Étiquette : 2016


  • Mérédith Le Dez | [La nuit | si je ne dors pas]




    [LA NUIT | SI JE NE DORS PAS]




    Khoury-Ghata 2017








    La nuit
    si je ne dors pas
    les deux chevaux dans ma tête
    ne dorment pas non plus.

    J’écoute leurs monologues
    inconciliables et parie sur qui
    des deux le premier se lassera
    des mêmes radotages.

    Cheval des heures enfuies
    cherche à comprendre
    pourquoi l’herbe
    n’a pas été meilleure
    à son palais
    et pourquoi l’issue
    des courses lui fut
    si défavorable.

    Cheval des lendemains
    qui auraient chanté
    entonne la leçon
    sempiternelle
    facile pour lui
    de s’en laver les mains
    avec des si
    on refait le monde.



    Mérédith Le Dez, « 3. Cavalier seul, IX », in Cavalier seul, Éditions Mazette, 2016, pp. 63-64. Encres de Floriane Fagot. Prix Vénus Khoury-Ghata 2017.






    Cavalier seul






    MÉRÉDITH LE DEZ


    Meredith
    Source




    ■ Mérédith Le Dez
    sur Terres de femmes

    [Légende blanche de l’air](extrait de Chanson de l’air tremblant)
    [Tu cherches en toi](extrait de La Nuit augmentée)
    [Tu voudrais tendre un carré blanc](extrait de Paupières closes)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Mazette)
    la fiche de l’éditeur sur Cavalier seul
    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Mérédith Le Dez
    → (sur le site de la revue Traversées)
    une chronique de Marc Wetzel sur Cavalier seul





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  • Dominique Maurizi, La Lumière imaginée

    par Isabelle Lévesque

    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée,
    Éditions Faï fioc, Montpellier, 2016.



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    L’épigraphe d’Alejandra Pizarnik1 recommande de voir au lieu de nommer pour écrire une poésie qui placerait sous l’oeil du lecteur ce qui fut perçu, dans la restitution idéale (fidèle) de ce qui est observé passé par le prisme singulier de l’être.

    Le début du premier texte peut surprendre :

    « Sur le chemin des chiens mon âme a trouvé mon cœur.

    Sur le chemin des chiens, là où personne ne veut aller. »

    On peut en effet reconnaître là, sans guillemets ni italiques, les premier et troisième vers d’un poème du poète et romancier chilien Roberto Bolaño 2. Un peu plus loin, dans ce même poème nous lirons: « Seules la fièvre et la poésie provoquent des visions. / Seuls l’amour et la mémoire. » Or, en fin de livre, une page indique : « (les voix : Auden, Ausländer, Blake, Bolaño, Celan, Kazantzakis, Pizarnik) ». Ces voix 3 habitent celle de la poète dans La Lumière imaginée, elles se combinent en une voix unique qui chante, scatte, bégaie, martèle, s’essouffle, se tait, puis recommence.

    Voici des poèmes en prose, des textes chaloupés au rythme musical des reprises, entre autres celles des vers de Roberto Bolaño,en anaphores, répétitions, qui rapprochent ces poèmes de la « jazz poetry » américaine.


    La situation emprunte à un Poème d’innocence de William Blake : « La nuit était noire, le père invisible, le petit garçon trempé de rosée, le bourbier profond et l’enfant en pleurs. Au loin les nuées fuyantes. » Le père parti, la mère « contrariée, en colère », menaçante mais présente, qui donne des « claques », et la fille, l’aînée, qui parle et se parle dans le noir. Le « je divague » pour se défendre en imaginant, le titre le laisse entendre, « la lumière » impossible. Nous retrouvons la situation précédemment racontée par Dominique Maurizi dans Petit portrait de ma mère en étoile 4.

    Dans ce théâtre vivant (qui est vivant, qui est mort ?), une voix se débat, les mots viennent, s’agitent, dansent : « [t]ournent tournent en moi les cerceaux fous du cœur », « passent, passent les ténèbres ». Alors le texte se hache, les mots pêle-mêle se font entendre, « [ç]a me parle », phrases courtes, minimales. Les absents sont-ils en cause ? Viennent-ils en bribes de phrases cassées, moulinées par le cœur battant moteur ? Mouvement d’hélice, on entend le bruit régulier de ce qui débute dans les premières pages de La lumière imaginée. Le recours : quelques objets, « livre d’images », « cartes à jouer » contre les « monstres » et « les ténèbres » en soi.

    L’écriture de Dominique Maurizi est alerte : elle soulève les mondes, les mots, elle tourbillonne et invente des parades : « j’imagine des reines partout », « des reines en caravanes pour ne pas – ». Quelque chose refuse, dans ce grand manège, de sombrer. La nuit toujours (caractères romains ou italiques) plante ses crocs dans le texte : contre les futurs prophétiques de Cassandre, une volonté s’exerce, « je cours », fuite autant que trouvailles au milieu des broussailles (« des rois, des fées, des reines » contre « des cris, des coups et des figures aux yeux sans poids »). Poète à faire trembler les obsessions enfouies/ressurgies, chassées par les mots, le chant même saccadé qui s’élève. Dans la difficulté de la formulation, le présent des verbes est actif : force fait foi. Des mots familiers, « [t]empête sous mon crâne » (Hugo revient là), les images enchaînées bousculent les idées reçues, les objets (le réveil et sa « crête et des nattes d’argent »), une mythologie personnelle avérée (intériorisée) agit dans le texte. Or « courir » et « habiter » se cognent comme si l’impossible demeuré, en soi, se dispersait à chaque instant. Liant manquant. Famille, quelle ? Père/mère, sous-jacents (« Est-ce vous ? »), le questionnement constant de la nuit, le rappel comme la mort rejetée du geste d’enfant qui repousse un mauvais rêve et consigne le jour en ouvrant les yeux. Va-et-vient entre l’enfance et maintenant.

    Départ, exil : des mots retentissent, « la porte », « la valise » que la mère donne à sa fille, plus criante essence de cassure que toute autre apparence. Regarder en soi alors apparaît comme secours face au « père invisible » et au « petit garçon trempé de rosée » qu’il faudrait protéger puisqu’on est l’aînée. Ces retours d’images, scandés par le réveil à crête, déclenche l’utilisation du «&nbsp clavier », lettres et mots qui s’écrivent sur la scène intérieure de ce livre. Parce que le cœur, les lèvres, le sang à douze ans façonnent la fièvre, il faut le chant.

    Concilier ces « nuits » hirsutes d’abord, « sur le chemin des chiens » les absorber en soi pour danser, chanter, faire siens les animaux, les objets, les morts. Ils deviendront La Lumière du chant. « Je réside dans d’étranges choses », répète, après Alejandra Pizarnik dans son Cahier jaune, la voix du texte, entre »je » et « tu », une identité qui rassemble les pronoms au milieu d’une nuit qui voudrait s’installer et va se multiplier : « la nuit s’est brisée en étoiles ». « Je compte les étoiles de mes mots », écrivait Rose Ausländer. Dominique Maurizi nous avait déjà présenté sa mère en « étoile ». Elle scande ici : « Les morts nous parlent-ils ? L’école nous dit que non. Mes nuits disent que oui. »

    La rencontre n’est plus de l’ordre de l’imagination qui fait plier le rêve, « la langue » (« et tout tremble en moi »), devenue mouvement de l’autre aimé, jusqu’à la fusion qui permet l’intime rassemblement de forces insoupçonnées, « nous ne sommes plus qu’abondance » : « je vois, j’entends et je sens ensemble », d’une seule traite.

    C’est l’histoire d’un départ. Ou d’une fatalité énoncée au futur. Rien n’est bouclé, le présent ouvre sa brèche et le monologue prononce l’ordre de liberté qui l’exauce. Bien des phrases s’achèvent sur tiret : interruption, silence, ordre de direction contraire. Machine à écrire au clavier sonnant, l’écrire. L’intérieur décliné en « dedans », adverbe absolument tourné vers ce que l’on peut garder « des rouleaux, des rubans, des bobines », celles-là peut-être qui dans le texte se disséminent et couronnent l’intérieur nourri de ces quelques trésors. Longueur variable des textes, parfois très courts, si les objets ne sont pas mentionnés (évidés) comme tiroirs secrets vidés, toujours le clavier les prend : cela qui chante. La voix prend assise en énonçant les adverbes, de lieu, « là », le court, l’évident cri de rester en un lieu sûr. Alors, « visions » provoquées par la fièvre ou la poésie devenue objet-phare, voix du chant.

    « Je suis une fiction éphémère, sans force, faite de boue et de rêve. Mais, en moi, je sens tourbillonner toutes les forces de l’univers », affirme la narratrice, empruntant la voix et les mots de Nikos Kazantzakis.

    L’avant-dernier texte est en vers : « où sommes-nous donc ? », interrogation finale d’un début énoncé qui n’aboutit pas car rien n’est sûr, le « tu » déplacé comme autant d’instances cherchées dans ce récit où la narratrice dialogue avec elle-même, avec l’enfant qu’elle fut, avec la mère disparue, le père absent, et tous ceux qui peuplent La Lumière imaginée, fragile et têtue, que la poète a invoquée pour que soit ce lieu qui est ce livre.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes





    __________________________________
    1. « La lumière m’enivre. Je ne nomme que la lumière. / Je veux la voir. Je veux voir au lieu de nommer. »
    2. Roberto Bolaño, « Sale, mal habillé », in Les Chiens romantiques, page 31 – traduction de Robert Amutio (Christian Bourgois éditeur, 2012).
    3. À l’exception de William Blake, tous ces poètes ont pour point commun d’avoir connu l’exil.
    4. Dominique Maurizi, Petit portrait de ma mère en étoile (Éditions Albertine, 2006).







    Dominique Maurizi 2








    DOMINIQUE MAURIZI


    Vignette Maurizi




    ■ Dominique Maurizi
    sur Terres de femmes

    [Intérieur] (extrait de La Lumière imaginée)
    Dans l’odeur des algues (extrait du recueil Langue du chien)
    Fly (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Il y a quelqu’un (extrait du recueil Les Tables des matières)
    [Mais qu’ai-je dit ?] (extrait du recueil Septième rive)




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Céline Walter | [Tu trousses la robe]




    [TU TROUSSES LA ROBE]




    Tu trousses la robe
    que tu ne passeras pas
    ta première peau avec.
    Tu éclates ta bouche
    jusqu’au dernier cri
    jusqu’au premier silence
    majuscule du premier mot du livre.
    Tu maudis tout de moi
    en l’air surtout.

    Tu jettes tous tes jours dans les yeux du chien
    étranger au beau.
    Tu mâches ta langue toutes dents dehors
    dans la gueule du bruit.
    Tu te risques à éteindre la lune rousse
    de ton visage
    collé à la vitre
    d’une seule vie.



    Céline Walter, L’Inconnue de la Seine, Poésie, Librairie Éditions tituli, 2016, page 21. Préface d’Eric de Laclos.






    Celine Walter  L'Inconnue de la Seine






    CÉLINE WALTER


    Celine Walter
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Céline Walter
    → (sur ForumEco)
    un portrait de Céline Walter
    → (sur libr-critique)
    une lecture de L’Inconnue de la Seine par Jean-Paul Gavard-Perret





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Jean-Charles Vegliante, Où nul ne veut se tenir

    par Joëlle Gardes

    Jean-Charles Vegliante, Où nul ne veut se tenir,
    La lettre volée | La rivière échappée,
    Collection « Poiesis », 2016.



    Lecture de Joëlle Gardes



    Qui effectivement voudrait se tenir dans ce « noir » où on se déba[t], en plein soleil », comme le dit le dernier poème du recueil Où nul ne veut se tenir de Jean-Charles Vegliante, et dont le dernier vers résume la tonalité : « comme si une boue basse nous tenait ». Nul ne veut s’y tenir et pourtant il le faut, et il faut « oublier l’effroi, / et l’injustice, qui sera toujours là ». Si, dans le « Journal en vers », rédigé en mars 2015, qui clôt l’ensemble, l’injustice naît du mal des « semblables » qui « traitent, vendent, tuent le bétail humain […] mettent en scène égorgements, bûchers, crachats, destructions avec une exquise maîtrise des codes », elle est plus fondamentalement notre condition d’êtres soumis au temps. C’est dans la réflexion sur l’érosion à laquelle nous ne pouvons échapper que réside l’unité de ce recueil fait de plusieurs parties. Se succèdent « Avant-scène », « Suites_survie », « Après », « Sonnets pour ne pas pleurer » et « Journal (en vers), 2015 ». Le passé y est le plus souvent convoqué, avec le souvenir, celui de l’enfance qu’il faut « déglutir », celui de la femme aimée (« il me semble avoir encore au bout des doigts / la soie de ta peau vivante »), celui des amis dont on s’éloigne « dans le son d’un été » :

    « Le passé sans fin nous déchire alors

    ce matin tout le passé nous bascule

    en arrière vers la fosse bleue

    le museau effrayant d’être bête. »

    celui des disparus : « tu n’es plus rien que ces fines particules ». Nous ne pouvons empêcher qu’« affleure en nous des fois un rauque langage d’avant. »

    Ce recueil est profondément – et c’est son grand intérêt – une méditation d’homme dans sa vieillesse : « ainsi sommes-nous vieux / sommes-nous », dans un « corps en morceaux qui commence à partir sans moi », dit le poète. Qui est donc en définitive celui qui survit, qui abrite en lui un « toi » qui « ne [nous] aime pas au point de partir avec [nous] » ? L’adversaire auquel s’adresse une série de quintils, c’est le « petit cancrelat / de l’âme » et cet autre qui nous habite :

    « ou bien c’est comme en soi noyée de silence

    une autre créature qui se retourne

    sur le noir où elle ne sait pas qu’elle est. »

    Rien de complaisant, de pathétique dans cette poésie, mais des constats qui débouchent sur une forme de célébration, de l’amitié, par exemple avec Mario Benedetti, à qui est consacrée une suite de quatrains, en début de recueil, de la beauté d’un paysage ou de la lumière, du compagnonnage avec les poètes bien-aimés, Rimbaud, Baudelaire, Villon, Dante, Pascoli, Raboni… L’acquiescement qui n’est pas résignation mais acceptation lucide :

    « mais ne renie pas ce temps dont tu es fait,

    dont nous vivons ensemble et disparaissons

    (d’aucuns jouent même le jeu de la mort luxe)

    avec le ciel changeant qui n’attend personne : »

    Les sonnets ne sont-ils pas faits pour ne pas pleurer ? L’humour, de surcroît, comme dans la « Supplique Pao », amène le sourire.

    Ce qu’il faut appeler « dignité » est soutenu par la forme qui est comme une ossature. Le vers bien-aimé est le onze syllabes, quasi constant, avec quelques infidélités en faveur de l’alexandrin ou des vers plus courts et les strophes, quatrain, quintil, distique, alternent avec des poèmes d’un seul bloc. La versification est une contrainte essentielle. Il en est d’autres, comme dans la série des « Expériences », qui de la construction « (Expérience de [+ groupe nominal]) » se défont à la fin du poème en « Expérience », puis en « Ex- » . Pour une fois, voilà une poésie qui ne parle pas nombriliquement de la poésie, mais qui la met en pratique et nous la fait partager, en montrant ce qu’elle peut être, et justement par l’expérience, l’expérience d’un seul qui est aussi celle de nous tous.



    Joëlle Gardes
    D.R. Texte Joëlle Gardes
    pour Terres de femmes






    Jean-Charles Vegliante  Où nul ne veut se tenir





    JEAN-CHARLES  VEGLIANTE


    Jean-Charles Vegliante
    Source




    ■ Jean-Charles Vegliante
    sur Terres de femmes


    [Un petit garçon passe] (extrait de Fragments de la chasse au trésor)
    Fenêtre (extrait de Trois cahiers avec une chanson)
    [Au fond de moi est un animal sauvage] (extrait d’Où nul ne veut se tenir)
    Celle qui dort… (extrait des Oublies)
    [La lente] [L’étourdie] [L’Africaine]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de La Lettre volée)
    la fiche de l’éditeur sur Où nul ne veut se tenir
    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique sur Jean-Charles Vegliante (+ 6 poèmes choisis)





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  • Claudia Azzola | Venezia

    « Poésie d’un jour

    Topique : Venise


    Traduction dédiée à Constance Hesse-Asplanato




    Giudecca
    « Alla Giudecca […] ho invenuto vicoli di teatro povero »
    © Ph. Constance Hesse-Asplanato







    VENEZIA


    Alla Giudecca



    Alla Giudecca, tra le Zitelle e il Redentore,
    ho invenuto vicoli di teatro povero,
    del salmastro, ma non svendo voce
    in descrizioni, desolazioni, notazioni,
    bastava rinvenire l’ancestrale
    battere dei gabbiani in picchiata,
    battere delle ali e ventre,
    e intero il canale da qui alle Zattere
    è acqua che scuote, fa energia,
    la secca non affioca le caviglie,
    non può prevalere, è solo terra
    di risulta ; i palazzi furono sontuosi,
    lontano da San Marco e dai Dogi,
    decrepitezza è bellezza,
    nei vicoli, là, c’è tutto, ab origine

    …fino al dipinto veneziano puro





    Quando i monumenti gli altari ornate
    ingialliscono in mente, e pure quelli
    che voltano la schiena
    per dipartita o per silenzio,
    a imperare si stende un mare
    fin a Campo San Polo, alla Giudecca
    luce processore delle cose
    suggestione del planisfero,

    Tintoretto, Tiziano, Tiepolo,

    deus incontaminato
    unico connettore astrale.


    …fino al dipinto veneziano puro



    Claudia Azzola, Il mondo vivibile, Poesie, La Vita Felice Editore, Collana Le Voci Italiane, 65, Milano, 2016, pp. 28-29.






    Claudia Azzola, Il mondo vivibile








    VENISE



    À la Giudecca



    À la Giudecca, entre les Zitelle et le Rédempteur,
    j’ai découvert des ruelles de théâtre pauvre,
    des eaux saumâtres, mais ma voix je ne la brade pas
    en descriptions, annotations et lamenti,
    il suffisait de retrouver le séculaire
    battement en piqué des mouettes,
    battement d’ailes et du ventre,
    et le canal entier d’ici jusqu’aux Zattere
    c’est de l’eau qui bat, qui s’agite,
    le sec n’alourdit pas les chevilles,
    il ne peut l’emporter, c’est juste une terre
    de dérive ; les palais furent somptueux.
    Loin de Saint-Marc et des Doges,
    décrépitude est beauté,
    là, dans ces ruelles, il y a tout, depuis les origines

    …jusqu’au pur tableau vénitien





    Quand dans l’esprit s’enjaunissent
    les monuments les autels ornementés, et même ceux
    qui tournent le dos
    pour dépérir ou pour se taire,
    une mer s’étend impérieuse
    jusqu’au Campo San Polo, à la Giudecca
    lumière d’où procède toute chose
    évocation du planisphère,

    Le Tintoret, Titien, Tiepolo,

    dieu immaculé
    unique intercesseur astral.


    …jusqu’au pur tableau vénitien



    Claudia Azzola, Dove vola l’airone bianco, Cahiers de l’Approche, septième été, 16000 Angoulême, 2018. Traduit par Angèle Paoli.






    CLAUDIA AZZOLA


    Claudia Azzola
    Source




    ■ Claudia Azzola
    sur Terres de femmes

    Saltimbanques de rue (poème extrait du même recueil)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de La Vita Felice Editore)
    une fiche bio-bibliographique (en italien) sur Claudia Azzola
    → (sur Terre à ciel)
    d’autres poèmes extraits d’Il mondo vivibile traduits par AP
    → (sur Margutte)
    un entretien (en italien) avec Claudia Azzola





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  • Manuel Daull | [écrire c’est]



    [ÉCRIRE C’EST]



    écrire
    c’est, je
    crois — venir muet
    sur ce territoire-là
    attendre
    que ces voix se révèlent
    pas à moi seulement
    mais c’est moi qui viens là
    pour les entendre
    c’est moi
    qui tente
    de leur faire de la place
    de leur rendre la parole
    qui mets mon attention à leur écoute
    le reste
    n’est qu’une histoire de place
    même ici
    la mienne comme la leur
    une histoire
    d’humilité et de priorité
    de sincérité simplement

    j’aime
    cette idée de parole rendue
    l’Ager Publicus
    de la langue belle en pâture
    en friche
    la belle jachère
    dont on fait
    les plus beaux bouquets de vivaces
    parfois mieux
    que des plantations
    nées de votre main

    je
    viens là faire paître mon troupeau — je
    suis à l’écoute
    j’écris
    l’impersonnel de nos vies
    nos beaux transports de l’intime
    un intime qui n’est pas le mien

    je
    suis cet homme
    dont l’attention, ici
    se traduit juste
    par l’écoute
    et la parole rendue
    un petit homme
    qui regarde
    les choses à la hauteur
    de ses yeux
    et qui le sait



    Manuel Daull, La Vie à l’usage, éditions LansKine, 2016, pp. 58-59-60.






    Manuel Daull  La Vie à l'usage





    MANUEL DAULL


    Manuel Daull  jpg
    Source




    ■ Manuel Daull
    sur Terres de femmes

    [je connais depuis longtemps la fragilité des hommes] (extrait de Fragiles )




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur La Vie à l’usage
    le site de Manuel Daull
    → (sur YouTube)
    Manuel Daull lit quelques extraits de La Vie à l’usage





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  • Emmanuel Moses, Ivresse

    par Gérard Cartier

    Emmanuel Moses, Ivresse,
    éditions Al Manar, Collection Poésie, 2016.
    Dessins de Rachel Moses-Klapisch.



    Lecture de Gérard Cartier


    EN BOTTES DE SEPT LIEUES




    Il y a des livres qui s’emparent d’un thème, la mort d’un être cher, la descente d’un fleuve, la célébration d’un amour, et qui, jouant sur cette corde unique, nous saisissent : la grâce efficace. D’autres qui sont des recueils d’instants disparates, qui embrassent tout ce qui fait l’existence, indistinctement, et dont la cohérence tient à l’organisation d’ensemble ou à la forme d’écriture, nous comblant par leur liberté : la grâce suffisante. Ivresse est de ceux-ci.

    Le recueil s’ouvre avec un beau poème sur l’enterrement d’un oncle dans la boue du cimetière hébraïque de Chevilly-Larue, dont le ton rappelle certaines pages élégiaques des Bâtiments de la Compagnie asiatique (Obsidiane, collection Les Solitudes, 1993) ; il se clôt sur la vision de défunts sortant d’un bois pour jouir de la lumière ; en chemin, notre auteur s’est souvenu de son père à la vue d’un hôpital, a regretté sa bien-aimée, s’est indigné que d’anciens nazis meurent dans leur lit, a voyagé en train et déambulé en ville, a écrit un poème d’anniversaire où il est question de Janus et du Psalmiste, s’est désolé de ce qu’il est, a renouvelé le carpe diem et s’est piqué à la « guêpe des adieux », explorant à peu près toutes les émotions humaines, joie, mélancolie, colère, folie, chagrin, méchanceté : rien de ce qui est humain n’est à Moses étranger.

    Tout en parcourant la mappemonde des sentiments, il rappelle à lui la poésie du passé, dont on entend ici et là un écho discret, principalement de cette galaxie de poètes que l’on dit (souvent injustement) mineurs : car c’est l’ironie qui domine ces pages, et une désinvolture (témoin cette exergue empruntée à Tchékhov : « vaut mieux être poète que rien du tout ») qui prend racine chez certains poètes du Moyen Âge et de l’âge baroque, Villon, Saint-Amant (« J’écris ce poème du fond de mon lit… »), Mathurin Régnier. Mais Moses est la liberté même, d’un bond de ses bottes de sept lieues le voilà à la fin du XIXe siècle, saluant fraternellement Laforgue, le voilà au XXe, s’abouchant avec Max Jacob (« Dans l’ascenseur de mes rêves il y aurait un garçon en livrée bleue et ganses dorées… »), avec Francis Carco (« Odeur nocturne / Odeur de seringat… »), le voilà chez lui, dans ce siècle, retrouvant une « réalité qui fait grise mine et interdit de rêver ».

    S’il s’abandonne parfois à la gravité, pour se souvenir (ainsi, à propos de l’étoile jaune : « …je suis un fils de cette faune / Promise à l’infini chagrin ») ou s’indigner – l’Histoire, comme on le sait, assez souvent bégaye –, si l’âge qui s’insinue donne à certains vers une tonalité mélancolique, très vite sa fantaisie le reprend et, avec elle, le désir du monde. La plupart de ces pages semblent écrites dans la vitesse et la jubilation (l’ivresse ?), sans trop s’embarrasser de perfection formelle, tablant plutôt sur la liberté, l’imagination ou la spontanéité de l’enfance (« Groseilles, l’enfance n’a fui qu’en apparence… »), dans un jeu permanent entre feinte et vérité qui redouble le jeu des rimes.

    […]

    Mauvais père et mauvais fils au dernier automne

    Ci-devant mauvais mari, que Dieu me pardonne

    Poète perdu au décours de l’âge

    À qui ne reste que le privilège de la rage

    Frère absent, employé peu fiable

    Neveu sans cœur, débiteur insolvable

    Enthousiaste et velléitaire

    Faux polyglotte et vrai suicidaire

    Fumeur sans suite dans les idées

    Ermite reclus entre les murs de tous les cabinets

    Ennemi du bruit dont retentissent les lieux publics

    Rêvant de finir ma vie d’hôtel chic en hôtel chic

    La tête à demi-morte

    Tant l’oubli s’y déchaîne d’une main forte

    Le cœur en capilotade

    Collectionneur de rebuffades, dégringolades et débandades.

    Ce livre, tout de nerfs et d’humeur, dépourvu de la moindre lourdeur, on s’en veut d’en parler en faisant jouer les ressorts de la machine pensante. Il le faut pourtant, car s’il y a une unité dans ce livre, ce n’est pas la figure de Protée de l’auteur qui la lui donne, mais la forme des poèmes : des vers non mesurés mais rimés ou assonancés. On y retrouve un plaisir qu’on avait presque oublié, celui d’entendre la rime commander au sens (« Je fais un pas puis je m’arrête / Un nuage m’accable, une pétarade m’étête » ; ou bien : « Tu brûlerais ta bibliothèque / Tu pousserais des cris aztèques »), parfois à trois ou quatre vers d’écart. Quant au schéma formel, après une série de poèmes de cinq quintils, il devient plus mobile : quatrains, strophes libres, distiques (« chacun possède son rythme caractéristique / Le mien est peut-être le distique »).

    On se demande parfois comment l’on peut encore, aujourd’hui, se plier à la rime sans étouffer le poème sous la cendre des âges. Eh bien, lisez Ivresse.



    Gérard Cartier
    D.R. Gérard Cartier
    pour Terres de femmes







    Emmanuel Moses, Ivresse 2





    EMMANUEL  MOSES


    Emmanuel_moses_didier_pruvot_flammarion
    Ph. © Didier Pruvot/Flammarion
    Source





    ■ Emmanuel Moses
    sur Terres de femmes


    Dona (lecture d’AP)
    [La pluie donne un soir inachevé](poème extrait de Dona)
    La fleur « Shortia » (extrait de Polonaise)
    [Derniers feux](extrait d’Ivresse)
    [Aujourd’hui j’ai ouvert le journal de l’éternité](extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je ferme les yeux](autre extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je suis allée au puits](extrait de Comment trouver comment chercher)
    Quatuor (lecture d’AP)
    [Mais voilà il y a un au-delà des apparences](extrait de Quatuor)
    [La mer, à peau de cétacé](extrait du Paradis aux acacias)
    Tout le monde est tout le temps en voyage (lecture d’AP)
    Tardives (poème extrait de Tout le monde est tout le temps en voyage)
    [Mettre un éléphant dans un poème](extrait d’Un dernier verre à l’auberge)
    [Le cahier vide et le cahier qui se remplit](extrait du Voyageur amoureux)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Galaade)
    une notice bio-bibliographique consacrée à Emmanuel Moses




    ■ Autres lectures de Gérard Cartier
    sur Terres de femmes


    Patricia Cottron-Daubigné, Femme broussaille, la très vivante
    Jean-Pascal Dubost, & Leçons & Coutures II
    Alain Guillard, Quête du nom
    Cécile Guivarch, Vous êtes mes aïeux
    Muriel Pic, Élégies documentaires



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  • Jean-Charles Vegliante | [Au fond de moi est un animal sauvage]



    [AU FOND DE MOI EST UN ANIMAL SAUVAGE]




    (Au fond de moi est un animal sauvage
    qui a été blessé à mort une fois
    et ne survit, si ça s’appelle survivre,
    qu’en se protégeant, me séparant des êtres
    chers, vivants et disparus, ou qui voudraient
    le devenir — je suppose —, mais on ne
    peut pas raisonner le petit solitaire,
    compenser l’injustice d’avant les mots.

    Avant est un mot illusoire, il n’avance
    à rien qu’à avancer notre marche au rien,
    quand on ne se retrouve plus sous le vent
    d’abordage, le bon courant qui te tient
    dressé aux aguets, prêt à accueillir
    à mordre à baiser cette ombre du beau.)

    (…caler la voile et rouler les cordages, Enfer XXVII)



    Jean-Charles Vegliante, « Après », in Où nul ne veut se tenir, La Lettre volée, Collection « Poiesis », 2016, page 53.






    Jean-Charles Vegliante  Où nul ne veut se tenir





    JEAN-CHARLES  VEGLIANTE


    Jean-Charles Vegliante
    Source




    ■ Jean-Charles Vegliante
    sur Terres de femmes


    [La lente] [L’étourdie] [L’Africaine]
    [Un petit garçon passe] (extrait de Fragments de la chasse au trésor)
    Fenêtre (extrait de Trois cahiers avec une chanson)
    Où nul ne veut se tenir (lecture de Joëlle Gardes)
    Celle qui dort… (extrait des Oublies)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de La Lettre volée)
    la fiche de l’éditeur sur Où nul ne veut se tenir
    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique sur Jean-Charles Vegliante (+ 6 poèmes choisis)





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  • Françoise Matthey | [À quoi bon ces colères]



    [À QUOI BON CES COLÈRES]





    À quoi bon ces colères qu’avec obstination
    le matin réajuste
    ces désarrois brûlants
    suppliant la présence de gués

    Aux bords extrêmes noués de bourrasques et d’oiseaux
    des schistes bleus disputent aux reflets
    la sereine patience qui me fait tant défaut

    Contre l’épaule indulgente du jour
    tenter d’appréhender
    ce qui cherche
    à se dire




    Françoise Matthey, Avec la connivence des embruns, Éditions Empreintes, CH-1022 Chavannes près-Renens, 2016, page 25.






    Françoise Matthey  Avec la connivence des embruns





    FRANÇOISE  MATTHEY


    Françoise Matthey 3
    Source



    ■ Françoise Matthey
    sur Terres de femmes

    [le milan] (extrait de Dans la lumière oblique)
    [C’est un genre de journée où l’on laisse tout tomber] (extrait de Pour qu’au loin s’élargisse l’estuaire)
    [Sur la berge du fleuve] (extrait de Comme Ophélie prenait dans l’eau sa force)
    [Une louve au souffle court] (extrait de Moins avec mes mains qu’avec le ciel)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Cultur@ctif)
    plusieurs pages sur Françoise Matthey





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  • 3 mars 1994 | Lambert Schlechter | [cahier mou brouillon]

    Éphéméride culturelle à rebours



    [CAHIER MOU BROUILLON]




    Épilogues & incises, printemps 1994. — Je vais mourir. J’écris mon dernier livre. Il m’a fallu dix insomnies consécutives pour mettre bas ces deux phrases. Et maintenant elles sont là, — et ne signifient presque rien. Et pourtant il fallait les noter comme ça et pas autrement. Parmi ce que j’écris ces jours-ci il y a ces phrases-là. // J’écris à coups d’insomnie. // Il est vrai aussi qu’à M je rêve, à la tiédeur de ses nymphes au moment où je les effleure — et son soupir quand en elle plus loin je vais. // Nommer des choses simples, parce rien n’est compliqué. // Dix fois la nuit je me lève, me rhabille. La mort n’est pas ésotérique. La solitude n’est pas mystérieuse. La mort est froide et la solitude est banale. // Et j’ai envie de mourir et j’ai peur de mourir, — envie, parce que cela me permettrait de dormir ; peur parce que demain est un autre jour. // Et dehors le long du mur de la maison, les crocus jaunes sont là depuis deux semaines. Et les crocus jaunes, ça me rappelle quelque chose. // Et plusieurs fois la nuit je descends dans la chambre de mon fils, le regarde, m’accroupis, pose la main sur son front. C’est la nuit. Le silence. J’entends respirer l’enfant. // Cinq ans que ma femme est partie. Ce soir, en rangeant de vieux papiers, j’ai retrouvé une lettre qu’elle m’a écrite à dix-neuf ans, sur les joies de nos corps les premiers mois, — ce sont des mots qui comptent encore vingt-cinq ans plus tard. Ce bonheur-là, nous l’avons connu. Je suis en vie. Je m’en souviens, avec ses mots à elle. À sentir ton corps si chaud contre le mien, je pourrais pleurer de joie. Plus je suis enveloppée de tes bras et serrée contre toi, plus j’ai cette conviction que plus rien ne pourra m’arriver, lettre du 7 janvier 1970, elle avait dix-neuf ans. J’ai réussi à la protéger pendant vingt ans, puis j’ai échoué. Elle est morte. / cahier mou brouillon, 3 mars 1994



    Écrire, 1994. — Je passerai cette année-ci à écrire/détruire ce livre. Je fais un livre en le défaisant. Je jette la moitié et je refais la moitié de ce qui reste. Je construis un texte avec des ruines. // Un livre sans fin ni commencement. Un livre parce que je vais mourir. Un livre à cause de la mort. Un livre après ma femme morte. Un livre pour une femme qui me tue. Un livre parmi tous les autres livres. Un livre offert à Chen Fou. Un livre pour rien. // Un livre parce que je ne sais rien faire d’autre. Un livre le long de ma déroute. No hay caminos, n’y a que la déroute. Au jour le jour ; je ne sais ce qu’il y a demain. // Je ne sais quand la mort commence. J’écris jusqu’à la mort. J’écris le livre, parce que c’est le dernier. Cela ne m’amuse pas, — cela me dévore, m’excite, m’épuise, me tue. // Pendant mes embrassements avec M j’arrêterai d’écrire, mais après j’écrirai nos embrassements, aussi. Les crocus jaunes, les insomnies, la mort, les embrassements ; il n’y a rien d’autre à dire. // Je n’écris même pas dans un style à peu près classique — j’écris sans style. Les mots comme ils viennent. Et ils viennent simplement, s’installant au fil de la plume, le long des lignes, les pages se remplissent, c’est bien, je ne débloque pas, j’écris mes mots. / cahier mou brouillon, 3 mars 1994



    Lambert Schlechter, « Cinquième Cahier » (extrait), in Le Ressac du temps, Le murmure du monde 5, fragments, Éditions des Vanneaux, 2016, pp. 260-261-262.






    Lambert Schlechter, Le Ressac du temps 2






    LAMBERT SCHLECHTER




    Lambert SCHLECHTER
    Source




    ■ Lambert Schlechter

    sur Terres de femmes


    [liste des choses arrivées…] (extrait d’Agonie Patagonie)

    Inévitables bifurcations (note de lecture d’AP)

    [on ne sait plus où se réfugier] (extrait de L’Envers de tous les endroits)

    [J’ai deux fois l’âge maintenant] (extrait de Mais le merle n’a aucun message)
    [trop de murs] (extrait de Milliards de manières de mourir)

    [Je ne sais pas ce qu’elle devient] (extrait de Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager)

    4 décembre 2008 | Lambert Schlechter, Les Parasols de Jaurès

    [Sans agrafe ni trombone] (extrait d’Une mite sous la semelle du Titien)




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans le dictionnaire des auteurs luxembourgeois du site du Centre national de littérature du Luxembourg)
    une fiche bio-bibliographique sur Lambert Schlechter

    Le Murmure du monde, le blog de Lambert Schlechter






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