Étiquette : 2016


  • Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln

    par Isabelle Lévesque

    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln, poèmes,
    L’Arbre à paroles, Collection P.O.M.
    (Poésie Ouverte sur le Monde), dirigée par David Giannoni, 2016.



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    On entre dans le livre de Philippe Fumery par le nom propre du titre, un ancrage géographique, en altitude, La Vallée des Ammeln, au sud d’Agadir.

    Les montagnes de l’Anti-Atlas1 à la terre rouge offrent l’espace réel et mental sur lequel les poèmes vont s’ouvrir. La vie nomade et simple est évoquée : les déplacements « dans la camionnette bâchée », désordre dans lequel on peut apercevoir les « vaches sur la galerie », un âne, avec cette nécessité « d’amener le nécessaire ». Les poèmes, brefs et descriptifs, signent d’abord la rencontre avec une culture et ses habitants dans un dépaysement constant :

    « lots colorés

    de bric et de broc ».

    Le voyage commence à Essaouira, au bord de la mer, la vie des pêcheurs dont on perçoit les efforts pour remonter deux requins, toute une vie de « barques bleues », de « brouhaha des rues », le chant d’un chardonneret. Les sens aiguisés reçoivent les stimulations constantes de ce qui vit bruyamment, que nous suivons car la parataxe juxtapose ces éléments dans l’afflux qui nous est restitué. Peu à peu, le narrateur se soumet au charme de ce qu’il découvre :

    « cinq pierres longues

    ajourées

    de part et d’autre

    jusqu’au faîte

    forment des têtes de cheval

    tes rêves les franchiront

    sans heurt

    tu en attends la clef ».

    Des notations qui foisonnent, une forme de mystère naît. Les strophes de quelques vers peuvent faire penser aux formes brèves de la poésie japonaise, haïku ou tonka. Des phrases sans verbes, notations précises ouvrent sur une pensée ou un songe pas toujours formulés, comme une sorte d’énigme offerte au lecteur :

    « tu caresses le mur

    pour l’enduire sans heurt

    tu oublies l’outil

    que ta main tient en songe

    depuis ce matin ».

    Certaines notations comportent une leçon, même si le plus souvent elle n’est pas exprimée :

    « âne en retrait

    sous le couvert

    en appui sur cinq pattes

    immobile

    absenté

    de son pas d’âne ».

    L’évidence côtoie le dévoilement, comme si baigné dans une eau au « son/plus clair », le narrateur pouvait frôler une révélation. La lumière sans cesse évoquée suit le voyageur ou s’impose à lui.

    Parfois, deux ou trois strophes font poème :

    « les étoiles ce soir

    la voie lactée

    se rangeront un peu

    elles attendent le taxi bleu

    plus que les voitures

    les heures passent

    plus arrondi

    que cette petite colline

    le dôme

    de la tombe sacrée ».

    Ces façons d’habiter l’espace et le temps nous révèlent la rondeur de la planète, de la colline et de la tombe, ce qui passe et ce qui reste, l’immobilité passagère ou définitive. Tout nous invite à la lenteur, à la contemplation. Le mystère peut naître d’un trouble introduit par la tournure pronominale pour ces étoiles qui « se rangeront » : pour quelle attente ?

    Constamment, le tissu du texte change par glissements légers. Des lieux, décrits dans leur forme, viennent alimenter la rêverie. Avec « le dôme / de la tombe sacrée », entre merveilleux et religieux, nous sommes invités à une forme d’initiation.

    Oued Massa, autre lieu. Sur le sable, on observe :

    « même le modeste scarabée

    laisse la trace sur le sable

    sous sa carapace

    comme une frêle caravane ».

    Le mythe nomade inscrit dans la vie minuscule s’incarne de nouveau alors que les gestes rituels, sur la tombe du marabout, sont accomplis pour que l’ordre protecteur des vœux et des renaissances soit respecté. Le genêt noué autour de la tombe refleurira en hiver.

    La comparaison devient un mode de lecture et de déchiffrement de la civilisation : chaque observation est décryptée au regard d’une culture que l’on n’appauvrit pas mais qui nous invite à la rejoindre. En prose et en italique, plusieurs paragraphes s’intercalent. Parfois descriptifs, ils consignent le nouveau signe de cette intégration progressive à la terre qui est visitée / adoptée :

    « Les hommes par groupes discutent, ne se retournent pas à ton passage, comme si tu pouvais faire partie du paysage ».

    De Tafraout à Oumesnat, ce sont les falaises qui bordent et ouvrent les poèmes : entre leur verticalité et la fragilité de maisons qui s’effondrent, ici ou là, le voyage tente de voir ce qu’il imagine et réveille la mémoire d’un voyage précédent. Le cimetière, les murs dont les pierres « se détachent », soutenues par « les branches épineuses » que les villageois utilisent pour repousser les sangliers, offre sa nudité au regard avant que la nuit n’ouvre de nouveau l’espace de l’énigme :

    « les aboiements des chiens errants

    rassemblent les songes

    de ceux qui sont éveillés ».

    Des outils agricoles rassemblés semblent indiquer qu’on change d’espace ou que le temps s’est interrompu : tout y est simple, l’état de ruine lu dans chaque construction, le délitement. Pourtant, pour ce narrateur observateur et partie prenante des lieux qu’il observe, chaque trace fait signe et rappelle un voyage antérieur. Ce sont des retrouvailles qui constituent l’un des fils du texte.

    La vallée des Ammeln, comme une personne vivante, s’offre enfin :

    « tu as désiré

    d’un grand désir

    revoir cet endroit ».

    Et toujours l’âne croisé, à chacune des étapes, pour aboutir face à « l’immensité », terre ultime désirée. On entre dans la maison qui fait corps avec la falaise, « seul un étroit sentier y mène ». Le voyage se poursuivra après à Imchguiguiln, Aït Baha qui ouvrira sur son grenier fortifié où l’on conserve « des rouleaux de papier / serrés dans les roseaux » : tout y était consigné.

    À la fin, « Agadir, dernier jour », le livre se referme sur une invitation au voyage. Le voyageur est passé, ses traces sur le sable se sont effacées. Mais ses poèmes, sans doute pas écrits avec « l’encre noire préparée / avec la laine des moutons », ont consigné ses songes et la perspective infinie de décrypter dans le paysage et ceux qui le font vivre le sens d’une culture qu’on veut approcher.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes




    ____________________________
    1.Philippe Fumery a déjà consacré un livre aux habitants de l’Atlas : Berbères (L’Arbre à paroles, 2013).






    Philippe Fumery






    PHILIPPE   FUMERY


    Philippe Fumery portrait
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Calameo) des extraits de La Vallée des Ammeln de Philippe Fumery
    → (sur le site de la Maison de la poésie d’Amay) la fiche de l’éditeur sur La Vallée des Ammeln de Philippe Fumery
    → (sur le site de la Maison de la poésie d’Amay) une lecture de La Vallée des Ammeln par Philippe Lançon [Revue Nord, Lille, PDF]




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris






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  • Muriel Stuckel | [Trop vif le soleil]




    [TROP VIF LE SOLEIL]



    Trop vif le soleil
    au bord de nos yeux

    attendre le crépuscule
    qui bat des cils

    quand la voix veut advenir



    De ses yeux rhénans
    au fond du fleuve
    quand l’or du mythe
    s’est évaporé

    le silence nous dévisage





    Zu grell die Sonne
    in unseren Augen

    die Dämmerung erwarten
    die Wimpern blinzeln

    wenn die Stimme eintreffen will



    Aus ihren Rhein-Augen
    tief im Fluss
    wenn der Mythos Gold
    verdunstet ist

    starrt uns die Stille an




    Muriel Stuckel, Petite Suite Rhénane | Kleine Rhein-Suite, éditions Philonar, 2016.
    Traduction d’Eva-Maria Berg. Eaux-fortes de Liliane-Ève Brendel.




    MURIEL STUCKEL


    Muriel Stuckel 3




    ■ Muriel Stuckel
    sur Terres de femmes

    Dans la césure de tes poèmes (extrait de L’Insoupçonnée ou presque)
    [Demeure précaire] (autre extrait de L’Insoupçonnée ou presque)
    [Sous le pas d’une ombre vive] (autre extrait de L’Insoupçonnée ou presque)
    La poétique des failles chez Muriel Stuckel (Chronique d’Isabelle Raviolo)
    [Ce n’est pas tant] (extrait d’Eurydice désormais)
    Le risque de la poésie (autre extrait d’Eurydice désormais)
    [Sous la courbe de la phrase] (extrait de Du ciel sur la paume)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    La poésie échappée



    ■ Notes de lecture de Muriel Stuckel
    sur Terres de femmes

    Jacques Estager, Douceur
    Gunvor Hofmo, Tout de la nuit est sans nom
    Stéphane Sangral, Circonvolutions





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  • Vincent Jacq | [Rien ce matin. La tête lourde comme le ciel]




    [RIEN CE MATIN. LA TÊTE LOURDE COMME LE CIEL]




    Rien ce matin. La tête lourde comme le ciel. Tout est désert. Les barques n’unissent pas encore les rives, la citadelle est close, enveloppée de brouillards matinaux. Le drapeau noir en haut du minaret signale que la prière est à marée basse. Impression d’être à quai, dans les menus travaux du port : nettoyage des cales, des cuisines (de trous dans la muraille jaillissent des déchets). Personne sur le pont. Rumeur molle de l’eau contre la coque. Les oiseaux volent bas, piquant parfois. Ce sont des mouettes. Sur une corde des djellabahs ouvrent leurs bras roses à sécher.

    Dans le creux, les arbres s’agitent d’impatience : étoiles vert sombres des figuiers trapus, hampes larges des bananiers, houppes grèges des roseaux, palmes, langues fatiguées des cactus. Tout jaillit et retombe mollement. Puis soudain le ciel se déchire. Les blancs se font violents, les ocres rougeoient. Deux jeunes filles très brunes, l’une en rose, l’autre en bleu, viennent asseoir leurs formes longues sur le parapet. Elles jouent de leur profil, sourient, s’amusent de quelques fourmis sur la pierre chaude. Odeur d’urine (et) de plantes grasses. Les pêcheurs arrivent, les volets s’ouvrent, la vie amorce lentement ses gestes. La marée remonte le fleuve. La pose/pause est terminée.





    2





    Il est tôt, les barques n’unissent pas encore les rives, enveloppées de brumes éteintes. Le drapeau noir, en haut du minaret, met la prière à marée basse. Le fort semble un navire à quai, troublé dans ses profondeurs par la vidange des cales et les travaux des cuisines : de trous dans la muraille jaillissent des déchets que les mouettes viennent piquer au vol. Personne sur le pont. On n’entend que le clapotis de l’eau contre la coque. Sur une corde, des tuniques ouvrent leurs bras humides au ciel pâle. Quelques plantes se réveillent dans les creux, figuiers profonds, roseaux, palmes lentement redressées.

    Le temps d’une cigarette et le soleil bouleverse tout. Les blancs s’allument, l’ocre brûle. Des fourmis apparaissent sur la pierre du parapet qui se réchauffe. Odeur d’urine des plantes grasses. Les pêcheurs rentrent, les volets s’ouvrent, la marée s’annonce dans l’embouchure. Les voix décalées de plusieurs muezzins lancent soudain leur filet jusqu’à la mer.




    Vincent Jacq, « Vingt-trois moments de l’embouchure » in L’Écume des voyages, La Nouvelle Escampette éditions, 2016, pp. 164-165.






    Vincent Jacq  l'Ecume des voyages





    VINCENT JACQ


    Vincent Jacq
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site ALCA)
    une fiche sur L’Écume des voyages de Vincent Jacq





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  • Denis Heudré, sèmes semés

    par Marie-Hélène Prouteau

    Denis Heudré, sèmes semés,
    Éditions Sauvages, Collection Ecriterres, 2016.
    Présentation de Bernard Berrou.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau


    Voici un recueil dont le beau titre, sèmes semés, est, dès l’abord, promesse de lecture heureuse. L’auteur est le poète Denis Heudré, déjà publié aux éditions La Porte et La Sirène étoilée, présent dans plusieurs revues : Décharge, Spered Gouez, Terre à ciel. Un recueil édité par les Éditions Sauvages, dans la collection Ecriterres, créée en hommage au poète critique et peintre Paul Quéré en 2015-2016. Le prix Paul-Quéré a été attribué à Denis Heudré la même année.

    Je lis ce recueil, ma main tourne les pages. J’ai l’impression de contempler les images d’un kaléidoscope, de retrouver la joie magique de ce jouet d’enfance qui produit d’infinies variations qui se divisent et se multiplient. Quatre chants pour quatre saisons célébrant la pulsation sensible de la vie :

    printemps / rouge-gorgé

    lèvres indécises / d’un été

    l’automne de ses mains / enflammées

    un hiver à découdre / les ombres

    Où défile la fluidité d’instants propres à chaque saison, quand passe la rumeur du vivant dans les branches des arbres, dans les mouvements du vent, dans les gestes de jeunes filles à la ville, dans les pas d’hommes de la terre, jardinier ou paysan.

    Le recueil est construit de façon très maîtrisée, dans le déroulé des quarante poèmes qui se déploient selon la force des saisons. Chaque poème est un bloc homogène sur fond de page blanche, constitué de 6 à 7 vers de même longueur, tous arrêtés par une barre oblique (slash en anglais) :

    « corbeaux bafouant les semailles / l’encre des oiseaux dessine au ciel un vol de mélancolie / d’un tel printemps recueillir le sentiment des pierres des fleurs de la main du jardinier / terre unique et mère aimante / de toutes ses fleurs la nature n’a pas de préférence »

    La marque singulière de ce recueil, c’est cette barre oblique, étonnante trouvaille qui fait sens dans le dispositif. Bout de sillon labouré, bout de ligne ou de vers, on ne sait. Et, selon qu’on s’y arrête plus ou moins longtemps, on est dans la scansion d’un vers ou dans le continu d’une prose. Il y a ainsi, dans cet entre-deux de l’écriture, le sentiment du flux même de la vie qui file son énergie dans ses ébauches tremblées. Indissociable du grain de la voix du poète en état de veille devant ces signes multiples, éclosions merveilleuses, sensations, vibrations du plus simple :

    « l’été a choisi un fil de couleur (on habille bien les paupières avec de la couleur) / et de senteurs / les cerises nées de la fleur / les pommes nées de la fleur / en les goûtant je regrette leurs pétales au vent »

    À vrai dire, ce recueil, par son agencement matériel et verbal, par le timbre de cette voix, offre un plein bonheur sensuel. Qui tient ensemble la terre et les étoiles, le rivage de la mer et les pieds nus sur le sable, les graines qu’on sème comme les mots. Le chant tâtonne, se reboucle, déploie ses figures captées dans la mouvance. J’aime l’inventivité verbale manifeste dans l’audace des néologismes : « le vieux talus jonquillant le printemps », « le soleil se fait décembre » ou « la mer s’équinoxe en son atelier des colères pour quelques bretons semeurs de mers ».

    Nous sommes en Bretagne, quelque part, on n’en saura pas plus, dans une campagne et une ville non nommées. Denis Heudré, qui a réalisé les trois illustrations du recueil, est attentif aux couleurs dans le choix de ses images « l’encre des oiseaux » ou « il a tellement bruiné que les goélands n’ont plus assez de larmes pour apprécier ce bleu ». Ou quand les éclats de soleil lui font penser aux joyeux coloriages de l’enfant débordant de leur ligne.

    La présence humaine est suggérée, avec une grande économie de moyens, souvent dans la métonymie qui fait rêver : « un violon s’échappera parmi les siestes comme un trait tiré sur l’horizon » ou « le vent dégueule ses morts dans les recoins ».

    Le poète, lui, se tient plutôt en retrait, « je » discret, dans un rapport intime aux paysages traversés :

    « quelques humains fatigués se cachent de leur propre froidure / j’en viens à semer quelques gouttes de ciel pour en faire des nuages »

    Au cœur du regard de Denis Heudré, le titre en atteste, l’essentiel tient au jeu du symbolique entre les sèmes et les graines. Par leur étymologie, par leur petitesse, les unités linguistiques minimales font signe du côté des semences. La nature et l’écriture échangent leurs signes respectifs : « à semer on écrit aussi ». Il y là un tressage omniprésent dans le recueil ; la nature est un ensemble de signes qu’il s’agit pour le poète de déchiffrer comme une poussée de sève. De l’autre, les mots du poème, éclos dans le silence d’une autre germination, sont matériau langagier que le poète peut ensemencer de sa vive parole :

    « que peut-il bien semer au-dessus des vagues fatiguées »

    La quête de la langue épouse, pour le poète, celle des signes de cette poussée au dehors, flottante, créatrice. Et, à certains moments, le vers s’ouvre à une méditation intemporelle du visible, une sorte d’animisme poétique où la terre devient « le dieu de nos dieux ». Voire s’élargit à une inquiétude sur le présent et l’avenir qui rappelle celle d’Élégie de Lampedusa :

    « que nos enfants puissent demeurer ainsi dans notre chance »

    La dernière page, en prose poétique, s’amplifie en une sorte de final dédié à la terre, « compagne prévenante » :

    « Tant que les hommes auront des mots à échanger, la terre pourra poursuivre sa chanson dans le silence d’un cosmos bienveillant ».

    Contre la déroute possible de l’humain, l’acquiescement au monde suppose de sauver d’un même mouvement les graines et les mots, nous dit le poète Denis Heudré.

    Ce beau recueil a la grâce d’un Chant de la terre.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes







    Denis Heudré  sèmes semés







    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes

    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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  • Muriel Pic, Élégies documentaires

    par Gérard Cartier

    Muriel Pic, Élégies documentaires,
    éditions Macula,
    Collection « Opus incertum » dirigée par Jean-Christophe Bailly, 2016.



    Lecture de Gérard Cartier


    TRISTES UTOPIES




    Le documentaires du titre fait naturellement penser à Charles Reznikoff, d’autant que la première section du recueil évoque l’Allemagne nazie ; mais on est loin du procédé impersonnel d’Holocauste. Qu’on me pardonne : si j’ai de l’estime pour le projet du poète américain, pour sa radicalité, le résultat me convainc mal : la mise en vers m’y semble souvent artificielle et ne faire poème que pour l’œil. La démarche de Muriel Pic, dont témoigne son titre en forme d’oxymore, est beaucoup plus riche de possibilités. S’il fallait lui chercher des antécédents, on penserait plutôt à Cendrars, qui a inventé le genre « documentaire » avec son recueil Kodak, des poèmes composés de fragments taillés dans les pages du Mystérieux docteur Cornélius de Gustave Le Rouge, que le poète suisse s’approprie et fait si bien siens que, dans ces poèmes écrits au ciseau, on entend sa voix – nul n’avait remarqué son maraudage avant que lui-même ne le révèle. Est-ce tout à fait un hasard s’il est ici évoqué par l’image de sa main perdue, montée au ciel sous la forme d’Orion (« étoile main coupée » !), alors que le nom de Reznikoff n’apparaît que de façon oblique, à propos de la mère du poète ?

    Comme l’auteur d’Holocauste, Muriel Pic arrache ses poèmes à la poussière des archives (textes historiques, scientifiques, littéraires, cartes, photographies), mais elle ne s’efface pas derrière ces documents : elle les interprète, dans un acte qu’elle qualifie en postface de divination – les archives n’existent que par ceux qui les exhument, ce sont eux qui leur donnent forme et sens –, elle les insère dans un réseau de références et de significations (« Soit les sangs se mêlent / soit ils empoisonnent la terre »), elle y mêle sa vie et sa pensée (« Je continue de construire les ruines »). Rien d’étonnant, donc, à ce que le principal ressort de son écriture soit extérieur au matériau d’origine ; comme le laissait présager l’élégie du titre, il est indissociable de la sensibilité de l’auteure : c’est l’association d’idées, l’analogie, procédé éminemment poétique, qui conduit l’esprit d’un essaim d’abeilles à une chute de neige, et de là à Kepler, auteur d’un traité sur les flocons, dont la forme sexangulaire nous ramène aux alvéoles de la ruche…

    Trois sections dans ce recueil : trois utopies défaites ou malheureuses du siècle dernier. Tout d’abord, le projet d’un immense centre de vacances sur l’île allemande de Rügen, dans la Baltique, conçu comme un lieu de propagation de la culture nazie. Ce vaste ensemble de 10 000 chambres doubles, doté de salles de gymnastique et de natation, d’une maison de la propagande et même d’abattoirs mécaniques, dont la construction fut interrompue par la guerre, est le symbole architectural de la société totalitaire. Apparaissent ici quelques noms obligés, Hannah Arendt, Thomas Moore, mais aussi d’autres moins attendus, comme Lucrèce, appelé par l’image des ruines qui se désagrègent :

    Sous les astres errants du ciel

    sans fin s’agitent et se transforment

    tous les éléments de la matière.

    Rien à faire

    la nature des choses est irrégulière.

    Rien à faire

    la vérité est toujours en ruines.

    Rien à faire

    les souffrances endurées

    ne rendent pas plus réel le temps passé. […]

    Miel, la seconde partie, a pour motif l’épopée sioniste du début du XXe siècle, représentée par un kibboutz spécialisé dans l’élevage des abeilles (« L’utopie avait la couleur du miel… »). L’utopie historique du retour en Palestine est doublée d’une utopie sociale, qui s’éteindra dans les expropriations et la guerre (« …aujourd’hui elle a la couleur du sang »), et d’une utopie culturelle : le retour à la langue hébraïque, mouvement que Muriel Pic rend sensible en reproduisant des extraits du cahier dans lequel Kafka apprenait l’hébreu : « Il veut saisir la main de ses ancêtres / mais ils la lui tendent de trop loin ».

    […] De liste en liste

    Kafka s’éloigne de lui-même

    et de l’état juif de Theodor Herzl.

    Chaque mot est la porte d’une autre maison

    l’arcade d’une autre prophétie.

    De liste en liste

    le doigt sur la carte de la Palestine

    Kafka est parti dans un autre pays

    un pays imparfait en cela que plusieurs

    le seul pays possible de la poésie.

    Sa cartographie est sans frontières :

    essaims de mots ou vers documentaires.

    Quant à la dernière section, Orientation, elle rapproche les deux infinis : les étoiles, sondées par les tribus Skidi d’Amérique (chaque village avait la sienne) et par les astronomes – et entre toutes, ici, celles de la constellation d’Orion, dont l’auteure reproduit une photo d’amateur du 2 août 1939 ; et, d’autre part, le mouvement turbulent des atomes. Car celui-ci est visible à l’œil nu dans les étoiles, qui sont le lieu des réactions nucléaires en chaîne dont Einstein, le même 2 août 1939, annonçait la domestication prochaine : l’utopie scientifique allait accoucher de la bombe atomique. Qui sait lire dans le ciel, y voit tout autre chose que les Skidi : la destruction. Image qui conclut un recueil empreint d’un profond pessimisme (« Il n’est d’art documentaire / sans chant de deuil »), mais où Muriel Pic dessine un chemin prometteur – on regrettera seulement une poignée de vers un peu trop appuyés (« Lui, il dort sur ses deux oreilles d’assassin »).

    Tout, dans ces Élégies documentaires, contribue aux poèmes : coordonnées terrestres ou stellaires, dates, citations en langues étrangères, termes scientifiques, etc. et même les documents graphiques, présentés et titrés chacun comme un poème à part entière. Les poèmes-textes relèvent quant à eux d’une structure fixe, variable selon les sections : 3 strophes de 10 vers dans Rügen, de 12 vers dans Miel, de 14 vers dans Orientation, fétichisme des nombres à quoi se livrent volontiers les poètes d’aujourd’hui qui, affranchis de l’ancien arbitraire des formes fixes, lui substituent, pour échapper à l’informe, leur propre arbitraire.



    Gérard Cartier
    D.R. Gérard Cartier
    pour Terres de femmes




    ________________________________________
    * Un regret d’ordre matériel : exergues, titres de sections, poèmes, tout est donné sans aucune distinction, sans aucune page blanche, indifféremment à droite ou gauche, et dans un corps réduit, ce qui nuit à l’appréhension d’un livre qui aurait mérité une édition plus soignée.






    Muriel Pic





    MURIEL  PIC


    Muriel Pic NB
    Ph. © éditions Macula
    Source





    ■ Muriel Pic
    sur Terres de femmes


    Janvier 2001 | Muriel Pic, Affranchissements
    La neige (extrait d’Élégies documentaires)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions Macula)
    la fiche de l’éditeur sur Élégies documentaires
    → (sur CCP, Cahier critique de poésie)
    une lecture d’Élégies documentaires, par Jérôme Duwa
    → (sur le site de France Culture)
    Muriel Pic, décrire ou hanter
    → (sur Diacritik)
    Les montages documentaires de Muriel Pic : En regardant le sang des bêtes, par Laurent Demanze
    → (sur etudiants.ch)
    Muriel Pic: Lire est un acte critique, un acte civique (Fragments d’entretien avec Muriel Pic)
    → (sur Babelio)
    une notice bio-bibliographique sur Muriel Pic




    ■ Autres lectures de Gérard Cartier
    sur Terres de femmes


    Patricia Cottron-Daubigné, Femme broussaille, la très vivante
    Jean-Pascal Dubost, & Leçons & Coutures II
    Alain Guillard, Quête du nom
    Cécile Guivarch, Vous êtes mes aïeux
    Emmanuel Moses, Ivresse



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  • Marie-Josée Christien | [Je creuse les mots]


    Fissures de la mémoire
    « Dans les fissures
    de la mémoire
    le peu de terre
    remonte péniblement
    vers nous

    éparpillé. »
    Ph., G.AdC







    [JE CREUSE LES MOTS]



    Je creuse les mots
    qui tiennent en éveil
    au bord de la falaise

    un étroit passage
    imperceptible et fragile
    entre être
    et vivre.




    Là où demeure
    la mémoire obscure

    l’ombre condense
    l’évidence brûlante
    des mots

    éclat pétrifié
    de notre propre vie
    ignorante
    d’elle-même.




    Dans les fissures
    de la mémoire
    le peu de terre
    remonte péniblement
    vers nous

    éparpillé.



    Marie-Josée Christien, Entre-temps [éditions Interventions à Haute Voix, 2004] in Entre-temps précédé de Temps composés, nouvelle édition, Les Éditions Sauvages, Collection Phénix, 29270 Carhaix, 2016, pp. 62-64-66. Illustrations de Marc Bernol. Préface de Jean-François Roger.






    Entre-temps





    MARIE-JOSÉE CHRISTIEN


    Marie-Josée Christien à Quiberon  2013
    Source



    ■ Marie-Josée Christien
    sur Terres de femmes

    Affolement du sang (lecture de Marie-Hélène Prouteau)



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Marie-Josée Christien
    le site personnel de Marie-Josée Christien
    → (sur Ce qui reste)
    d’autres extraits d’Entre-temps
    → (sur le site de la revue Texture)
    Entre-temps précédé de Temps composés (double lecture de Michel Baglin et Lucien Wasselin)





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  • Fabio Scotto, “Musée Thyssen Bornemisza Madrid”, Jacob Isaacksz Van Ruisdael




    Ruisdael
    Jacob Isaacksz VAN RUISDAEL,
    Chemin à travers champs de blé dans le Zuiderzee, v. 1660-1662
    Huile sur toile, 44,8 x 54,6 cm
    Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid
    Tous droits reserves
    Source








    JACOB ISAACKSZ VAN RUISDAEL,
    Camino entre campos de trigo cerca del Zuider Zee, 1660-1662





    Due sentieri s’incontrano
    nella piana che sale
    Sole che filtra
    tra le nubi
    Lontani
    una casa
    un mulino
    una cattedrale
    Mucche al pascolo
    un viandante
    un cane
    Il grigio minaccia l’azzurro
    Chissà dov’è
    Lo Zuider Zee…



    Fabio Scotto, « Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid », Bocca segreta, Poesie 2004-2007, Bagno a Ripoli (Firenze), Passigli Poesia, 2008, p. 48.







    JACOB ISAACKSZ VAN RUISDAEL,
    Chemin à travers champs de blé dans le Zuiderzee, 1660-1662





    Deux sentiers se rejoignent
    dans la plaine qui monte
    Soleil qui filtre
    entre les nuages
    Au loin
    une maison
    un moulin
    une cathédrale
    Des vaches en pâture
    un vagabond
    un chien
    Le gris menace l’azur
    Qui sait où c’est
    le Zuiderzee…



    Traduction inédite d’Angèle Paoli
    pour Terres de femmes (décembre 2008)







    JACOB ISAACKSZ VAN RUISDAEL,
    Camino atraversando campos de trigo cerca de Zuider Zee, 1660-1662





    Deux sentiers se rejoignent
    dans la plaine qui monte
    Soleil qui filtre
    entre les nuages
    Lointains
    une maison
    un moulin
    une cathédrale
    Vaches en pâturage
    un passant
    un chien
    Le gris menace l’azur
    Qui sait où est
    le Zuider Zee…



    Fabio Scotto, “Musée Thyssen Bornemisza Madrid” in Bouche secrète, Éditions du Noroît, Montréal (Québec), 2016, page 40. Traduit de l’italien par Francis Catalano.






    Fabio Scotto  Bouche secrète





    FABIO SCOTTO


    Fabio Scotto
    Source




    ■ Fabio Scotto
    sur Terres de femmes


    A riva | Sur cette rive (note de lecture d’AP)
    Regard sombre (extrait de A riva | Sur cette rive)
    Je t’embrasse les yeux fermés (poème issu du recueil Le Corps du sable)
    Le Corps du sable (note de lecture d’AP)
    Ces paroles échangées (poème issu du recueil L’intoccabile)
    China sull’acqua… (traductions croisées)
    Tra le vene del mondo (extrait de La Grecia è morta e altre poesie)
    La Peau de l’eau (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Venezia — San Giorgio-Angelo (extrait de La Peau de l’eau)
    Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid (onze « poèmes peints » traduits en 2008 par AP)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site de l’écrivain Claude Ber)
    un dossier Fabio Scotto (dimanche 27 février 2011)
    → (sur Lyrikline)
    Fabio Scotto disant dix de ses poèmes





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  • Anna Maria Ortese | « Les Petites Personnes »





    « LES PETITES PERSONNES »
    (extrait)





    Mais je reviens au point important. Je considère que les animaux, à cause de leur visage, de leur sensibilité et de leur compréhension évidente, appartiennent à la même famille que celle dont est venu, terriblement armé de la faculté de raisonnement, l’homme : à celle de la vie. Ce que l’animal ne possède pas, c’est uniquement la faculté de raisonner, la férocité de vandale poussée à l’extrême, l’orgueil ridicule de la faculté de raisonner, la capacité de désacraliser et d’exploiter la vie : c’est pourquoi il n’est pas considéré comme un peuple, alors qu’il devrait l’être, ni comme un être différent, une personne appartenant à la vie, mais considéré comme une chose, et traité en tant que telle.

    Nous croyons tout savoir sur les élevages, les abattoirs et la chasse, les expériences et les jeux, qui ont pour cible, depuis un temps immémorial, les Petites Personnes. Nous ne savons rien. Et si nous savions vraiment, nous mourrions de douleur et de honte, et nous frapperions irrémédiablement les cœurs humains qui existent pourtant, parmi nous. C’est donc une entreprise que je ne tenterai pas. Mais gare, a-t-on envie de dire, gare à l’homme qui accepte et pratique ces choses-là, et gare aux pays qui n’ont jamais eu scrupule à les faire, gare à tous ces garnements qui s’en lavent les mains et qui répètent stupidement : cela a toujours existé et cela doit continuer à exister. Au fond, ce ne sont que des animaux. Seul l’homme est important.

    Quel homme ! aurais-je envie de répondre. Sans fraternité, il n’y a pas d’hommes, mais des contenants de viscères, et un peuple constitué de contenants n’existe pas, ce n’est pas un peuple. L’homme est fait de fraternité, qui dit « homme » dit essentiellement « fraternité ». Et un homme — ou un peuple — qui se place au centre de la vie en disant « Moi », en frappant fort sa poitrine, n’est qu’un singe dégradé (alors que le singe ne l’est pas).

    J’écris tout cela sans ordre. C’est que mon caractère est méchant, il n’est pas bon, il n’est pas tendre, et dès que je rencontre de la présomption et de la lâcheté, qui entrent en maîtres dans le territoire de l’innocence et de la faiblesse, je voudrais prendre les armes, m’emparer d’un sabre, et faire tomber des têtes infectées. Mais je me transformerais alors en l’une d’elles, et donc, chassons ce désir.

    C’est juste une manière de dire. À partir du jour où j’ai commencé à comprendre certaines choses (et c’est un jour d’il y a longtemps, il appartient à ma première jeunesse), je n’ai plus aimé l’homme sincèrement, ou je l’ai aimé avec tristesse.

    Je dirais que je me suis efforcée de l’aimer, j’ai été émue par lui et j’ai tenté de comprendre l’origine de sa dégradation, d’être humain en maître. Ce serait trop long à raconter, et je ne peux pas le faire ici. Mais j’ai compris que plus l’homme (et la femme) ignore les Petites Personnes, plus il est indigne de s’appeler « homme », et que son autorité, lorsqu’il l’a gagnée, est mortelle pour les hommes.



    Anna Maria Ortese, « Les Petites Personnes » in « Frères différents » in Les Petites Personnes, En défense des animaux et autres écrits [Le Piccole Persone, Adelphi edizioni, Milano, 2016], Actes Sud, Collection « un endroit où aller », 2017, pp. 148-149-150. Traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli.






    Anna Maria Ortese  Les Petites Personnes  Actes Sud





    ANNA MARIA ORTESE


    Anna Maria Ortese





    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions Actes Sud)
    la fiche de l’éditeur sur Anna Maria Ortese
    → (sur YouTube)
    un entretien avec Marguerite Pozzoli, traductrice du livre Les Petites Personnes. En défense des animaux et autres écrits par Anna Maria Ortese. Entretien réalisé par Michele Canonica pour le site L’Italie en direct. Février 2017.





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  • Lambert Schlechter | [trop de murs]




    [TROP DE MURS]






    Murs trop
    Ph. D.R. Raphaël Daniel
    Source







    trop de murs, trop de portes
    trop de tables, trop de chaises

    et toutes ces étagères, tous ces livres
    tous ces cahiers et tous ces papiers

    trop d’images, trop de mots
    trop de tout et pas assez de silence

    tombent les feuilles, passent les nuages
    et va le jour et vient la nuit

    que dirais-je encore qui ne serait pas de trop



    Lambert Schlechter, Milliards de manières de mourir, 99 Neuvains, IVe série, Éditions PHI, Collection Graphiti, 105, 2016, page 40.






    Lambert Schlechter  Milliard de manieres de mourir





    LAMBERT SCHLECHTER


    Lambert Schlechter 2
    Source




    ■ Lambert Schlechter
    sur Terres de femmes

    [liste des choses arrivées…] (extrait d’Agonie Patagonie)
    Inévitables bifurcations (note de lecture d’AP)
    3 mars 1994 | Lambert Schlechter | [cahier mou brouillon]
    [on ne sait plus où se réfugier] (extrait de L’Envers de tous les endroits)
    [J’ai deux fois l’âge maintenant] (extrait de Mais le merle n’a aucun message)
    [Je ne sais pas ce qu’elle devient] (extrait de Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager)
    4 décembre 2008 | Lambert Schlechter, Les Parasols de Jaurès
    [Sans agrafe ni trombone] (extrait d’Une mite sous la semelle du Titien)



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans le dictionnaire des auteurs luxembourgeois du site du Centre national de littérature du Luxembourg)
    une fiche bio-bibliographique sur Lambert Schlechter
    Le Murmure du monde, le blog de Lambert Schlechter





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  • Agota Kristof, Clous

    par Martine Konorski

    Agota Kristof, Clous,
    poèmes hongrois et français.
    Éditions Zoé, CH-1227 Carouge-Genève, 2016.
    Traduit par Maria Maïlat.



    Lecture de Martine Konorski



    Clous, voilà un titre qui sonne incroyablement juste pour ces implacables poèmes de jeunesse d’Agota Kristof (1935-2011). Ces poèmes inédits ont récemment paru chez Zoé ; cette édition bilingue est l’édition originale en hongrois et la première traduction en français. Ces textes sont issus des archives de l’auteur qui, peu avant sa mort, avait souhaité leur publication. Les reconnaissant, seulement à ce moment, dignes d’être publiés, alors que l’on sait que c’est la poésie et le théâtre qui sont les écritures fondatrices de l’auteur de la célèbre Trilogie des jumeaux (Le Grand Cahier, La Preuve, Le Troisième Mensonge).

    À travers ses « poèmes-clous », Agota Kristof nous livre des morceaux bruts de sa douleur hongroise, poèmes, ici rassemblés, et qu’elle avait perdus lors de son exil hongrois en 1956.

    Réécrits de mémoire par l’auteur dans les années 1960, lors de son arrivée en Suisse, ces textes, au style tranchant inimitable, touchent le lecteur au cœur et le crucifient. Les mots, aiguisés à la pointe des sens, sont fichés dans la chair de la poète et fixent dans le temps et l’espace, la perte, l’exil, la mort, mais aussi parfois la nature et l’amour : thèmes de prédilection de l’œuvre d’Agota Kristof.

    Sans détours, dans une économie de mots, avec cette « langue-lame » qui la caractérise, Agota Kristof nous plonge au cœur de la perdition humaine, dans le noir qui surplombe l’abîme et qu’illustre magnifiquement le très émouvant poème [Pas mourir] écrit directement en français :

    « Pas mourir

    pas encore

    trop tôt le couteau

    le poison, trop tôt

    je m’aime encore

    j’aime mes mains qui fument

    qui écrivent

    Qui tiennent la cigarette

    La plume

    Le verre.

    J’aime mes mains qui tremblent

    qui nettoient malgré tout

    qui bougent

    Les ongles y poussent encore

    mes mains remettent les lunettes en place

    pour que j’écrive ».

    Clouer la mort par ses mots, c’est ce que nous offre Agota Kristof pour s’écarter temporairement du malheur, alors que quelques faibles notes d’espoir éclairent cet opus. En effet, la poète est « sans ailes », ailes coupées par son histoire d’exil et l’Histoire ; elle semble avancer en titubant, dans un trébuchement où elle trouve toujours cet équilibre fragile :

    « Dans le crépuscule perdant son équilibre

    un oiseau libre s’envole de travers »,

    au bord du gouffre, « au-dessus des fosses et des morts ».

    Dans un rythme et une sonorité propres à l’auteur, « les poèmes-clous » d’Agota Kristof sont habités de mots simples, précis, pointus, concrets, presque quotidiens, et s’ancrent dans le corps comme un aiguillon qui nous rappelle que nous avons à supporter le poids des choses et du temps. En effet, la nostalgie de la douceur du passé,

    « Hier tout était plus beau

    la musique dans les arbres

    le vent dans mes cheveux

    et dans tes mains tendues

    le soleil »

    ne doit pas empêcher d’affronter la dureté des temps :

    « Maintenant il neige sur mes paupières

    mon corps

    est lourd comme le rocher

    mais aucune raison de changer de trottoir

    et aucune raison de

    s’en aller dans les montagnes ».

    Le lecteur se laisse transpercer de part en part par cette langue « efficace et noire », par cette langue d’exil aussi, qui laisse un trou dans l’âme de qui a été mutilé par la souffrance.

    Dans un mouvement de l’extérieur vers l’intérieur, les mots acérés d’Agota Kristof condensent le réel avec précision dans une écriture « au couteau », quasi « expressionniste », loin de toute grandiloquence. L’attention se recentre sur le point focal du texte et la parole poétique émerge pure, dans sa nudité écorchée, déracinée, restituée dans la vérité d’une langue natale ou adoptée de force (ce que l’auteur explique dans L’Analphabète, récit autobiographique, éditions Zoé, 2004).

    Hommes cloués, dos au mur, voilà ce que nous sommes, aucune échappatoire possible dans cette poésie qui glace le sang, tant l’espoir est éphémère face à la menace de mort car

    « Le soir les lumières sombrent dans le silence

    […]

    ton regard se refroidit

    ta main se refroidit

    ton front se refroidit

    Où vas-tu ici le sentier touche à sa fin

    dans le mur

    le maître a oublié de découper une porte

    il n’y a même pas une seule brèche par laquelle

    tu pourrais regarder de l’autre côté

    il y a une seule possibilité

    se mettre droit debout ».

    Là encore, la ténacité envers et contre tout comme acte de résilience des exilés, damnés de la terre :

    « et je m’efforçais de me persuader que dans la ville étrangère

    j’étais de passage ».

    Quel sens alors donner à l’amour et au « Vivre » auquel la poète s’abandonne… pour mieux disparaître,

    « […] Élever éduquer soigner punir embrasser

    Pardonner guérir s’angoisser attendre

    Aimer

    Se quitter souffrir voyager oublier

    Se rider se vider se fatiguer

    Mourir »

    lorsqu’

    « [a]u-dessus des maisons et des vies

    un léger brouillard gris

    […]

    clous

    émoussés et pointus

    ferment les portes clouent les barreaux

    aux fenêtres de long en large

    ainsi se bâtissent les années ainsi se bâtit

    la mort ».

    Les quelques photos qui émaillent le livre nous montrent une Agota Kristof arborant un léger sourire… les yeux exilés dans l’Ailleurs, puisque « la forêt garda le silence et s’en fut plus loin ». Pour autant, « aucune raison de changer de trottoir », nous dit l’auteur.

    À découvrir absolument.



    Martine Konorski
    D.R. Texte Martine Konorski
    pour Terres de femmes







    Agota Kristof, Clous,





    AGOTA KRISTOF


    Agota-kristof
    Source




    ■ Agota Kristof
    sur Terres de femmes

    Des routes hurlantes (poème extrait de Clous d’Agota Kristof)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Zoé)
    la page de l’éditeur sur Clous d’Agota Kristof





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