Étiquette : 2016


  • Dolores Dorantes | [Pour dormir sur ton sang]




    [POUR DORMIR SUR TON SANG]





    « 19.- Pour dormir sur ton sang nous voulons que tu nous bandes les yeux et que tu nous mettes de l’inconnu sur la langue. Emporte-nous là où naît la ferveur et le ciel perd. Nous voulons nous faufiler dans ce qu’il y a de plus chaud, ferveur. Dans ce qu’il y a de plus chaud, ferveur. Nous voulons toutes nous ébattre sur le combustible comme si c’était un champ de lobélies. Nous voulons que tu nous bandes les yeux et goûter. Goûter le coup froid des saveurs qui nous enflent les lèvres et déclenchent la guerre. Goûter sans voir la poudre qui nous allume. Recevoir sans savoir combien de têtes roulent dans la ville. Donne-nous en offrande. »



    « 20.- Retourne-toi et le ciel ouvre la bouche. Tu as disparu parmi nous. Ceci est un livre qui n’existe pas. Nous t’encerclons. Ciel et mort. Ciel et sang. Perfection et douleur. Nous sommes toutes à toi quand toi tu crois nous dévorer. Nous sommes toutes à toi la bouche fermée. Instruments de ta phonation. Identiques nous sommes. Nous sautons dans l’anneau du ciel. Nous sommes espace et nous sommes superficie. Le ciel a un corps qui chemine. Le chemin s’est couvert de sang. »



    « 21.- Furie. Support qui chemine. Orfèvrerie de codes détruisant la nuit. Orfèvrerie sur un support de peau qui ne résiste pas. Le ciel ici palpite. »



    Dolores Dorantes, Style [Estilo, Mano Santa Editores, Guadalajara, 2011], L’Arbre à paroles, Collection iF, Amay, 2016, pp. 37-39-41. Traduit de l’espagnol par Cathy Fourez.







    DOLORES DORANTES


    Dolores-Dorantes
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la Maison de la poésie d’Amay)
    la page de l’éditeur sur Style de Dolores Dorantes
    → (sur issuu.com)
    le texte original (Estilo, Mano Santa Editores, Guadalajara, 2011) de Style de Dolores Dorantes







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  • Isabelle Baladine Howald | [Je — court à la mort]




    [JE — COURT À LA MORT]





    Je — court à la mort


    (devancer sans fin la scène des adieux, je —
    court devant— les mains et bras tendus ouverts
    pour/contre)

    Je ne veux pas que le jour commence je ne veux pas
    que le jour finisse        à chaque mort je       pense
    non, pas pensée       mais       épreuve de l’aube et du soir


    Relever, relever
    Ne pas s’en relever. Mais relever : survivons comme /
    les deux extrêmes —


    va — ferme ces doux yeux / — ne sache pas — je me / charge —    continue — / et tu vivras —, me demandant comment vivre avec celui qui travaille dans la forêt — celui qui coupe les arbres ou recueille la sève — avec le faucheur d’herbes, avec le photographe ou le peintre, celui qui écoute ou celui qui parle,  avec celui qui rit aux larmes sur la photo ou celui qui tient sa tête dans ses mains — celui des figurines. Avec le petit mort. Je me souvenais de ceux avec lesquels j’avais vécu, auprès desquels je ne dormais pas

          et je devenu le cheval frappé



    Isabelle Baladine Howald, Hantômes, I, éditions Isabelle Sauvage, Collection présent (im)parfait, 29410 Plounéour-Ménez, 2016, pp. 12-13.







    Howald_hantomes






    ISABELLE BALADINE HOWALD


    Isabelle Baladine Howald
    Source




    ■ Isabelle Baladine Howald
    sur Terres de femmes


    La Douleur du retour (note de lecture d’AP)
    [Je pense à toi qui n’a plus de corps] (extrait de Fragments du discontinu)
    Mouvement d’adieu, constamment empêché (note de lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la page de l’éditeur sur hantômes







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  • Lambert Schlechter, Inévitables bifurcations

    par Angèle Paoli

    Lambert Schlechter, Inévitables bifurcations,
    Le Murmure du monde/4,

    éditions Les doigts dans la prose, 2016.



    Lecture d’Angèle Paoli


    À TRAVERS « FRAGMENTEMENTS & DÉCHIRATIONS »




    La pensée vagabonde. Dégagée d’enchaînements clairement identifiables, la pensée suit son flux sans heurt. Elle passe sans transition ni annonce ni amorce d’une idée à une autre, d’une réflexion à l’autre. Tout juste séparées les unes des autres par une virgule sans qu’aucune ponctuation forte vienne imposer une pause et encore moins y mettre un terme, les fameuses « éjaculations » jaillissent, métaphoriquement annoncées dans l’incipit d’Inévitables bifurcations. J’allais écrire « ineffables », tant surprennent ces courts-circuits de la pensée, qui sont pourtant le fait de tout un chacun, mais qui jamais d’ordinaire ne s’écrivent pour donner corps à une œuvre. Or, c’est sur ces imprévus de la pensée discursive que se construisent les Inévitables bifurcations de Lambert Schlechter. Quatrième volume du Murmure du monde.

    Les soixante-dix-sept chapitres qui composent le dernier ouvrage de l’homme-tendresse tout de blanc vêtu, s’enchaînent en un même tempo, vif et ininterrompu. Ces proses dont la brièveté et le morcellement sont peut-être à l’image de la « manière d’écrire dont Schopenhauer fait l’éloge » (chapitre 77), sont toutes empreintes de spontanéité. Textes qui s’accordent avec l’humeur de leur auteur, sans qu’aucune idée préconçue ni plan préétabli vienne contrarier le désir, voire l’impulsion, de bifurquer au gré d’irruptions fortuites. Qu’il ne saurait être question de contrarier. Procédant ainsi, sans contrainte apparente, Lambert Schlechter évite ce qui, à ses yeux, est le pire des maux : l’ennui. Tant celui de l’écrivain que celui du lecteur. Et il est vrai que l’ennui n’est jamais au rendez-vous tout au long de la lecture. Que la lecture des Inévitables bifurcations en est même tout à l’opposé, qui offre au lecteur le plaisir de se laisser dé-router ; le désir de poursuivre sans jamais s’interrompre. Accepter de se laisser dérouter, c’est accepter de se saisir au vol des différents fils qui surgissent sur une même page, sans se préoccuper d’une quelconque apparente discursivité et logique de pensée ; c’est accepter les écarts qui se créent et qui rejoignent ainsi le propos du poète Mark Strand, cité en exergue : « If it is a mirror to anything, it is the gap between the nothing that was and the nothing that will be. » « The gap ». L’écart. D’où vient la surprise. Et la jubilation qui l’accompagne.

    Il ne faut cependant pas s’y tromper. Une construction se dégage bien de l’ensemble de ces courtes proses, mais elle tient davantage à la tonalité — mi-sérieuse / mi-drôle —, à la voix (comment ne pas entendre sous la phrase, la voix de Lambert Schlechter, indissociable de son sourire et de ses yeux malicieux) – et aux thématiques récurrentes qui font émerger toute une mosaïque de réflexions d’interrogations de fantaisies autour du sexe et de la mort. Tous deux également omniprésents, étroitement enlacés l’un à l’autre, tous deux exerçant sur le poète un « constant ressac », fertile en images innovantes, en musarderies et en trouvailles de langue, qui broussaillent parmi les herbes folles du jardin. Événements menus ou tragiques surgissent au détour, qui nous habitent un moment puis s’effacent de nos mémoires fragiles, habituées qu’elles sont à tout gommer pour faire place nette à la nouveauté, à l’imprévu, à l’infatigable fugacité dont nos esprits sont friands. Entre les interstices qui séparent une idée d’une autre, se fraie passage le murmure du monde. « Un murmure perpétuel » qui fait entendre à l’infini ses variations. Pour autant, la bonne humeur, l’humour, le goût puissant de la vie, le plaisir, l’amour inextinguible des femmes et la tendresse de l’auteur à leur égard, n’empêchent nullement les visions noires, liées au mystère tragique du mal et aux horreurs qui ont marqué — et continuent de marquer — les hommes de leur sceau d’épouvante. Parmi lesquelles, celles du XXe siècle et de notre siècle :

    « peut-être que je veux juste exorciser mes cauchemars, qui sont des cauchemars diurnes, éveillés, les rêves de la nuit sont anodins, n’ont jamais rien d’alarmant, d’oppressant, noms propres salis souillés stigmatisés jusqu’à la fin des temps, jusqu’à l’extinction de la mémoire, Babi Yar Treblinka Majdanec Dresden Hiroshima Phnom Penh Kigali Srebrenica et centaines & milliers d’autres noms salis souillés stigmatisés jusqu’à la fin des temps, tout cela on le sait, on ne sait rien de tout cela, nous ne savons rien du mal, le mal est opaque, incompréhensible, le mal est fait, fait par des hommes, le mal est irréversible, rien ne rachète le mal, souffrances infligées à des êtres humains par des êtres humains, ce sont des idées puis ce sont des gestes, d’où viennent ces idées, d’où viennent ces gestes, et à la question désespérément banale : comment cela a-t-il été possible, les réponses sont dans toute l’histoire de notre culture, notre religion, notre philosophie, notre littérature, nos arts, depuis Auschwitz, écrit Imre Kertész, il ne s’est rien passé que nous aurions pu vivre comme la réfutation d’Auschwitz, comment fermer ce dossier, les interrogations restent en suspens : comment cela a-t-il été possible, comment cela est-il possible, comment cela sera-t-il possible » ?

    Même si Dieu est désormais absent, Lambert Schlechter continue de nourrir sa mémoire et son immense culture de tout ce qui a trait à un passé en voie de disparition. Philosophes, évangélistes et scripteurs de la Bible, Pères de l’Église (il ne porte pas Saint Augustin dans son cœur) et grands mystiques, poètes d’hier et d’aujourd’hui – Hölderlin et Rilke, Raymond Carver et Bernard Chambaz. Pour ne citer que ces quelques noms. Mais inlassablement il lit et relit. Pythagore Parménide Héraclite Démocrite Socrate Platon Aristote Lucrèce Tertullien Homère Hésiode Virgile Averroès Montaigne Flaubert Beckett… Zukofsky Omar Khayyam Etty Hillesum Paul Celan Jean-Paul de Dadelsen Jude Stefan… mais aussi Michaël Glück Valérie Rouzeau et Caroline Sagot Duvauroux. Les Anciens de toujours et les Modernes d’aujourd’hui :

    « lire lentement, très lentement, on ne lit jamais assez lentement, et lire le passage encore une fois, relire au lieu de continuer à lire, un freux qui virevolte, dans une nouvelle de Tchékhov, au-dessus d’un champ où parmi la neige pousse le blé d’hiver, virevolte puis atterrit et sautille encore quelques pas avant de fermer les ailes et de s’immobiliser, un jour Raymond Carver, marqué par le sceau de la mort, tombe sur ce passage, et arrête de lire, et copie la page, et met le freux de Tchékhov dans son livre, son dernier livre, il écrit que l’arche fut construite dans l’espace d’un siècle par quatre hommes, Noé et ses trois fils […] »

    Faire vibrer le « murmure perpétuel » du monde, c’est ce qui permet au poète — grand chasseur de limaces devant l’Éternel — de passer du jardin qu’il vaporise avec détermination à la robe légère de la passante entrevue sur les bords de l’Arno, faisant ainsi naître dans l’imaginaire du lecteur la photo de la “subway dress”de Marilyn (non mentionnée explicitement) et peut-être aussi celle de la « Passante » de Baudelaire, plus coquinement esquissée sous la plume émoustillée du poète, puis, bifurquant du comptage des marches de la tour de Pise à celles du mausolée de Mao, de songer à la mort de Mathieu Bénézet survenue un 12 juillet, l’année même de ses 67 ans, de s’en revenir aux limaces desséchées, abandonnées aux plates-bandes, et de clore le chapitre par une pirouette —  « ce n’est pas le mot oiseau qui met l’oiseau dans le poème » — qui renvoie par rebond arrière à l’oiseau de Mathieu Bénézet évoqué quatre lignes plus haut : « l’oiseau s’ignore dans le mot oiseau. »

    Comment cela fonctionne-t-il au juste ? Il est difficile de le dire. L’expliciter reviendrait sans doute à rompre en partie le charme du mouvement de spirale et d’hélice dans lequel la lecture emporte. Mais, de page en page, reviennent certains mots, qui entraînent derrière eux tout un champ à explorer. Avec le jardin s’érigent les cohortes minuscules des abeilles limaces coléoptères passereaux crapauds… et fleurs. Interstices métaphoriques entre lesquels s’immiscent le pape François, T.S. Eliot, Ezra Pound… et Mathieu Bénézet.

    Des souvenirs surgissent par bribes, qui ouvrent des « brèches dans l’horrible caténation des moments », souvenirs liés à l’amour de l’épouse, trop tôt disparue, remontées vers l’enfance et vers l’adolescence, lectures et films qui drainent avec eux le flot incessant des catastrophes et des crimes contre l’humanité mais toujours le présent flirte avec le passé ou l’inverse, le massacre des mouches à la frapette et les exécutions perpétrées par Boko-Haram.

    « au premier siècle av. J.-C. on verra les pharisiens propager la doctrine selon laquelle les bons ressuscitent tandis que les mauvais seront relégués en une prison éternelle, à la même époque, la secte des saducéens rejette toute idée d’une survie de l’âme, c’est pour ça que j’écris mes pages comme je les écris : pour mettre la brouette et la cantate et la parole mortelle du toubib et la mortalité de l’âme et le ciel provençal sur la même page ».

    La brouette ? « La rouge brouette de Williams à travers l’Été de Chambaz ».

    Brouette ? « c’est le genre de mot que je souligne dans un livre, quand il apparaît pour la quatrième fois, brouette, avec crayon de couleur, la rouge brouette, il y a un immense enjeu, depends so much, elle servira à conduire à la déchetterie les malsaines élucubrations de Saint Augustin ».

    « & toujours la brouette de Williams sur les pages de Chambaz, la brouette et le pré / et le niagara et le jura et l’histoire des siècles / depuis les premiers mots de la mésopotamie, j’aimerais dit-elle » … et l’âme de Lambert Schlechter — animula vagula blandula — « circuite » et batifole à travers « fragmentements & déchirations » et, laissant en suspens ses interrogations, s’en va derechef remplir son arrosoir. « Yesss » dit le poète, à la journée qui s’annonce. « Yesss », dit la lectrice, en clin d’œil complice, pour remercier le poète. Et elle poursuit, toujours musardant parmi ces « petites gloses ». Qu’elle savoure, sans modération aucune. Il faudra que je les relise, murmure-t-elle à sa page !



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Lambert Schlechter, Inévitables bifurcations





    LAMBERT SCHLECHTER



    Lambert SCHLECHTER
    Source




    ■ Lambert Schlechter
    sur Terres de femmes

    [liste des choses arrivées…] (extrait d’Agonie Patagonie)
    3 mars 1994 | Lambert Schlechter | [cahier mou brouillon]
    [on ne sait plus où se réfugier] (extrait de L’Envers de tous les endroits)
    [J’ai deux fois l’âge maintenant] (extrait de Mais le merle n’a aucun message)
    [trop de murs] (extrait de Milliards de manières de mourir)
    [Je ne sais pas ce qu’elle devient] (extrait de Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager)
    4 décembre 2008 | Lambert Schlechter, Les Parasols de Jaurès
    [Sans agrafe ni trombone] (extrait d’Une mite sous la semelle du Titien)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur remue.net)
    une lecture d’Inévitables bifurcations par Jacques Josse
    → (dans le dictionnaire des auteurs luxembourgeois du site du Centre national de littérature du Luxembourg)
    une fiche bio-bibliographique sur Lambert Schlechter
    Le Murmure du monde, le blog de Lambert Schlechter







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  • Sandrine Cnudde, Habiter l’aube

    par Angèle Paoli

    Sandrine Cnudde, Habiter l’aube,
    Collection « La route de cinq pieds », éditions Tarabuste, 2016.
    Treize photographies de l’auteur.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Extrait-habiter
    Ph. Sandrine Cnudde, Habiter l’aube, page 8.
    « C’est une maison pleine de trous.
    Une rivière terreuse la traverse de lune en lune.
    L’éclat des pas retourne des miroirs pâles
    et de vieux taureaux éteints boivent au rouge de nos doigts.
    C’est la maison de l’aube. » (Sandrine Cnudde, Habiter l’aube, page 9)
    Source







    UN CHANT D’ÉTERNITÉ




    Dans la cochlée de la caverne murmure le chant des doigts qui effleurent. Parois qui se dessinent, strates oblongues bosselures concrétions. Se glisser par la chatière, laisser l’eau du sol incertain absorber le corps, prendre appui, se rassurer à l’ombre obscure de la lumière, noir profond d’un temps inatteignable. Les mains tâtonnent, les paumes trempent dans les ocres. Ancrent leurs formes dans la roche. Mains déployées à même les pliures et les fissures pariétales.

    Pourtant l’on n’y voit rien. Ou si peu et si mal. On ne distingue que chapelets de pierre de cristaux, ramifications rideaux et striures, superpositions de lignes ombrées. Les photos de Sandrine Cnudde, « bougies allumées » que la poète insère en pages hors texte, sont efflorescences de noir de blanc où filtrent des lueurs parmi les frondaisons, derrière les cils, le long des « cloisons sombres ». Il faut se faufiler derrière la poète, repousser les peurs de la nuit, avec elle « habiter l’aube ». Se défaire de ses us et petits conforts, la suivre sur les sentes. « Je te convie à voir », écrit-elle, dès les premières pages de son dernier recueil : Habiter l’aube. Et la lectrice de la suivre. Avide. D’emboîter le pas de la poète à travers la remontée des siècles. Ou, plus simplement, d’emprunter le même chemin : « suivre cette rivière à pied ». La Vézère ; depuis le plateau de Millevaches où la rivière prend sa source, jusqu’aux grottes de Dordogne où notre temps se perd dans la nuit des temps. Avec elle se fondre. En elle reconnaître sa part d’humanité :

    « Vézère, je masse ta fontanelle liquide

    qui opère les liquides de ma masse.

    Je suis de cette humanité sédimentée sur tes rives.

    Le soleil brille. »

    Œil-torche. Pupille et paupière inversées. Fente verticale qui cille plus étrangement et fixe, derrière ridules et poils, lumière sombre d’un œil géant d’auroch, peut-être. Se glisser-voir, tenter de retrouver et de faire revivre ce qui fut il y a des millions d’années et que voyaient les magdaléniens nos ancêtres, qui nous ont précédés en ces lieux. Traquer le paysage. Fossiles calcaires de vertèbres le long desquels fendre les pentes jusqu’à l’orée des lavandes.

    D’où nous vient cette nostalgie des aurochs ? Lisant Habiter l’aube, je m’interroge. Avec Sandrine Cnudde pour guide, le désir opère, profond, qui tenaille longtemps après la traversée du voyage poétique auquel elle invite. Voyage en préhistoire. Traversée silencieuse sous les nuages, dans le contact permanent avec l’eau et la pierre, les arbres et les étoiles. Avec pour seul compagnon le chien complice de ses peurs. Ensemble ils forment un étrange hybride ; un « cyclope à six pattes ». Seul susceptible de faire « sauter la calcite déposée sur nos langues. » Lesquelles « se renouent dans une inclusion goulue d’humanité. »

    Le désir est tenace, chez la poète, de retrouver ce « versant animal », indissociable de son projet de marcheuse. Il devient aussi le nôtre. Magie des mots qui rend possible l’appropriation du monde, ou plus exactement un fusionnement profond semblable sans doute à celui que réalisaient nos ancêtres en peignant sur les parois rocheuses des cavernes. Scènes de chasse émouvantes, poursuite des grands fauves laineux, mammouths géants et cerfs — ces « scribes-à-la ramure »  —, qui perpétuent leur course à travers temps.

    « Au fond des grandes réserves de nuit

    il y a des murs mous activés par des doigts agiles

    secoués de tourbillons cornus et de remous à bosses. »

    En amont d’ « habiter l’aube », il y a les origines :

    « La source : une jeune fille sans visage ». Doublée d’un poids plume :

    « Ce doit être d’avoir trop longtemps

    pesé moins de cinquante kilos

    et trop souvent déménagé

    pour ressentir un tel besoin de

    massif

    central »

    Avant la jeune fille, en remontant plus loin encore, il y a une petite fille de cinq ans. Sandrine Cnudde se retourne un instant sur ses jeunes années et y croise la rivière Corrèze, affluent de la Dordogne à qui elle rend hommage. Chant vibrant inscrit sur une photo en double page, ombres et trouées de lumière :

    « Ô Corrèze, Corrèze !

    mégacéros de mon enfance.

    Je connais ma taille dans tes forêts.

    Ta Souvigne est

    ma rivière juste

    en nouant les bras, j’en croise les deux rives. »

    Comme un écho à cette double page et à cet hymne à la Corrèze survient l’hommage aux « pères », poème qui se déroule sur huit vers (libres) entre deux vers identiques, formant paroi, rives d’une même rivière qui se rejoignent après découlement de son flot :

    « Les pères partent comme les pentes pleines d’eau-fièvre. » (vers 1 et 8 de la page 23)

    Pères invisibles qui poursuivent leur route et hantent la mémoire, plus présents sans doute et plus vrais que nombre d’inventions qui s’imposent au regard par la violence.

    C’est toujours aux intersections que se fait l’échange et que se construit le monde. Couseuse infatigable, Sandrine Cnudde brode ses contes sur la répétition et sur les formules incantatoires. En magicienne sensible aux rituels célestes, elle dialogue avec l’aigle, proche en cela des artistes qui habitaient les grands espaces glaciaires, en adéquation parfaite avec le monde animal. Adepte de la verticalité et de l’élévation, la conteuse-couseuse connaît l’art d’assembler les « parcelles » pour composer le dessin de son espace mental, land art personnel que domine « la grande forêt ».

    « À l’écoute d’un souffle venu des fissures de la terre », la poète renoue avec les origines du monde. Et redécouvre ce qui la fonde en profondeur :

    « tu réalises alors que ce que tu
    contactes dans ce ravin des années
    c’est ta seule Robe irradiante
    nudité. »


    Habiter l’aube. Une leçon de vie exigeante et profonde. Une « barque de papier » où rejoindre « l’âge d’homme » en suivant le cours secret des rivières, celui-là même qui permet à la poète de partager avec nous son « chant d’éternité ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Sandrine Cnudde, Habiter l'aube,




    SANDRINE CNUDDE


    Sandrine_Cnudde
    Source



    ■ Sandrine Cnudde
    sur Terres de femmes

    [Je sais que parfois la flamme vacille](extrait d’Habiter l’aube)
    Gravité/Gravedad (lecture d’AP)
    11 avril 2015 — Printemps | Sandrine Cnudde, Patience des fauves



    ■ Voir aussi ▼

    le blog de Sandrine Cnudde
    → (sur Chemins d’étoiles)
    une fiche bio-bibliographique sur Sandrine Cnudde








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  • Laurine Rousselet | [le concret s’avance au creux de la main]




    [LE CONCRET S’AVANCE AU CREUX DE LA MAIN]





    le concret s’avance au creux de la main
    un pan du passé m’est perdu
    la mémoire a ses départs
    ses coups de pied et famines

    il y a magie si dans l’énormité du jour
    la perte saisit la lettre pour l’obliger à vivre

    au milieu des touffes d’herbe
    je vois racines desséchées
    soupçons de bulbes
    conflits prêts à gonfler

    la bataille reste de crire sur fond blanc



    Laurine Rousselet, Nuit témoin, éditions Isabelle Sauvage, Collection « Présent (im)parfait », 29410 Plounéour-Ménez, 2016, page 44.






    Rousselet_nuit







    LAURINE ROUSSELET


    Laurine Rousselet par Hubert Haddad
    Hubert Haddad,
    Portrait de Laurine Rousselet, 2006





    ■ Laurine Rousselet
    sur Terres de femmes


    Nuit témoin (note de lecture d’AP)
    [la débâcle vient du réel] (extrait de Journal de l’attente)
    [en haut du temple] (autre extrait de Journal de l’attente)
    [franchir la porte] (extrait de Ruine balance)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [illisibilité afflux soulèvement]



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site Pierre Campion)
    une lecture de Nuit témoin de Laurine Rousselet, par Laurent Albarracin
    → (sur lelitteraire.com)
    une lecture de Nuit témoin de Laurine Rousselet, par Jean-Paul Gavard-Perret
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Laurine Rousselet
    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la page de l’éditeur sur Nuit témoin de Laurine Rousselet
    → (sur le site de France Culture)
    Laurine Rousselet : l’effractionnaire (L’Atelier de la création | 14-15, 18 juin 2013)
    → (sur le site de France Culture)
    Laurine Rousselet dans Ça rime à quoi de Sophie Nauleau pour Journal de l’attente (17 novembre 2013)
    → (sur Levure littéraire 12)
    Laurine Rousselet, Syrie, ce proche ailleurs (note de lecture d’AP)
    → (sur lelitteraire.com)
    un entretien de Laurine Rousselet avec Jean-Paul Gavard-Perret







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  • Albertine Benedetto | [Ordinaire]




    Reverbere
    Ph., G.AdC






    [ORDINAIRE]





    Tous les jours je m’enfante et me tends vers la lumière. Je découds les poches de mes yeux, je laisse ma bouche fleurir. Mes premiers pas toujours sont maladroits, à retrouver la terre. J’ouvre mes doigts comme la première fois, riant un peu du chatouillis de l’air, surprise aussi de ne rien retenir. Sinon ces petites choses, celles du fond du sac, pliées froissées oubliées, celles qui reviennent par la porte de derrière. Tous les jours j‘apprends à vivre au milieu des hommes, plus souvent à côté. Un pas de travers et me voilà entre les bras d’un réverbère — pardon monsieur. Quand il sourit, je le reconnais.

    Ordinaire



    Albertine Benedetto, Le Présent des bêtes, Al Manar, Collection Poésie, 2016, page 31. Dessins Henri Baviéra. Prix Jean-Follain 2018.






    Albertine Benedetto, Le présent des bêtes






    ALBERTINE BENEDETTO


    Albertine Benedetto.
    Source



    ■ Albertine Benedetto
    sur Terres de femmes

    Glottes (extrait de Glossolalies)
    [Si calme le piano] (extrait de Sous le signe des oiseaux)
    Vider les lieux (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Baltique



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique sur Albertine Benedetto







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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Jean-Luc Despax | Trois tableaux de Nicolás Herrera





    NH-photo 1
    Nicolás Herrera, Bosque,
    Óleo, 120 x 120 cm.
    Droits réservés.
    In Rocío Durán-Barba, Regards croisés, peintres équatoriens et
    poètes français
    | Miradas cruzadas, pintores ecuatorianos y poetas
    franceses,
    Éditorial Allpamanda, Fundación Cultural Rocio Durán-Barba,
    2016, p. 101.








    TROIS TABLEAUX DE NICOLÁS HERRERA
    (EXTRAIT)





    Échelle continent
    Pousse au ciel
    Vertical nourricier des élytres
    L’horizontal happe le vol
    Seul le cercle a des abysses
    Pour nourrir le compas
    Quand il laisse planer…

    Vrombissent, méridiens,
    Savent y faire
    L’insecte était un arbre
    La branche l’encre pure
    Que servirait le bleu
    Nulle plume vraiment
    N’abolira la sève.

    Frôler le bois,
    Qui est d’albâtre
    Pour le frisson d’envol
    Terre nouvelle ouvre les yeux
    Elle invente des bras
    Qui se refermeront
    En l’absence de totem.

    […]

    Pour que parlent les signes
    Il faut toucher l’écorce
    Comme grillon criquet
    Croqué grillé
    Troqué traqué
    Entendre un vieux standard
    Sur gramophone neuf.








    NH-photo 2
    Nicolás Herrera, Trasvida 2,
    Óleo, 120 x 120 cm.
    Droits réservés.
    In Rocío Durán-Barba, op. cit. supra,
    Éditorial Allpamanda, Fundación Cultural Rocio Durán-Barba,
    2016, p. 109.








    3 CUADROS DE NICOLÁS HERRERA
    (EXTRACTO)





    Escalera continente
    Crece al cielo
    Vertical alimentadora de los élitros
    Lo horizontal roba el vuelo
    Sólo el círculo tiene abismos
    Para alimentar la brújula
    Cuando deja planear…

    Zumbido, meridianos,
    Saben hacerlo
    El insecto era un árbol
    La rama tinta pura
    Que servirá al azul
    Ninguna pluma realmente
    No abolirá la savia.

    Rozar la madera,
    Que es de alabastro
    Para el escalofrío del vuelo
    Tierra nueva abre los ojos
    Inventa los brazos
    Que se cerrarán
    Con la ausencia del tótem

    […]

    Para que hablen los signos
    Hay que tocar la corteza
    Como grillo saltamontes
    Masticado tostado
    Trocado perseguido
    Escuchar un viejo estándar
    En un nuevo gramófono.



    Jean-Luc Despax in Rocío Durán-Barba, Regards croisés, peintres équatoriens et poètes français | Miradas cruzadas, pintores ecuatorianos y poetas franceses, Éditorial Allpamanda, Fundación Cultural Rocio Durán-Barba, 2016, pp. 103-115. Traduit en espagnol par Rocío Durán-Barba.








    Regards croisés
    Une rencontre entre les peintres équatoriens :
    Enriquestuardo Álvarez, Miguel Betancourt, Jorge Chalco, Mariella García,
    Nicolás Herrera, Washington Mosquera, Jorge Perugachy, Rosy Revelo, Nelson Román,
    Carlos Rosero, Oswaldo Viteri, Hernán Zúñiga
    et les poètes français :
    Claude Ber, Claudine Bohi, Sylvestre Clancier, Francis Combes, Françoise Coulmin,
    Christophe Dauphin, Paul de Brancion, Jean-Luc Despax, Hubert Haddad,
    Nicole Laurent-Catrice, Angèle Paoli.




    JEAN-LUC DESPAX


    Jean-Luc Despax 2
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    Les Douze de Blog, le carnet po(w)é(b)tique de Jean-Luc Despax



    ■ Voir encore ▼

    le site de la Fondation Rocio Durán-Barba
    le site de Nicolás Herrera






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  • Sandrine Cnudde | [Je sais que parfois la flamme vacille]




    [JE SAIS QUE PARFOIS LA FLAMME VACILLE]





    Je sais que parfois la flamme vacille. C’est le seuil du soupirail.
    Tous les vacillements ne sont pas des découpes sur un jour décliné.
    À l’intérieur des yeux très vieux, une clarté semble faire appel d’air,
    elle se déplace sur des éclats de comètes. C’est pourquoi je
    préfèrerais qu’il n’y ait pas d’avions dans le ciel.
    Quelque chose comme le crâne très dur d’un rhinocéros
    attarde les doigts sur le contact des barrages hydroélectriques.
    Faire partie du monde qui va à sa perte en prenant le temps de plier
    les drapeaux, décorseter les semences, monter sur le ring de la pluie
    (pour le rebours des tambours et la liquidation des querelles).
    Au temps des neiges invariables : l’offrande des torches.
    Laisser le vent rappeler l’étincelante poussière.
    Je sais que si on avait pu faire autrement, on aurait choisi les mêmes
    couleurs.



    Sandrine Cnudde, Habiter l’aube, Tarabuste, 2016, page 29. Treize photographies de l’auteur.






    Sandrine Cnudde, Habiter l'aube,




    SANDRINE CNUDDE


    Sandrine_Cnudde
    Source



    ■ Sandrine Cnudde
    sur Terres de femmes

    Habiter l’aube (lecture d’AP)
    Gravité/Gravedad (lecture d’AP)
    11 avril 2015 — Printemps | Sandrine Cnudde, Patience des fauves



    ■ Voir aussi ▼

    le blog de Sandrine Cnudde
    → (sur Chemins d’étoiles)
    une fiche bio-bibliographique sur Sandrine Cnudde






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  • Irène Gayraud | Dans les spires





    Irène Gayraud MdP 2016
    Ph. D.R.
    Irène Gayraud sur le stand des éditions Al Manar
    Marché de la Poésie, Paris, 11 juin 2016








    DANS LES SPIRES (extrait)





    Il avait toujours été dans le bâtiment. Couvreur, comme son père et comme son grand-père. Cigarette aux lèvres, les manches de son bleu retroussées jusqu’aux coudes, il posait une à une les tuiles, agenouillé comme pour un office sacré. Il aimait à songer que, sous ces toitures posées de ses mains un peu partout dans la ville, des gens vivaient, célibataires ou en famille, heureux ou malheureux, et lui recouvrait tout cela d’une couche étanche.

    Il leva les yeux vers le soleil éblouissant. Dans le vent passait un air de flûte qui s’enroulait en mélismes. Les coups venant d’un échafaudage voisin semblaient en marquer la pulsation magique.

    Le jour où il tomberait d’un toit, un vol d’hirondelles viendrait nicher dans la charpente avec un léger bruit de papier que l’on froisse.



    Irène Gayraud, « Dans les spires », Voltes, éditions Al Manar, 2016, page 23. Dessins de Jean-Gilles Badaire.







    Voltes 2






    IRÈNE GAYRAUD


    Irene Gayraud
    Source




    ■ Irène Gayraud
    sur Terres de femmes

    Le Livre des incompris (lecture d’AP)
    Magmatiques, 10 (extrait de Téphra)





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  • Raluca Maria Hanea | [on sonde]




    [ON SONDE]




    on sonde (à mains nues) certaines généalogies
    — fin réseau dentelles déchirant les doigts
    — avance son assurance guerrière
    mon manque d’expérience les similitudes flagrantes


    reconnaissant
    une évidente tendance à occuper du ciel
    ou comment simplifier ces images-tombeau
    franchir la barrière




    quelque chose comme un visage vaque là
    enlevé
    faisant rentrer la fraîcheur


    des draps albumine :

    ton corps j’oublie que c’est toi
    et cette maladresse que je veux à tout prix quitter

    est-ce ? oui. la même matière ?



    Raluca Maria Hanea, Sans chute, Éditions Unes, 2016, pp. 34-35.








    Raluca Maria Hanea, Sans chute






    RALUCA MARIA HANEA


    Ranuca Maria Hanea




    ■ Raluca Maria Hanea ▼

    [on se couche sous les bois] (poème extrait de Babil)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions du Petit Pois)
    une notice bio-bibliographique sur Raluca Maria Hanea
    → (sur remue.net)
    Raluca Maria Hanea | sûre la cave
    → (sur remue.net)
    le site des éditions Unes





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