| HÈLÈNE VIDAL Source ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions Alcyone) la page de l’éditeur sur Olivine d’Hélène Vidal |
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| HÈLÈNE VIDAL Source ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions Alcyone) la page de l’éditeur sur Olivine d’Hélène Vidal |
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| IVOR GURNEY Source ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions Alidades) une notice bio-bibliographique de Sarah Montin (en français) sur Ivor Gurney (+ deux autres poèmes) → (sur litteraturebritanniquedelagrandeguerre.fr) une page sur Ivor Gurney [PDF] |
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Ph., G.AdC
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| SONIA LAMBERTINI Ph. ©Pier Francesco De Iulio Née à Terracina (Latium) en décembre 1967, Sonia Lambertini vit à Ferrare. Elle est licenciée en Sciences de l’Éducation. Ses poèmes ont paru à de nombreuses reprises dans des anthologies, revues, blogs et sites littéraires en ligne. Certains poèmes ont été publiés dans la revue La Clessidra (n. 1, 2015) et d’autres textes dans la revue Illustrati (Logos Edizioni), dans la rubrique « Poemata », dans le catalogue d’art Chi non si maschera? ( dir. Associazione Liberi Incisori, Bologne, 2014), et dans le catalogue Menzogna de l’artiste Raffaele Fiorella (Pietre Vive Editore, 2015). ■ Voir aussi ▼ → le blog de Sonia Lambertini → (sur Traductions.it, le site de Silvia Guzzi) d’autres poèmes de Sonia Lambertini traduits en français par Silvia Guzzi : (Sul ramo del ciliegio) (Il maledetto vizio ) (Provvisoria io ) (Certi giorni) (Ho perso il filo che ho nascosto in tasca) → (sur Terre à ciel) cinq poèmes extraits de Danzeranno gli insetti (traduits par Silvia Guzzi) suivis d’une note de lecture par Giacomo Cerrai → (sur Traductions.it) « Un hiver chauve », note critique de Giulio Maffii autour de trois poèmes inédits de Sonia Lambertini → (sur Poesiaoggi) une recension (en italien) de Danzeranno gli insetti par Elio Grasso |
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DANS LE CREUSET DES LANGUES, « TA LANGUE » Kvar lo : l’énigme d’un titre tout entière contenue dans deux mots. Sabine Huynh a choisi l’hébreu pour conduire sa traversée poétique de la langue. Depuis la langue originelle niée par la mère jusqu’à la langue-fille nouvellement nouée, la langue chemine, qui fait advenir une nouvelle origine. De la mort symbolique à la naissance, c’est l’histoire d’une vie qui se dit ici dans l’univers babélien de la poète. « Déjà plus ». « Kvar lo » en hébreu. Le titre s’appuie sur la double entité de ce qui a été et de ce qui déjà n’est plus. Il creuse en négatif l’idée d’une présence tout aussitôt suivie d’une disparition, et sans doute s’exprime-t-il en filigrane un regret. Quelque chose a eu lieu qui s’est dissous, qui s’est évanoui, laissant place à une désagrégation, à une faille insondable. À une mort. La négation « déjà plus » fait écho à la négation « Ce n’est plus » du poète Paul Celan cité en exergue. L’autre exergue, emprunté à Franz Kafka, permet d’établir un lien entre Kvar lo et Babel. « Nous creusons la fosse de Babel ». Une première encre de Caroline François-Rubino traverse la page à la verticale, transition entre la page d’épigraphes et l’amorce du poème. Un trait d’un noir épais qui s’étire et dont l’éclaboussure fait place à une barrière de claies éclatées. À angle droit quelques lignes horizontales esquissées. Je lis cette encre de haut en bas. Comme une marque délibérément pesante qui imprime sa présence en belle page sur le vergé blanc ivoire. Au commencement de Kvar lo se vit/se dit une éclipse. Le point de départ est un lieu dont le passé a été occulté. « Aucune mélopée », aucune lallation sous-jacentes. Il ne reste du paysage oral que « fantasmes de foyer/linguistique ». En ce lieu noyé de pluies s’inscrit le meurtre symbolique d’une enfant dont la mère a rejeté l’existence. Ce qu’il reste de lien entre elles ? Ce « « ma » : distance dure/le vide vous relie/comme une cicatrice ». Le reste suit, triste configuration d’une vie évanouie. Pas de mère aimante, pas de langue de cœur, pas de mémoire, pas de mots pour dire. Qu’advient-il dès lors pour celle qui, à peine née, est déjà niée ? Que faire du temps révolu ? Ce temps est là, sournoisement enfoui, qui revient avec violence, fait tanguer l’édifice incertain, ébranle la coque d’une nef sans amarre qui part à vau-l’eau. Que faire de soi dans ce mouvement perpétuel de survie illusoire qui étourdit jusqu’au vertige ? Le présent s’interpose pour dire la difficulté à être de ce corps dévasté par le non-amour. Steppe désolée, désert d’une existence livrée à l’indécence nue de l’absence. Nombre de poèmes — tous aussi beaux et tous d’une grande richesse expressive — disent l’absence l’abandon le rejet la fragilité le mensonge la blessure la faille. Et l’état de celle qui, enfant, subit l’expérience de la négation est celui d’une « clochette fendue » ; d’une « orpheline », errante absolue, privée de grâce, privée de mots, « bouche raide
sans mots
close et maudite
en mal d’amour
laide, que le sourire a fui. » Les assonances en [ɛ] émaillent les vers — raide laide lait tais mère — qui, au-delà de l’impossible sourire, simulent la grimace et disent l’insondable déplaisir. Pourtant, sur les ruines de l’enfance confisquée, il faut construire, il faut se construire toute. Sur deux mots : « Kvar lo ». Les deux pierres maîtresses sur lesquelles poser les fondations prennent appui sur la langue hébraïque. « Kvar lo ». « Déjà plus ». Celle qui prend la parole à travers le « tu » — je nié présent dans le mot « rage » — cherche sa voix dans les langues autres que sa langue d’origine — « Tu apprends le chinois / pour expulser la langue-mère » — ; elle cherche ses mots coloration forme sens sons dans d’autres langues que la sienne, cherche une langue d’accueil où aller, où prendre corps et où grandir ; sa quête ne réside nullement dans l’assimilation d’un maillage de mots creux qui emplirait le vide béant laissé par l’absence de la mère, langue maternelle morte inane muette. La poète en appelle à une langue où naître à soi-même, et en laquelle demeurer. La mémoire offensée cherche à comprendre, qui revient sur un temps qui échappe et dont il ne reste que ruines anathèmes furies guerres dévastations. Et langue anéantie, vouée à un silence éternel : « langue introuvable
tu(e)
te tais » Mâchoire « lézardée », l’enfance mutilée a engendré la mutité. Langue avalée, langue figée, dans l’incapacité de mettre en branle les rouages du langage, de faire s’agglutiner entre eux sons et mots. La voix se brise avant même que puisse naître la parole. Dès lors, la poète cherche secours dans le kaléidoscope et la multiplicité étonnante des langues, elle se barde se ceinture sans toutefois trouver de langue qui réponde à son attente existentielle. Condamnée à l’errance entre aphonie et polyphonie, telle est l’existence de la poète. Est-ce cela vivre, cette recherche qui pousse à tâtonner en aveugle à travers langues murs érigés tout autour qu’il faut repousser pour pouvoir accéder à l’air libre ? N’est-ce pas plutôt tenter de survivre à sa « propre Shoah » ? Dans cette quête infiniment douloureuse seule secourt vraiment, telle une bouée, l’élection de langues d’adoption, ces « sœurs de deuil infini ». Ainsi, tandis que la langue-mère du désamour se vit comme une « greffe ratée », émergent dans leurs torsions les langues apprises, déclinaison de « langues tourmentées », chacune dotée de sa spécificité propre, de ses exigences ou de ses capacités de don : « La française, te plier
à sa cadence pour survivre
— peser en perdant pied
mentir en jurant
promettre sans savoir —
l’anglaise, s’échapper
sans surveillance, chanter
avec l’espagnole, jouer
avec l’italienne, oser
séduire en suédois… » Entre mémoire disloquée — « alephs amnésiques » —, langage désarticulé, pesanteur du vide et langue-muscle qui tâtonne sur l’avant-dire qui précède le dit, ce « presque dire » qui ne peut qu’imparfaitement dire et seulement dans la déchirure de l’écartèlement, surviennent les poèmes où se lisent en toile de fond le spectacle de la guerre et ses talus « hagards ». C’est sur ce décor morcelé d’enfer que s’enracine la poésie de Sabine Huynh, dans toute la richesse de sa palette babélienne, dans la multiplicité des notations et des images qui caractérisent les poèmes de Kvar lo. Tandis qu’en page de droite (en belle page comme on dit), la page réservée aux encres de Caroline François-Rubino, une masse de noir impose sa forme, boule ou nuage, crantée sur ses bords d’éclats, puis fuse, tronc vertical, vers le bas de page. Un après est-il possible au creux de la déchirure qui nourrit en son sein maléfique l’impossible conciliabule du babil ? « Langue barbelée », vie mutilée. Une langue pourtant émerge parmi toutes celles que la poète fréquente de longue date. L’hébreu, langue d’accueil pour dire le manque la perte la dispersion, essaime ses vocables. Des mots inconnus se glissent, qui irriguent le poème de leur souffle mystérieux, de leurs consonances nouvelles : « milmoulime » « gvanime » « ga-agouïne ». Et bien sûr cet « horaille » éraillé pour désigner « mes parents ». L’émergence de ces vocables chargés de sens fait de l’hébreu la langue de proximité qui invite à poser pied à prendre appui à donner vie. C’est aussi la langue hybride de l’enfant, la fille de la poète ; celle qui a fait d’elle une mère. À travers cette langue-fille, la mère peut à son tour advenir. L’enfant offre à sa mère sa parole originelle. Langue des jeux des promesses « des sfataïmes de fable », de la tendresse. Langue colorée et ludique, vive foisonnante imprévisible, de la douceur et de la joie. Une vie advient alors qui se noue autour des mots de l’enfant, arbre de vie. « Ta fille est
la parole
originelle
doucement
tu en viens
en lui parlant. » « Ta langue », écrit Sabine Huynh à la fin du recueil. De ces lointains intérieurs qui, dans le creuset, ont laissé fermenter les mots advient une renaissance féconde. Avec elle s’élabore une poésie très personnelle qui touche au plus profond de l’indicible et de l’inouï. Kvar lo, une très belle langue de poète.
Angèle Paoli D.R. Texte angelepaoli |
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« TU ES LANGUE EN CE PAYSAGE » Au commencement, la nuit et le silence. Et l’autre soi-même qu’on ne saurait comprendre clairement. Au commencement de l’existence, l’absence de repères : la nuit en plein jour, la nuit à l’intérieur de soi. On dirait que les visions qu’on s’autorise sont à l’extérieur, derrière une vitre-écran, inaccessibles, et tout autant en soi, dans l’esprit et dans le corps, internes et comme vivant leur propre vie : « Tes yeux sont les tessons d’une fenêtre d’hiver
que le givre recouvre tu grattes pour y voir au dehors la glace
fondue » Où est l’emplacement de la vie, se demande celle qui « (sait) dormir alors
qu’on ne sait plus déjà
qu’un rêve a englouti le jour. » La folie rôde dans le même espace mental que l’espérance. Enfermée en soi, enfermée dans le monde incompréhensible encore, la « narratrice », naissant peut-être, mais déjà dépositaire d’une mémoire de l’humain, se heurte à l’immédiate présence du réel lorsqu’il est encore indifférencié, encore Un. Et pourtant la blessure est là, de toute éternité, semble-t-il, la blessure qu’il faut ravauder d’une manière ou d’une autre : se faire arbre et « comme l’arbre [n’avoir] qu’une parole de feuille » ou « à sa bouche [avoir] peut-être la lune », ou bien « penser enfin OISEAU ». Car il y a une blessure déjà, et une menace encore. Quelque chose peut surgir à chaque instant, dans la ville, sur le chemin, « un monstre s’est tapi dans la chrysalide », qui est déjà venu, qui peut venir encore. Le Minotaure, la « tête de cerf », s’agite à la lisière du regard et « il ne restera du jeu d’hier
rien, sauf
quelques osselets
l’ivoire dur du ciel » La voix est rauque qui crisse dans les vers, comme d’avoir trop crié. Comment vivre pleinement avec le manque initial ? Qu’est-ce qui va « rempli[r] les marges », alors même que « les pages sont vides » ? L’ensemble du recueil est une interrogation sur le pouvoir du langage, une tension permanente entre l’impossibilité de la parole et le pouvoir incroyable des mots. Ça commence par la mise à distance de soi, par l’apostrophe récurrente à la « petite fille », qui à la fois appelle celle qu’on n’est plus, qu’on regrette de ne plus être, qu’on redoute d’être à nouveau, et à la fois confirme qu’une part de soi est restée cette enfant. Et même que c’est certainement cette part qui autorise l’écriture de l’adulte : « Petite fille
quand les feuilles se seront détachées
absorbées par la terre
les arbres dormiront nus debout
(c’est ce qu’elle dit
mais ce n’est déjà plus sa bouche qui parle) » Ph., G.AdC Les mots peuvent-ils dire l’immédiat de la sensation, l’évidence d’un regard, le souvenir palpable d’un être ? Vieille question, vieille tension. « Plutôt qu’un poème, c’est toi que je veux écrire ». Faut-il s’abreuver de mots, remplir des pages de cahiers avec des listes qui diraient tout, ou tenteraient de le faire, juste pour le foule rassurante des choses, juste pour la sonorité des mots rares, des mots que la science naturelle pose sur les êtres simples des fleurs et des arbres ? Cette profusion soudaine est-elle suffisante ? Les mots peuvent-ils être des « mains jetées au ciel », des « flèches » pour percer le mystère de la présence au monde, dont on sent bien qu’elle est la seule voie de guérison et la seule adhésion ? Ne faut-il pas se heurter au silence, l’accepter, lui qui « sourd des origines », et, par la plénitude qu’il installe dans la nature, accéder à un autre degré du langage, à la poésie, puisqu’aussi bien c’est de ce silence que « survient la parole » ? « À la fin l’horizon entaille claire
sera la pointe d’un mot
qui sans cesse recule » Le langage se dérobe toujours lorsqu’il veut se faire parole, et c’est uniquement dans une tentative réitérée sans cesse que se trouve la poésie. C’est au niveau de la gorge que sont liés définitivement corps et esprit, c’est à cet endroit comme un nœud que se rejoignent inextricablement le désir d’absolu et le constat de notre finitude : « Si je mâche mes mots, longtemps, infiniment
c’est pour qu’ils soient de l’eau
c’est pour qu’ils soient liquides, qu’ils soient rendus au bleu
c’est pour que tu y plonges
et pour que tu m’y retrouves » Mais au lieu de rester dans la tentation (pourtant présente) de la dissolution dans le grand Tout, de la disparition de soi, qui serait une forme d’acceptation de la solitude et de rejet du sens, au lieu d’un éparpillement mystique de soi dont on sent bien qu’il est presque souhaité, la personne qui écrit là ne peut pas nier sa simple humanité, ce qui en constitue la part la plus haute, et finalement la plus nécessaire pour qui veut savoir ce qui se passe « après » : d’où viennent ces « poèmes d’après », d’où naissent-ils ? Et où vont-ils ? La seule réponse possible, foncièrement humaine, c’est qu’ils sont adressés à l’autre, et que d’une certaine manière ils viennent de lui. Cécile A. Holdban ne convoque pas d’autres poètes pour s’en revendiquer : elle les nomme et elle cite leurs paroles, elle les remercie de bien vouloir lui faire une place parmi eux, à hauteur d’humanité. Sandor Weöres, Kathleen Raine, Janet Frame, Sylvia Plath, Pierre-Albert Jourdan sont d’abord ces humains qui ont dit la difficulté d’être et la gloire de vivre. Ce sont donc bien ces voix multiples qui empêchent la dissolution de soi, qui font que, penchés au bord du vide, nous pouvons nous retourner vers ceux qui, comme nous, cherchent un sens. Et nul doute que La Route de sel (deuxième partie du recueil), loin d’une vallée de larmes, soit cette voie/voix possible pour donner aux autres les paroles qui « murmure[nt]/ et [qui] porte[nt] sur une branche sacrée / la feuille qui [nous] guérira ». « Révélés,
les domaines silencieux
survolés en silence
les tilleuls et les herbes. Les doigts dans la terre
l’enfant jardine
ressuscitant l’aïeul
au dévers de ses mains » Un dernier secret : c’est une poésie entièrement tournée vers la vie. « Tourbillon est roi », écrivait Aristophane, et c’est le déplacement, le pas suivant l’autre, l’élévation rapide, le déplacement du vent que les mots de Cécile A. Holdban répercutent comme les échos d’un mouvement ininterrompu, à l’image de la vie qui va : « la grâce d’un geste pèse autant sur la terre que la grâce des âmes ». « Par la grâce du geste, elle dévêt la pesanteur. » |
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Source « DANS LE PERPÉTUEL MOUVEMENT D’UNE EXISTENCE ET D’UNE ÉCRITURE » Enez Euza. L’île lointaine. L’île extrême. Phares et vents, courants marins puissants tempêtes et naufrages, écueils et légendes. L’île « la plus élevée » de la mer d’Iroise charrie avec son nom — Ouessant — des houles insoumises des navires échoués des épaves des batailles engagées contre les éléments déchaînés. Mémoire d’Ouessant. Mémoire lointaine. Toujours vive. Ouessant, « l’île baguée de ses cinq phares », est l’île que Jeanine Baude a élue parmi toutes. La posséder est impensable. Être possédé par elle s’inscrit dans le possible. « […] Possède-t-on jamais une terre aimée ? Elle nous emporte et nous prend dans sa magie, sa plénitude, son isolement qui la rendent si singulière. Elle nous façonne de ses doigts de fée. » Jeanine Baude consacre à l’île aimée un petit livre. Ouessant. Qu’elle dédie aux Ouessantins et aux gardiens de phares. Édité en 2016 aux Éditions des Vanneaux, accompagné des dessins-esquisses de David Hébert, Ouessant rejoint la collection des Carnets nomades. Ce petit opus, elle le livre tout entier (ou presque) à l’écriture lyrique d’une passionnée. La poète a beau vouloir tenir à distance cette forme d’expression — « Basta du lyrisme », écrit-elle —, sa nature profonde la déborde, qui fait de son écriture ouessantine un hommage vibrant et magnifique. Tout de tensions de volutes d’enroulements de jets d’écume de parfums de rocaille de houle de marches insatiables de lumière océane et de bleu arrimé aux cinq phares et/ou sémaphores qui ceinturent l’île. Le Créac’h, le Stiff, Kéréon, la Jument, Nividic. Et, à vrai dire, l’insulaire que je suis s’interroge. Pourquoi vouloir gommer atténuer nuancer toujours ce qui nous porte vers, qui nous dépasse, qui nous pousse au-delà de ce qui submerge ? Pourquoi ne pas vouloir vouloir prendre en compte « ce qui parle à notre place. Ce que nous ne pouvons éviter. Ce que nous cherchons dans un faisceau de réalités, la luminescence de cette roche qui non pas écrase mais traverse le regard jusqu’aux tréfonds, dans le silence du corps, celui des chairs, des vaisseaux. » ? Et la poète de poursuivre par cette interrogation d’un lyrisme existentiel à la fois juste et nécessaire : « Comment poursuivre, sinon par nos pas incertains, notre faiblesse à tenir debout face aux vents contraires ? Dans la raréfaction des présages, en allumant la torche des yeux, irradiant les nerfs pour comprendre, ajuster la limaille de nos os à cette marche du présent. » Jeanine Baude a élu Ouessant par passion. Pour y vivre au plus près au plus profond au plus intime son attachement viscéral à elle. Elle est l’Uxisama de Pythéas. Ce grand navigateur phocéen qui, en son temps, hanta les mers du Nord. D’origine marseillaise, la poète s’y rend, comme tant d’autres amoureux des solitudes, pour larguer les amarres « au propre et au figuré ». Pour renaître. Et pour renaître, il faut se défaire. Laisser derrière soi ses us et coutumes, les pensées ordinaires, les gestes coutumiers, ses attachements et conforts. Il faut s’engager. Quitter la terre ferme, larguer « le roulis de la ville, sa torpeur, sa cadence inhumaine ». Et de là, une fois embarqué, s’en remettre à l’appel du large, celui-là même qui rince à grande eau et recentre les identités malmenées par la frénésie de ces temps. Ici, sur le navire qui vient de quitter Le Conquet et se prépare à affronter le courant du Fromveur, l’esprit porté par le roulis rôde autour des naufrages d’antan. En longeant Molène, impossible de ne pas avoir en mémoire la catastrophe du Drummond Castle survenue en juin 1896. La poète retrace la tragique histoire des passagers dont les corps flottèrent des jours durant autour de Molène : « Le Fromveur fut jonché de corps à la dérive, flottant au milieu d’un amoncellement de débris : objets précieux, vaisselles, vêtements, planches et matériaux divers auxquels, peut-être, s’accrocher. Les pêcheurs molènais furent les premiers à découvrir le drame », dont rendit compte « le célèbre hebdomadaire français L’Illustration. » Il faut attendre de retrouver la terre ferme, pour que vienne le temps du poème. Il apparaît dès que la poète reprend pied dans sa maison du Prat et que se met en place la fusion du dedans et du dehors ; que s’ajuste la partition de leur chant jumeau. À ancrer ses pas dans le sol mouvant d’Ouessant, la passante renoue avec la sfuggita qui habite ses entrailles. Curieusement, la sfuggita retrouve intactes les effluves d’Italie. Venise inscrite au creux des muscles et de l’esprit refait surface, qui requiert la poète « par sa luxuriante beauté mais aussi par ce passage de la vie à la mort qui se frotte aux pierres des soubassements rongées par le sel ». Surgissent aussi les souvenirs de pages vénitiennes — celles de « l’ami Jean Clausel » — évoquant « l’enterrement d’Igor Stravinsky », la tombe de Diaghilev, le cimetière San Michele… le Requiem de Scarlatti… L’écriture se fait ainsi l’écho d’un vécu plus ancien. Les réminiscences de lectures se joignent aux souvenirs personnels de voyages et de rencontres, façonnant avec l’histoire de l’île ce curieux « carnet de voyage » qui « se déplie, s’ouvre et se ferme en suivant les vents forts de noroît ou de suet, la marée, son flux et son reflux ». Accord parfait du poïein avec la mouvance du paysage. « Dans le perpétuel mouvement d’une existence et d’une écriture. »
Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli |
| JEANINE BAUDE Source ■ Jeanine Baude sur Terres de femmes ▼ → Aveux simples & Soudain (lecture de Michel Ménaché) → C’est affaire de corps → [Dans la démesure des torrents] → Oui (lecture d’Angèle Paoli) → Ô, solitude, l’île (extrait de Oui) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une fiche bio-bibliographique sur Jeanine Baude |
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| Source ■ Romain Fustier sur Terres de femmes ▼ → [chambre d’hôte] → [elle est elle] (extrait de Bois de peu de poids hiver-printemps partie 2) → [un petit air de printemps] (extrait de Jusqu’à très loin) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions LansKine) la fiche de l’éditeur sur Bois de peu de poids été – automne de Romain Fustier → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes) une notice bio-bibliographique sur Romain Fustier → (sur le site de la revue & des éditions Contre-allées) une notice bio-bibliographique sur Romain Fustier → (sur Terre à ciel) une page sur Romain Fustier ■ Voir encore ▼ → (sur le site de la revue Sarrazine) le sommaire du n° 15 a> |
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La notice de cette éphéméride a été conçue à partir de la lecture de Je rêve que je vis ? Libérée de Bergen-Belsen de Ceija Stojka, Éditions Isabelle Sauvage, Collection chaos, 2016. Traduit de l’allemand par Sabine Macher. Avant-propos de Karin Berger. Ceija Stojka, Les Tombes de Bergen-Belsen Encre sur papier, 22 x 29,5 cm, 2004 Source Le 15 avril 1945, les tanks britanniques libèrent le camp de Bergen-Belsen. Ce jour-là, alors que la jeune Ceija se balade comme à son ordinaire parmi les morts qui gisent en tas dans la gadoue et forment montagne, un paquet venu d’en haut tombe devant elle. « C’est quelque chose emballé dans du papier blanc. Un blanc comme ça, ça n’existe qu’en porcelaine, qu’en pure porcelaine. Et je vois, à l’intérieur c’est rouge » (op. cit. supra, pp. 56-57), s’exclame la petite Ceija… Elle qui ne se nourrit depuis quatre mois que de boulettes de laine arrachées aux cadavres, de feuilles d’arbres et de terre, n’en croit pas ses yeux. Ce qui vient de tomber devant elle parmi les cadavres auprès desquels elle se terre et se couche pour dormir, c’est un cadeau du ciel et c’est un soldat anglais qui le lui envoie. Pourtant l’enfant prend peur. Elle se met à hurler, réclamant sa maman. « Je suis ton libérateur », lui dit l’Anglais. (op. cit. id., page 58). Comment être sûre que ce qu’il dit est vrai ? S’approchant de l’enfant, il lui noue un drapeau déchiré autour de la taille et remplit de victuailles le sac ainsi improvisé. « Et maintenant tu vas voir ta mère et tu lui dis que vous êtes libres ! » (op. cit. ibid., page 59). Ce récit est celui de Ceija Stojka, rescapée des camps de la mort. Des quatre mois passés en compagnie de sa mère — et de quelques autres Roms de sa famille — au camp de Bergen-Belsen, la narratrice a gardé une mémoire vive. L’enfant de onze ans qu’elle a été a emmagasiné jusqu’au moindre détail ce qui fut sa vie de prisonnière au milieu des cadavres qui s’amoncelaient autour d’elle et que nul ne se préoccupait d’ensevelir. Elle a gardé intact jusqu’au souvenir des paroles échangées avec les siens. Bien des années plus tard, elle restitue oralement le passé comme s’il était toujours présent, avec la même force, la même vitalité, la même authenticité qu’au temps de son enfance. Et parfois même, avec la même juvénile fantaisie. Elle le fait revivre par ses mots, par la liberté de ton qui est la sienne, grâce à ce talent de conteuse hérité de ses ancêtres tsiganes. En 2004, en effet, Ceija Stojka, « écrivain, peintre et musicienne », fait don de ses souvenirs à Karin Berger qui les a recueillis au cours de plusieurs entretiens. La cinéaste les a couchés tels quels sur le papier. Tout ce matériau, Ceija Stojka le confie à son auditrice, sans rien changer de la perception qu’elle a gardée de ce passé, sans déguisement ni mensonge : « Les beaux moments que j’ai vécus, ils sont là, mais ma connaissance va bien plus loin, je vois devant moi le déluge, la misère, je vois courir les enfants et les SS qui les poursuivent. Je vois surtout les veilles femmes qui hurlent. Ça ne m’a jamais lâchée. Jamais. Ça ne s’est jamais arrêté. » (op. cit. ibid., page 109). Il arrive pourtant que la parole bute. Que l’expérience vécue dans les différents camps de la mort où la jeune Romni a séjourné, se heurte à l’indicible. À l’incommunicable. « La vraie vérité, la peur et la misère, ce qu’ils ont vraiment fait avec nous, je ne peux pas te le raconter. Je ne peux pas te le transmettre. » (op. cit. ibid., page 110). Et Ceija d’ajouter cette remarque étonnante, qui revient à plusieurs reprises dans sa bouche : « Et pourtant on ne leur en voulait pas. “Que Dieu leur pardonne leurs péchés !” c’est ce que disait toujours la maman. On avait quand même des sentiments pour eux, parce que ce sont des êtres humains créés par Dieu. Mais eux, ils n’avaient aucun sentiment, les êtres humains, ils les brûlaient vifs et les gazaient. Ils n’avaient pas idée de jusqu’où ils s’emportaient. En réalité, ils me font de la peine ! » (op. cit. ibid., page 110). Il en est de même des sentiments qui habitent les déportés pendant les trois ou quatre mois d’errance qui suivent leur libération. L’indicible l’emporte, qu’aucun mot ne peut traduire : « On allait d’une route départementale à l’autre, avec des chants, avec des rires, avec des pleurs, avec la peur. Plein de sentiments mêlés qu’on ne peut décrire. » (op. cit. ibid., page 85). Quant à la Libération, elle reste un moment incompréhensible, proche de l’inconcevable, tant l’horreur est grande, que les libérateurs découvrent ; tant le contraste est grand entre les vivants et ceux qui gisent à leurs pieds, dans la fange immonde des excréments et de la misère extrême. « Non, on ne peut pas le raconter. Il faut que tu imagines, la Libération et en même temps, tous ces cadavres éventrés… » (op. cit. ibid., pp. 60-61). Le désarroi est tel que la mère a du mal à y croire. Libres ? Quel sens donner à ce mot et à la réalité nouvelle qu’il recouvre ? Comment vivre libres avec ces images de peur qui collent à la peau ? Comment renouer avec la vie avec tous ces morts qui hantent la mémoire ? Autant de questions avec lesquelles il va falloir apprendre à vivre. Mais Ceija ne désespère jamais. Son témoignage en est la preuve. Ainsi, tout au long de l’entretien qu’elle mène avec Karin Berger, Ceija Stojka fait-elle revivre par sa parole lucide claire et directe, l’épopée de la Libération de milliers de prisonniers, toutes races et religions confondues ; l’errance de ces convois humains livrés aux routes, à la recherche de nourriture, la vie précaire, les morts qui jalonnent le retour en Autriche ou ailleurs ; les retrouvailles inespérées avec les survivants, frères sœurs parents dispersés dans d’autres camps où la majeure partie d’entre eux a péri ; les bonheurs simples vécus dans le partage. Mais aussi la difficulté à se réinsérer dans la vie normale, lorsqu’on appartient au peuple maléfique des Roms. Vivre désormais avec la suspicion et le mépris des Gagjé (les non-Roms) et le numéro de déporté à jamais incrusté dans la peau : « Elles viennent d’où celles-là ? Tu peux laver et frotter autant que tu veux, ça ne sert à rien, tu es une Romni, tu es un Rom, ça te restera toujours et c’est bien aussi comme ça. Mais personne ne te dit : “Dieu soit loué, vous avez survécu ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Comment c’est possible qu’on vous ait déportés ? C’était quoi la raison ?” » (op. cit. ibid., page 96). Longtemps après son retour à la vie normale, Ceija Stojka revient sur les lieux de la tragédie humaine qu’elle a traversée. Elle retrouve l’arbre qui lui a permis de se nourrir et de demeurer en vie. « Quand je l’ai revu après cinquante-cinq ans, il était comme une très vieille femme. Probablement j’aurais la même tête quand je m’en irai de cette terre-ci. Toute grise. » (op. cit. supra, page 75). Ceija Stojka, âgée de soixante-sept ans, est en effet revenue au camp de Bergen-Belsen en l’an 2000. Cette nuit-là, qui a suivi sa visite à l’arbre nourricier, Ceija a fait un rêve : « J’ai rêvé que je parlais avec les morts. Ils étaient tous réjouis : “on t’a attendue si longtemps ! C’est bien que tu sois venue ! Tu étais toujours parmi nous !” Et moi je leur dis : “Vous êtes tous de Bergen-Belsen ?” “Oui, mais nous devons rester ici pour toujours !” Puis d’autres tombes s’ouvraient aussi : “Regarde, nous aussi, on est là”, ils criaient, et : “Nous, tu ne nous connais pas encore ! ” Et tout à coup, les gens sortent avec de la terre et forment le tronc d’un oiseau. » (op. cit. ibid., pp. 75-76). La métamorphose se poursuit et Ceija de confier à son auditrice : « Toujours, quand je vais à Bergen-Belsen, c’est comme une fête ! Les morts volent dans un bruissement d’ailes. Ils sortent, ils remuent, je les sens, ils chantent, et le ciel est rempli d’oiseaux. C’est seulement leur corps qui gît là. Ils sont sortis de leur corps parce qu’on leur a pris la vie violemment. Et nous, nous sommes les porteurs, nous les portons avec notre vie. » (op. cit. ibid., pp. 76-77). Sublime moment de parole que ces mots confiés à Karin Berger pour transmettre l’espoir. Plus forts que la mort.
Angèle Paoli « Elle retrouve l’arbre qui lui a permis de se nourrir et de demeurer en vie. » Ceija Stojka, Sans titre, 2011 Source |
| CEIJA STOJKA Source Née en Styrie le 23 mai 1933, « fille de marchands de chevaux rom, les Lovara-Roma », Ceija Stojka est décédée le 28 janvier 2013 dans un hôpital de Vienne. Pendant la Seconde Guerre mondiale, toute sa famille fut déportée dans plusieurs camps de concentration, dont celui de Bergen-Belsen. Rescapée avec sa mère et quatre frères et sœurs, Ceija Stojka a publié plusieurs ouvrages. Wir leben im Verborgenen – Erinnerungen einer Rom-Zigeunerin, publié en 1988 (« Nous vivons cachés – Souvenirs d’une Rom-Tsigane »), a attiré l’attention sur le sort des Roms sous le nazisme. En 1992, elle publie Reisende auf dieser Welt (« Voyageuse de ce monde »). Elle reçoit plusieurs distinctions dont le prix Bruno-Kreisky. Publié en 2005 (Picus Verlag, Vienne), Träume ich, dass ich lebe ? Befreit aus Bergen-Belsen / Je rêve que je vis ? Libérée de Bergen-Belsen (Éditions Isabelle Sauvage, 2016) est son premier livre traduit en français. ■ Ceija Stojka sur Terres de femmes ▼ → Avril 1947 | Ceija Stojka, Nous vivons cachés, Récits d’une Romni à travers le siècle ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage) la fiche de l’éditeur sur Je rêve que je vis ? Libérée de Bergen-Belsen de Ceija Stojka |
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