Étiquette : 2016


  • Mélanie Leblanc, Des falaises

    par Isabelle Lévesque

    Mélanie Leblanc, Des falaises
    (préface de Jean-Marie Barnaud)
    Cheyne éditeur, Collection grise, 2016.



    Lecture d’Isabelle Lévesque






    tout devient petit quand on grandit
    tout

    sauf le ciel
    la mer
    et la falaise

    M.L.




    D’une force paradoxale faire feu. Placé sous l’égide verticale de Roberto Juarroz, cité en épigraphe, ce recueil fait entrer dans sa voix l’immaculée saison des falaises. Sentiment géographique (selon l’expression de Michel Chaillou) ou géopoétique (selon Kenneth White), nous trouverons ici ce lien qui se tisse entre une personne et un lieu choisi, souvent lieu d’enfance. Pour Mélanie Leblanc, ce sont les falaises de Normandie.

    Triptyque et des poèmes courts pour l’immensité ouverte. Deux fois douze, puis vingt et un poèmes : l’attrait vertical, en son double mouvement, chute ou ascension, donne sa direction au livre de la poète. Nous entrons dans l’espace blanc pour respirer ce qui échappe : « être haut et voir loin », à l’ouverture – au sommet. Ce qui est éprouvé, la falaise l’augmente, elle « ouvre son ciel » en offrant la pleine saisie de l’horizon perçu, au vent volant qui assoit la sensation accrue. Or pour se déployer et être reproduite, la sensation réclame le blanc inexprimé de la page, quelques mots rares, phrases simples le plus souvent, tout se réduit pour que soit créé le vertige fécond de l’altitude. Celle de la craie qui garde en son antre les silex et fossiles préservés, le temps se compte en millions d’années. Dans l’écriture, l’angle crée le relief :

    « à l’horizontale

    et

    à

    la

    verticale »

    Les falaises sont le bord d’un plateau, comme celui du Pays de Caux, dont l’horizontalité se rompt brutalement. Écrire se modèle, écrire épouse, en osmose, le vertige d’une position allongée lorsque demeure le sens des lignes, « allongée//un trait//entre le ciel et la terre ».

    On peut trouver au sommet d’un poème la solide stabilité de deux hexasyllabes :

    « jamais le cœur si grand

    qu’en haut d’une falaise »

    Faire corps sans vaciller, lire les « lignes noires » qui seront écriture alors que l’être, point minuscule, éprouve ses limites et conçoit le chemin du temps géologique pour « remonter //aux vies d’avant ».

    En ces strates, lire une portée. Les lignes de silex coupent les falaises, « entendre leur chant », la rêverie prend appui sur la donne de pierre, monte et descend comme pendule régulier mesurant à coup sûr les échappées de cet édifice vivant qui bouge. Pourrait-on lire le plateau tranché en falaise comme on lit les cernes de l’arbre abattu, « une couche de silex /pour chaque année noire » ?

    Mais ces mortelles esquisses peuvent s’abîmer. Monstres fragiles, le pluriel même (« les falaises ») s’avère impuissant pour lutter contre le temps « quand tu/les voulais éternelles // mais non /même pas elles ». Comme dans un combat épique, le noir et le blanc se mesurent et « son tranchant » menace, les mots, les vies, suspendus, que deviennent-ils ? Des « fantômes » passés au crible de la craie friable ? Alliées possibles, les falaises, pour tenir, nous éloignent de la chute et gardent mémoire de notre peur du vide surmontée. Chaque poème, courte entité, envisage une face de la falaise devenue compagne et personnage d’une lutte intérieure : l’appui c’est elle – la peur même ne recule pas le corps et la falaise en hybride blanc ouvre à la légèreté de l’altitude. Corps léger, il se dégage alors du passé que coupe la falaise et :

    « du pointu coupant tranchant

    peut devenir du doux

    chantant »

    Alchimie de l’être, la métamorphose laisse la falaise intacte – soi seul pour « rire dans le pire ». Les adjectifs substantivés lui accordent des propriétés qui sont devenues une identité :

    « on appelle vivante la falaise qui meurt

    la belle la vraie

    blanche car effondrée

    beau de mourir tous les jours un peu ».

    Écrits, les mots blancs de craie, n’oublieront ni le « coupant » ni le « résistant ». Dans leur patience les millénaires garderont les traces mobiles et la chute, imperceptible, ouvre à la légèreté.

    Les falaises n’échappent pas au temps, on pourrait même dire qu’elles sont le temps planté dans l’espace, puisque la craie s’est formée il y a cent millions d’années à partir de végétaux et de plancton, les couches de silex à partir d’organismes végétaux ou animaux. Leur monumentalité pourrait donner l’illusion de l’éternité, mais de temps en temps la falaise cède, la côte recule. La mer gagne.

    Alors les corps, innombrables, « toutes ces morts /avant nos vies » sont le mouvement naturel « car tout s’écroule /enfin » dans la succession des saisons et du temps élargi des falaises.


    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes







    Melanie-leblanc-des-falaises






    MÉLANIE   LEBLANC


    Melanie_leblanc_cyann_lelias
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Ce Qui Reste)
    une page sur Mélanie Leblanc
    → (sur Terre à ciel)
    une page sur Mélanie Leblanc (dont un entretien avec Clara Regy)
    → (sur Recours au Poème)
    des poèmes choisis de Mélanie Leblanc




    ■ Autres notes de lecture (53) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris






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  • Maud Thiria, Brindilles (extraits)



    BRINDILLES (extraits)




    4

    Enfant
    tu cherchais la solitude et les coins sombres
    peuplés de tes rêves
    en plein jour
    et tu creusais des tombes aux souris
    qui valait mieux que de sourire aux morts qui
    t’entouraient
    aujourd’hui tu recommences lentement
    à chercher l’ombre entre deux lueurs
    parmi les arbres et leurs secrets
    gardés en creux
    murmurés
    par l’enfant
    que tu étais.



    5

    Vois comme tu vieillis
    comme blanchit ton front
    sous la main tendre
    de celle — mais qui est-elle ? —qui disparaît peu à peu
    au regard clair et ses taches d’ombre
    comme tes mains tavelées
    dont l’os ne tardera pas à saillir
    sous peu
    si peu de chose
    tu es encore ici-bas
    au plus bas de toi-même
    au plus profond aussi
    si proche de l’os que tu pourrais en sucer la moelle.




    Maud Thiria, Brindilles (extraits) in Les Mains, τhαumα n° 14, Revue de philosophie et de poésie, La Compagnie des Argonautes, novembre 2016, pp. 96-97.






    Thauma Les mains




    MAUD THIRIA


    Maud Thiria
    Source




    ■ Maud Thiria
    sur Terres de femmes


    Blockhaus (lecture d’AP)
    [tu te demandes si] (extrait de Blockhaus)
    [chercher à prendre corps] (extrait de Mesure au vide)
    Sous les fauteuils, 1




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site personnel de Maud Thiria)
    une notice bio-bibliographique sur Maud Thiria
    → (sur Terre à ciel)
    Maud Thiria Vinçon : poésie et traces





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  • Frédéric Tison, Le Dieu des portes

    par Angèle Paoli

    Frédéric Tison, Le Dieu des portes, Librairie-Galerie Racine,
    Collection Les Hommes sans Épaules, 2016. Prix Aliénor 2016.



    Lecture d’Angèle Paoli


    TROIS CLÉS, UNE CONTRECLEF




    « Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible », écrivait jadis Gérard de Nerval dans l’incipit d’Aurélia.

    Percer ? Il faut bien un verbe d’une telle force pour dire tout le danger qu’il y a à vouloir affronter l’ambiguïté fondamentale qui préside à l’existence des portes. Synthèse à la fois des arrivées et des départs, les portes sont aussi les gardiennes du temps (et du temple), de la guerre et de la paix. Ne combinent-elles pas passé et avenir, intérieur et extérieur, profane et sacré, commencement et fin ? Monde des vivants et monde des morts ? Figure du passage par excellence, la porte ouvre sur le mystère de toutes les oppositions. Connu / inconnu ; lumière / ténèbres ; visible / invisible ; immobilité / mouvement,…

    Il peut arriver que le voyageur hésite. Que, pris entre désir et crainte, il reste dans le suspens du seuil. Il arrive aussi que, poussé par l’énergie de vents favorables, il choisisse de franchir cet entre-deux qui le déséquilibre. Qu’il choisisse le passage. Ainsi en est-il aussi du livre. Et de la double hélice autour de laquelle il s’envolute : crainte et désir.

    Parmi ces livres, Le Dieu des portes. Je n’ai pu pousser sans une certaine appréhension les trois portes qui se présentent à l’entrée des trois « cahiers » qui composent le recueil poétique de Frédéric Tison. Heurteville / Sylvestres / Planètes. Trois portes au nom mystérieux dont il n’est pas a priori aisé de faire jouer les pênes. C’est donc un recueil à trois temps trois volets que le poète nous invite à traverser. Un triptyque poétique. Et, pour chacun de ces temps, vingt-huit morceaux. Vingt-huit poèmes en prose.

    Or, voilà que dans le poème XXVIII du premier « cahier » il est écrit :

    « Et tant de jours et d’heures que tu demeures devant la porte dont la serrure est rebelle. »

    Cela peut décourager mais tout aussi bien rassurer. D’autant plus que la suite dit :

    « Enfin la clef tourne — après tant d’heures et tant de jours. »

    Patience donc, lecteur. Tes efforts seront récompensés. Voici comment.

    Pour chacune des portes et à l’extérieur du cahier sur lequel elle ouvre, un exergue. Comme dans l’univers des contes, une bonne fée tend une clé. Ici, le poète. Pour la première porte, ce sont les vers de l’écrivain Paul Gadenne qui sont convoqués :

    « J’écoute. J’écoute la minute de silence où le poète apparaît

    au milieu de tous ces bruits de portes »

    La seconde clé est celle de l’une des grandes voix du trobar, Raimbaut d’Orange, poète occitan créateur du poème « La fleur inverse » :

    « Ar resplan la flors enversa

    Pels trencans rancs e pels tertres…

    « Alors resplendit la fleur inverse

    Sur les rocs tranchants et sur les tertres… »

    La troisième et dernière clé est celle du poète grammairien anglais Geoffrey de Vinsauf, à qui l’on doit un Nouvel Art poétique. Poetria Nova (vers 1210), composé en latin :

    Cellula quae meminit est cellula deliciarum.

    « La cellule qui se souvient est une chambre des plaisirs ».

    Tout cela peut paraître énigmatique. Mais les trois clés sont riches d’indices. L’une, la première, donne du poète une définition possible. Que d’autres motifs viendront compléter :

    « Il y a en toi quelqu’un de très ancien, qui se rappelle la nuit. »

    Associée au silence, la figure du poète l’est aussi à la solitude implicite, celle qui détache du monde bruyant de la cité. L’autre clé montre au poète « la fleur inverse » — « neige gel et glace / qui coupe et qui tranche / dont meurent appels cris chants sifflets… » (Raimbaut d’Orange). Prenant modèle sur le troubadour occitan « Le Dieu des portes » s’adresse ainsi au poète-voyageur et l’encourage à la création poétique :

    « Verse ta voix dans les eaux de la ville — le torrent du caniveau, la rivière des gouttières, la flaque du trottoir—, si là, selon l’ordure, la pluie, le ciel, elle chante les visages tombés, les arches élues, les débris du miroir. »

    Dans le sillage où il l’entraîne, il lui délivre quelques arcanes de la création :

    « Il paraît que je suis le prince de l’envers et de la fumée, que je caresse les oiseaux et les fleurs d’un autre parc — on dit que j’augmente le ciel et le vent ! »

    N’est-ce pas là une définition possible du poète ?

    Poursuivant son cheminement aux côtés de Raimbaut d’Orange, le lecteur s’interroge. Pourquoi Frédéric Tison a-t-il choisi la forme du poème en prose ? Il y a sans doute à cela plusieurs raisons. La première est historique. C’est en effet aux poètes-troubadours que l’on doit l’invention de ce genre poétique. Cette « petite forme de prose », très prisée des poètes occitans, a donné vie à des formes variées telles que la nouvelle, le cuento, les « vies brèves ». Longtemps en faveur à l’époque médiévale, le genre poétique sera remis à l’honneur au XIXe siècle avec Gaspard de la Nuit par le poète Aloysius Bertrand. La seconde est plus personnelle. Elle relève d’un goût particulier du poète pour les histoires brèves, qui se peuvent saisir sur la page en un seul regard. Ce que Frédéric Tison suggère dans le sous-titre donné à son recueil : Histoires en peu de phrases. Ainsi sa préoccupation rejoint-elle celles des troubadours, auteurs de « vies brèves ». Fréderic Tison excelle dans cette forme poétique, apparemment simple, mais en réalité extrêmement exigeante.

    La dernière clé est sans doute la plus résistante. Elle ouvre sur un monde plus foisonnant et complexe qui semble être le point suprême de la quête poétique du poète. Son floruit. Sans doute faut-il mettre en relation le monde démultiplié des « Planètes », leurs beautés de pierres froides, avec la « chambre des plaisirs » de Geoffrey de Vinsauf. Et les errances multiples du poète guidé par le « Dieu des portes », en relation avec la beauté pure des poèmes, ces petites cellules où s’entrelacent les motifs, macrocosme et microcosme, enluminures des livres d’Heures, vitrail, émaux, mosaïques et moirures aux contrastes saisissants. Là, en effet, au cœur des textes, se côtoient références mythologiques, bibliques, alchimiques, médiévales, littéraires — « lorsque tu marches toute la forêt s’avance derrière toi… »… et musicales. Les unes explicites (Silène, inventeur de la flûte, et Orphée, Guillaume de Lorris et Jean de Meung, Hölderlin, Perrault et Grimm…), les autres implicites (le prophète Ezéchiel, le Jean de l’Apocalypse, Shakespeare, Verlaine, Rimbaud, Nerval et Mallarmé…), et sans doute beaucoup d’autres. Avec peut-être, en arrière-plan, ombre parmi les ombres, celle du couple errant de Dante et de Virgile longeant le Styx et traversant ensemble les Enfers.

    « Une barque t’attend, deux rames déployées ; armé d’ombres, nautonier, chante l’eau énorme et légère. Un ciel se déploie au-devant ; chargé d’ailes, prisonnier, demeure dans l’air qui te chante. » (XXVII)

    Beauté complexe des poèmes, qui s’apparente à la beauté du chant. D’énigme en énigme, le « Dieu des portes » guide. Le lecteur et le poète. Il enjoint le voyageur à le suivre dans l’entrelacement des figures qui se tisse d’un cahier à l’autre du recueil, à traverser les apparences, du singulier vers le tout et du tout vers l’Un. Chacun des textes, comme dans les contes, délivre une part d’incertitude et de mystère. Rien n’est sûr. Tout repose sur des semblances, des rumeurs dont il est difficile de cerner les contours.

    « On raconte que mes paroles sont la porte qui tremble »

    « Il paraît que je suis vaste et léger »…

    Et, comme dans les contes, mais aussi comme dans la geste médiévale, la répétition scande le texte. Qu’il soit de prose ou de vers. La répétition en effet favorise la mémorisation des événements mais aussi la mémorisation de la ligne mélodique comme l’enseigne Geoffrey de Vinsauf. La répartition alternée en longues (—) et en brèves (∪) ne suffit pas à la beauté du mètre, il y faut des ornementations. Ainsi de ces petites « cellules » qui, répétées, assurent plaisir et beautés, musicalité. Frédéric Tison le sait. Il les affectionne. Celles-ci structurent les poèmes. Nombreuses, elles sont souvent anaphoriques :

    « Tu auras su cette immense blessure… »

    « Tu auras su la rue énorme… »

    Mais pas uniquement, comme dans ce même poème (XXIII, Cahier I) où l’on retrouve par trois fois cette étonnante répétition, qui met l’accent sur le mystère de l’Un:

    « …où quelqu’Un n’est pas… »

    « … où quelqu’Un est nombre… »

    « …quand quelqu’Un est caché dans les visages… »

    Le cheminement à travers « l’œuvre léger des nuages » se poursuit, qui ouvre sur des lieux multiples, certains connus de chacun et aisément identifiables, d’autres mythiques, insaisissables. Ce sont lieux de passage marqués d’empreintes invisibles et de présences absentes ; des lieux traversés par les vents trompeurs, traversés par les ombres dont on a oublié les noms. Dans les « villes précieuses », il y a des labyrinthes et des carrefours où se nouent les questions essentielles. Et des rues à miroirs qui démultiplient les visages. Des voix qui se perdent dont on ne reconnaît pas le son. Il y a bien des curiosités et bien des mystères. Il y a des manques, il y a du désir, il y a des attentes :

    « Dans ces miroirs qui t’attendent aux carrefours d’allées longues et brèves, quand rencontreras-tu celui qui parlera — celui qui n’aura pas le son de ta voix ? »

    Est-ce là le dilemme du poète ? Le cruel paradoxe auquel il se confronte lorsqu’il écrit ? Comment échapper au miroir ? La résolution de l’énigme se trouve peut-être dans la distanciation proposée par le « Dieu des portes » :

    « Tu présentes […] de tes œuvres la page inachevée, de ton visage la contreclef. »

    Au-delà, la dernière énigme se cache dans le lieu d’écriture du recueil  : RÉCIF TON DÉSIR. Telle est peut-être l’ultime clé, celle qui contient en trois mots les secrets cachés dans les trois autres clés.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Frédéric Tison 2






    FRÉDÉRIC TISON


    FTison





    ■ Frédéric Tison
    sur Terres de femmes

    [Est-ce là moi cette tête détachée… ?] (extrait du Dieu des portes)
    [Eaux grèges] (extrait d’Aphélie)



    ■ Voir aussi ▼

    le blog de Frédéric Tison
    → (sur Les Hommes sans Épaules)
    une notice bio-bibliographique sur Frédéric Tison (+ un entretien de Jean de Rancé avec Frédéric Tison)
    → (sur le site de la revue Possibles)
    deux autres extraits du Dieu des portes de Frédéric Tison (+ une recension par Pierre Perrin)






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  • Nathalie Michel [Alone Together]



    [ALONE TOGETHER]



    J60
    Le ciel est gris, il fait froid.
    Les humeurs tombent. Le ciel passe, sale au-dessus des cimes.
    Nos pensées parfois nauséabondes déteignent sur le paysage.
    Avant la nuit.

    La lumière à cette heure est un scandale de beauté.

    / / / / / / / / / /

    Seras-tu capable de te protéger du froid, du sel et de la chaleur,
    des particules dans l’air
    de supporter tous ces corps dans la mer,
    sera-tu capable de résister au désespoir, à l’énergie de leur haine,
    seras-tu capable de te tenir encore debout, de croire
    es-tu capable de supporter l’agonie de tes frères, le regard des tortionnaires

    combien de temps vas-tu survivre au non-sens
    à l’inversion des pôles
    à notre chute
    à la vie-mon-amour ?




    J61
    Le paysage brut à peine lavé ce matin.
    Nuages tenaces, lourdeur des branches, soleil glacial.

    Nos besoins d’attachement sont d’une banalité lourde de conséquence.

    / / / / /
    Le foin des-champs-de-la-vallée sera coupé ce soir.
    / / / / /

    La boite à bourdon.
    Donne à entendre le bruit que fait le son
    l’énergie de la matière
    ce qui passe à travers tout
    le bruit profond
    le fluide
    des transformations

    laisser les flux, laisser passer, laissez… feuillages et migrations laissez…




    J63
    Ça sent l’été, l’herbe coupée, les animaux multipliés, libres, rampants, bondissants.

    Me demanderas-tu, mort décharnée,
    De renoncer à cette passion
    Désespérée d’être au monde ?



    Bloc d’opale, elle met à nu les traces d’inhérence.
    J’y repense ce soir devant la lune. Il me semble apercevoir la forme de tout ce qui nous entoure avec le vide qui tient les agrégats ensemble.

    Cet interstice où se tient la vie
    le sculpteur joue de ça
    le tourneur de veille la fait entendre.

    Ce qui tient tout ensemble comment le dire ? Comment faire mots ?


    Archie Shepp  Alone together
    Un jour le vieil homme m’a serrée dans ses bras.


    Nous ne serons libres qu’ensemble, ou pas.



    Nathalie Michel, Veille, Éditions LansKine, 2016, pp. 35-36-37-38.






    Nathalie Michel, Veille






    NATHALIE   MICHEL


    Nathalie Michel




    ■ Nathalie Michel
    sur Terres de femmes

    Veille (lecture d’Isabelle Lévesque)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Veille de Nathalie Michel






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  • Arian Leka [L’amour en automne]



    [L’AMOUR EN AUTOMNE]



    L’amour en automne
    était une plante malheureuse
    fleur fruit et feuille
    sur laquelle passe le jaune
    sans ouvrir de piste au vert.

    Et moi
    dans l’unique forme
    qu’il me reste
    grande aiguille avec un œil
    je dois m’introduire
    dans ton corps fatigué

    pour recoudre en toi
    tout ce que j’ai moi-même
    décousu.



    Arian Leka, L’Amour en automne [extrait du recueil Réparations], Éditions Imprévues, Collection « Accordéons », 26150 Die, 2016, pp. 5-6. Poème choisi et traduit de l’albanais par Élisabeth Chabuel.






    Arian Leka,






    ARIAN  LEKA


    Arian-leka1
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Imprévues)
    la page de l’éditeur sur L’Amour en automne d’Arian Leka
    → (sur Albanian Books)
    une notice bio-bibliographique (en anglais) sur Arian Leka
    → (sur Transcript)
    une page sur Arian Leka





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  • Nathalie Michel, Veille

    par Isabelle Lévesque

    Nathalie Michel, Veille,
    éditions LansKine, 2016.



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    LETTRE J
    « J » comme « jour […] Premier jour d’une Genèse ? »
    Ph., G.AdC







    De ce jour ne reste que la nuit.
    N.M.




    « J » comme « jour », de « J1 » à « J199 », journées dénombrées de mai à novembre 2015. Ce sont jours de veille : depuis soi-même, la poète note et enregistre son paysage sonore et visuel. Le travail des jours se répète, lent labeur des sillons qu’il faut creuser à la bêche, comme on retourne la terre pour voir les vers nombreux. L’écriture qui sait respirer peut-elle recoudre le monde à coups de bêche ? Les moments minuscules s’accumulent. On regarde dehors, les « [g]randes pluies jetées sur les vitres » : ce sont les premiers mots de J1. On entend. C’est la pluie-vie, l’élan de l’eau (« jetée » par qui ?) ranimant et faisant vie dans Veille de Nathalie Michel. Premier jour d’une Genèse ? Au ciel se lisent les signes d’alliance, les nuages s’écartent. Arc-en-ciel : J2. Est-ce la vie qui revient ? Le poème qui veille guette les signes, infimes parcelles de réalité. La Symphonie n° 3 (1976) de Górecki, dite « Symphonie des chants plaintifs » ou « Chants de deuil » (op. 36), résonne, musique lente, douce et triste dont le chant évoque la guerre. Le dernier mouvement s’achève sur des accords longuement tenus… Quelque chose est fini, un autre temps commence lentement qui peine à sortir de la nuit et de la faille.

    Des notations, à propos de l’heure/la durée, la météorologie, les états de la nature, l’avancée de la saison, ancrent le texte. Avant la formulation développée, les mots non déterminés s’alignent sur la page comme des informations ou des stimulations : « Nuit, rien, souffle ». Le philosophe Henri Maldiney avait évoqué cette « faille, ce vide sans défaut qui s’ouvre avec l’appel. Chaque vide livre son ciel où tout ce qui prétend le contenir est en suspens. L’appel au vide ne veut rien. […] l’existence est une exclamation dans le vide éclaté. Dans l’ouvert, nous pouvons contempler son accès. C’est dans le Rien que nous pouvons contempler son secret. »1

    De cette première impression, l’écriture garde trace comme une onde sismique portée sur la perception.

    « Je ne sais pas ce qui est réel », précise un commentaire bref. Un « je » hésite, regarde comme une photographie le monde pixellisé à une heure précise (« 7H35 »). Un détail, un être dont l’existence est perçue devient la mesure du quotidien :

    « Autrefois une araignée m’a tenu compagnie tout un hiver. Il n’y avait qu’elle et moi dans la maison glaciale. Elle n’a pas bougé durant des mois. » Elle aussi veillait, guetteuse dans sa toile. Quelle était sa perception du temps ? Était-elle identique à celle de la narratrice qui l’observe ?

    Nombre de points infimes, devenus le centre, construisent un mode de perception fondé sur ces détails qui deviennent les constituants uniques du temps.

    Les phrases longues alternent avec de courtes propositions proposant tantôt un rythme déployé, tantôt une cadence resserrée. La note devient parfois poème en vers peu ou non ponctués.

    « La boîte à bourdon.

    Donne à entendre le bruit que fait le son

    l’énergie de la matière

    ce qui passe à travers tout

    le bruit profond

    le fluide

    des transformations

    laissez les flux, laissez passer, laissez… feuillages et migrations laissez… ».

    Les bourdons résonnent en parallèle dans Veille. Bruits du monde jour après jour en ces mois de 2015 à travers la radio et la télévision : réfugiés qui se noient en Méditerranée, réfugiés que nous retenons aux frontières et refusons d’accueillir, crise et misère en Grèce… Fermetures. Frontières réaffirmées.

    Mais on entend aussi des bourdons personnels, comme ceux des soucis de santé ou d’amour. Dans son Journal, Kafka se demandait : « Comment puis-je espérer souder des morceaux pour en faire une histoire vibrante ? » La question se pose toujours devant l’écriture de fragments séparés par des blancs. Les notes tenues tout au long de l’ouvrage en s’entremêlant tissent cette histoire vibrante.

    La narratrice écoute beaucoup de musique. Il s’agit le plus souvent de musique électronique ou électro-acoustique de musiciens qui utilisent justement ces « drones » (ou bourdons) fréquents dans la musique spectrale. Éliane Radigue, Joachim Montessuis, Pan Sonic ou Ryioji Ikada entraînent l’auditrice vers le cosmos. Les voix du Requiem de György Ligeti traversent le corps. Les enceintes vibrent et font vibrer. Les voix passent du murmure au cri. On passe de l’invitation à la méditation puis au dépassement. Peut-on échapper au vacarme du monde qui ne cesse ?

    « Saisir les flux, laisser faire, accorder son corps, son instrument, ses perceptions pour en tirer toutes les nuances, tous les possibles. »

    Parfois la musique porte à la danse, à la transe, comme celle, toute spirituelle, des derviches.

    « Tel un derviche, je tourne, je tourne, je tourne, je tourne […] » (dernière proposition répétée trente-trois fois).

    Les ondes musicales « transport[ent] de l’énergie, ne transport[ent] aucune matière ». Du cosmos et de l’envol, la narratrice revient à la terre et à son travail humble, à ce journal paysan de l’origine qui bêche et retourne comme on heurte le monde pour qu’il advienne. Lors de ce retour à la matière, sur la page, les mots griffonnés seront pleins de cette terre aveuglant les mots tachés, tâchant de dire ce qui est. Le réseau lexical fourmille de rebonds des mots qui résistent, comme sautillent des sons allègres, répétés, assonances du [o], pour les trois ânes au pré, « troizânimos », « chevalos », « se riant de nos dos, aussi bien que nos os » : la comptine, la langue à fourche qui creuse dans les mots des sons espiègles. Les ânes, dont l’un s’appelle Bartleby, sont l’image même du refus de l’horreur quotidienne.

    « Les yeux des ânes dans le champ portent un regard tranquille sur le monde. Je m’assois à leurs pieds. »

    L’immobilité, la patience, c’est aussi un retour à soi.

    « Dans la fraîcheur, avec les ânes, nous veillerons. »

    Veiller : ne pas céder au sommeil dans la nuit, résister et guetter ce qui peut advenir, lumière nouvelle, ouverture d’un chemin possible, peut-être. De quelle imminence la poète est-elle la sentinelle ?

    Dans le livre d’Isaïe de l’Ancien Testament, à la question répétée « Veilleur, où en est la nuit ? Veilleur où en est la nuit ? », le veilleur répond : « Le matin vient, puis encore la nuit. »

    Au milieu du jardin, dans la pensée des racines sèches comme des cordes, la poète médite, imagine ces cordes comme des lignes entrecroisées de vers. Il suffit d’un son, d’un glissement de pensée d’un animal à l’autre, du « chevalo » à la vache, pour que s’effectuent des bonds d’une idée à l’autre. La vache s’est enfuie, à coups de bâtons on la ramène et revient l’idée de l’araignée restée/partie. Monde peuplé, vivant, mais où chacun est enfermé. « Nous défaisons, ruinons les ruines. »

    Parfois les mots sont refusés. Des jours manquent : J5, J10, J11, et beaucoup d’autres ensuite. Certains sont presque sans mots : « De ce jour ne reste que la nuit » (J7). Ou encore : « Les frontières petit à petit se ferment. // Pluie, soleil, vent » (J14).

    Parfois une ligne de mots est remplacée par une série de 5 à 10 barres obliques : « ////////// »

    Le silence occupe l’espace, « [r]ien. Les mots rien. Dire n’est pas. » Alors décousu, le texte suit la saison (les sapins grandissent), l’araignée a disparu.

    Au cœur : construire/détruire. Le minime, apparemment minime, joue sa partition. Le tour de la mouche, « qui se cogne d’une vitre à l’autre », amorce le bruit, entonne la ronde, « le son nous sort » ou les « sons bègues ». La musique peut se faire ritournelle, mode désaccentué de mots répétés (l’âne, « il marche, il marche, il marche » lorsqu’il retrouve la liberté), paraboles constantes des animaux ou des végétaux pris dans un piège ou s’échappant comme nous le faisons, proposant une issue au sens comme le font les rhizomes, « organ[es] de réserve de la plante », image de cette écriture où les fragments sont reliés entre eux.

    La communauté du jardin, du champ, de la maison n’exclut pas la solitude. La préfixation des mots que les traits d’union décousent fourmille dans le texte comme une invitation (peut-être impossible) à recoudre le réel à soi, l’identité au réel. On sent qu’on risque gros, « le son nous joue ». La rédaction d’un vrai journal est refusée, « [n]on pas récit des jours mais autre chose », « [b]équille au poème qui ne se fait plus ? ». Dans son livre précédent, Nathalie Michel proposait des poèmes souvent proches de Veille. Souffle continue2, affirmait le titre. Sans le « e » final, on pourrait penser à ces techniques des musiciens souffleurs qui leur permet de jouer sans silence pour reprendre leur respiration. S’agissait-il de deux impératifs incitant doublement à vivre ou d’une phrase dont le sujet sans déterminant semblait indiquer un essoufflement ? La première partie, « Demeure », proposait des poèmes souvent comme éclatés sur la page, matière qui se défait, se délie pour un être qui s’en va sans disparaître, qui a transmis son souffle. Mais quand le poème se refuse, les notes enregistrent les mouvements telluriques intérieurs. En parataxe, sur le fil, elles répondent au désordre du vécu : le décousu, le provisoire et le lien. Souvent, on se heurte à l’inachevé, « [t]ant d’opposition entre nous… ». Les points de suspension nous laissent libres de poursuivre mais le point simple vient aussi clore des propositions qu’aucune conjonction ne relie. Logique dé-faite d’une perception laissée à l’instant.

    Veille, placée face au monde et dans le monde, une conscience reste vigilante pour lire, regarder, entendre. Lire dans le ciel ce que la nature révèle ou passage par l’écran hypnotique de l’ordinateur et du tchat alors que le travail des champs appelle autour. Criant besoin de lumière, alors que les lucioles ont disparu, « écrasées ». Remontent les racines latines, flux et lux comme évidente nécessité, ou unité de mesure « de l’éclairement lumineux ». Qui manque. Et parfois l’incursion du vers coupe le flux, à contrecourant, des unités courtes énumèrent ce à quoi se tenir avant de sombrer :

    « À la mer

    la plage était minuscule, l’eau verte et chaude

    vieux rivages normands

    des boules, des bouées, des ballons

    le corps des plages

    le son des voix

    la mer montait

    elle avalait tout sur son passage. »

    Traces et souvenirs en bribes.

    Des déplacements, des retours, le mot « fin » souvent (page 63), près de la nuit quand « les astres tombent », l’écran c’est le corps, perdu, les mots coupés par tirets qui désunissent (« Mi-nuit-le-champ ») et le « tu », interpellé.

    « Tu as rêvé d’une rencontre, d’un amour gigantesque, le dernier, pour sauver un peu de ça, le monde cassé. »

    On voudrait un « nous » alors que seule avec ses bêtes la narratrice monte « vers les cimes », se remémore le temps du 2. L’indéfini gagne les déterminants « des corps, des heures, des jours » comme le gris qu’on met partout pour cacher ce qui éloigne d’un « nous » constitué, couple ou humanité fraternelle et solidaire puisque restera :

    « Tout – poudre. »

    La dernière musique présente est le succès de Bourvil, C’était bien (1961)3. L’accordéon y joue une petite valse, mélancolique ritournelle du souvenir d’un amour perdu. Le couple dansait « sur une piste de misère », « parmi les gravats ». C’était juste « après la guerre » « dans ce p’tit bal qui s’appelait… qui s’appelait… qui s’appelait… ». Mais le nom s’est perdu.

    Que faire ?

    « Recours aux vielles, aux violes, aux violoncelles. Aux grands airs, au grand air, aux clairières, aux friches, aux forêts, aux ruines, aux rouilles, aux lichens, à la fuite, à l’errance, à la vie, je vais sortir, je vais courir, je vais crier, je vais tourner, tourner, je m’envolerai, avec les buses, avec les biches, les araignées. »

    À la fin, le « i » se déplace, « veille » devient « vielle », entre les derniers mots et le titre, un pont s’établit. Tournent la manivelle et les danseurs… Oui, « c’était bien ».



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes




    ____________________________
    1. Henri Maldiney, In media vita (Les Éditions du Cerf, 2013), p. 48. Une partie de cette citation est présente à la fin de Veille.
    2. Nathalie Michel, Souffle continue, avec trois peintures de l’auteur (éditions LansKine, 2012).
    3. « C’était bien (Le petit bal perdu) ». Musique de Gaby Verlor (20 novembre 1921-6 avril 2005), paroles de Robert Nyel (18 avril 1930-26 novembre 2016).






    Nathalie Michel, Veille






    NATHALIE   MICHEL


    Nathalie Michel




    ■ Nathalie Michel
    sur Terres de femmes

    [Alone Together] (extrait de Veille)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Veille de Nathalie Michel




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris






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  • Brigitte Baumié, Paysages intermittents (extraits)



    Paysages intermittents.jpg 2
    « Paysages intermittents »
    Triptyque photographique, G.AdC








    RÊVERIE



    Roses de jardins
    iris sauvages

    l’attente en fond sonore
    délicats bourgeons

    bourdon ininterrompu
    pivoines échevelées

    sur tout ce qui

    mélodiquement

    se disloque






    ENFANCE



    On va chercher les œufs et le beurre à
    la ferme. Près de la fenêtre la vieille est
    immobile, entourée d’un tapis de mouches.






    PRÉSENT



    Par la fenêtre, elle regarde les arbres défiler
    le nom des arbres
    ou plutôt
    faire le lien entre les visages des arbres et
    leurs noms…
    Bouleau, chêne, hêtre, mélèze, orme et frêne
    se mélangent les branches et les radicelles.






    ENFANCE



    Quelqu’un qu’on ne sait même pas qu’on
    attend…
    Est-ce que quelqu’un qu’on ne sait pas peut
    remonter l’allée ?

    Mes pieds pourraient s’enraciner, là, entre
    les platanes. Alors plus rien ne pourrait
    monter ou descendre l’allée.

    Est-ce que le temps s’arrêterait ?



    Brigitte Baumié, Paysages intermittents, Éditions La Boucherie littéraire, Collection La feuille et le fusil, 84160 Cadenet, 2016, pp. 32-33-34-35.






    Brigitte Baumié, Paysages intermittents.jpg 2






    BRIGITTE BAUMIÉ


    Baumiebrigitte_lydiemayaffre
    Ph. D.R. : Lydie Mayaffre



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site Languedoc Roussillon livre et lecture)
    une notice bio-bibliographique sur Brigitte Baumié
    le site des éditions La Boucherie littéraire





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  • Claudia Azzola | Saltimbanques de rue



    STREET JESTERS
    SALTIMBANCHI





    Street jesters seem to have long long
    Arms that in an instant could touch
    The skies, their jests and puns being
    Eyed high above by magpies,
    The longtime plotted plunge into
    Deep celestial waters of folly and stars,
    Acme of their weariness,
    The comedians’ outlandishness,
    The life they lead, that dragonflies.





    SALTIMBANCHI DI STRADA




    Saltimbanchi di strada lunghe lunghe braccia
    pare abbiano, che in un istante potrebbero toccare
    i cieli, giochi di parole e capriole sono osservati
    dall’alto dalle gazze,
    il tuffo a lungo progettato dentro
    celestiali acque profonde di follia e di stelle,
    acme della loro stanchezza,
    lo spaesamento dei teatranti vaganti,
    la vita che conducono, quella delle lucciole.



    Claudia Azzola, Il mondo vivibile, Poesie, La Vita Felice Editore, Milano, 2016, pages 19 et 71.






    Claudia Azzola, Il mondo vivibile







    SALTIMBANQUES DE RUE



    Saltimbanques de rue
    ont, dirait-on, des bras longs, longs, longs,
    qui pourraient toucher les cieux
    en un instant, jeux de mots et cabrioles
    sont observés d’en haut par les agasses,
    leur plongeon tête en avant, de loin dans
    les profondes eaux célestes de folie et d’étoiles,
    apogée de leur épuisement,
    le déracinement des comédiens ambulants,
    la vie qu’ils mènent, celle des lucioles.



    Traduction inédite d’Angèle Paoli







    CLAUDIA AZZOLA


    Claudia Azzola
    Source




    ■ Claudia Azzola
    sur Terres de femmes

    Venezia (poème extrait du même recueil)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de La Vita Felice Editore)
    une fiche bio-bibliographique (en italien) sur Claudia Azzola
    → (sur Terre à ciel)
    d’autres poèmes extraits d’Il mondo vivibile traduits par AP





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  • Andrea Zanzotto, Vocatif, suivi de Surimpressions

    par Angèle Paoli

    Andrea Zanzotto, Vocatif suivi de Surimpressions,
    Éditions Maurice Nadeau – Les Lettres Nouvelles, 2016.
    Traduction de l’italien et présentation par Philippe Di Meo.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Andrea Zanzotto, Portrait
    Matteo Bertomoro, Portrait d’Andrea Zanzotto
    Source








    « LE MÉTRONOME » D’ANDREA ZANZOTTO




    Le tout nouveau recueil que les éditions Maurice Nadeau consacrent ce mois-ci à Andrea Zanzotto (Vocatif, suivi de Surimpressions) s’attache à reprendre deux volumes importants de la création poétique du poète vénète. De Vocatif (recueil publié en 1957, mais resté inédit en français) à Surimpressions (avant-dernier recueil poétique d’Andrea Zanzotto), c’est un grand saut (de A à Z) dans la traversée poétique d’une vie que nous sommes invités à accomplir. En effet, si les trois sections de l’ensemble des poèmes de Vocatif — « Comme une bucolique » / « Première personne » / « Appendice » — renvoient à des poèmes écrits entre 1949 et 1956, voire en 1957, les sections de Surimpressions — « Vers les paluds » / « Chansonnettes hirsutes » / « Les aventures métaphoriques du fief » — renvoient, elles, aux quasi ultimes créations du poète et à l’année 2001. Pourtant un zeugma aux enjambements multiples relie ces deux pôles extrêmes et les liens sont multiples qui traversent et unissent entre eux les différents recueils du poète. Depuis Vocatif (Vocativo, 1957) à Surimpressions (Sovrimpressioni, 2001) en passant par La Beauté (La Beltà, 1968), La Veillée (Filò, 1976), Idiome (Idioma, 1986), Météo (Meteo, 1996)… un même esprit habite ce qu’Andrea Zanzotto hésitait à considérer comme une « œuvre » et qui n’en demeure pas moins une œuvre unique et essentielle dans le panorama de la poésie italienne du XXe siècle. Une poésie définie par Stefano Colangelo, professeur de philologie à l’université de Bologne, comme une « poésie de l’irréparable ».

    La figure fondatrice et fondamentale du paysage est le point d’ancrage existentiel de la poésie de Zanzotto. L’œuvre de Zanzotto s’inscrit tout entière dans ce qui constitue son univers à la fois réel et intérieur, naturel et mental : le paysage de Vénétie, avec ses paluds menacés de disparition, ses miroirs d’eau à la dérive, ses grands espaces médiévaux absorbés par l’asphyxie. Tout « l’arrière-pays » mental du poète — cette « écologie de l’esprit » qui le caractérise — prend racine dans cette « dévastation » que Zanzotto ne cesse de dénoncer de recueil en recueil. Cet « arrière-pays » d’horizons gangrenés vient se superposer aux collines aimées de Pieve di Soligo, dessinant un domino d’images bousculées par une syntaxe particulière qui fond dans une même cornue d’alchimiste toutes les formes du langage. Incluant dans un même recueil néologismes, termes enfantins et comptines, langages dialectaux (le « petèl ») et scientifiques, inventions et « forgeries » multiples qui privilégient les procédés par agglutination, affinités phoniques et onomatopées, Zanzotto, mêlant l’ancien et le nouveau, associe à la modernité (destructrice) les poètes inventeurs de la grande tradition italienne. De Virgile à Leopardi, en passant par Dante, Pétrarque et Foscolo. Et dans un autre espace littéraire, le maître : Hölderlin. Hölderlin que Zanzotto invoque ainsi dans ce vers de La Beauté :

    « Hölderlin, aide-moi à écrire une ligne tremblante »

    « La Beltà ». L’exigence de Beauté ne parviendra pas à sauver du naufrage un monde à la dérive. Reste la poésie soumise souvent à une ironie tragique, aiguisée par un regard autocritique douloureux mais sans concession.

    Quant au recueil Surimpressions, recueil défini par le poète comme un ensemble de « travaux à la dérive », Andrea Zanzotto précise que celui-ci « doit être lu en relation avec le retour de souvenirs et traces scripturales et, dans le même temps, de sentiments d’étouffement, de menace et peut-être d’envahissements dignes du tatouage. »

    Souvenirs ? Le poème intitulé « Diplopies, Surimpressions » (1945-1995) évoque bien ce « phénomène de perception simultanée de deux images » d’un même objet. Ici deux espaces spatio-temporels se superposent. Les martyrs du 30 avril 1945 sont associés à un paysage et à l’intérieur du paysage, par effet d’observation et de miniaturisation, aux « très légères cloches-aigrettes » qui s’égrènent sous le vent.

    « Duvets de lumière blanche à peine

    répandus dans les lointains des prés,

    Martyrs, humbles éléments

    frères sacrés dans les invasions des vents

    c’est le 30 avril aujourd’hui, votre jour

    d’années désormais si hautes et lointaines

    qu’elles ne sont plus perçues

    par l’effort des yeux

    semiensevelis

    […]

    Martyrs, partout je vous lis dans le tremblotement

    des cloches et des aigrettes perpétuellement

    attachées à disparaître naître redire

    redire de prairie en prairie

    au ras de l’oubli… »

    Pareille évocation existe déjà dans Météo. Ainsi le poème intitulé « Duvets » semble-t-il annoncer celui [supra] de Surimpressions :

    « Pré de cloches, d’aigrettes, là-bas égaré

    Toujours plus profonde avancée

    des conceptions de l’infini

    Duvets de lamentations subtiles      lointaines,

    vibratiles traquenards où la lumière tomba

    souffles, touchers      sur d’immenses surfaces arrêtés »

    Avec, dans le recueil Surimpressions, une mise en relief d’une dimension historique en lieu et place d’une dimension essentiellement climatique.

    Ainsi se répondent en écho des thèmes et des lieux. Des figures déjà citées dans d’autres recueils affleurent à nouveau puis réémergent de manière inattendue, tissant entre les œuvres de différentes époques un tissu réticulaire aux mailles serrées, fait de reprises, de transitions, d’hybridations. Ainsi les « Relectures de Topinambours » (in Surimpressions) renvoient-elles aux « Topinambours » de Météo. Et les « Lieux Ultimes du “Galaté au Bois” » (in Surimpressions) renvoient-ils au Galateo in Bosco, recueil de vers composé entre 1975 et 1978. Et toujours, au premier plan du tableau, la composante essentielle du paysage. Un personnage à lui tout seul, qui agit et pense en lieu et place du sujet, disparu par effacement. Pour dialoguer avec « ces lieux froids, vierges qui/éloignent/la main de l’homme », Zanzotto met en scène « un homme triste », un vieil homme anéanti, absent à lui-même comme le sont aussi ces

    « dominos de mystères

    tombant l’un après l’autre en eux-mêmes

    attirés dans le touffu du finir

    sans fin, sans fin des aventures. »

    Paysage et personnage, seuls protagonistes des poèmes de Surimpressions, sont emportés dans le même mouvement. Et s’ils peuvent se rencontrer, c’est dans leur absence partagée. Car aucun autre humain vivant ne se montre sur les devants de la scène et nul autre que « l’homme triste » ne prend la parole. Ainsi dans « Ligonàs », celui-ci s’adresse-t-il directement au paysage. Pourtant, si le mot réapparaît dans le second poème, il apparaît entre crochets et biffé : [paysage]. Avalé par les constructions sauvages, détruit par les cultures intensives qui ont anéanti les cultures traditionnelles, le paysage n’existe plus. Seul persiste encore, dans un repli de la mémoire, ce qui jadis fut :

    « Cette intime splendeur

    d’“il était une fois” et qui

    depuis des années escarpées reste séparée de moi… »

    À nouveau dans Surimpressions, mais dans la section intitulée « Les aventures métaphorique du fief », le poète dénonce les effets de la « démence » sur le paysage. Une démence généralisée, totale, individuelle et collective à la fois, résultat de la folie humaine. Une sorte de maladie d’Alzheimer a frappé le monde. En témoigne le poème intitulé « Méduse/par un froid juillet  » :

    « Très chère d’un même âge,

    déjà brillante belté,

    il y a peu encore

    tu étais une vieille limpide.

    puis l’alzaillemer est venu

    pour te transformer en émail… »

    Ainsi, le cosmos, l’univers tout entier, la nature sont-ils désormais soumis à d’autres logiques, à d’autres raisons, à d’autres lois que celles qui régissaient jadis avec harmonie, non seulement le monde mais également le « Fief ». Jadis l’univers était « Un ». Les dieux qui peuplaient la nature de leurs histoires, en assuraient l’équilibre. La religion de la nature offrait à l’homme « une paisible liturgie », sensible dans les vers de Zanzotto. Aujourd’hui, les voix se sont tues. Restent le vide et son contraire, la surabondance — cette « prolifération métastasique  » — ainsi qu’un silence voué à la cacophonie.

    Et le vieil homme triste d’invoquer la voix pour la supplier de se faire discrète :

    « N’exhale plus du silence par saccades

    par soubresauts, enflammé

    enflammé mal volontiers dans le sublime

    parfois nauséosemblable en coulées de rimes

    disparaissant, voix, n’exhale plus n’intime plus

    ne te déplace plus dans une existence interdite

    ne m’interdis pas d’être — »

    Pourtant, dans le poème « Ligonàs II », le « vieil homme » confie au paysage toute la reconnaissance qu’il éprouve envers lui, malgré les dissonances et les fractures :

    « tu continues à me donner une famille

    grâce à tes familles de couleurs

    et d’ombres quiètes mais

    néanmoins mues-par-la-quiétude,

    tu donnes, distribues avec douceur

    et avec une distraction ardente le bien

    de l’identité, du “moi”, qui pérenne-

    ment revient ensuite, tissant

    d’infinies autoconciliations : depuis toi, pour toi, en toi. »

    Qui dit invocation dit aussi évocation, provocation et vocatif. Tout cela est inclus dans un même vocable. Vocatif. Tel est le titre qu’Andrea Zanzotto a choisi pour rassembler dans un même recueil les poèmes lyriques écrits entre 1951 et 1957. Ce titre est repris en écho dans le poème intitulé « Cas Vocatif » (in « Comme une Bucolique », première section du recueil). Le poète y interpelle ses pensées, avec une interjection noble immédiatement contrebalancée par une série de notations négatives, lourdes de sens :

    « Ô mes amusements cruellement interrompus,

    pensées où je me crois et vois,

    goulu vocatif,

    halètement décérébré. »

    Goulu, le vocatif ? Oui. Il l’est en effet. Ce cas (en latin) se nourrit de toutes sortes d’images qui façonnent l’esprit du poète. Le fleuve et l’eau, les paysages bucoliques de Pieve di Soligo, la colline du Montello, les bois, les arbres, le monde, l’été, les foins de juillet… Les camarades défunts, la mère-enfant, absente présente dans une ode élégiaque où le poète l’évoque avec tendresse, lui parle, l’interroge, s’interroge. Une très belle ode :

    « toujours il revient

    ton fils, ô mère, par des routes

    courbes, par d’infinis enveloppements… »

    ou encore :

    « la route s’engazonne et les larmes

    se pressent dans mon regard. Ô maman. »

    Et toujours revient dans les évocations/invocations, « le vert squameux du monde » — dans ses multiples variations — lequel accompagne le poète qui s’abîme dans son désarroi :

    « je m’enterre en vertes physiques lenteurs. »

    À des étudiants de Parme qui demandaient un jour (en 1980) à Andrea Zanzotto pourquoi la poésie contemporaine est souvent difficile à comprendre, le poète vénitien répondit par une métaphore :

    « Il existe une compréhension qui se fait de manière immédiate, celle que l’on peut avoir à la lecture d’un journal et, pour un article de journal, c’est indispensable. Il n’en est pas ainsi pour la poésie, parce qu’elle se transmet par des impulsions souterraines, phoniques, rythmiques… Pensez au fil de l’ampoule électrique qui nous envoie la lumière, le message lumineux, grâce justement à la résistance du support. Si je dois transmettre du courant à longue distance, j’utilise des fils électriques très épais, et le courant passe et arrive à destination sans déperdition. En revanche, si j’utilise des fils électriques d’un tout petit diamètre, le courant a du mal à passer, il force et génère un phénomène nouveau, la lumière ou la couleur. C’est ce qui se produit dans la communication poétique, dans laquelle c’est la langue qui constitue le support. Le fait de densifier de manière excessive les signifiés, les motifs, de surcharger les informations, tout cela peut provoquer un « court-circuit », une obscurité, non par défaut mais par excès. » (Traduction inédite AP)

    Pour le poète Eugenio Montale, la « poésie très cultivée » de Zanzotto est celle d’un « poète percussif mais non bruyant : son métronome est peut-être le battement du cœur. » À l’instar du poète russe Vélimir Khlebnikov (que Montale regrette de ne pouvoir lire dans sa langue), Andrea Zanzotto « creuse dans le langage comme une taupe. » Tout pareillement à Philippe Di Meo, traducteur en langue française quasi exclusif du poète Zanzotto, qui offre ici, dans ce nouveau volume des œuvres du grand poète vénitien, une traduction fouillée. Exemplaire. Admirable en tous points.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Zanzotto Nadeau







    ANDREA ZANZOTTO


    Zanzotto
    Source



    ■ Andrea Zanzotto
    sur Terres de femmes

    Verso i Palù (poème extrait de Surimpressions)
    10 octobre 1921 | Naissance d’Andrea Zanzotto (notice bio-bibliographique + un poème extrait de Fosfeni)
    18 octobre 2011 | Mort d’Andrea Zanzotto (+ un poème extrait de La Beltà)
    (Anticicloni, Inverni)(poème extrait de Fosfeni)
    Cantilene londinese d’Andrea Zanzotto
    Comment puis-je oser vous appeler ici (poème extrait d’Idioma)
    Così siamo (extrait de IX Egloghe)(Hommage à Andrea Zanzotto [III])
    Filò, la Veillée (lecture d’AP)
    Ticchietto (extrait de Meteo)
    Vocativo (extrait)(Hommage à Andrea Zanzotto [I])
    A.Z. [Andrea Zanzotto], par Jacqueline Risset (Hommage à Andrea Zanzotto [II])



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur En attendant Nadeau)
    une lecture de Vocatif suivi de Surimpressions par Giorgia Bongiorno





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  • Jean-Paul Bota, La Boussole aux dires de l’éclair

    par Angèle Paoli

    Jean-Paul Bota, La Boussole aux dires de l’éclair,
    Tarabuste Éditeur, Collection DOUTE b.a.t. Poésie, 2016.



    Lecture d’Angèle Paoli


    VOYAGE IMMOBILE
    « L’avantage du voyage immobile, livré aux fantaisies de la mémoire,
    c’est qu’il permet des croisements audacieux, des dérives imprévues,
    des divagations et des échappées. »
    Diptyque photographique, G.AdC








    « UNE VOIX DIT : J’AI DÉRANGÉ DES COURANTS »




    « Chemins de mots » ouverts sous le signe du voyage, « exercices sur des lieux », La Boussole aux dires de l’éclair de Jean-Paul Bota tient des carnets de voyage, des tableaux, des notes, datées ou non, et de la variation. Une manière de partita, de « livre d’heures » ou une déclinaison de feuillets avec croquis et couleurs, à dominante de bleu, où se croisent et s’entrelacent les motifs de la mémoire. On rencontre là, au gré des pages, peintres et écrivains, poètes et compositeurs,  souvenirs artistiques et littéraires – Joseph Brodsky, Herberto Hélder, Mathieu Bénézet, Thierry Metz, Emmanuel Moses, Philippe Beck… mais aussi, Paul Valéry, Marcel Proust, Robert Desnos, André Breton… et tant d’autres — citations, phrases isolées et poèmes. De quoi alimenter la réflexion qui se nourrit de l’érudition du poète, de ses innombrables compagnonnages, tant dans le domaine du livre que dans celui de l’art (peinture et musique). Avec, pour favoris, Fernando Pessoa et Valery Larbaud, adepte, comme l’écrivain portugais, de la démultiplication des visages et des noms. L’ensemble forme une mosaïque complexe, un « jeu d’énigmes » subtil où s’entrelacent les figures, le tout porté par un phrasé travaillé — avec décalages, disjonctions et écarts — et ponctué — souvent — par un « ahh » qui colore la tonalité du fragment.

    Ainsi de ces deux exemples : « je l’apparente à une fugue — dedans ma tête, où un oiseau longe un litre d’anis, Toccata et Fugue en ré mineur, la roue défaite aux vitres des paysages avec son sceau d’étoiles, ahh ▪ »

    ou encore :

    « Ahh lumière, vent et pêcheurs et progrès, dans la peinture l’apparition du bateau à vapeur »

    et par des « ô » noblement lyriques :

    « (ô Pessoa et Mily Possoz, Chana Orloff, Chirico, Charchoune et…) »

    ou encore :

    « ô le miaulement lointain, Chinatown, épices des supérettes, me revenant à l’instant Gilles et Jeanne de M. Tournier et la guerre de Cent ans, ici d’où, le 26 octobre 1440 Gilles de Rais (ou Retz) fut pendu et jeté au bûcher pour crimes relevant du pouvoir religieux : meurtre de plus de 140 enfants, évocation des démons… ».

    Multiples sont les lieux visités qui vont de Venise à Londres, de Lisbonne à Nantes puis à Chartres ou en baie de Somme. Dix chapitres au total, dont celui très bref de l’Indre : une page unique, intitulée « Le Blanc ». Le voyage s’achève en Chine avec les armées de terre cuite de Xi’an. Suivent deux autres sections : l’une, « Là-Bas », consacrée à Chaïm Soutine ; l’autre à la disparition définitive de l’enfance. « Désenfance ».

    De longueur variable, les fragments se construisent sur la surimpression. Pensées et réflexions s’organisent en écailles, par superpositions ou feuilletages en apparence aléatoires. Cependant, chaque figure, prise dans le mouvement des traversées de la mémoire, en appelle une autre dans un jeu infini d’échos et de correspondances. La mémoire est au centre, qui convoque les images et les noms, rend provisoirement vie aux souvenirs.

    C’est sous la triple égide d’Arthur Rimbaud, de Valery Larbaud et de Fernando Pessoa que Jean-Paul Bota inscrit l’ensemble des morceaux ainsi assemblés.

    À « l’homme aux semelles de vent », il emprunte cette phrase tirée de la « Vierge Folle » (Une saison en enfer) : « La vraie vie est absente ».

    De Fernando Pessoa et des Fragments d’un voyage immobile, il reprend celle-ci : « La littérature, comme toute forme d’art, est l’aveu que la vie ne suffit pas. »

    Ainsi donc Jean-Paul Bota partage-t-il avec les deux poètes l’idée que l’écriture est là pour combler un vide, pour compenser une promesse non tenue par la vie, et que seule la création peut éventuellement rendre accessible.

    Quant à Valery Larbaud et, dans son sillage, Jean-Paul Bota, le « désir de voyage » est peut-être chez lui plus grand que le voyage lui-même.

    À lire Jean-Paul Bota, il est évident que l’écriture satisfait les attentes du poète qui sans relâche, tout au long des années, avec la même constance et la même voix, accueille sur la page de ses carnets ce que la mémoire lui révèle de lui-même et des autres. Ainsi trouvera-t-on dans les différentes sections qui composent le recueil « des morceaux d’autres villes, d’autres corps, d’autres voyages », comme dans le texte qu’il emprunte à Al Berto (Fernando Pessoa) en ouverture de la section II, « Les corbeaux de Saint Vincent », sous-titrée « Tableaux lisbonnais ». Et ainsi, comme le même Al Berto, le poète et son lecteur pourront-ils continuer «  d’imaginer une histoire et de la vivre ». Ils pourront aussi bien choisir de rester immobiles et « rester là à regarder le fleuve, à feindre que le temps et l’Europe n’existent pas. — et probablement Lisbonne non plus. »

    L’avantage du voyage immobile, livré aux fantaisies de la mémoire, c’est qu’il permet des croisements audacieux, des dérives imprévues, des divagations et des échappées. L’esprit sinue à sa guise, léger et volatil ; les images fusent puis fusionnent et fuient. Ainsi en est-il des souvenirs liés à Lisbonne et au Portugal. Lisbonne la blanche dont la légende dit qu’elle fut fondée par Ulysse, l’éternel voyageur. La ville aux « sept mamelles » vole d’escaliers en escaliers à l’assaut des collines de l’antique Olissipo pour redescendre ensuite et glisser vers le fleuve, capturant au passage, au cours de pérégrinations labyrinthiques, Michel-Ange et sa Madonna alla Scala, Bruegel l’Ancien et Tobias Verhaecht, — leurs « escaliers-Babel » —, J. Pollock et P. Guggenheim. Et toujours « F.P. », avec « à l’instant en pensée » cette phrase :

    « Si je tenais le monde entier dans ma main, je l’échangerais, j’en suis sûr, contre un billet pour la rue des Douradores. »

    Les rues de Lisbonne se succèdent et s’enchevêtrent. De même la phrase de Jean-Paul Bota, qui sinue|s’insinue entre façades et silhouettes entrevues au passage, au passage effleurant événements et souvenirs :

    « Cais das colunas donc, ici même d’où, robe noire, pieds nus sur les clichés, traverse Cristina Branco ô accoté aux galeries du Terreiro do Paço, ses façades ocres que jaunit encore le soleil, ô son des vagues qu’atteignirent jadis d’aucuns réfugiés là et 1755, vacillant la terre et les veilleuses aux églises, l’incendie, prospectivement été 88, celui du Chiado, ahh penser D. José encore verdie sa statue-cheval au centre de la place et Pessoa le Martinho da Arcada où il venait, ses habitudes comme à la Brasileira… — photo d’avec Costa Brochado… rua dos Fanqueiros, Baixa et celle dos Douradores… »

    Entretemps le poète a pris soin de rendre hommage à saint Christophe de Lycie, emblème de Vilnius. « Ô saint Patron des voyageurs ». Occasion pour le poète d’élargir le champ Olissipien et d’inclure dans le voyage Soutine, la reine Berthe et Satie. S’il n’y prend garde, le lecteur se perd un peu, mais cette errance un peu folle n’est-elle pas garante du plaisir suscité par les arabesques d’une écriture labyrinthique ? Ainsi en est-il pour moi et je jubile de passer ainsi de l’une à l’autre figure à la faveur d’escaliers qui conduisent de l’Escadinhas São Cristovão aux escaliers de la Butte Montmartre, et du Haut Moulin de Van Gogh à L’Escalier de la reine Berthe en passant par la Porte Guillaume, à Chartres.

    À Chartres, dans la cinquième section, « quelque chose meurt encore ». Jean-Paul Bota va à la rencontre d’un passé défunt, une part de son passé, semble-t-il. « Le passé à l’épaule et le triplex vendu, un souvenir, les yeux fermés… » avec ce quelque chose comme une souffrance profonde : « Cela qui ne reviendra pas tu dis et ce mal dans toi doucement appesanti… ». Écrire, alors.

    « Oui écrire encore autour d’elles rivière et cathédrale oui Rodin Soutine, Zarfin, Corot, Utrillo et puis Gleizes leur géant debout et la pierre rembourrée de lumière ô nuit, ce qui tournoie encore que j’assemble à elle tempête endurant comme règle vois, il nous semblait nous perdre parfois… il y a ce signe que m’envoient des nuages. »

    Écrire pour donner cette si belle page datée de mars-avril [20]13. Et d’autres encore, du même souffle, qui ne laissent pas de surprendre et d’émouvoir. Toujours, chez Jean-Paul Bota, la mémoire poursuit son travail incessant de forage, ramenant sur la page et la Beauce et Claudel et l’Eure qui charrie dans ses eaux des « fragments d’hier ». Et à partir d’un « abreuvoir pour les chevaux », l’occasion lui est donnée de décliner au hasard des circonvolutions de la pensée tout un univers métaphorique centré sur le songe de « l’hippos, cheval du fleuve ». De là, rejoindre l’Adagio pour cordes de Samuel Barber et les Mares and Foals in a River Landscape de Stubbs puis filer sur le Cheval Blanc de Gauguin et de tant d’autres… jusqu’à la Dame à la licorne, à l’« armée de Qin Shi Huang »… Tous font lever dans l’esprit du poète « équidés Centaures, Cheval de Troie ou Hyracotherium/ Eohippus… » en une sorte de flot effervescent qui draine les héros de jadis « Bucéphale, Incitatus, Babieca, Mazzeppa… » et s’achève « vers l’aire des rollers et des skates », du côté du « jardin d’horticulture odeur des lilas et le soleil enduisant tout… ».

    Et toujours pour écrire, la rambarde qui sert d’appui à « Il » qui dit « Je » avec parcimonie :

    « J’écris dessus une rambarde rouillée ». « London bridge comme j’écris dessus la rambarde du pont… ». Rambardes identiques peut-être à celle de Nantes, « passerelle ridule » sur l’Erdre qui conduit de Julien Gracq — La Forme d’une ville —, au parc de Procé de la Nadja d’André Breton ; de Valery Larbaud à Crébillon ; des Livres d’Heures d’Anne de Bretagne au « jeu d’énigmes d’André Pieyre de Mandiargues »… Les passerelles sont innombrables chez Jean-Paul Bota, qui conduisent des gerbes de rouges de Turner à « l’œil absolu » de Paul-Louis Rossi, de la poésie à la peinture et de la peinture à la musique. Elles offrent à la mémoire le pouvoir de remonter le temps, creusant des phrases qui « s’entortillent aux paline »*. « Je veux remonter à la source », a écrit André Frénaud. De même Jean-Paul Bota.

    « Une voix rameute l’hier, distance d’il, avec des fleurs… Elle parle près d’un tourne-disque, des livres, une bouteille d’eau. Une voix dit : j’ai dérangé des courants… ».

    On l’aura compris, j’ai beaucoup aimé ce livre. J’en conseille la lecture à tous les curieux, ouverts à la diversité inépuisable du voyage.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    _________________________________
    * « Paline » : du grec pálin, en arrière. Cf. palindrome.






    Jean-Paul Bota






    JEAN-PAUL BOTA


    Jean-Paul Bota, portrait 2
    Source




    ■ Jean-Paul Bota
    sur Terres de femmes

    Bacchus et Ariane (extrait de La Boussole aux dires de l’éclair)
    [Un cimetière près des forges]
    6 février 2008 | Jean-Paul Bota, D’après Souvenir de Mortefontaine de Jean-Baptiste Corot



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur online.flipbuilder.com)
    des extraits de La Boussole aux dires de l’éclair
    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique (+ 6 poèmes)






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