Étiquette : 2016


  • Christiane Veschambre | Une Hôtesse minuscule




    UNE HÔTESSE MINUSCULE




    Elle est venue dans le silence.

    Tout racontage tu.

    Son peu de mots. Posés à pied très légers sur un sol impalpable — pouvait-on croire.

    En vérité fichés comme mégalithes chus de l’espace.

    En vérité les deux à la fois.

    N’ont pas surgi. Ne m’ont pas fait trembler. Sont apparus sans qu’on se rende compte, qu’on en prenne acte. Un peu comme des mots — son peu de mots— insensiblement révélés par une encre sympathique.

    On s’est retrouvée à les lire. Quand ils vous tombaient sous les yeux, d’abord. Et ils étaient là, sous les yeux, on ne les avait pas vus tomber.

    On s’est retrouvée à arranger les circonstances, sans jamais de préméditation, qui permettraient de les lire. Les circonstances du silence.

    On s’était mise à faire confiance. On faisait confiance à la poussée de silence qui nous réveillait le matin, au dégoût — son goût perdu — de la parole, devenue monnaie de singe.

    On s’était mise à recueillir le goutte-à-goutte d’une langue qu’on tâtait pour vérifier son évidence. Une langue évidée du superflu — au très peu qui restait, on faisait confiance.

    On était retournée en enfance.

    On s’était quittée pour se déposer on ne savait entre quelles mains.

    C’est ainsi que sont venus sous mes yeux les poèmes d’Emily Dickinson, comme des anges du silence. Des pierres de silence.

    C’est ainsi que j’appris — m’apparut, se présenta à moi — ce qui vivait de l’autre côté du nom identitaire apposé sur la grille du camp de concentration « poésie ».

    De l’autre côté du nom, pas de l’autre côté de la grille : là il n’y avait rien, que le mirage d’un territoire où circonscrire les langues étranges, comme un abcès où fixer la maladie.

    […]



    Christiane Veschambre, Basse langue, Éditions Isabelle Sauvage, Collection singuliers pluriel, 2016, pp. 85-86.







    Christiane Veschambre, Basse langue






    CHRISTIANE VESCHAMBRE


    Christiane Veschambre 2
    Ph. Olivier Roller
    Source





    ■ Christiane Veschambre
    sur Terres de femmes


    Basse langue (lecture d’AP)
    dit la femme dit l’enfant (lecture d’AP)
    [Nous sommes à l’intérieur du temps] (extrait de dit la femme dit l’enfant)
    [Cela s’est passé lundi] (extrait d’Ils dorment)
    Écrire Un caractère (lecture d’AP)
    [Écrire n’a pas d’objet] (extrait d’Écrire Un caractère)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Christiane Veschambre
    → (sur En attendant Nadeau)
    un entretien avec Christiane Veschambre, par Gérard Noiret
    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la page de l’éditeur sur Basse langue





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  • Mérédith Le Dez | [Légende blanche de l’air]





    MARYLINE COLLAGE
    Collage photographique, G.AdC








    [LÉGENDE BLANCHE DE L’AIR]




    Légende blanche
    de l’air sur ma robe
    silencieuse

    la lumière aveuglante
    prête à mon visage
    le temps d’une photo
    un sourire de fontaine

    une rumeur
    monte de la terre
    à galop tendu
    pour mon ventre
    pour mes lèvres



    Mérédith Le Dez, Chanson de l’air tremblant, Éditions de la Lune bleue, 2016. Gravures de Chantal Gouesbet.







    Meredith Le Dez, Chanson de l'air tremblant






    MÉRÉDITH LE DEZ


    Meredith
    Source




    ■ Mérédith Le Dez
    sur Terres de femmes

    [La nuit | si je ne dors pas](extrait de Cavalier seul)
    [Tu cherches en toi](extrait de La Nuit augmentée)
    [Tu voudrais tendre un carré blanc](extrait de Paupières closes)



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Mérédith Le Dez
    → (sur le site des éditions de la Lune bleue)
    une notice bio-bibliographique sur Mérédith Le Dez





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  • Marie-Claire Bancquart | [Il y a du jeu]




    [IL Y A DU JEU]




    Il y a du jeu
    dans l’être d’une femme
    qui caresse un livre mince
    et pense à l’incertitude de la vie
    tout en surveillant au miroir
    la bonne tenue de son rouge à lèvres.



    Marie-Claire Bancquart, « Le cri peut être tendre, aussi » in Tracé du vivant, éditions Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen, volume 229, 2016, page 44.







    Marie-Claire Bancquart, Tracé du vivant





    MARIE-CLAIRE BANCQUART


    Bancquart
    Image, G.AdC





    ■ Marie-Claire Bancquart
    sur Terres de femmes


    Intervalle (poème extrait d’Avec la mort, quartier d’orange entre les dents)
    Buis
    Liturgique (poème extrait de Dans le feuilletage de la terre)
    Ressac (autre poème extrait de Dans le feuilletage de la terre)
    [Ces gants anciens] (poème extrait de De l’improbable)
    [Habiter l’herbe et le trèfle] (poème extrait de Figures de la Terre)
    Figures de la Terre (lecture d’AP)
    Impostures (lecture d’AP)
    [Comment vivre dans une maison sans jardin] (extrait de Qui vient de loin)
    [Qu’avez-vous fait] (poème extrait de Terre énergumène)
    [Une ville aimée luit et crie] (autre poème extrait de Tracé du vivant)
    [Toi, l’herbe] (poème extrait de Violente vie)
    Violente vie (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    En Angleterre (poème inédit)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    portrait de Marie-Claire Bancquart (+ un poème issu du recueil La Mort, quartier d’orange entre les dents)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    la page de l’éditeur sur Tracé du vivant de Marie-Claire Bancquart
    le site personnel de Marie-Claire Bancquart
    → (sur Arabesques)
    un entretien avec Marie-Claire Bancquart





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  • Eugénie Paultre | [Tendre à la seconde qui vient]



    [TENDRE À LA SECONDE QUI VIENT]




    Tendre à la seconde qui vient comme à une impossible absence. Ramener à soi l’instant qui passe. Ne pas croire. Voir à l’envers de soi. Rassembler ses forces au moment même où cet instant nous abandonne. Et si rien ne devait être sinon le ciel et ses lointains ? Nous savons tout à présent. Toutes les illusions soudées à nos pas. — Nous retrouverons un jour nos regards légers, nos paroles d’enfant, la sincérité brute. — Le sens est là. L’essentiel sera confié à un moment précis, divulgué dans le reflet d’une lueur rasante.



    Eugénie Paultre, En soi-même, Éditions Al Manar, 2016, page 42.







    Eugénie Paultre, En soi-même.jpg 2
    Couverture : Eugénie Paultre






    EUGÉNIE PAULTRE


    Eugenie Paultre




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Recours au poème)
    Cinq poèmes choisis
    → (sur le site du cipM)
    un extrait du recueil Hiver (Al Manar, 2013), dit par Eugénie Paultre





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  • Mireille Fargier-Caruso | [sur la plage]


    [SUR LA PLAGE]




    Sur la plage tu t’enfouis sous le sable
    Tu fermes les yeux pour pressentir
    Le poids de la terre sur tes os
    Avant de te relever d’un geste brusque

    D’un bond tu sautes de joie
    Tu rattrapes ton corps

    Ici et maintenant

    Tu tentes d’attraper le mouvement

    Et dans les regards

    Ce qu’ils ne disent pas

    Ce qu’ils inventent

    À côté
    De ceux qui sont restés dans les fossés

    Au bord de la route

    En partance

    Pour s’échapper
    Pour s’accorder au monde



    Mireille Fargier-Caruso, Couleur coquelicot, Pré # carré / Hervé Bougel, 90, Collection les fondamentaux, 2016.




    MIREILLE FARGIER-CARUSO


    Mireille Fargier-Caruso  portrait NB
    Source




    ■ Mireille Fargier-Caruso
    sur Terres de femmes


    L’arôme du silence
    [Tu avances] (poème extrait du recueil Ce lointain inachevé)
    Comme une promesse abandonnée (lecture de Michel Ménaché)
    [D’un coup de dent soudain] [L’hiver avance] (extraits de Comme une promesse abandonnée)
    Entendre
    Gorgée d’eau pour les lèvres sèches
    Presque rien… l’eau du poème où se désaltérer (article sur le recueil Ces gestes en écho)
    [S’arracher] (poème extrait d’Un lent dépaysage)
    silence d’avant le souvenir (poème extrait du recueil Ces gestes en écho)
    → (dans l’Anthologie poétique Terres de femmes)
    On a vingt ans (poème extrait du recueil Un peu de jour aux lèvres)




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Mireille Fargier-Caruso





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  • Sylvie-E. Saliceti, Couteau de lumière

    par Angèle Paoli

    Sylvie-E. Saliceti, Couteau de lumière,
    éditions Rougerie, 2016.
    Préface de Marc Dugardin.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Sur l’eau, j’ai tracé les planches courbes
    Diptyque photographique, G.AdC
    « Sur l’eau, j’ai tracé les planches courbes.
    L’immobilité glisse »









    « UNE NEIGE D’ENCRE — PRESQUE BLEUE — ÉBLOUISSANTE »




    Dans son dernier recueil – Couteau de lumière, sous-titré Trois pierres à cerf –, Sylvie-E. Saliceti convie le lecteur à partager le mystère de sa création poétique : une création de maître-charpentier abondamment nourrie par une immersion profonde dans les domaines de réflexion qui lui tiennent à cœur. Ainsi que par la fréquentation intime des poètes avec lesquels elle entre en résonance. Poésie philosophie souffle du hassidisme connaissance des mythes et de la symbolique qui s’en dégage ou qui les fonde, réminiscence des écritures anciennes entrent en parfaite symbiose, donnant à découvrir une poésie singulière qui re-noue des liens étroits avec nos origines et fondations premières. Et dévoile des vers d’une fascinante et fulgurante vérité :

    « Écrire incline vers le blanc » / « J’habite ici, dans l’énergie du vide » / « On est léger quand on a tout perdu » / « Écrire est une nage ancienne » / « Il manque une étoile — comme une note absente du clavier… »

    La poète dresse trois stèles anciennes. Trois mégalithes gravés non d’idéogrammes (Segalen), mais de cerfs incisés dans le « regard de la pierre », au creux des nervures des schistes. « Pierres écrites » à décrypter pour en réinventer le chant. Chaque stèle est placée sous l’égide d’un poète : Thierry Metz, le poète qui penche, préside à la confrontation avec la première stèle, « Élan contre la terre », avec ces quelques vers mis en exergue :

    « T’écrire mène souvent

    à l’enfant, à sa tombe,

    à des pierres… ».

    Pierres / enfant / mort. Cette trilogie, outre qu’elle ouvre sur une mise à mort de l’élan, annonce les vers du poème suivant :

    « Un enfant est mort. Le père le porte, son poids penche vers le sol. »

    La deuxième stèle (insolitement initiée en page paire et non en belle page) : « La mer chaude comme un daim » est introduite par des vers d’Erri De Luca. Tirés du recueil Œuvres sur l’eau :

    « Pour celui qui écrit des histoires au sec de la prose, l’aventure des vers est une pleine mer ».

    À quoi répond en écho le vers d’ouverture de la section :

    « Où l’on se baigne dans le poème de la mer ».

    L’intitulé de la stèle annonce celui du poème de clôture emprunté au poète Jean-Claude Renard : « La mer chaude comme un cerf ».

    La troisième stèle (également introduite en page paire), « Vieil homme d’hiver », est un écho au poème en prose « La vie dure » du poète Pierre Reverdy : « C’est un vieil homme d’hiver qui ne meurt pas » (in La Lucarne ovale, 1916).

    Un écho à Pierre Reverdy lui-même : le poème s’ouvre et se ferme sur la date du 17 juin 1960, jour de la mort du poète :

    « C’était le soir du 17 juin 1960.

    […] à Solesmes. »

    Les trois stèles et les trois poètes forment un ensemble réuni sous le titre foudroyant Couteau de lumière. Une expression ambivalente empruntée à Carnet de soleil de Christian Bobin, cité dans la première épigraphe :

    « La vie est un couteau de lumière dont la lame s’enfonce dans le cœur des saints et des cerfs. »

    Sur la même page, après un long interlignage, répond en écho une citation de Pascal Quignard :

    « Il y a une joie d’abîme dans les caprices des cabris » (in Boutès)

    La mise en abyme étymologique — caprices / cabris — conduit la poète à ricocher sur la voie des cervidés et des caprins. Cerf / élan / chevreuil / daim / cabri occupent en effet le noyau de l’œuvre. Même si, au cours de la traversée créatrice, les chevaux font aussi leur apparition. Horses Horses Horses [coming in all directions ?].

    Quel que soit le poète vers lequel on se tourne, la mort est à l’œuvre qui dessine ses ombres antithétiques et aiguise la réflexion. De la flèche qui immobilise l’animal, à la lame qui « creuse le temps », au ciseau (l’amour) qui « taille le feu », jusqu’au « coupe-papier qui incise l’arête des pages », le sectionnement est une image récurrente qui préside pourtant à l’union :

    « Les grains sur la peau s’unissent aux ombres — tout ce qui est séparé se rassemble à l’entaille de ce geste. »

    D’une stèle à l’autre, la poète sème en chemin de multiples signes, tisse un réseau serré de liens, ouvre des pistes, glisse des jeux de lumière (une lumière qui est ici violence, « sauvagerie ») et d’ombres sur les énigmes du poème. Et le construit. En patience et en sagesse. Le chiffre trois scandant sa geste.

    Ainsi croisons-nous le trompettiste Chet Baker dont « le long phrasé » d’Almost Blue clôt la première stèle mais annonce aussi les « presque bleus » du poème d’ouverture de la seconde stèle :

    « Où l’on se baigne dans le poème de la mer

    presque bleus le vent et le delta Presque bleus les

    animaux muets au bord du fleuve — l’eau flam-

    boyante la morte la corrompue Les cerfs ont assé-

    ché le puits de la parole Les hommes patientent aux

    fresques du silence Presque bleue la goutte dense

    de leur sang et nos voix fertiles Presque bleues les

    choses promises à nos yeux. »

    Viennent ensuite, dans le poème consacré à Pierre Reverdy — « Perdre le sentiment » —, le poète Jean-Claude Renard et le vers « La mer chaude comme un cerf » et aussi, implicitement, la Patti Smith de Horses. Dans un même poème, Yves Bonnefoy avoisine le poète de l’école hermétique Giuseppe Ungaretti. La Dunja aux yeux de velours se profile dans l’attente. D’une immobilité à l’autre, celle de la rivière Douve et celle du poète italien, se glissent les « écorces » des mots, seules susceptibles d’établir le lien entre des souffles aussi différents que celui des deux hommes :

    « Sur l’eau, j’ai tracé les planches courbes.

    L’immobilité glisse

    […]

    Les mots sont nos écorces — lettres de plomb sur

    la peau blanche

    La lumière usée des poèmes cloue le fond des

    barques dont aucune nage vivante ne déjoue les

    courants

    Un poète italien attend d’accoster.

    Il attend Dunja — la biche aux yeux de ténèbres. »

    Dans la lecture des pierres, la poète est passée maître. C’est là, parmi les glyphes, qu’elle rejoint sa lignée. Là, sur les surfaces incrustées de signes, qu’elle « interroge l’inscription et l’effacement » ; « questionne la blessure miraculeuse » ; se penche sur les pierres taillées (ainsi des trois dédicataires du recueil), gravures et runes, cherche les signes sous la cendre ; « sous la couche neigeuse », elle déterre des visages. Elle lit dans « les bois vifs de l’enfance » aussi bien que dans les bois chantournés des élans, transmet la « parole du soleil à la mer », fait sourdre sous la caresse « l’écriture humide ».

    « Je lis les pierres à cerfs de ma lignée. »

    Dans sa verticalité essentielle, la pierre est liée à la verticalité de l’arbre, et l’arbre — tronc et ramure — lié aux ramures du cerf. Pierre et arbre sont reliés au ciel. Ensemble ils reçoivent et transmettent la force cosmique nécessaire au souffle de vie à la combustion à la chaleur première au feu initiatique. Ce savoir n’élude d’aucune façon le questionnement :

    « Suis-je cet arbre d’eau dont nulle racine n’est le

    centre ?

    Et qui pourtant me donne un nom. »

    Le poème est la demeure de Sylvie-E. Saliceti, et le cosmos, étoiles vents nuages montagnes rivières bois oiseaux et pierres, a autant d’importance qu’un hameau en ruine ou que les murs d’une chapelle abandonnée au maquis. Les pierres parlent, comme les bois des cerfs et comme les mains. Il suffit de se mettre à l’écoute de ce qui subrepticement se manifeste :

    « Le dieu est là dans le puits. Petit dieu couvert de

    pierres et de figues de barbarie — il appelle la sève

    depuis le fond du texte. »

    Il suffit de peu de chose. Il suffit de faire don :

    « Sur le seuil, j’ai déposé trois boules d’argile. »

    Une boule pour chaque poète, peut-être.

    De cette lecture à trois temps, la poète enfante son triptyque chamanique où se lisent et se lient amour et mort, forces cosmiques de la nature (mer et montagne indissociables), légendes christiques du cerf « prophète » — symbole d’élection, de sacrifice et de résurrection —, sans cesse menacé :

    « Heureux pour lui qu’il soit né avec des sabots

    pour s’enfuir. »

    Et toujours, dans cette traversée de vaticinatrice, l’accompagnent les énigmes, devinettes ou logogriphes. Peut-être à la manière de… :

    « Qui a dit : par degrés, être l’homme qui pose le sel sur la pierre ? »

    « Où est la demeure des oiseaux ? »

    « Pourquoi n’ont-ils rien écrit les oiseaux ? Où s’en

    vont nos silences après le dernier ? »

    Peut-être la réponse se trouve-t-elle en amont, dans l’effacement qui les caractérise :

    « Leur parole fut si simple, elle a traversé le monde, pareille au vent dans la plaine. »

    Comme l’oiseau, Sylvie-E. Saliceti fait le choix du retrait, qui va de pair avec la solitude et le silence. Son travail d’architecte accompli, elle peut dire :

    « Dans ma main il y a une seule vie. Une seule pierre. »

    Couteau de lumière. Trois mots réunis en une œuvre unique. « Une neige d’encre — presque bleue — éblouissante. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Couteau-de-lumière-2015
    SYLVIE-E. SALICETI






    ■ Sylvie-E. Saliceti
    sur Terres de femmes

    [Ces fresques sur les murs] (extrait de Couteau de lumière)
    Le batelier
    La danse de Sakuntala
    [Dans la mer et le corps](poème extrait de La Voix de l’eau)
    Je compte les écorces de mes mots (lecture de Sabine Huynh)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    La grenade



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la revue Traversées)
    une lecture de Couteau de lumière par Marc Wetzel
    → (sur La Pierre et le Sel)
    une lecture de Couteau de lumière par Marie-Hélène Prouteau





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  • Jean-Louis Giovannoni, Sous le seuil

    par Angèle Paoli

    Jean-Louis Giovannoni, Sous le seuil, récit,
    Éditions Unes, 2016.
    Vignette de couverture de Stéphanie Ferrat.



    Lecture d’Angèle Paoli



    « LE REGARD NE CONTIENT PAS ASSEZ »




    Au commencement, cela évoque un journal. Indications temporelles et indications de lieux mises en relief par des interlignages sont parfaitement identifiables au premier regard. Cinq heures / 7h / Midi / 17h / Fin août… Au jardin / Poste de guet / Soleil. D’autres indices apportent des précisions. Lumière totale / Fournaise / Amours moites / Ultimes batailles… La plupart sont elliptiques. Elles semblent jouer le rôle de didascalies pour un théâtre sans paroles. Très vite, dès le second chapitre — il y en a vingt et un —, le lecteur se laisse porter / emporter d’un tableau à l’autre, passant du jardin premier au « chemin de fer abandonné ». Plus loin, changement de décor : le maquis serré, les châtaigniers du Casacconi et ses mises à mort remplacent fleurs et potager. Viennent ensuite le ruisseau, la cave, trous de maquis et trous d’eau, et le jardin, à nouveau. Est-ce le même ou est-ce un autre ?

    Où donc sommes-nous ? Sous le seuil. C’est ainsi que l’annonce le titre du dernier ouvrage de Jean-Louis Giovannoni. Avec cette précision : récit. Qui dit récit dit personnages, dit aussi action. À feuilleter le livre, le lecteur perçoit d’emblée que chaque chapitre est constitué de paragraphes brefs dans lesquels les personnages principaux sont les fleurs les insectes les limaces les blattes les mantes religieuses les cloportes… et très vite, qui gîtent sous « les pierres plates », les mille-pattes scolopendres et pince-oreille. On ne sera pas surpris de constater que le récit est dédié à la poète Stéphanie Ferrat avec qui Jean-Louis Giovannoni a réalisé une série de petits formats consacrés aux « moches », ces créatures qui révulsent la plupart d’entre nous et que le poète affectionne. Sous le seuil, « sous les branches mortes », dans les trous d’eau dans les bassins dans les fossés, galeries souterraines que peuplent les fourmis, mais aussi dans les corolles qui s’ouvrent et se referment, attendant d’être fécondées, vivent et s’affrontent les insectes. Un monde de « cris silencieux » s’anime, imperceptible, invisible, qui vit à nos côtés sans que nous en prenions conscience. Sauf lorsqu’une sangsue vient à saigner un mollet, ou un moustique à dévorer une peau appétente.

    L’enfant est présent aussi. Peut-être est-ce le même que le garçonnet du Voyage à Saint-Maur (Éditions Champ Vallon, 2014) ? D’autres enfants, garçons et filles, se mêlent à ses jeux. Des corps nus parfois se rejoignent dans la moiteur des draps. Et tandis que les couples s’accouplent sur les lits, les insectes copulent dans les herbes du jardin et les chambres nuptiales. Une même force vitale ébranle les uns et les autres, les minuscules et les humains, mis sur le même plan, sans distinction hiérarchique. Les « moches » occupent le terrain principal du récit, cédant parfois la place aux enfants acteurs des mêmes sévices des mêmes petites cruautés ordinaires vis-à-vis des insectes que les insectes et divers animaux entre eux.

    L’œil panoramique de Jean-Louis Giovannoni balaie des espaces différents puis, pareil aux insectes qui d’un seul coup vrillent sur un autre ou fondent sur les pétales d’une fleur, il fonce sur l’objet qui l’occupe. Gros plan sur les trompes les tubulures les ouvertures les vagins les queues (du lézard) les mandibules les pulpes les chairs visqueuses… Tout cela vibre et vit — loin des cris grognements et hurlements humains — avec une frénésie inépuisable sur plus de 120 pages, et le lecteur fasciné d’assister à ces batailles luttes mises à mort et danses érotiques s’interroge. Comment diantre le poète parvient-il à tenir le rythme d’un bout à l’autre sans que faiblisse la tension d’une pareille explosion cosmique ? Cela vient sans doute de ce que Jean-Louis Giovannoni est tout à la fois acrobate entomologiste et poète de talent. Il y a d’abord toute la richesse et la diversité d’un vocabulaire approprié. Ainsi des « sangsues qui se collent aux plis tendres » :


    « Deux cent quarante dents par bouche, capables de cisailler les peaux les plus coriaces. Deux ventouses pour adhérer : buccale et caudale ».


    Ou encore, à propos des cloportes :


    « Ma documentation est formelle : le cloporte n’est pas un insecte mais un crustacé. Il se cache sous les pierres, les souches pourrissantes ; fréquente les coins humides, les souterrains, les caves, les cabanes de jardinier, les couches inférieures du compost… tout ce qui gît dans le noir, sans air. » (chap. 8)


    Il y a cette proximité entre les insectes et les humains, chacun étant impliqué dans la vie, sans séparation aucune entre les espèces. Une fois franchi le seuil, une fois rendues visibles les activités des « moches », rien ne sépare plus les uns des autres. Le contexte est le même et chacun évolue à côté de son comparse, le plus souvent avec méfiance et agressivité. Les pulsions d’Eros et de Thanatos sont identiques pour tous. Jean-Louis Giovannoni donne à voir sous un autre angle ce que nous sommes. Une façon de nous mettre à distance pour mieux nous penser.


    « Morts – réactions immédiates, les corps se cherchent aussitôt. Attirances. Parades Sons et odeurs. Mâles et femelles frémissent à l’approche […]

    Août venu, les mantes religieuses attendent aussi le mâle. Ici, dans les herbes hautes, plusieurs prétendants pour une femelle de grande taille.

    Aucun n’ose.

    Va-et-vient dans les feuillages. L’attirance grandit. Elle ouvre ses ailes et vole plus près d’eux.

    Le plus déterminé la regarde sur trois-cent-soixante degrés, s’avance, attiré par la longueur de ses pattes, la finesse de ses attaches. Elle l’observe de son côté sans bouger. Il la contourne, monte sur son dos, et la pénètre.

    Semence projetée… Il ne s’enfuit pas. Elle le saisit entre ses pattes et serre.

    Tête coupée, dévorée, le mâle continue à décharger, à agiter son abdomen. » (p. 62)


    Il arrive qu’un « nous » surgisse, qui inclut les insectes et le narrateur (sans doute aussi le lecteur). Le point de vue se déplace. Vision interne.


    « Nous suçons nuit et jour, et nos femelles pondent sans arrêt. Demain, nous serons des centaines, des milliers. »


    Bousculant la syntaxe, le poète fait sauter le pronom personnel « je ». Celui-ci n’en est pas moins présent :


    « Rostre planté, m’accroche ».


    Plus loin, dans une cuisine :


    « Nuits et jours identiques. Ne vais plus vers les fenêtres. L’odeur du papier collant m’attire de plus en plus. Les vols se font rares dans la pièce. L’espace est pourtant dégagé.

    Collées les unes sur les autres. Nos ailes… pendant des heures, essayent encore.

    Vu d’en-bas, rien ne bouge.

    Ne vois plus la lumière. Asphyxie lente. Morts tournés vers l’ampoule éteinte. » (p. 41)


    Les phrases du récit sont brèves, souvent réduites au groupe sujet-verbe-complément. La ponctuation forte. Les actions s’enchaînent, notées au présent. Tout se passe ici et maintenant. Dans un rythme en phase avec celui des insectes. Le style heurté ne laisse aucune place pour le sentiment. Tout lyrisme est exclu. Tout est taillé dans le vif. À la serpe, au couteau, sans ménagement. La tension est extrême, qui refuse toute complaisance envers les animaux, envers les hommes. Chaque scène est envisagée avec le même regard cru et net, qui met tout le monde à égalité :


    « Un garçon se blesse avec un morceau de ferraille. Le sang coule le long de ses jambes. Il continue de jouer sur les voies ferrées, près des fèces de chiens.

    Dans le tunnel, des hommes se soulagent. »


    Un regard scientifique, volontairement objectif, propre à se protéger de toute forme de souffrance et de commisération. Pourtant non dénué d’une pointe d’humour. Ainsi de ce passage que je situe volontiers en Corse :


    « Juin venu, on nettoie fossés et marais.

    Les restes, les os, les lambeaux de tissu collés aux herbes, le cadavre des bêtes… on les brûle tout au long de la journée. Les vêtements et les chaussures aussi. Les carcasses de voitures, les bicyclettes rouillées et les sommiers vont aux biffins.

    À la Saint-Jean, l’été peut commencer. »


    Si l’on pousse un peu plus loin la similitude, on peut s’autoriser à penser qu’insecte et poète vivent la même chose. Peut-être même le poète se livre-t-il, en connaisseur, et ce, dès le début de son récit :


    « Suis de taille — me glisse. Fleur serrée… bourdons et cétoines ne peuvent espérer, tenus en respect sur le seuil. Ailleurs, ils entreront de plain-pied. Pistils et tubes s’agitent déjà.

    La chambre nuptiale est au fond […]

    Le nectar abonde. Plusieurs plongent ovules et spermes retroussés. À chaque fleur son ouverture. Préfère les souples, les larges pour butiner jusqu’à épuisement. Ivre, sans force, à la dernière suis tombé dedans. »


    « Sous le seuil » se mue parfois en « sous ma peau ». Il suffit d’une chute du jeune garçon dans les ronciers insulaires pour qu’au travers des griffures s’introduisent les staphylocoques, hantise de l’enfance, et que s’efface pour un long temps la montagne tant aimée :

    « Depuis ce matin, la montagne ne bouge plus en moi. » Les îles proches lointaines s’estompent à leur tour dans la brume matutinale. Elbe, Montecristo, Pianosa.

    Si « le regard ne contient pas assez », l’écriture est là, qui colmate le manque.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Giova seuil JEAN-LOUIS GIOVANNONI


    Giovannoni
    Ph. © Fabienne Vallin
    Source





    ■ Jean-Louis Giovannoni
    sur Terres de femmes


    [Ne me laisse pas ici parmi les ombres !] (extrait de L’air cicatrise vite)
    [Aucune sortie possible] (extrait d’Envisager)
    Ce que l’immobile tient pour geste (extrait de Pastor, Les Apparitions de la matière)
    Envisager (note de lecture de Tristan Hordé)
    L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare (lecture d’AP)
    [Vue imprenable] (extrait de L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare)
    [Huitième voyage à Saint-Maur]
    Îles circulaires
    [Il faut si peu de chose]
    Issue de retour (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
    Issue de retour (note de lecture d’AP)
    [Je ne sais pourquoi l’autruche me fascine autant] (extrait de Journal d’un veau)
    [Le jour se lève] (extrait de Sous le seuil)
    Mère
    [Notre voix] (extrait de Ce lieu que les pierres regardent)
    [Nous venons d’un pays qu’on ne peut plus toucher] (extrait de On naît et disparaît à même l’espace)
    [Pourras-tu encore témoigner…] (extrait des Mots sont des vêtements endormis)
    [toujours cette envie de t’ouvrir]
    [Tout se cicatrise] (extrait de Garder le mort)
    [Troisième voyage à Saint-Maur]
    Jean-Louis Giovannoni | Stéphanie Ferrat, « Les Moches » (note de lecture d’AP)
    Jean-Louis Giovannoni | Marc Trivier, Ne bouge pas ! (note de lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Secousse-20)
    Dans le microcosme (une lecture de Sous le seuil de Jean-Louis Giovannoni, par Gérard Cartier) [PDF]
    → (sur Terres de femmes)
    3 février 1984 | Lettre de Raphaële George à Jean-Louis Giovannoni (+ La Main de Raphaële George, par Jean-Louis Giovannoni)
    → (sur le site de la Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Jean-Louis Giovannoni
    → (sur Secousse-08)
    un entretien de Jean-Louis Giovannoni avec Anne Segal & Gérard Cartier (novembre 2012)





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  • Roland Chopard | [C’est un peu plus compliqué]


    Chopard 2
    « L’œil est toujours dans le même abîme obsessionnel »
    Ph., G.AdC








    [C’EST UN PEU PLUS COMPLIQUÉ]




    C’est un peu plus compliqué : la voix suit ou ne suit pas, n’écoute ou n’écoute pas, cherche aussi une voie, elle laisse mûrir, traîner, elle abandonne, reprend en vain. Un processus de décomposition. Un retour, une reprise semble toujours possible, elle retrouve ses illusions en oubliant souvent le contexte de la matérialisation des phrases. Ces phrases apparemment figées sont au moins des incitations à poursuivre, avec ou non le secours d’autres paroles.

    Des pulsions animent la voix, en même temps qu’un lent travail de rumination lui est nécessaire. Palimpseste continu, l’acte d’écriture est une parodie, un écho de vestiges insaisissables. Le spectacle de la réalité, pas plus que les références culturelles ne sont là pour éclairer vraiment. Elle est toujours en quête de lieux sans limites car il y a tant de repères à fuir, de désastres difficiles à décrypter, de signes involontaires qui rappellent l’impuissance.

    Et les années passent… Quelquefois, avec une approche lente et progressive pour tenter de tordre encore mieux la langue, l’écriture se forme dans un état second (mais il n’y a pas besoin pour cela, d’adjuvants, de paradis artificiels). Fragments d’obscurités jetés au regard, soumis à la sagacité comme si un souffle allait soudain tout transformer en quelque chose d’inouï. Suite à des élans non dépourvus d’agressivité intellectuelle ou au contraire dans un état méditatif proche de la paresse. Ou de la sagesse. Inflexions du hasard et écoute distraite de ce qui émerge du mental. Le regard cherche alors un lieu non encore atteint. Une pureté. L’expression véritable est alors peut-être trouvée. Des bribes deviennent des vérités, du moins au moment où elles naissent.

    Seule réalité tangible, la voix est ainsi confrontée au (re)commencement interminable des livres disparus. C’est dans ce travail décisif qu’elle ne peut qu’exister. Parce que le non-dit est lié à une profonde blessure. S’il y avait une cause ou une vérité à chercher, ce serait dans ce sens.

    L’œil est toujours dans le même abîme obsessionnel, induisant des bribes mais dispersant tout ce qui se trame trop aisément quand les désirs s’obstinent avec les mêmes audaces pour (ac)coucher sur le papier de cette trace inouïe que personne n’attend.

    Mais, continuellement dans l’éphémère, la parole pourrait devenir violente quand elle doit bien reconnaître son incapacité à finalement se fixer. Elle s’arme alors de patience pour ne pas crier son désarroi, pour ne pas incriminer tous les rouages castrateurs du monde qui l’entoure (même s’ils existent). C’est l’équilibre instable, le porte-à-faux qui ferait qu’une décision irrémédiable pourrait intervenir et précipiter la chute et un nouveau retour au silence, cette fois définitif.



    Roland Chopard, Sous la cendre, 6 suites & variations pour voix seule(s), Éditions Lettres Vives, Collection entre 4 yeux, 2016, pp. 65-66-67. Postface de Claude Louis-Combet.






    Roland Chopard, Sous la cendre






    ROLAND CHOPARD


    Roland chopard





    ■ Roland Chopard
    sur Terres de femmes


    [L’œil réécrit constamment ce qui défile] (extrait de Parmi les méandres)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site du cipM)
    une notice bio-bibliographique sur Roland Chopard





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  • Jacques Ancet | [Je cherche]


    [JE CHERCHE]




    Je cherche. La pluie, le vent m’accompagnent. J’ai oublié pourquoi je suis ici, au milieu de ce champ, les pieds dans la boue. J’ai oublié mes mains et mes yeux. J’ai oublié que j’ai oublié. Je suis là, simplement, dans l’humide et le froid. À regarder venir ce que je ne veux pas voir.



    Je m’accroche. Je m’agrippe à ce rien que je vois. Tache de lumière, vert du pré, genoux croisés — et cette heure de l’horloge que je n’arrive plus à lire. Entre-temps, tout a basculé. La tache de lumière, le vert du pré, les genoux l’heure ne sont plus les mêmes. Ni les yeux qui les fixent. Ni cette bouche qui articule mes mots. Ni ce je qui un instant les fait tenir ensemble.



    Je tourne les yeux vers ce que je ne vois pas. Ce que je vois m’accable. Trop d’images pour mon regard. Trop de mots pour mon silence. J’entends ce que je n’écoute pas. C’est là, tout près, comme un chuchotement. Une sorte d’eau qui coule. Quelque chose d’obscur, de tenace qui me souffle ce que je ne sais pas dire. La lumière revient. Elle ne m’éclaire pas.



    Je ne continue pas, je recommence. Il y a ce qui est là, qui n’y est plus, qui y est. Des visages mouvants, arrêtés. Il y a ce qui me porte et m’emporte, ce qui me lâche dans la stupeur. Et mon regard est tous les regards. Et tout est regard. Et tout me traverse. Et rien qui reste. Et tout qui revient.



    Jacques Ancet, L’Âge du fragment, chronique, Æncrages & Co, Collection Écri(peind)re, 2016. Reproductions de peintures de Jean Murat.






    Jacques Ancet, l'Age du fragment




    JACQUES ANCET


    Jacques Ancet
    Source




    ■ Jacques Ancet
    sur Terres de femmes


    [Le chant du même oiseau n’a pas cessé de me poursuivre] (extrait de Huit fois le jour)
    Dans l’indéfini (extrait de Chronique d’un égarement)
    L’égarement
    L’identité obscure (extrait du chant 9 de L’Identité obscure)
    Image et récit de l’arbre et des saisons (lecture d’AP)
    Je reviens
    [On dit quelqu’un] (extrait des Travaux de l’infime)
    On voit toujours (extrait de Puesto que él es este silencio)
    Oublier l’heure (extrait de Chronique d’un égarement)
    L’âge du fragment (extrait de La Vie, malgré)
    [Mais c’est parce qu’il est tard] (extrait de Voir venir Laisser dire)
    14 juillet | Jacques Ancet, Comme si de rien
    10 décembre 2001 | Jacques Ancet, Un morceau de lumière
    4 novembre 2012 | Jacques Ancet [Sous le bruissement du sang, tweet]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur L’Âge du fragment de Jacques Ancet
    → (sur Esprits Nomades)
    une page Jacques Ancet
    Lumière des jours, le blog de Jacques Ancet





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  • Christine Jeanney, Oblique

    par Angèle Paoli

    Christine Jeanney, Oblique, éditions publie.net,
    Collection Temps réel, 2016.



    Lecture d’Angèle Paoli



    DANS LE BRUISSEMENT GRANULEUX DE LA LANGUE



    « Tenir

    entre mes mains le

    coquillage dans la cuisine et

    avec lui vous tenir tous.

    Tenir toutes les voix ensuite,

    toutes les voix proches. »

    Ces quelques lignes suffisent à définir le projet poétique de Christine Jeanney. Projet repris en écho de nombreuses fois au cours du récit puisque les voix y jouent un rôle essentiel, voix sous la voix de la poète, voix qui s’insinuent, qui percent « à côté de moi », écrit-elle dès l’incipit d’Oblique. Peut-être cherchant refuge, peut-être cherchant une oreille à qui confier le passé pour lui rendre souffle d’une autre manière. Mais la poète refuse les « peut-être », cet « oblique » de la langue qui oxyde la mémoire, oblitère les souvenirs de la brume de l’oubli.

    « Tu veux contrer

    l’oblique/peut-

    être/il n’y a pas de peut-être,

    dit la voix à côté de moi/alors

    je ne sais pas… »

    Or, le travail de composition de Christine Jeanney est tentative d’assemblage du fragmentaire. Non reconstitution fidèle d’une histoire linéaire à raconter selon une chronologie précise mais plutôt reconstruction parcellaire à partir d’un essai d’organisation de ce qui n’existe désormais que par éclats et par dispersion. La démarche de Christine Jeanney s’apparente à la manière de Ligeti dont « les petits morceaux », comme « aimantés » « se regroupent, se cherchent ». Il s’agit pour l’auteure d’Oblique de reconstituer le puzzle du passé originel italien, figures de l’exil et de l’immigration, visages humbles et fêlures — « il était cordonnier et réparait les scarpe, il avait un accent à couper au couteau, l’expression qui dit ça ». De renouer le fil des tragédies intimes et familiales — celle de la « petite couverture blanche » qui devait servir de linceul — ou des grandes tragédies du siècle. Déportations exils guerres et charniers. Autant d’épreuves traversées qui se glissent d’une bouche à l’autre, de l’ancêtre à la descendante. « C’est qu’il y a ta voix dans ma bouche elle reprend. » Et pour que cette voix-là puisse résonner en elle, il est nécessaire de s’insurger contre l’oblique qui impose aux autres voix sa volonté de repli et de dérobade :

    « Les voix viennent sans qu’on

    s’y attende, puis elles se taisent

    et c’est là qu’est tout le travail. »

    Pour ce faire, pour que toutes les voix puissent se faire entendre, il faut déplacer ce qui entrave. Il faut dévier la trajectoire de l’oblique, il faut la briser. Il faut tordre le cou à l’« oblique ». Laisser tout le « fouillis » — images souvenirs fragments de vie — surgir sur la page, dompter celle-ci, lui imposer un rythme, textes-colonnes en vis-à-vis dont les pavés souvent se croisent se juxtaposent se répondent. Avec des accélérations ou a contrario des décélérations. « Rallentando ». Peu importe si se manifestent des disparités, des décalages. En musicienne avertie, Christine Jeanney œuvre sur les écarts. La scordatura n’est en rien un obstacle. Ainsi des passerelles existent-elles, des images cherchent-elles à se rejoindre, voix en échos avec variations :

    « La voix du jour délaisse

    les autres sans les quitter

    vraiment, des départs et des

    retrouvailles se répercutent et

    fusent. » [colonne de gauche]

    « Les voix se cherchent depuis

    les courbes des tonnelles,

    se couchent sur les perrons,

    suivent le tracé des cailloux,

    les chemins proches des

    arbres, la ligne ascendante des

    marches jusqu’au petit recoin

    sous la pierre, la grotte où

    des statues et des bouquets se

    tiennent compagnie. » [colonne de droite, p. 151]

    De sorte que, d’une colonne à l’autre, l’œil se déplace, tantôt de haut en bas tantôt de gauche à droite, revient en arrière, enjambe, reconstituant ainsi, au fil même de la lecture, le saut d’un morceau à l’autre, le mouvement de remplacement qui s’empare d’une tesselle puis d’une autre. Rajustements/raccords qui font intervenir des lignes de force que l’on n’attendait pas mais qui résonnent dans nos mémoires :

    « ce sont de petites marques, ici

    ou là, sur une carte du monde

    encore naïve, comme celles

    des premiers géographes » [colonne de gauche]

    « en reculant un peu tout

    change, la disparité des détails

    recouverte de lettres, écriture

    fine ou frustre si l’existence

    du continent n’est pas encore

    prouvée, on attend les

    explorateurs

    jaune, indigo, décorées

    d’hydres et de serpents » [colonne de droite, pp. 57-58]

    Quoi qu’il en soit, échapper à la narration et à la fiction n’est pas chose aisée. Et l’oblique revient, qui imprime sa loi. Celui-là même qui manifeste d’emblée sa ligne visuelle sur le champ de la page/sa saccade. L’oblique serait ce regard en arrière que l’on jette par-dessus l’épaule pour se saisir de ce qui précède. Il est cette « ligne tangente » qui s’impose à la mémoire et qui, paradoxalement, force celui ou celle qui subit son emprise à aller de l’avant. Malgré tout.

    L’oblique tient de l’opaque. Il est eau et mauvais œil [malocchju dit-on sur mon île]. Opacité qui entoure de flou les souvenirs, qui jaunit les photos ou les renvoie à leur silence. L’oblique a à voir avec le temps. Il appelle l’oubli :

    « l’oblique/l’oblique du temps

    pèse, il fait courber la tête/on

    se cogne dessus comme sur du

    plexiglas/… »

    Néanmoins, les voix se pressent, qui font resurgir lieux et dates de tragédie, hommes femmes et enfants. Matante/Mariano/le Protégé… Avec l’italien à la clé, dès l’incipit, qui fait entendre, dans le maillage du texte, sa musicalité propre, au même titre que les références à la musique elle-même :

    lento/una corda/espressivo/a tempo

    Plus loin : « poco risoluto ».

    Ou encore : « abbastanza, peccato, piacere, notte »

    C’est peu de choses que ces mots d’une langue que la narratrice n’a pas apprise, mais c’est une fascination qui imprime sur elle sa force :

    « je m’émerveille

    sans rien savoir de cette histoire

    de mots, mémoire de mot,

    tiges des mots, fondements

    et socles, cette germination

    hibernation ancienne plante

    sur laquelle je marchais et qui

    vient d’apparaître nettement

    — seulement maintenant et

    pourtant tant d’années passées — (p. 37)

    Tout en effectuant son travail de reconstruction (flash-back/répétitions/leitmotiv), la narratrice se donne des consignes, se morigène, accompagne son écriture de réflexions qui lui permettent d’avancer dans son projet, de tenir le cap qu’elle s’est fixé :

    « quand tu écris

    il n’y a pas de « peut-être »

    écrire c’est décider et pas

    seulement de la montagne, de

    tout/

    ce qui se passe avant, ce qui

    se passe après, de tout, toi qui

    décides dit ce quelqu’un qui

    parle/un morceau d’Italie

    toi qui décides de l’endroit,

    toi qui cherches à te souvenir,

    ce qu’il traverse c’est toi qui

    l’imagines… »

    Ainsi se définit le travail de l’écrivain et si Christine Jeanney choisit cet « assemblage de fragments », c’est que « la vie est fragmentée. » L’ensemble d’Oblique forme une sorte de petit théâtre d’ombres où s’animent paysages et visages, une sorte de « brocante d’horizons rétrécis » avec « dans chaque bocal un fragment, échantillon du monde ». La forme fragmentée permet aux voix, à toutes les voix de la parentèle d’exister, l’une après l’autre, chacune à son tour, pour ranimer un pan de ce passé dont est issue la narratrice. Voix inconscientes et murmures, voix de la musique, omniprésente et essentielle, voix anciennes et voix de notre temps. Celle de la poète Maryse Hache, décédée en 2012, dont la « voix dit que Sur les charniers // poussent des fleurs. »

    Au fil des pages d’Oblique se dessine une fresque mouvante/e-mouvante ; un arriccio singulier qui fait apparaître ses figures tutélaires « sur un mur abîmé qui tremble de partout ». Toute une partition voilée d’images qui viennent puis s’effacent. Dans le bruissement granuleux de la langue.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Oblique






    CHRISTINE  JEANNEY


    Christine Jeanney




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur publie.net)
    une page sur Oblique de Christine Jeanney





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