Étiquette : 2017


  • Layli Long Soldier | wahpániča



    Whereas X NB








    WAHPANICA
    (extrait)





    Je commence une ligne au sujet de buttes blanches d’où penchent des visages ciselés aux paupières de pierre cliquetant la nuit, mais j’abandonne. À la place je pousse mon amour dans ce monde et t’envoie une lettre estivale. De la boîte aux lettres à la porte, tu lis les virgules à voix haute. Je suis devenue une épouse d’eau embouteillée virgule eye-liner noir au cil virgule et manches aux poignets. Ces semaines seule seule seule virgule je tire mon corps vers une table aux chaises vides et parfois je ne peux contrôler l’impulsion de commander. Seule seule j’ordonne assieds-toi virgule mange virgule et j’écris en détail pour faire taire un écho virgule la rupture d’une ligne de faille.

    *

    Je voulais écrire au sujet de wahpániča un mot traduit en anglais par pauvre virgule ce qui signifie plus précisément être dans la misère n’avoir rien à soi. Mais cette nuit je ne peux me résoudre à balancer un marteau usé sur la pauvreté afin de frapper les conditions de cette lente frustration. Alors je demande quoi d’autre est là à entendre ? Une virgule m’apprend à diviser une phrase. À m’arrêter. La virgule exige une séquence d’éléments la virgule est césure elle-même. La virgule m’interrompt, silencieuse.

    *

    Jour de la fête des pères virgule je ne suis pas avec toi. Mes yeux fixent une photo noir et blanc de toi virgule mon mari vêtu d’une chemise violette virgule tes cheveux attachés en arrière et tes yeux sur le visage de notre fille endormie. Quand j’écris virgule je m’approche des gens que je veux connaître virgule du langage que je veux parler.

    […]

    Parce que wahpániča signifie n’avoir rien à soi. Rien. Pourtant j’ai l’intention que la virgule signifie ce que nous avons donc je me ralentis pour me souvenir que c’est vrai un enfant réussit mieux quand lié étroitement à un parent avant l’âge de cinq ans virgule intimement. Près de toi virgule notre fille ferme les yeux et vous reposez vos têtes lacs bleu-noir virgule un verre historique renversé sur l’oreiller. Elle le gardera. Et s’il est vrai que ce qui débute comme souci doublera dans le temps soulèvera sa tête comme un point à notre phrase alors j’admets que je réussis mieux avec la musique entre les variations de la voix qui s’élève et monte et descend. Néanmoins je fouille dans mes poches commode tiroirs bibliothèque virgule cueillette méticuleuse virgule parce que je dois l’écrire pour le voir virgule je supplie le dictionnaire d’apprendre un mot pour pauvre virgule dans un langage que j’ose appeler mon langage virgule qui suis-je. Frisson envahissant ma bouche barbouillée simplement de l’huile à la surface virgule parce que je me sens wahpániča je me sens seule. Mais c’est une traduction débordante pour comment je ne réussis pas à dire ce que j’ai à l’esprit virgule la douleur méta-locutoire d’être pauvre en langue.




    Layli Long Soldier, « Première partie, Voici les préoccupations », Attendu que, éditions Isabelle Sauvage, Collection « Chaos », 29410 Plounéour-Ménez, 2020, pp. 53-54. Traduit de l’anglais (américain) par Béatrice Machet.





    Attendu que couv






    I begin a line about white buttes that bend chiseled faces and click stone eyelids at night, but abandon it. Instead, I push my love into this world and mail you a summer letter. From mail-box to door, you read the commas aloud. I’ve become a wife of bottled water comma black liner at the lash comma and sleeves to the wrist. These weeks alone alone alone comma I pull my body to a table of empty chairs and sometimes I cannot stop the impulse to command. Alone alone I instruct sit down comma eat up comma and I write in detail to hush an echo comma the rupture of a fault line.

    *

    I wanted to write about wahpániča a word translated into English as poor comma which means more precisely to be destitute to have nothing of one’s owns. But tonight I cannot bring myself to swing a worn hammer at poverty to pound the conditions of that slow frustration. So I ask what else is there to hear? A comma instructs me to divide a sentence. To pause. The comma orders a sequence of elements the comma is caesura itself. The comma interrupts me with, quiet.

    *

    Father’s day comma I am not with you. I stare at a black-and-white photo of you comma my husband in a velvet shirt comma your hair tied back and your eyes on the face on our sleeping daughter. When I write comma I come closer to people I want to know comma to the language I want to speak.

    […]

    Because wahpániča means to have nothing of one’s own. Nothing. Yet I intend the comma to mean what we do possess so I slow myself to remember it’s true a child performs best when bonded with a parent before the age of five closely comma intimately. Next to you comma our daughter closes her eyes and you rest your heads blue-black lakes comma historic glass across the pillow. She’ll keep this. And if it’s true that what begins as trouble will double over to the end will raise its head as a period to our sentence then I admit I perform best to the music inbetween the rise and fall of the voice. Nevertheless I dig through my pockets dresser drawers bookshelves comma meticulous picking comma because I must write it to see it comma how I beg from a dictionary to learn our word for poor comma in a language I dare to call my language comma who am I. A sweeping chill my stained mouth just oil at the surface comma because I feel wahpániča I feel alone. But this is a spill-over translation for how I cannot speak my mind comma the meta-phrasal ache of being language poor.




    Layli Long Soldier, Wahpániča, Whereas, Graywolf Press, Minneapolis, Minnesota 55401, 2017, pp. 43-44.





    Whereas finalist[…]



    LAYLI LONG SOLDIER


    Layli-Long-Soldier
    Source




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    une fiche bio-bibliographique sur Layli Long Soldier
    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la fiche de l’éditeur sur Attendu que
    → (sur Harvard Review Online)
    Whereas by Layli Long Soldier reviewed by Michael Wasson
    → (sur YouTube)
    Poet Layli Long Soldier reads from Whereas (poem 38)
    → (sur YouTube)
    Layli Long Soldier | Whereas || Radcliffe Institute (The poet and artist Layli Long Soldier presents Whereas, a poetry reading [6:26] and discussion featuring Nick Estes [45:24])





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  • 23 août 1846 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet

    Éphéméride culturelle à rebours


    Gustave Flaubert et Louise Colet
    Flaubert et Louise Colet
    Source








    Dimanche, 23 août 1846




    Quand le soir est venu, que je suis seul, bien sûr de n’être pas dérangé, et qu’autour de moi tout le monde dort, j’ouvre le tiroir de l’étagère dont je t’ai parlé et j’en tire mes reliques que je m’étale sur ma table ; les petites pantoufles d’abord, le mouchoir, tes cheveux, le sachet où sont tes lettres ; je les relis, je les retouche. Il en est d’une lettre comme d’un baiser, la dernière est toujours la meilleure. Celle de ce matin est là, entre ma dernière phrase et celle-ci qui n’est pas finie ; je viens de la relire afin de te revoir de plus près et de sentir plus fort le parfum de toi-même. Je rêve à la pose que tu dois avoir en m’écrivant et aux longs regards vagues que tu jettes en retournant les pages. C’est sous cette lampe qui a donné sa lumière à nos premiers baisers, et sur cette table où tu écris tes vers. Allume-la le soir, ta lampe d’albâtre ; regarde sa lueur blanche et pâle en te ressouvenant de ce soir où nous nous sommes aimés. Tu m’as dit que tu ne voulais plus t’en servir. Pourquoi ? Elle est quelque chose de nous. Moi je l’aime.

    J’aime tout ce qui est chez toi ou à toi, tout ce qui t’entoure et te touche. Sais-tu que je suis tout dévoué à M.et Mme Ségalas qui étaient là, et même à ce bon bibliophile dont la visite prolongée m’agaçait les nerfs. Pourquoi ? Qui le dira ? C’est l’effet de la joie que j’avais ; elle débordait de moi et retombait presque sur les indifférents et sur les choses inertes. Quand on aime, on aime tout. Tout se voit en bleu quand on porte des lunettes bleues.

    L’amour, comme le reste, n’est qu’une façon de voir et de sentir. C’est un point de vue un peu plus élevé, un peu plus large ; on y découvre des perspectives infinies et des horizons sans bornes.

    […]

    Tu me parles toujours de tes douleurs ; j’y crois, j’en ai vu la preuve ; je la sens en moi, ce qui est mieux. Mais j’en vois une autre douleur, une douleur qui est là, à mon côté, et qui ne se plaint jamais, qui sourit même et auprès de laquelle la tienne, si exagérée qu’elle puisse être, ne sera jamais qu’une piqûre auprès d’une brûlure, une convulsion à côté d’une agonie. Voilà l’étau où je suis. Les deux femmes que j’aime le mieux ont passé dans mon cœur un mors à double guide, par lequel elles me tiennent ; elles me tirent alternativement, par l’amour et par la douleur. Pardonne-moi si ceci te fâche encore. Je ne sais plus que te dire, j’hésite maintenant ; quand je te parle, j’ai peur de te faire pleurer, et quand je te touche, de te blesser.

    Tu te rappelles mes caresses violentes, et comme mes mains étaient fortes ? Tu tremblais presque ! Je t’ai fait crier deux ou trois fois. Mais sois donc plus sage, pauvre enfant que j’aime, ne te chagrine pas pour des chimères !

    […]



    Gustave Flaubert, Lettres à Louise Colet, 1846-1848, éditions Payot & Rivages, Collection Rivages poche Petite Bibliothèque, dirigée par Lidia Breda, 2017, pp. 83, 84, 85. Préface de Mathieu Terence.






    Gustave Flaubert  Lettres à Louise ColetLOUISE COLET

    Louise_colet
    Source




    ■ Louise Colet
    sur Terres de femmes


    Joëlles Gardes, Louise Colet. Du sang, de la bile, de l’encre et du malheur (lecture d’AP)
    15 août 1810 | Naissance de Louise Colet (+ extrait de Louise Colet, par Joëlle Gardes)
    19 septembre 1852 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet
    16 décembre 1852 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet
    26-27 mai 1853 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet





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  • Francesco Scarabicchi | Sixième prélude



    SESTO PRELUDIO



    Come discreta e intatta
    alla quiete d’un mese
    a sé m’attrasse
    l’ora del pomeriggio

    di pietre e vie infinite
    e un vento d’aria
    a sponda d’ancoraggio
    dove il vento finisce,

    nell’eterna stagione
    d’alba ferma,
    immobile sui rami
    e sulle cose.




    Francesco Scarabicchi, Il prato bianco, l’Obliquo, 1997 ; reed. Giulio Einaudi Editore, Collezione di poesia 442, 2017, pagina 91.






    Francesco Scarabicchi  Il prato bianco bis








    SIXIÈME PRÉLUDE


    Comme discrète et intouchée
    par la quiétude d’un mois
    vers elle m’a attiré
    l’heure de l’après-midi

    de pierres et de voies infinies
    et un souffle d’air
    au bord de mouillage
    où le temps finit,

    dans l’éternelle saison
    d’aube figée,
    immobile sur les branches
    et sur les choses.




    Francesco Scarabicchi, « Ombres », Un oubli de neige, dessins de Miloš Cvach, éditions érès, Collection Po&Psy, 2020, page 56. Traduit de l’italien par Danièle Faugeras & Pascale Janot.





    Francesco Scarabicchi  Un oubli de neige




    FRANCESCO  SCARABICCHI


    Francesco Scarabicchi portrait





    ■ Francesco Scarabicchi
    sur Terres de femmes


    [Sarai di me l’unica luce ancora] (extrait de L’esperienza della neve)[+ une notice bio-bibliographique]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions érès)
    la fiche de l’éditeur sur Un oubli de neige
    → (sur Terre à ciel)
    une lecture d’Un oubli de neige par Hervé Martin





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  • Salah Stétié, Le Voyage d’Alep, XII


    Alep 1
    Citadelle d’Alep
    Source




    LE VOYAGE D’ALEP, XII




    Sur les plateaux, le printemps grave est d’herbe pure. Nul arbre, ici, pour limiter le rêve. Les lignes douces des collines me brûlent. Une noirceur gagne les dunes mauves.

    La terre est rousse et mal verdie souvent. Trésor du géologue. Elle est grosse de mystère et de clés. Elle échappe à sa toison domestique. Qu’elle est belle de couleur intégrale !

    Les villages de la paix dorment dans la lumière fraîche. Nul bruit n’en vient. Nul prophète ne les a dénoncés. L’homme même est accordé au silence.

    Partout l’œil touche une pensée prochaine. Et la lumière est toute pénétrée d’ombre…

    Des nuages me traversent, pleins d’oiseaux. Une fraîcheur débouche de la nuit. Les forces nues du monde chantent.

    Ici, tout pousse l’homme à partir. Tout l’incite à ne jamais s’attacher.

    Cela commence.

    Le jour se referme à regret sur l’origine.



    Salah Stétié, Le Voyage d’Alep, XII, éditions Fata Morgana, 2002 ; 2017 (nouvelle édition), pp. 29-30. Dessins de Jean Capdeville. In En un lieu de brûlure, éditions Robert Laffont, Collection Bouquins, 2009, page 807.







    Alep 2
    Citadelle d’Alep
    Source




    [ALEP EXISTE-T-IL ENCORE ?]



    Alep existe-t-il encore ? J’entends parler de la vieille, très vieille ville autour de son cœur de grès doré et de merveilleuse pierre grise et rosâtre, cette hautaine citadelle, que le soleil et la lune, puissants messagers astraux, venaient chaque jour et chaque nuit lécher de leur langue immatérielle comme une chatte son chaton préféré sous la main suzeraine des divinités d’antan, du Dieu d’après.

    […]

    Alep a reçu des tonnes d’obus, des tonneaux débordant de roquettes tous les jours pendant des années plus nocives et dévastatrices que les siècles. Des avions syriens ont rasé la ville, la tendre ville des hommes, des femmes et des enfants autant qu’ils ont pu le faire. Combien d’années ces siècles ? Sept, bientôt huit. […] Je pleure désormais en relisant ces quelques pages que j’ai écrites jadis dans le bonheur de vivre l’Orient et Alep en particulier dans leur splendeur. La splendeur n’est rien, rien, si elle ne signifie pas en son sein le beau et possible rayonnement de l’homme.

    Le Tremblay-sur-Mauldre, le 11 août 2017.



    Salah Stétié, avant propos de la nouvelle édition (2017) du Voyage d’Alep, pp. 10-11.





    Alep montage




    SALAH STÉTIÉ (1929-2020)


    Salah Stétié portrait
    Source




    ■ Salah Stétié
    sur Terres de femmes


    Méditation sur la mort d’une figue (extrait de Fiançailles de la fraîcheur)
    Mes oiseaux, mes enfants (autre extrait de Fiançailles de la fraîcheur)
    Tranchant de l’aube
    Une lampe sous l’orage (contribution de Nathalie Riera sur En un lieu de brûlure, éditions Robert Laffont, Collection Bouquins, 2009)




    ■ Voir aussi ▼


    le site officiel de Salah Stétié





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  • Amedeo Anelli | Linee



    Images en fuite
    « images en fuite
    des maisons, des arbres, le ciel, la plaine
    dans la tourmente de l’instant. »
    Ph., G.AdC








    LINEE


    in memoriam di Edgardo Abbozzo



    Tutto va all’indietro
    come in treno il paesaggio,
    se cambi posto fugge tutto in avanti
    nel non visibile.

    Qui sto,
    sono questo corpo
    questa materia oscillante
    questo sguardo
    queste mani.

    Il paesaggio è un turbine
    occhieggia se stesso nella fugacità
    immagini in fuga
    case alberi il cielo la pianura
    a tutta buriana nell’istante.

    Ma quale istante?
    Quello della coscienza che dura?
    Quello del movimento
    del treno nel paesaggio?
    Quello della fugacità della vita
    nell’eterno?
    O l’istante che si apre
    all’intemporale?




    Amedeo Anelli, Neve pensata, Ugo Mursia Editore, Collana Argani, 2017, pp. 51-52.





    Amedeo Anelli  Neve pensata








    LIGNES


    à la mémoire d’Edgardo Abbozzo



    Tout va à reculons
    comme, dans un train, le paysage,
    si tu changes de place, tout fuit en avant
    dans le non invisible.

    Je suis là,
    je suis ce corps
    cette matière qui oscille
    ce regard
    ces mains.

    Le paysage est un tourbillon
    qui s’épie lui-même dans l’éphémère
    images en fuite
    des maisons, des arbres, le ciel, la plaine
    dans la tourmente de l’instant.

    Mais quel instant ?
    Celui de la conscience qui persiste ?
    Celui du mouvement
    du train dans le paysage ?
    Celui de la fugacité de la vie
    face à l’éternité ?

    Ou l’instant qui s’ouvre
    à l’intemporel ?

    Tout va à reculons
    comme, dans un train, le paysage
    si tu changes de place, tout fuit en avant
    dans le non invisible.




    Amedeo Anelli, Neige pensée | Neve pensata, Libreria Ticinum Editore, 2020, pp. 48-49. Traduit de l’italien par Irène Dubœuf.






    Anelli montage





    AMEDEO  ANELLI


    Amedeo anelli
    Ph. © Mario Greco
    Source





    ■ Amedeo Anelli
    sur Terres de femmes


    Gli invisibili (poème extrait du même recueil)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Recours au poème)
    d’autres poèmes extraits de Neve pensata, traduits par Irène Dubœuf (+ une note de lecture d’Irène Dubœuf)
    → (sur le site de la revue de littérature Corso Italia 7)
    la même note de lecture (en italien) sur Neve pensata, par Irène Dubœuf
    → (sur Terre à ciel)
    Amedeo Anelli, traduit de l’italien par Irène Dubœuf (extraits de Neve pensata + notices bio-bibliographiques)
    le site officiel d’Irène Dubœuf





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  • Mario Benedetti | [Ma tu lo sai che c’era?]



    [MA TU LO SAI CHE C’ERA ?]




    Ma tu lo sai che c’era?
    Siamo nati insieme, lui alla porta vicina.
    Se un giorno non lo avessi visto?
    In qualche posto ci sarebbe stato.
    Se il posto fossero altri visi
    con le loro facce, con la loro morte?
    È finita. Si resta a guardare,
    le parole scorrono insieme alle dita.
    Non devi più alzarti da te.
    Tanti passi, tanti sguardi, altri cieli.
    La tua vita, nessun commento.




    Mario Benedetti, Tutte le poesie, Casa Editrice Garzanti, Collana I grandi libri, 2017. A cura di Stefano Dal Bianco, Antonio Riccardi, Gian Mario Villalta.





    Mario Benedetti  Tutte le poesie 2







    [MAIS TU SAIS QU’IL ÉTAIT LÀ ?]




    Mais tu sais qu’il était là ?
    Nous sommes nés ensemble, lui la porte à côté.
    Si un jour je ne l’avais pas vu ?
    Il aurait bien été quelque part.
    Si l’endroit avait été d’autres visages
    Avec leurs visages, avec leur mort ?
    C’est fini. On reste là à regarder,
    Les mots passent ainsi que les doigts.
    Tu ne dois pas te lever tout seul.
    Tant de pas, tant de regards, d’autres cieux.
    Ta vie, aucun commentaire.




    Mario Benedetti, « Poésie italienne d’aujourd’hui », dossier dirigé par Jean-Charles Vegliante, Revue Siècle 21 n° 25, automne-hiver 2014, page 37. Traduit de l’italien par Jean-Charles Vegliante.





    Siecle 21  25





    MARIO  BENEDETTI (1955-2020)


    Mario Benedetti portrait
    Source




        Mario Benedetti est né à Nimis (Udine) le 9 novembre 1955 et mort à Piadena (Cremona) le 27 mars 2020. Il a passé son enfance dans le Frioul avant de s’établir à Milan. Diplômé en esthétique, il a publié plusieurs recueils, I secoli della Primavera (Sestante, 1992), Umana gloria (2004), Pitture nere su carta (2009), Tersa morte (2013), ainsi qu’un volume de réflexion Materiali di un’identità (Transeuropa, 2010). Il a collaboré à l’Almanacco dello Specchio (Mondadori) et a traduit plusieurs poètes français (Benoît Conort, Michel Deguy, Yves Bonnefoy…). Prix Brancati 2014 pour Tersa morte.





    ■ Mario Benedetti
    sur Terres de femmes


    [Sta solo fermo nella tosse] (poème traduit en français par Joëlle Gardes)





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Recours au poème)
    une page sur Mario Benedetti (+ plusieurs poèmes extraits de Tersa morte, traduits par Jean-Charles Vegliante)
    → (sur Une autre poésie italienne)
    une page sur Mario Benedetti (+ plusieurs poèmes extraits de Pitture nere su carta)
    → (sur Poesia de Luigia Sorrentino)
    une page (en italien) sur Tersa morte de Mario Benedetti (+ plusieurs poèmes extraits de Tersa morte)
    → (sur Poesia de Luigia Sorrentino)
    Addio a Mario Benedetti (1955-2020)
    → (sur le site du Nouveau Recueil)
    In memoriam Mario Benedetti (PDF)





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  • Angèle Paoli | [Te souviens-tu de la Madonna del Parto ?]


    Madonna del parto
    Piero della Francesca, Madonna del Parto, v. 1455 (particolare)
    Museo della Madonna del Parto, Monterchi








    [TE SOUVIENS-TU DE LA MADONNA DEL PARTO ?]



    Te souviens-tu de la Madonna del Parto ? murmure une voix derrière son épaule. La « Madonna » de messer Piero ? La Madone en robe de velours bleu ? Oui, celle qui pose sa main sur son ventre rond, écarte d’un doigt le plissé du tissu, regard baissé vers l’enfant qu’elle porte et qu’elle sent bouger en elle. Je me souviens des deux anges qui tirent les rideaux d’un dais de théâtre pour lui permettre de prendre place. Sur les devants de la scène, sans doute. Une scène intérieure. Sans parole. Muette. Où était-ce ? Quelque part en Toscane. Dans un petit village un peu à l’écart. Nous avions découvert la fresque de messer Piero dans une chapelle de cimetière. C’était à Monterchi, je crois. N’était-ce pas le village d’origine de la mère de Piero ? Romana di Perini ? Oui, peut-être. Je ne sais plus. Et ensuite ? Ensuite nous avons déjeuné dans une auberge. Une auberge de chasseurs, modeste et un peu triste, comme ce village dont l’unique trésor est cette peinture, protégée, jalousement gardée, surveillée. Comment la Madonna del Parto avait-elle échoué là ? C’est de cela que nous avions parlé, de ce mystère. Qui n’en est peut-être pas un. Piero avait sans doute voulu rendre hommage à donna Romana, sa mère. Je me souviens aussi de la Résurrection de messer Piero. Tu venais de lire le dernier J.-B. Pontalis. Son Dormeur éveillé. Oui. Une rêverie immobile. Les serviteurs du Christ endormis à ses pieds. Bouche ouverte, disais-tu, et dodelinant de la tête. Bouche ouverte ? Vraiment ? En es-tu si sûre ? Il me semble, mais j’invente peut-être. Je sais que le tableau du maître de Borgo t’avait hypnotisée, tenue longtemps absente à toi-même. Comme si tu étais toi aussi sous l’emprise d’un sommeil irréel. De cela seul, je me souviens. De la pinacothèque du Borgo, il ne me reste rien. Tout s’est effacé. Seules les lignes des collines douces se sont inscrites en moi. Je me souviens de ton émoi devant la blondeur de leurs courbes. Tu me disais que Piero Della Francesca les avait admirées bien avant nous, lui qui aimait tant les représenter dans ses paysages.





    Madonna particolare 2






    Madonna particolare 3





    La lecture de ce Dormeur éveillé nous a ramenés tous deux à cet été-là. Un été toscan, lourd de chaleurs et de siestes. C’était l’été de tes trente ans. Je t’avais proposé de passer le mois de juillet à « La Scheggia », dans une villa du Cinquecento. Cette idée t’avait enchantée. La Scheggia ? Une écharde dans le paysage ? Peut-être. J’avais déniché l’adresse du marquis d’A… dans les Carnets d’adresses du Monde. Le marquis était ravi de faire notre connaissance. Il aimait la Corse. Il cabotait, l’été, à bord de son voilier et il lui arrivait de faire halte dans le porticellu de Centuri. Il y avait des amis. Beaucoup d’amis. Le marquis avait décliné pour nous toute une litanie de noms prestigieux. Artistes, gens de lettres, gens d’argent, qui ne faisaient pas partie de ton monde. Ni du mien, bien sûr. Il était reçu dans les plus belles maisons d’Américains disséminées sur les collines environnantes du Cap Corse. Les fameuses maisons aux plafonds peints, signes de fastes anciens. Les haciendas blanches des riches planteurs de canne à sucre, de café, de coton venaient se superposer aux paysages toscans, sous la lumière aveuglante de la Corse. Tu imaginais la vie de tes ancêtres, hamacs et calèches, robes à volants et ombrelles, tous les clichés que les aventuriers du Cap Corse avaient importés de Trinidad ou du Venezuela. […]



    Angèle Paoli, « Parmi les lys d’eau, Alfea », Italies Fabulae, récits, éditions Al Manar, 2017, pp. 9-11. Postface d’Isabelle Lévesque.





    Italies Fabulae 3



    PIERO DELLA FRANCESCA


    Piero della Francesca  Autoritratto 2
    Piero della Francesca, Autoritratto
    Resurrezione (particolare)
    Museo Civico, Sansepolcro





    ■ Piero della Francesca
    sur Terres de femmes


    Yves Bonnefoy | Une silencieuse ordalie
    Erri De Luca, Piero della Francesca
    [Anne-Marie Garat, I] Piero della Francesca | La Madonna del Parto
    [Anne-Marie Garat, II] Piero della Francesca | La Madonna del Parto
    Michaël Glück, L’Enceinte
    Mario Luzi | Près de la reine de Saba
    Bernard Simeone | Madonna del Parto
    12 octobre 1492 | Cole Swensen, Mort de Piero della Francesca





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  • Milo De Angelis | Milano lì davanti



    Lambrate_Albo
    Source






    MILANO LÌ DAVANTI



    Milano lì davanti, lì davanti
    come un’idea a perpendicolo
    o uno sbocco di sangue
    nel centimetro più lungo tra le tempie
    guardiamo i pianeti della fortuna,
    le scatolette che ci danno un confine
    finché una strada ci conduce
    nel colloquio straniero
    mendicanti di hotel
    con l’idea e lo scisma nell’idea.





    Milo De Angelis, « L’oceano intorno a Milano », I, Biografia sommaria (1999), in Tutte le poesie, 1969-2015, Mondadori Libri, Collezione Lo Specchio, Milano, 2017, pagina 249.





    Milo De Angelis  Tutte le poesie







    MILAN LÀ-DEVANT



    Milan là-devant, tout devant
    comme une idée perpendiculaire
    ou un crachat de sang
    dans le plus long centimètre qui soit entre les tempes
    nous observons les planètes de la bonne fortune,
    les cases qui délimitent une frontière
    jusqu’à ce qu’un chemin nous conduise
    pour un entretien à l’étranger
    mendiants d’hôtel
    avec l’idée et dans l’idée la dissidence.




    Traduction inédite d’Angèle Paoli






    MILO DE ANGELIS



    Milo De Angelis Viviana
    Photo © Viviana Nicodemo
    Source





    ■ Milo De Angelis
    sur Terres de femmes


    6 juin 1951 | Naissance de Milo De Angelis
    Mercoledì (poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    Il morso che ti spezza (autre poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    Sala Venezia (autre poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    L’oceano lì davanti (autre poème extrait de L’Océan autour de Milan)
    [Inquadratura](poème extrait d’Incontri e agguati)
    [A volte, sull’orlo della notte] (poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP)
    [Era buio] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite de Sylvie Fabre G.)
    [Nessuno riposa] (autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 1]
    [Mi attendono nascosti] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP)[Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 2]
    [È qui] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 3]
    [Ecco l’acrobata della notte] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 4]
    [Ho saputo, amica mia…] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 5]
    Thème de l’adieu (traduction d’extraits par AP ― février 2009 + notice de Martin Rueff)
    Thème de l’adieu (lecture de Tristan Hordé)
    Tutto era già in cammino (extraits du Thème de l’adieu, éditions NOUS, 2010)
    “T.S.”, II (extrait de Somiglianze)




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur YouTube)
    un portrait vidéo de Milo De Angelis par Viviana Nicodemo





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  • Milo De Angelis | “T.S.”, II





    “T.S.”, II*





    E poi avrete sentito, almeno una volta
    quando il liquido, delicatissimo,
    esce dalla bocca, scorre giallo nel lavandino
    e la sonda e le sirene sempre più lontane.
    il respiro si appanna, finisce, riprende
    quanta pace nella spiaggia gelata dal temporale:
    una canoa va verso l’isola corallina
    e sotto l’oceano si accoppiano le cellule sessuali
    non ci sono eventi irreparabili
    ma solo le spugne cicliche, gli insetti
    che hanno coperto l’aria:
    ecco un colore di madreperla, una roccia nella sabbia,
    i passi, ecco la mamma,
    l’accapatoio che toglie con un solo gesto
    solennità della luce, la meraviglia, la prima
    e la femmina del pellicano
    chiama la nidiata sparsa nella tempesta
    e forse vede qualcosa, tra gli scogli,
    qualcosa che si muove
    domani correrà con i suoi bambini
    mescolata, per respirare
    nel turchese profondo della marea
    che sale in superficie, sta rinascendo adesso
    e trova una terra diversa, un’altra voce.





    Milo De Angelis, ˝I. L’ascolto (1974-1975) ”, Somiglianze (Guanda, I Quaderni della Fenice di Guanda, Milano, 1976 ; nouvelle édition revue par l’auteur, Guanda, 1990), in Milo De Angelis, Tutte le poesie, 1969-2015, Mondadori, Collezione Lo Specchio, 2017, pp. 11-12.




    ________________________
    NOTE d’AP : *“T.S.” (Tentato Suicidio)






    Somiglianze








    “T.S.”, II





    Et puis vous avez dû connaître, au moins une fois
    cet instant où le liquide, très délicat,
    passe les lèvres, s’écoule jaune au creux du lavabo,
    sonde et sirènes perdues au loin.
    La respiration faiblit, s’interrompt, reprend,
    quelle paix sur la rive gelée de l’orage :
    un canoë glisse vers l’île coralline
    et les cellules sexuelles s’accouplent dans l’océan,
    il n’y a pas de faits irréparables,
    rien que les éponges cycliques, les insectes
    qui recouvrent l’air :
    voici une couleur de nacre, un rocher dans le sable,
    le peignoir qu’elle enlève d’un geste,
    la solennité de la lumière, la merveille initiale.
    La femelle du pélican
    appelle sa nichée éparse dans la tempête
    et peut-être voit-elle quelque chose, parmi les récifs,
    quelque chose qui bouge,
    demain elle courra au milieu
    de ses petits, pour respirer
    dans le bleu profond de la marée
    qui monte à la surface, renaît maintenant
    et trouve une terre différente, une autre voix.





    Milo De Angelis, Ressemblances in Lingua, La jeune poésie italienne, anthologie bilingue publiée sous la direction de Bernard Simeone, éditions Le temps qu’il fait, 1995, page 153. Traduction de Jean-Baptiste Para.







    Lingua






    MILO DE ANGELIS


    Milo VivianaSource





    ■ Milo De Angelis
    sur Terres de femmes


    6 juin 1951 | Naissance de Milo De Angelis
    Mercoledì (poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    Il morso che ti spezza (autre poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    Sala Venezia (autre poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    [Inquadratura](poème extrait d’Incontri e agguati)
    Milano lì davanti (poème extrait de « L’oceano intorno a Milano » in Biografia sommaria, 1999)
    L’oceano lì davanti (poème extrait de L’Océan autour de Milan)
    [A volte, sull’orlo della notte] (poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP)
    [Era buio] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite de Sylvie Fabre G.)
    [Nessuno riposa] (autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 1]
    [Mi attendono nascosti] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP)[Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 2]
    [È qui] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 3]
    [Ecco l’acrobata della notte] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 4]
    [Ho saputo, amica mia…] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 5]
    Thème de l’adieu (traduction d’extraits par AP ― février 2009 + notice de Martin Rueff)
    Tutto era già in cammino (extraits du Thème de l’adieu, éditions NOUS, 2010)
    Thème de l’adieu (lecture de Tristan Hordé)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Poesia, di Luigia Sorrentino)
    Luigia Sorrentino disant “T.S.” de Milo De Angelis
    → (sur Lyrikline)
    Milo De Angelis disant plusieurs poèmes extraits de Tema dell’addio
    → (sur YouTube)
    un portrait vidéo de Milo De Angelis par Viviana Nicodemo





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  • Bertrand Visage, Madone

    par Angèle Paoli

    Bertrand Visage, Madone,
    Éditions du Seuil, Collection « Cadre rouge », 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « BOIRE ET ÊTRE BUE »





    Longtemps, longtemps après que j’ai refermé le livre de Bertrand Visage demeure dans ma mémoire la scène inaugurale de Madone. Avec, pour incipit, la description en sept lignes d’une rue totalement déserte, accablée de chaleur, bordée d’églises baroques abandonnées à la ruine sauvage du temps et du désœuvrement. Tout est contenu dans l’intensité de cette composition, parachevée quelques pages plus loin par d’autres notations à l’identique : une rue « bordée de couvents aux volets clos, de palais décatis, de grandes églises à l’abandon, d’escaliers qui ne mènent nulle part. » La description, récurrente, s’inscrit avec une telle force derrière les paupières que le lecteur a le sentiment qu’elle recouvre à elle seule l’intégralité de la scène qui se déroule sur les marches de l’église. Puis qu’elle surplombe et englobe l’ensemble du roman.

    Assise sur les marches de l’église dans cette rue qu’elle aime tant (l’église et la rue évoquent pour moi celles de Donnafugata), une jeune femme donne le sein à son bébé. Elle n’a pas de nom connu autre que Madone. Ainsi est nommée la mère à l’enfant, lové contre elle, et faisant corps avec elle. Dans ce décor de « grandes églises jésuites » inondées de lumière, Madone n’est-elle pas une figure archétypale de la « Vierge à l’Enfant », tableau vivant inscrit à même la pierre ? Une mère à l’enfant de toute éternité, semblable à celles que déclinent les toiles du Rinascimento. Et pourtant, nous ne sommes pas dans un musée mais bel et bien dans un roman. Dans un récit envoutant.

    L’histoire, étrange bien que familière, se déroule quelque part dans une ville portuaire de l’Italie du sud, peut-être en Sicile, aux marches de Ragusa, vers Palma di Montechiaro, hantée par le souvenir de Tomasi di Lampedusa. Le roman qui porte le nom de la jeune femme, s’ouvre sur la scène intense d’une mère allaitant son nouveau-né. Il se clôt sur la dernière rencontre d’Hildir Hildirsson avec le « petit Sam ». Hildir ? Un nom qui ne trompe pas. Il est homme du Nord, commandant islandais d’un cargo dépecé, une épave rouillée, échouée dans le port. Le Rio Tagus, délesté de son équipage, est aussi vétuste et déserté que le sont les églises et les palais, à l’autre extrémité de cette ville de Méditerranée. Un point commun entre Hildir et Madone. Car la question se pose du lien qui peut bien réunir, l’espace d’un roman, deux êtres aussi dissemblables.

    Rien dans la scène première du récit ne laisse augurer la singulière rencontre qui va se produire. Une rencontre d’autant plus singulière qu’« il ne s’est rien passé ». Rien du moins de ce à quoi le lecteur pourrait s’attendre. Une attente déçue susceptible de surprendre ou bien de déranger. Décalage. Écart. Pourtant, comme dans les contes, ou comme dans les fables les plus extravagantes, l’imprévu aura bien lieu. Qui laisse perplexe lecteur et personnages. Car ni Madone ni Hildir ne soupçonnent ce que cette rencontre inattendue (mais s’agit-il vraiment d’une rencontre ?) va entraîner pour l’un et pour l’autre. Une sorte de transfert imperceptible de la maternité se joue en effet à l’insu de chacun. Le lait de Madone se tarissant subitement, plongeant la mère et son enfant dans un profond désarroi, et Hildir découvrant qu’une sorte de fleur blanchâtre vient s’épanouir sous ses aisselles, maculant d’auréoles indiscrètes le devant de ses chemises. Accablé par la canicule, Hildir est submergé par la honte qui le ronge ; une honte exacerbée par le goût amer que lui laisse le désossement de son bateau, réduit à l’abandon.

    Comment Madone peut-elle bien sortir de ce désastre et retrouver la voie lactée qui l’a fuie ? Comment Hildir peut-il exorciser cet épanchement douteux qui se répand sur ses chemises, et trahit aux yeux de tous son mal-être ? Le grand Islandais blond n’en a pas la moindre idée. Quant à Madone, elle s’en va confier sa détresse et les trépignements de son bébé à Alba, la vieille couturière du quartier, qui va jouer, pour elle et pour lui (il lui a confié un travail sur ses chemisettes) le rôle d’une signadora*. C’est qu’Alba a l’expérience des anciens et un savoir qu’elle est seule à détenir. Elle sait interpréter les signes. Les sortilèges, confortés par une compétence avérée dans le domaine de l’âme humaine, n’ont pas de secrets pour elle. Il suffit d’un peu de patience et d’un peu de bon sens. Si Madone veut bien se donner la peine de saisir son propos, si elle suit à la lettre ses conseils, le lait égaré « dans les sables du désert » lui sera restitué. Il réintègrera sa poitrine. Mais il faut d’abord retrouver celui ou celle qui, à son insu, lui a confisqué son bien.

    Depuis que la source de son lait s’est tarie, on découvre de Madone, à qui l’on aurait donné le Bon Dieu sans confession, les petites cruautés ; les méchancetés ordinaires ; le caractère ombrageux et un brin autoritaire. Il faut dire aussi qu’elle a été meurtrie, abandonnée au lendemain de ses noces par son « bel Antonio ». Lequel a pris la fuite lorsqu’il a appris par la bouche de sa jeune épouse qu’il allait être père. Madone affrontera donc seule les affres de l’enfantement. De son côté, Hildir fait la connaissance de Sam, un petit bonhomme de quatre ans, futé et affectueux, en mal de figure paternelle. Éloigné des siens, le géant Hildir serait-il en mal d’enfant ? Les rêves communs du géant et du gamin le laissent à penser. Ne s’embarquent-ils pas ensemble dans l’aventure partagée du Rio Tagus ?

    Ancré sous l’impitoyable canicule du Sud, le rafiot venu d’Égypte, échoué depuis des mois dans cette darse et dépecé par son équipage, embarque le lecteur dans une atmosphère insolite, à la Joseph Conrad ou à la Stevenson. On frôle au passage des hommes un peu veules, des aventuriers de la mer désœuvrés et réduits à l’errance ; des marins mutinés en quête d’aventures. Le petit Sam n’est-il pas la conséquence vivante d’une escale houleuse ? On aimerait monter un instant à bord, aux côtés d’Hildir et de Sam, et retrouver avec eux la force hypnotique des grands romans de Stefánsson. Ou peut-être ceux d’Andrea Camilleri. Tandis que Madone, elle, attire irrésistiblement le lecteur vers le Sud, les étés chauffés à blanc, les déambulations silencieuses dans la beauté des ruines. À ses côtés, le lecteur savoure les contrastes saisissants entre plusieurs mondes. Anciens et nouveaux. Civilisations et arts toujours debout, malgré les atteintes du temps. Et, grâce à elle, le lecteur côtoie des êtres un peu hors-temps, comme Alba la bonne sorcière, qui ne veut que le bien de ceux qui lui confient chemisettes et destin.

    Et puis, au milieu de tant d’énigme et de tant de beauté, court une multitude animalesque, du plus grand au plus petit. Éléphant, dauphin et poisson-chat. Fourmi, ours et oiseau. Et surtout la Maledetta. La Maudite. Une chatte dévastée qui fait son apparition dans l’appartement de Madone. Et traîne son petit suspendu à ses tétons. On dirait une musaraigne. Maledetta : un nom qui m’évoque la malmignata**. « La veuve noire ». Mal aimée et indésirable, Maledetta terrifie Madone. Ne serait-ce pas elle qui lui aurait jeté un sort ?

    Dans ce roman atypique, les animaux comme les humains ont leurs caprices. Ils se camouflent dans le paysage et se glissent en caméléons jusque dans les métaphores. À l’insu du lecteur, s’il n’y prend garde. Ils sont là, pourtant, bien ancrés dans le présent, qui traversent le récit, animent l’écriture d’une dimension autre, la peuplent à l’improviste d’une vie invisible ou insoupçonnée. Ainsi les chats apparaissent-ils dès l’incipit. Mais on retrouve également là des chevaux, surtout en présence d’Hildir :

    « Il pensa soudain à ces chevaux clandestins dont il avait entendu parler depuis qu’il vivait ici, des bêtes que leurs bourreaux dissimulent en les enfermant dans des endroits improbables, dans des loges de concierge par exemple…

    Quelque part un cheval galopait, un cheval tombait d’une falaise, se débattait et se noyait dans les vagues écumantes. »

    Le monde s’anime, qui s’extirpe provisoirement de sa torpeur et de ses envoutements. Car l’envoutement est bien là dans ce roman de Bertrand Visage. Il suffit de se laisser tout naturellement porter par l’intrigue pour en éprouver tout le sortilège. Construit sur les questions sérieuses de filiations — maternité et paternité —, le récit de Madone surprend par son originalité. Et en premier lieu par la beauté du style, qui séduit et enchante. Par la magie de l’écriture aussi, ciselée et pourtant simple, qui agit comme un charme. Quant au roman lui-même, son dernier chapitre laisse entrevoir une suite possible à ce récit qui tient Madone et Hildir en suspens. Au lecteur d’imaginer la soif nouvelle qui s’est emparée de Madone. « Boire et être bue ».


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    ________________________
    * Signadora, en langue corse, désigne celle qui « signe ». Celle à qui a été enseigné l’art de conjurer l’occhju, « le mauvais œil ».
    ** Malmignata : araignée venimeuse, dont la morsure peut être mortelle. La malmignata est très répandue dans le Bassin méditerranéen. Elle est également connue sous le nom de tarentule.






    Bertrand Visage  Madone






    BERTRAND VISAGE





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions du Seuil)
    la fiche de l’éditeur sur Madone





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