’autres voyages, réflexions qui s’alimentent dans l’enfance puisent dans l’imagerie imprimée dans la mémoire, souvenirs de lectures anciennes qui engendrent d’autres réflexions s’imbriquant les unes dans les autres pour former un puzzle où s’articulent les pièces d’une personnalité — et d’une voix reconnaissable entre mille —, transplantée à un moment donné de sa vie dans un paysage autre. Personnalité attachante sensible qui laisse vagabonder sa pensée au fur et à mesure que se déroule le voyage (en famille) le long du fleuve ou à l’intérieur des terres, trois semaines au moins, peut-être quatre. La seule date vraiment mentionnée est celle du quinze juillet deux mille treize. C’est sur cette date-sésame que s’ouvre le récit :

    « j’ouvre ce cahier au bord du zambèze — huit heures du matin, soleil frais ».

    Une première phrase à la tonalité neutre. Ludovic Degroote ne se laisse pas prendre dans les filets-poncifs du pittoresque. À quoi s’occupe-t-il donc, alors, au cours de cette traversée africaine ? À penser et à tenter de se définir, sans prétention sans jeu théâtral sans se prendre pour un « monsieur important », avec lucidité ; avec une touchante modestie.

    « je traverse l’afrique et je n’en fais rien, je veux dire que je n’en fais rien sur le plan politique ou moral, je continue de la traverser comme tant d’autres choses, non parce qu’elles ne me touchent pas, mais parce que je mets d’œuvre en action ce qui rappelle les bonnes œuvres, non l’action… »

    En cours de voyage, toujours poursuivant la consigne de ses notes dans son cahier, le poète confie à la page la réflexion suivante, à la fois interrogation sur le devenir de ce cahier et sur la forme que prendra son travail, s’il le poursuit :

    « je ne sais si je ferai quelque chose de ces notes : un poème sans doute, des fragments, ou les deux, comme j’aime glisser de l’un à l’autre, quand la prose s’effiloche et devient un vers, mais cela me semble difficile ici, je vois mieux deux ou trois poèmes adossés à des séries de fragments… »

    Voilà qui définit parfaitement cet ouvrage et qui me confirme dans mon approche.

    Il faudra attendre février 2015 pour que se referme le cahier zambèze et que s’achève le long travail d’écriture : « wimereux — la madeleine — août 2014 — février 2015. » Là prend fin une autre forme de voyage.

    Disséminées dans les fragments, de petites touches permettent de discerner ce qui caractérise l’état d’esprit du voyageur Ludovic Degroote. Ainsi de celle-ci, qui conduit le poète à se poser la question : comment faire pour éviter de faire « littéraire » ? Sa nature profonde veille, qui le tient à l’écart de l’esprit-de-la-littérature-de-voyage :

    « anti-gide, anti-leiris, anti-michaux des amazonies, non par principe, mais parce que je n’en ai ni les ressorts ni les moyens — pas plus que ponge et ses structures savantes ; rien qu’un petit bout de poème qui voudrait bien voyager s’il pouvait sortir de mon crâne… »

    Dès lors que sont ex-posées ces évidences, comment faire pour éviter les clichés inhérents à ce genre d’écriture ? Ludovic Degroote avoue son impuissance à y parvenir tout à fait. Pourtant le simple fait de priver les noms propres de leurs majuscules contribue à les ramener au rang des objets ordinaires et à leur faire partager une semblable existence. Ainsi les noms géographiques habituellement drapés du mystère de l’Afrique noire rejoignent-ils la cohorte des noms usuels, propres au pays visité — kafue chongwe mfuwe lodge vervet zambie livingstone baobab crocodile phacochère lusaka…

    Pour tout ce qu’il croise d’animaux de la savane, de gestes, de paysages, le poète s’en tient à des énumérations succinctes, d’abord parce qu’il affirme ne rien retenir, sinon ce qu’il voit :

    « je ne retiens rien qu’arbustes, fleurs, jaunes, ce que mes yeux ont vu, ni les mots ni les noms

    avec les mots et les noms j’ai beaucoup de mal ».

    Il semble également être la proie d’une forme de renoncement qui l’oblige à s’en tenir à un style exclusivement informatif :

    « avons quitté kiambi hier matin — sept heures de route pour livingstone : paysages variés, que dire de plus insignifiant, il faudrait détailler, faire un travail de scientifique ou de romancier, pas le mien, végétation plus ou moins serrée, arbres à collines, plaines, cultures maraîchères, cultures extensives… »

    Pourtant, un mot émerge parmi d’autres, qui retient l’attention du poète. « latérite ». Lié à la couleur rouge, couleur de prédilection de Ludovic Degroote, le mot entraîne le poète dans une déclinaison aux rebondissements multiples, qui procèdent par associations de mots de sons puis d’idées. De sorte qu’à partir d’un seul mot, c’est toute une composition personnelle et passionnante — jubilatoire — qui se déploie, d’une ramification à l’autre.

    « rouge latérite » :

    « aussitôt j’ai pensé à combiner le mot latéral, écrire par exemple couleur latérale en pensant latérite, pour que le poème joigne les deux mots, à moins que je ne veuille cacher la chose, ce qui n’est pas le cas, ni tomber dans l’opacité dont se chargerait une telle expression ; si je construis le poème en ne pensant qu’à moi, je le réduis, si je l’écris en pensant au lecteur je le réduis aussi — mieux vaut ne penser à personne, sauf au poème

    j’aurais pu écrire : latérale latérite mais cela m’aurait semblé forcé dans la mesure où la latérite évoque d’abord la couleur des routes, pas celle d’un trottoir ou d’un bas-côté, on voit l’ornement que les jeux de sonorités auraient fabriqué

    difficile de se représenter le rouge sans croiser le mont juliau de nicolas pesquès : dire jaune, c’est dire la couleur et le geste de soi face au monde que produit le langage, mais l’entreprise de pesquès est l’entreprise d’une vie, d’une œuvre ; mon rouge à moi je l’ai croisé ici, en zambie, là, près de sienne ou dans le vaucluse, plus haut dans ma vie, lorsque, enfant, nous étions allés au mont des récollets chercher des fossiles, dents de requins, à moins que ma mémoire ait fabriqué à partir d’événements différents un épisode qui n’appartient qu’à elle, à la manière de cet orgue de barbarie dont parle proust… »

    Ainsi procède le poète, « à sauts et à gambades » siens. Ainsi en est-il aussi de ses considérations sur les chutes. Des chutes du Zambèze aux siennes propres ; chutes personnelles faites de déceptions et de désillusions auxquelles il dit n’avoir pas été préparé ; « chutes victoriennes » d’où ricocher sur « les chutes vues au gabon » puis sur la « cascade de couz », « au goût de vacances » ; de là, vagabondage dans le pays grand-maternel de Chambéry où il croise Jean-Jacques Rousseau à qui il consacre trois grands paragraphes qui s’enchaînent dans un même souffle ; le tout s’achevant sur un retour à « la belle cascade de couz » et à la chute conclusive sur le Zambèze :

    « de là à penser qu’il n’y a rien pour moi dans ces chutes, ce serait une jouissance égocentrique, à quoi je ramènerais cet endroit, qui en serait honteuse ; disons qu’elles m’ont épaté, saisi, étonné, frappé, mais pas ému, exprimant par là qu’elles m’ont laissé sur place au lieu de m’emmener… »

    Le poète poursuit sa traversée, avec lui-même en miroir. Le paysage défile en effet sans qu’il parvienne vraiment à se départir de lui-même, à s’évader de ce qui le constitue profondément. Se défaire de ses peurs, peur de se mettre en route de s’abandonner à l’esprit du voyage peur d’être rattrapé par ses « pieuvres » innombrables tant physiques que psychiques qui le guettent et l’attendent au tournant et, par-dessus tout, celle de la solitude dont la présence le submerge

    — « tout coule

    sur le zambèze aussi j’emmène mes bas

    en bas je suis toujours seul

    où que je sois dans le monde » —

    et cette mélancolie qui le poursuit, où qu’il aille et quoi qu’il fasse. Avec ce sentiment de décalage amusé et bienveillant — qui fait sourire — qui caractérise le regard qu’il porte sur lui-même :

    « je fais observer aux enfants cette incroyable variété de paysages, ils me charrient en chœur dès que j’ouvre la bouche dans la voiture; il faut bien que je joue au père, je ne dis pas que je n’y prends pas plaisir… »

    Les fragments de zambèze se suivent sans interruption(s) (autres que les interlignes qui les séparent) formant le déroulé d’un fleuve livré à son rythme propre avec ses pauses intermédiaires de part et d’autre du seul point-virgule. Je cherche les confortables « bouées » d’écriture dont parle le poète dans josé tomas, et je tombe sur la magie de cette phrase, qui procède par transposition d’univers et qui imprime, par dérives silencieuses, des images émouvantes inattendues, de celles grâce auxquelles j’entraperçois, de manière imprévisible, l’arrière-pays mental du poète :

    « pirogues silencieuses comme au temps de l’angélus, les doigts joints aux filets, nous aussi dans la barque on dérivait au bruit du clapot, la canne à la main

    chacun à sa hauteur… »

    Ainsi, « quoi qu’on écrive, on écrit de l’intérieur ».

    Ce qui est écrit là, au cœur de zambèze, est admirable. Le livre à peine refermé, « j’ai envie de rester ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Zambèze








    LUDOVIC DEGROOTE


    Vignette ludovic degroote
    Source



    ■ Ludovic Degroote
    sur Terres de femmes

    [Autour figé, amorti, sans attente] (extrait de La Digue)
    Am Timan, Tchad (extrait de ligne 4)
    [chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures] (extrait de Monologue)
    [j’aimerais faire quelque chose de tout ça] (extrait de josé tomás)
    josé tomás (lecture d’AP)
    Monologue (Sotto voce de Jean-Louis Giovannoni)
    Retisser la trame déchirée (note de lecture de Sylvie Fabre G.)
    un peu plus au bord
    3 ciels d’ici
    Christine Delbecq | Ludovic Degroote, ChaosCarton



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au poème)
    « méfie-toi du pathétique » (lecture de Monologue de Ludovic Degroote par Angèle Paoli)






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  • Stéphane Korvin | [on déplace les muettes]



    [ON DÉPLACE LES MUETTES]




    on déplace les muettes, on essuie les chutes, on renverse les chaises, la table ressemble à une petite pièce noire, l’ombre descend jusqu’à la cave

    le verbe blottir

    les causes se sont immobilisées, dans le lit tu me cherches des mains

    « quand que je ne serai plus là » reste un grand bruit

    cela n’existe pas les petits coffres murés qui claquent sous la peau ?

    tu m’offres la pluie, l’entrain et une trêve, leurs masses s’échangent : « nous ferons du feu avec nos corps »

    nous le ferons sans boire puisque que j’ai les lèvres brûlées




    Stéphane Korvin, Noise, éditions Isabelle Sauvage, Collection présent (im)parfait, 29410 Plounéour-Ménez, 2015, page 72.






    Noise






    STÉPHANE KORVIN


    Korvin_stephane
    Source



    ■ Stéphane Korvin
    sur Terres de femmes

    [le vent se bombe] (poème extrait de bas de casse)



    ■ Voir aussi ▼

    le site de Stéphane Korvin
    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    une notice bio-bibliographique sur Stéphane Korvin




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