Étiquette : 2017


  • Josette Ségura | [Dans toute combe]


    [DANS TOUTE COMBE]



    Dans toute combe,
    ce sentiment de traverser un petit pays,
    comme si la rivière avait creusé pour protéger,
    on y reçoit presque des confidences,
    les prés, les arbres, les champs étroits font monter leur

    voix, leur silence,
    sur le chemin de Carlucet, de Gavaudun
    constellé de cardamines.




    De part et d’autre de la route, les ombellifères
    au pied des frênes ruisselants de lumière,
    leurs premières feuilles comme des promesses,
    vallée de l’Aveyron toujours envoûtante,
    elle commence vraiment à Montricoux,
    elle s’ouvre en nous,
    puis nous montons vers Penne,
    les chênes du causse ont mis leurs feuilles,
    nous parlons finalement de choses et d’autres,
    du temps qui s’accélère,
    de la jeunesse où ça ne comptait pas d’avoir la vie

    devant soi,
    on n’y pensait pas.




    […]




    Ce matin,
    ce silence qui se penche sur la journée qui commence,
    sur tout ce qui vient de s’effacer,
    cette lettre où quelqu’un s’est forcé,
    ce mutisme après une critique,
    ce rire, lorsque je suis sortie du magasin rural,
    avec mon accent, mes incompétences en jardinage,
    je l’ai entendu éclater comme un orage,
    comme si pour avancer nous devons laisser de côté,
    dans les souvenirs aussi d’ailleurs,
    sinon nous trébuchons sur les mêmes pierres.



    Josette Ségura, Jours avec, Éditinter, Collection poésie, 2017, pp. 14-15-17.






    Josette Ségura  Jours avec





    JOSETTE SÉGURA


    Josette Ségura bis
    Source




    ■ Josette Ségura
    sur Terres de femmes

    Dans la main du jour (lecture d’Isabelle Raviolo)
    Entre la parole et nous (extrait d’Au bord du visage)
    [Le parler de l’hiver] (extrait d’Au plus près de nos pas)
    [« On a tellement de souvenirs… »] (extrait des Éclaircies)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Pleine Page)
    une notice bio-bibliographique sur Josette Ségura
    le site des éditions L’Arrière-Pays





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  • Serge Airoldi | Névés




    NÉVÉS


    le noir des venelles, le théâtre des fondamente, l’écorce fine d’un écho lointain, il claque à l’angle droit & à l’oblique & au tournant du dédale, derrière le haut mur qu’une eau saumâtre a ridé, je reçois la musique sombre des jardins & de l’amour éteint

    là, comme dans le Discours du songe de Poliphile,
    je lis une géométrie consacrée à Vénus,
    semblable à celle de l’île de Cythère,
    au milieu des buis taillés, topiaires fantasques
    ils figurent des géants casqués dont chaque main
    empoigne une tour, un glaive,
    je comprends qu’un totem émerge du sol
    & des terres grenues, caparaçonné de cuir d’hoplite
    & de drap de Damas

    tout accroupi, fixant les névés enflammés par-dessus la ville des merveilles,
    loin là-haut, jusqu’à l’aveuglement,
    dans le blanc j’attends le noir, — une forme d’agnosie

    le blanc est l’autre noir



    Serge Airoldi, À la brunante, La tête à l’envers, 2017, page 22.







    Brunante 2





    SERGE AIROLDI


    Serge Airoldi
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Tiers Livre, la revue)
    Serge Airoldi | Le croiseur noir d’Ulysse (+ une notice bio-bibliographique)
    → (sur le site des éditions La tête à l’envers)
    la fiche de l’éditeur sur À la brunante





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  • Adeline Baldacchino,

    13 poèmes composés le matin (pour traverser l’hiver)

    par Angèle Paoli

    Adeline Baldacchino, 13 poèmes composés le matin
    (pour traverser l’hiver),

    éditions Rhubarbe, 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Tournant-de-l-hiver
    Gérard Titus-Carmel, Tournant de l’hiver
    lithographie, 76cm x 57cm









    DES REVERS DE L’ÂME À LA « TOUPIE DE VERRE »




    Ils sont treize en effet. Le titre l’indique : 13 poèmes composés le matin. Oui, ce nombre intrigue. Un écho au poème « Artémis » de Gérard de Nerval, attesté dans de si nombreuses anthologies de la poésie française  ? 1

    « La Treizième revient. C’est encor la première ;

    Et c’est toujours la Seule. »

    Adeline Baldacchino ajoute en sous-titre (entre parenthèses, et ce n’est pas anodin) « pour traverser l’hiver » (un hexasyllabe, tout comme « dans mon jardin d’hiver »). L’hiver 2016-2017. Mais aussi et surtout tous les hivers de l’âme, leurs brumes sans répit, leurs grands froids. Leurs solitudes. Des poèmes viatiques, pour affronter vaille que vaille les tourments de la saison, qui s’immiscent entre les pores et s’éternisent sous la peau. Tout cela se prolonge jusque dans le choix de l’illustration qui figure en première de couverture du recueil. Tournant de l’hiver. De Gérard Titus-Carmel. Une lithographie dans laquelle la poète lit comme un écho à sa réflexion et à son entreprise poétique :

    « […] J’y voyais des carcasses d’âme suspendues aux filets rouges du soleil ; j’y voyais de la lumière brisant les os pour forcer le noir à s’écarter ; j’y voyais la barque et la coupe, le naufrage et le dégel, la chair et son ombre.

    Une manière de rappel à l’ordre du vivant. »

    Le recueil d’Adeline Baldacchino se présente comme un journal. Un journal incomplet, qui commence le 9 janvier et prend fin (ou presque) le premier mars. Entre ces deux dates, des ellipses temporelles (dont celles de février) qui ouvrent des trous dans l’hiver 2016-2017. Il faut ajouter à ces poèmes un poème non daté (Treizième poème) et quelques écarts. Ici ou là. Ainsi du onzième poème qui ne présente ni date ni nom de dédicataire mais seulement le titre énigmatique : « Pour laisser aller ». Quant au poème du premier mars (le 12e), écrit à Nice, il est celui de la date anniversaire d’Adeline Baldacchino. 35 ans.

    Mars ? Une planète belliqueuse, dit-on. Ce trait de caractère n’apparaît pourtant pas dans ce recueil poétique édité par les éditions Rhubarbe. L’âme qui s’y déplace et qui s’y dévoile est une âme meurtrie qui cherche peut-être « au bord du gouffre qui nous aspire » des mots pour réchauffer la vie. C’est ainsi que, dans le poème liminaire construit sur la répétition anaphorique « il y a », la poète aborde la question de savoir si la poésie peut quelque chose pour celui qui souffre qui doute et qui n’a d’autres ressources que de s’ouvrir à la page blanche pour tenter d’y trouver quelque réconfort :

    « Il y a les poèmes qu’on dérobe à l’aube pour tenir toute la journée. Ceux qu’on ramasse au fond des ruelles où s’envasaient nos cauchemars. Ceux qu’on dépoitraille pour leur aérer le cœur. Ceux qu’on tanne comme de vieilles peaux luisantes. Ceux qui s’érodent quand on les arrose. Ceux qui se froissent quand on les touche. Ceux qui se ressemblent et ne s’assemblent pas. Ceux qui font semblant de venir nous sauver, quand rien ne le peut.

    Et nous le savons.

    Et nous écrivons quand même. »


    Les poèmes se suivent sur trois pages. Chacun d’eux comporte plusieurs strophes (les unes plus longues — 12 vers —, les autres plus brèves — 9 vers —) et se clôt parfois sur une strophe de quelques vers (2/3/ou 5). Lesquels se distinguent souvent par une chute :

    « Ce matin que j’écris

    Pour effacer mes propres traces. »

    Tous s’inscrivent dans ce moment indécis de la journée où il faut se secouer de nuits inconfortables et affronter le jour. Tout se passe dans l’entre-deux d’un huis-clos, à la lisière des heures, du dedans et du dehors, fenêtre et voix, entre la chambre au lit défait et la cuisine avec radio et bol de café fumant entre les mains, jusqu’au corps dénudé qui cherche — comme tant d’autres sans doute — à « se dégivrer l’âme/À coups de rame et de butoir ». Tout est « trop petit » dans ces matins d’hiver (Quatrième poème, Douze janvier au matin). Rien ne peut satisfaire une âme assoiffée d’absolu. « Affamée de tendresse ».

    La ponctuation, elle, est absente des poèmes (sauf pour le poème liminaire) ; excepté le point final qui ponctue chaque journée. On en perçoit la raison à la lecture et à l’oreille, car le poème — et chaque strophe du poème — déploie sa houle intérieure, roulis du jour et de la vie, tangage, d’une strophe à l’autre, par tout un jeu de répétitions (souvent anaphoriques mais pas uniquement) et de variations, opère le double mouvement de la vague, crescendo/decrescendo. Flux et reflux. Double rythme d’enroulement/déroulement de spirale qu’accentuent encore les enchâssements de relatives, desquelles émerge une excroissance sans cesse renouvelée :

    « J’y vais aussi

    Le cartable plein de livres

    Pour s’ancrer dans la terre

    Qui surnage dans la brume

    Pleine de fils de fer et d’argent tordus

    Qui s’enfoncent à vif dans la chair de l’âme

    Il faut des livres pour contrer la mort

    Des mots pour se désempaler

    Se rassembler

    Se ressembler

    Recommencer » (Premier poème, seconde strophe)

    D’autres caractéristiques accentuent encore ces effets d’enroulements. La proximité phonique des mots présents dans des vers très proches en fait partie : « tendresse »/« caresse » ; « se rassembler »/se ressembler » ; « se promenait »/« nous promettait » ; « hélices »/« élytres » ; « recouverte »/« à revers » ; « déverse »/« renversés » ; « attend »/« entend »…

    Les comparaisons sont le noyau-embrayeur qui permet le passage d’un moment à un autre, d’un monde à un autre, d’une identité à l’autre. Ainsi de cette strophe (Quatrième poème, Douze janvier au matin…) où l’identification de la narratrice à un chat permet une expansion en même temps qu’une fusion implicite des identités et des univers :

    « Je me lève dans la lumière qui tangue

    M’étire comme un chat fatigué

    Par les prémices de la chasse

    Quand il sait qu’il rentrera bredouille

    Et rêve d’un feu de bois

    De braises et de cendres

    De cendres et d’étincelles

    De mille flammèches

    Pour y réchauffer ses neuf vies… »

    Ailleurs, dans le cinquième poème, daté du seize janvier au matin et dédié à « papa, six mois d’absence », toujours de manière implicite, le passage de la « neige » à « l’ivoire » ouvre sur l’univers du père. À partir du premier vers « La nuit se passe dans l’attente de la neige », la narratrice associe « bonheur » et blancheur et glisse de la neige à « l’ivoire ». « Le bonheur ivoire » permet un saut dans le passé, vers un ailleurs à jamais disparu. Surgissent alors de manière indirecte et allusive, liées à ce bonheur-là, les images liées au père. Le poème est dans son entier construit sur un élargissement qui prend son essor sur quelques mots au sortir d’une nuit blanche. La répétition du vers « J’attends la neige » et ses variations « en attendant la neige/J’attends les flocons » scande le poème qui se révèle être une évocation de la disparition du père. Qui porte avec elle ses interrogations sur le bonheur.

    Les poèmes d’Adeline Baldacchino sont autant d’« histoires qu’on déroule dans le noir ». Chacune a ses leitmotive, ses mots-sésame autour desquels s’enroulent et se déroulent les strophes. Ainsi de l’histoire familiale de Mamy Paule (Neuvième poème, Vingt janvier) qui invite la narratrice à un retour en arrière sur le passé de sa grand-mère. Les origines d’un amour à Alger, les deux fils d’Afrique, dont l’un est le père de la poète, la bibliothèque et ses livres. Avec à la clé, la question lancinante qui rythme le poème :

    « Qui prendra soin de toi parmi les livres »

    « Qui prendra soin de toi dans la mémoire »

    Mais la mémoire souvent fait défaut et la poète de l’exprimer dans ce vers :

    « Je tente de me souvenir et tout se confond. »

    À travers l’histoire de la grand-mère paternelle, c’est une part de l’intime qui est dévoilée. Le lien de la poète avec son aïeule est manifeste. Leur proximité très grande. La jeune femme se reconnaît dans la femme qui a influencé ses choix. Toutes deux sont de la même lignée :

    « Et c’est ainsi que j’ai voulu mettre mes pas

    Dans tes mots mes lettres sur tes pages

    Un peu de miracle dans le jour… »

    Ou encore :

    « Je tiens de toi la forme du corps et celle du cœur

    Les reflets que font les poèmes

    Dans les cheveux bruns quand ils tournent au roux

    Le goût d’amer l’impatience… »

    Et cet aveu final qui dit l’émotion de la tendresse :

    « Ta bibliothèque doucement reversée dans la mienne

    S’agrandit chaque jour un peu plus

    Et peut-être que je ne saurai jamais d’autres manières

    D’être fidèle. »

    Et toujours, tout au long des strophes, ces enroulements qui forment boucles, envers/revers/ envers/revers. La strophe, une drôle de pelote de fil qu’il faut observer avec minutie pour en dénouer les enchevêtrements. Et, dans le même geste, dégager une définition possible du recueil :

    « Vois ce que je dépose

    Entre ces lignes qui saignent

    Leur encre malhabile

    Moins chaude que mon sang

    Moins vive que mes songes

    Et tout ce que je dépose de rouge

    Comme un dernier baiser

    Qui s’effiloche entre les lignes… »

    Parfois, dans ce désarroi qui travaille l’âme dans ses tréfonds s’entrouvre une brèche qui laisse filtrer un filet de lumière. De ce « trou de lumière qu’enlacent les nuages » affleurent un regain d’énergie, une vitalité inespérée :

    « Je fixe les restes de la nuit dans mon bol de café

    Je suinte l’amour par tous les pores

    Je rédige à l’emporte-pièce

    Des phrases qui cognent

    Contre le jour

    Qui me refuse sa bouche. »

    Pourtant l’éclaircie est trompeuse qui se heurte aux obstacles, se délite dans la confrontation avec le réel — toujours soumis à la désillusion — et finit, ailleurs, par se noyer dans l’attente.

    « Au réveil je me tiens

    Nue devant mon âme… »

    […] Et je me tiens silencieuse

    Nue devant mon âme qui s’enclot

    Bernard l’ermite dans sa coquille de chair… »

    […] Et je me tiens silencieuse dans l’attente… »

    Attente improbable de l’oiseau pacificateur, salvateur, qui pourrait « tirer » la poète « de ce mauvais pas. »

    Le portrait que fait d’elle Adeline Baldacchino est celui d’une « étrange étrangère » qui ne se reconnaît pas. Tant de masques à endosser, superposés, et tant d’efforts pour les arrimer et obtenir qu’ils coïncident bord à bord, qu’aucun ne démente l’autre par un écart imprévu ! Cependant les mots giclent sous les masques et le poème est là pour mettre l’âme à nu. Dévoilement nécessaire sans doute, vital peut-être, qui confère à ce recueil un besoin de clarification. Vers la vérité. Vers l’authenticité.

    Ce foisonnement d’images-miroir où chaque surface est le revers de l’autre, ouvre le sillon final de l’avant-dernier poème (non daté, en italique et entre parenthèses). « [V]aisseau miraculé », la poète file son chemin. « Toujours plus avant dans le mystère ». Qui se dénoue en quelques vers, « dans le ghetto de Venise » où les enfants jouaient à dreidel. Sevivon sov sov sov (toupie tourne tourne tourne). C’est dans le jeu de la toupie que « l’âme » « toupie de verre dés-astrée » « s’est mise à danser ». Hommage émouvant à « mamy Rachel ». Sans doute.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    ___________________________________
    1. Je n’ai pas consulté celles de Max-Pol Fouchet, ni Les Plus Belles Pages de la poésie française (Sélection du Reader’s Digest).






    Adeline Baldacchino  13 poèmes composés le matin (pour traverser l'hiver)






    ADELINE BALDACCHINO


    Adeline_baldacchino octobre 2017
    Source





    ■ Adeline Baldacchino
    sur Terres de femmes


    Le perroquet à la langue de bois (poème extrait du Chat qui aimait la nuit)
    [De l’autre côté de la nuit] (poème extrait de De l’étoffe dont sont tissés les nuages)
    Jour 7 (extrait de Théorie de l’émerveil)
    Théorie de l’émerveil (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Adeline Baldacchino
    → (sur Terre à ciel)
    un entretien d’Adeline Baldacchino avec Sabine Huynh (+ 7 poèmes inédits et une notice bio-bibliographique)





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  • Pierre Voélin | Le nom des pluies




    LE NOM DES PLUIES


    J’aurai suivi toute bête
    et la chevêche s’éveille orpheline

    Apprenant les traces et le patois nocturne
    comme une gerbe s’enroulent les prières






    Un pli de la terre retient les chants
    d’oiseaux inclassables

    Un feu et l’herbe luit — impardonnée






    L’amour guetté comme un gerfaut
    à l’étroit dans son vêtement de terre

    Tel un songe — des buissons en flammes
    l’invisible maison à l’éclat de sève
    et le deuil et l’ardente épine






    À se perdre dans le souffle il est seul
    hôte patient avec sa blouse de feuilles

    Sa demeure n’est qu’un arbre

    Il va ramassant l’écorce
    toutes les clefs de la pluie à la bouche






    Je vois tomber ses mains blanches

    Personne ne pleure pas un cri
    rien que les copeaux du temps
    le vin tiré la table des bûcherons

    Le sang lointain tache la roue d’un paon





    […]






    Aimant les tendres pluies dans le sommeil
    qui ferment leurs poings d’enfant

    Je suis sans voix
    sans rêves au trébuchet des nuits

    et la hulotte sur les forêts voisines
    vient secouer son hochet de sang






    Au versant des collines les passereaux
    — voyageurs éduqués par le chant

    Ses yeux clos sous la paupière de neige
    Un homme récite l’interminable deuil

    La nuit découpe les lisières



    Pierre Voélin, « Lents passage de l’ombre », 1 in Sur la mort brève, Fata Morgana, 2017, pp. 21-24. Dessins de Gérard Titus-Carmel.






    Pierre Voélin  Sur la mort brève 2






    __________________________
    Le 13 novembre 2017, à Lausanne, la Fondation Pierrette Micheloud remettra son Grand Prix de Poésie 2017 à Pierre Voélin, pour l’ensemble de son œuvre.






    PIERRE VOÉLIN


    Voelin-nb
    Ph. © ladogana.ch
    Source





    ■ Pierre Voélin
    sur Terres de femmes

    [Être dans le pas des chevaux] [To Follow The Horses’ Hoof Steps] (extrait de La Lumière et d’autres pas)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la Fondation Rilke)
    une notice bio-bibliographique sur Pierre Voélin
    → (sur le site de la Radio Télévision Suisse francophone)
    Pierre Voélin : « Des Voix dans l’autre langue » (Entre les lignes, 7 août 2016)





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  • Laure Gauthier, Kaspar de pierre

    par Angèle Paoli

    Laure Gauthier, Kaspar de pierre,
    éditions de La Lettre volée, Collection Poiesis, 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli






    CECI N’EST PAS DE LA POÉSIE



    Tout comme il y a une élision ou une ellipse entre le J et le L, première et troisième personne, l’une et l’autre consonne marquées par l’absence d’élément vocalique, celui dont il est question ici, dans le récit de Laure Gauthier, est un enfant « troué ». Non pas trouvé. Mais « troué ». Son histoire d’emmuré vivant, d’être maltraité séquestré — par qui et pour quelles raisons secrètes ? Coupable, de quoi ? Nul ne le sait au juste —, est une histoire à trous. Une histoire dont l’Europe va s’emparer en boucle, la malaxant à l’aune du « kitsch du positivisme », la triturant la meublant d’interprétations multiples et la rejetant tout aussi bien. Mais aussi et surtout, pour Kaspar Hauser (car c’est bien de lui qu’il s’agit), une histoire de manques et d’incomplétude originelle que rien ne viendra jamais combler.

    « entre l’os et le muscle il n’y a pas le cartilage du désir », déclare le « J ».

    Trous multiples. Depuis celui de la naissance non clairement ni définitivement élucidée jusqu’aux trous multiples d’une existence marquée par une succession de tuteurs et d’abandons, ainsi que par une intolérable souffrance. Tel est « Kaspar de pierre ». Celui dont le langage porte les séquelles de ce que fut sa vie. La vie d’un être prisonnier des murs et des pierres qui l’ont vu grandir, jusqu’à ce que l’évasion advienne :

    « suis sorti du trou comme l’on reviendrait à la vie. »

    Convoqués sommes-nous à écouter ici et à suivre, en ces pages, « la poésie de l’enfant placard » relue et revisitée dans cet étrange Kaspar de pierre. Du récit connu et ressassé au cours des temps, Laure Gauthier propose une réécriture originale, renouvelant ainsi par son inventivité et par sa lucidité le questionnement qui accompagne sa recomposition. Ce faisant, elle dénonce les outrances d’une société bourgeoise satisfaite et bien pensante, avide de faits divers alimentés par ses propres manques, grossis de ses désirs avortés ; et néanmoins habile à affubler l’histoire du jeune homme d’interprétations hasardeuses vouées à l’oubli dès que la curiosité première aura été comblée.

    « Vous m’avez tatoué tous les messages, suis devenu la vitrine de vos manques », se révolte Kaspar sous la plume de Laure Gauthier.

    Mais il faut reprendre la « ballade » en amont de « l’embouchure terrible » vers laquelle elle court. Avant qu’il ne reste de Kaspar « qu’une incantation sans liturgie. »

    Étrange ballade en effet que celle d’un marcheur qui « avance dans un élan pétrifié ».

    Une « ballade » pourtant (dans le sens de « poème à danser »), pour que vive peut-être à nouveau, dépoussiéré-déshabillé de ses multiples guenilles, Kaspar Hauser — dans ce que furent les béances de l’énigme la plus troublante du XIXe siècle. Ballade grinçante qui se mue en « stances » violentes, si l’on se place du côté de celui qui a séjourné de longues années dans le cachot comme un animal vautré dans sa bauge :

    « moi-bête     vais te hurler des stances, les stances à l’enfant cochon. »

    Le recueil s’ouvre in medias res, au beau milieu d’une marche. Marche (I). Laquelle trouve peut-être un écho dans Rue (I).

    « Ai couru, nu d’automne vers les maisons basses/Et jl courr sans peur vers l’enfant lépreux »

    La phrase d’ouverture se détache (Marche I et Rue I) en caractères gras comme il en sera de même ailleurs, dans d’autres stèles de facture identique, ponctuant le récit à cadences régulières. L’errance du jeune homme se poursuit — le nom de Nuremberg apparaît en cours de route — avec une déclinaison de cartes : Maison (3)/Abandon (3)/Diagnostic (2) dont le nombre varie (2 et 3). L’ensemble — qui se clôt sur une section intitulée «  Résumons-nous » — repose sur une construction complexe. Plus complexe que l’impression qui s’en dégage à première lecture.

    On pourrait aisément reconstituer une partie du puzzle à partir de ces phrases/stèles, en sautant à cloche-pied par-dessus le texte courant. On trouve là l’absence de pronom personnel, l’élision des voyelles [ə] et [i] ou la fusion du [j] et du [l], le redoublement consonantique, graphies phonétiques d’une forme de bégaiement. La langue souvent achoppe, qui roule sur elle-même sans pouvoir poursuivre sa course. On y croise des allusions aux chroniques bourgeoises de l’époque où eut lieu cette mésaventure. Ainsi que l’évocation de la fugue. Nuages nature silence. Ou au contraire, bruits et murmures. Certaines phrases font allusion à la blessure que d’autres continuent d’alimenter :

    « Sans mot, sans désir, outre à la vie, on va me remplir là-bas,

    des copeaux de tous les ébréchés »

    Autant de signes égaillés, semés au fil des cartes, qui donnent un semblant de forme à l’histoire de Kaspar, laquelle se parachève au cœur du texte. Son passé (« futur antérieur ») d’enfant placard, séquestré ; ses tuteurs successifs et les abandons que l’enfant eut à subir… son présent fait de rien et de nulle part, qui transforme le jeune homme en errant, ses difficultés à être, à respirer, à gonfler ses poumons d’un air nouveau, inconnu, propre à donner le vertige et à faire tituber celui qui découvre le monde et s’ouvre à lui.

    « Sourde éloquence d’une tête pleine d’air et de bruits de bris ».

    Mais qui, en dépit de ses hésitations, s’évertue à transposer son bégaiement sur la page froissée pour mettre au clair les bribes de ses ânonnements.

    Comment vient-on au langage lorsqu’on a été coupé de tout et des autres depuis les origines ? Par quels apprentissages parvient-on à l’écriture lorsqu’on a été privé de toute affection et que l’on est un être réduit à l’état de « gamelles vides » ? C’est ce que le récit interroge à maintes reprises. Le langage naît-il simultanément au retour à la vie ? Ou nécessite-t-il, au contraire, un long temps d’accoutumance aux sons, « bouche cousue d’angoisses » ?

    « Moi qui allais découvrir les nuages et l’écrit à la même seconde,

    (ce que me dit l’évasement du souvenir)

    entendis le papier se froisser à la lettre illisible que

    jl devvv tracer

    soudain

    et qui signifia bientôt : MARCHER »

    Les questions ouvrent sur des gouffres, des emboîtements de gouffres qui incluent Kaspar et son lecteur ; autant de « trous blancs/Qu’ils n’ont cessé de remplir », confie-t-il. Jusqu’à former des « mausolées de vers ». Kaspar ne peut s’empêcher au passage d’égratigner et de railler tous ceux, poètes et chroniqueurs, qui se sont empressés de gloser sur son cas et d’enfler son histoire, confisquant dans le même temps à Kaspar ce qui lui appartient en propre. Ses souvenirs :

    « L’on s’agenouillera éloquent et mélancolique devant les taches

    dans mes phrases à venir,

    Muré = sans expérience = cœur pur= verbe premier = poésie ! »

    Ceci n’est pas de la poésie, semble souffler « l’enfant sans mots »… « aux amateurs de poésie », lesquels « applaudissent dans la foire des mots bigarrés. » À moins que ce ne soit Laure Gauthier en personne qui se gausse, elle qui écrit un peu plus loin : « Oh le marché de la poésie ! »

    Quels mots en effet pour dire « tous ces endroits brutalisés » en lui ? Quels mots siens, décapés des mots des autres ? Quels mots pour dire la lapidation la pétrification de l’infans tout entier habité par les éclats et brisures qui sont en lui ?

    Et si l’histoire de « Kaspar de pierre » était également une métaphore de tant d’autres histoires dont nous sommes les témoins complaisants et aveugles ? Dont celle du bégaiement de poètes convaincus de l’authenticité de leurs mots et de leur bien-fondé ? Peut-être est-ce là l’ultime leçon que lance vers nous ce dernier Kaspar Hauser ? Une leçon dont Laure Gauthier esquisse les traces, en filigrane. Sous « le voile des sons ». Sotto voce en quelque sorte.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Laure Gauthier  Kaspar de pierre 2






    LAURE GAUTHIER


    Laure Gauthier
    Source




    ■ Laure Gauthier
    sur Terres de femmes

    Je neige (entre les mots de villon) [lecture d’AP]
    J’écris toujours dans la neige [extrait de je neige (entre les mots de villon)]
    Marche 1 [kaspar de pierre]
    kaspar de pierre (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Réinvestir la forêt] (extrait de La Cité dolente)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Laure Gauthier)
    une fiche bio-bibliographique
    → (sur linked in)
    une fiche bio-bibliographique
    → (sur le site de Laure Gauthier)
    une fiche sur kaspar de pierre
    → (sur le site Les Découvreurs)
    une lecture de Kaspar de pierre par Georges Guillain
    → (sur le site de la revue Secousse #23)
    une note de lecture de François Bordes sur kaspar de pierre [PDF]
    → (sur remue.net)
    Laure Gauthier | Kaspar de pierre | 1 (autre extrait de kaspar de pierre)
    le site des éditions de La Lettre volée





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  • Laura Kasischke | Twenty-Ninth Birthday




    Wild Brides 2







    TWENTY-NINTH BIRTHDAY


    Suddenly I see that I
    have been wearing my mother’s body
    for a long time now.     It all
    belongs to her, here where the skin
    is softest and here
    where it puckers in disgust—each
    inch.     The very nails that pounded
    her body to pieces
    build me one just like it
    and I have been wearing it
    like a terrible house
    and never noticed all of it
    hers, except this mole on my arm—that
    belonged to my father’s mother
    and it was left to me
    to remind me that I
    am one of those
    witches, too, praying
    in the dry face of the moon
    while I walk around with death
    in my big breasts, like them, full
    already of my future scars
    and pain and hallucinations
    that shriek ahead like train tracks
    past this naked house
    across the self-pitying
    pleasureless decades left.
    I have turned my face to the wall to hide it
    while you slip my father’s
    angry face over yours.






    Laura Kasischke  Mariées rebelles






    VINGT-NEUVIÈME ANNIVERSAIRE


    Je m’aperçois soudain
    que je porte le corps de ma mère
    depuis longtemps déjà.     Il lui
    appartient tout entier, ici où la peau
    est la plus douce et là
    où elle affiche une moue dégoûtée — chaque
    centimètre.     Ces mêmes clous qui lui ont
    démoli le corps
    m’en ont fabriqué un à l’identique
    et je l’ai porté
    comme une maison terrible
    sans avoir jamais rien remarqué — tout est
    à elle, sauf ce grain de beauté sur mon bras — celui-ci
    appartenait à la mère de mon père
    et il m’a été transmis
    pour me rappeler que moi
    aussi je suis l’une
    de ces sorcières, priant
    à la face desséchée de la lune
    pendant que je me promène avec la mort
    logée dans mes gros seins, comme elles, déjà
    porteuse de mes futures cicatrices
    hallucinations et douleurs
    qui lancent des cris comme les rails d’un train
    devant cette maison nue
    vers les décennies qui restent
    d’apitoiement et de déplaisir.
    Je tourne le visage vers le mur pour le cacher
    pendant que tu glisses le visage en colère
    de mon père par-dessus le tien.



    Laura Kasischke, Mariées rebelles [Wild Brides, New York University Press, 1991], édition bilingue, Éditions Page à Page, 2016 ; éditions POINTS, collection Points Poésie, 2017, pp. 162-163-164-165. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy. Préface de Marie Desplechin.






    Laura Kasischke  Mariées rebelles  édions Points






    _____________________________________________________
    D’APRÈS UNE NOTE DE LA MAISON DE LA POÉSIE (PARIS)

    Premier recueil de poésie de Laura Kasischke traduit en français (éditions Page à Page, 2016), Mariées rebelles est également son premier recueil de poésie paru aux États-Unis (New York University Press, décembre 1991). On y retrouve les thèmes qui hantent son écriture — le secret, le sexe, la menace sourde et grandissante, la disparition et la mort omniprésente. Emplies de brutale délicatesse, ces polyphonies parfois étranges mêlent tragédies mythiques et préoccupations contemporaines.

    Laura Kasischke vit aujourd’hui à Ann Arbor, où elle enseigne l’écriture romanesque au Residential College de l’université du Michigan. Ses romans sont publiés chez Christian Bourgois. Parmi eux, À moi pour toujours et Esprit d’hiver (Grand Prix des Lectrices de Elle, 2014) sont des best-sellers tandis que La Vie devant ses yeux et A Suspicious River ont été adaptés au cinéma. Elle a également reçu de nombreux prix pour ses ouvrages de poésie.

    [Source]






    LAURA KASISCHKE


    Laura-Kasischke-©D.R
    Source



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Babelio)
    une notice bio-bibliographique sur Laura Kasischke
    → (sur Diacritik)
    Laura Kasischke, american poet (Mariées rebelles) par Christine Marcandier
    le site personnel de Laura Kasischke
    → (sur le cercle POINTS)
    la fiche de l’éditeur sur Mariées rebelles
    → (sur YouTube)
    Laura Kasischke American Poet (table ronde American Poets du Festival America 2016 [salle Jim Harrison de l’Auditorium Cœur de Ville, Vincennes, septembre 2016], pour Mariées rebelles. Table ronde animée par Christine Marcandier [Diacritik])
    → (sur le site de France Culture)
    Laura Kasischke, sorcière et poétesse (« Poésie et ainsi de suite » par Manou Farine, 29 septembre 2017)





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  • Blandine Merle | [Oui, la terre est ronde]




    HORLOGE
    « la glace
    que brise seulement
    le battement de l’horloge »
    Ph., G.AdC








    [OUI, LA TERRE EST RONDE]



    Oui, la terre est ronde
    (et soumise aux lois
    de la gravitation universelle)

    si bien que ce qui tombe
    roule sans s’arrêter
    jusqu’à son destinataire

    Je suis arrivée à votre chevet
    sans fleurs
    ni l’envie de parler

    Courte parenthèse

    (le temps de jauger
    dans la pièce
    l’étendue du silence

    de la glace
    que brise seulement
    le battement de l’horloge)

    Mes mains vides
    du bouquet de fleurs

    dans les vôtres
    un jeu d’aiguilles à tricoter

    je me rends

    à votre façon de décompter le temps
    incertain jusqu’au terme

    […]



    Blandine Merle in Poésie naissante | Une anthologie contemporaine inédite, Le Bateau Fantôme, Collection Lettres écarlates, 2017, pp.123-124-125. Textes rassemblés par Mathieu Hilfiger.






    Poésie+naissante+






    BLANDINE MERLE


    Blandine Merle Ph 2
    Source



    ■ Blandine Merle
    sur Terres de femmes

    Par obole (lecture d’Isabelle Raviolo)
    [Sanguines : à présent, huitième cercle] (extrait de Par obole)



    ■ Voir aussi ▼

    le site de Blandine Merle
    → (sur Recours au Poème)
    cinq poèmes choisis de Blandine Merle





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  • Alain Freixe, Contre le désert

    par Michel Diaz

    Alain Freixe, Contre le désert,
    L’Amourier éditions, Collection “Fonds Poésie”, 2017.



    Lecture de Michel Diaz


    Freixe contre
    « [L]a fenêtre qu’ouvre Alain Freixe (ou plutôt qu’il fracture
    en en brisant les vitres) donne […] sur des paysages
    dont les fragments perçus nous arriment à notre raison
    de vouloir exister. »
    Ph., G.AdC








    Dans sa note liminaire du recueil d’Alain Freixe, Contre le désert, et faisant référence à une toile de Magritte, Pierre Legendre écrit (voir aussi La Fabrique de l’homme occidental) :

    « […] La lunette d’approche découvre ce qu’il y a derrière les emblèmes, les images, les miroirs : un vide, le gouffre, l’Abîme de l’existence humaine. C’est cet Abîme qu’il nous faut habiter. La raison de vivre commence là. »

    Elle commence là. Et puisque, dit l’un des textes, « c’est toujours le soir » et « la venue des ombres sur ce que l’on croit », puisque « le monde, ce qu’on en voit, on l’ignore », c’est cet Abîme d’ombre menaçante que la parole d’Alain Freixe s’efforce d’investir. Mais parole qui est présence au plus près de son être et des choses contre l’Abîme de notre existence humaine.

    Car, face à cet Abîme qui s’ouvre devant nous et qui nous cerne de toutes parts, nous n’avons que bien peu de choix : celui de nous y abandonner et de nous laisser engloutir, de nager quelque temps dans sa nuit, nous débattant comme nous le pouvons, entre deux goulées d’air, ou celui de nous y appuyer, comme on peut appuyer son épaule à un mur, ou appuyer son front au miroir obscurci de soi-même, pour ne pas être dans le contre qui oppose, mais bien plutôt pour nous tenir contre ce qui nous résiste et qui nous garde debout dans cet effort d’étreindre nos faiblesses et la lancinante douleur de nos désespérances.

    Cette parole d’homme que rend lisible celle du poète est présence qui sonde le vide et son gouffre, s’avance « sur les bords du monde » *, se donnant tâche de s’y confronter et, pareil au « rôdeur de crêtes, qui se penche ici, chancelle là », prend parti d’habiter son vertige pour mieux l’apprivoiser. Mais si, dans le tableau de Magritte, comme l’écrit encore Pierre Legendre, « [l]e battant qui s’ouvre emporte avec lui le paysage, un ciel et des nuages », la fenêtre qu’ouvre Alain Freixe (ou plutôt qu’il fracture en en brisant les vitres) donne, elle, sur des paysages dont les fragments perçus nous arriment à notre raison de vouloir exister, au désir d’une faim partageable, pour approcher ce que l’on croit saisir du monde. Celui que la réalité sensible nous donne à regarder, à explorer, à déchiffrer, à interroger sans relâche, nous incitant à défier le vide de l’Abîme et à tenir la dragée haute à tout son incompréhensible. Car Alain Freixe est homme de ce monde, et son écriture terrienne mais inspirée, en droite prise avec les éléments, feu et eau parfois confondus dans la même brûlure, en prise avec le minéral, le végétal, ce qui murmure dans les feuilles, ce qui parle dessous les pierres, en prise encore avec le ciel et l’abrupt de son bleu, avec les forges de l’été, les crépuscules de l’automne et « le vent qui balaie les chemins », avec ce qui s’éloigne dans la transparence du jour et ce qui, dans la cécité qui pèse toujours sur nos yeux, témoigne de la nuit dans laquelle s’égarent nos pas.

    « Oui, écrit-il, j’ai besoin d’images

    de prises de sang

    sur le monde

    de prises de vue

    de cadrage

    et de leur hors-champ. »

    Dans cette écriture, il y a le panthéisme qu’on trouve à l’œuvre dans celle de Giono, un monde où quelque chose passe mais demeure dans le même mouvement vital, son élan archaïque, un « évanouissement qui dure » et qui nous renoue avec les vieilles forces de nos origines, les voix des profondeurs du monde et de nos forêts ancestrales. Ce monde-là, vivant, toute notre conscience d’hommes semble s’y être noyée, mais tout y est « comme en réserve », à portée d’yeux, de mains, de mots, mais toujours ailleurs, et plus loin, dans cet écart toujours ouvert au sens mais qui toujours se tient « dans la grande nuit des pages ». Si l’on ignore ce que l’on voit du monde, il en « reste un contour qui se perd dans les clairs de jour ». Le travail du poète consiste alors à s’introduire dans ces « clairs de jour » et à rêver, obstinément, « certains soirs de mettre le ciel des mots à l’orage, d’y sertir la foudre, cet éclair qui n’a de cesse. » La tâche du poète est « de guider cette lumière jusqu’aux serrures des mots et [de] faire voler en éclats toutes les portes de la réalité. » De faire aussi voler en éclats ce miroir obscurci de soi-même dont il est question plus haut, « et s’y voir enfin. » C’est-à-dire accéder aux territoires du réel, qui recule sans doute à mesure qu’on y avance, mais qui est territoire de la parole poétique et de sa vérité. Face à cet au-delà du sens qui règne sous l’apparence des choses, au revers du regard, il faut que « fermer les yeux soit comme déchirer la page, briser la surface, ce piège à regards. » C’est à ce prix « que l’arrière passe devant ! Le dessus dessous ! » Et le travail de l’écriture poétique est de faire en sorte que l’œil voie « au-delà de l’œil ». Car la parole poétique est celle qui jette ce pont du regard intériorisé au-dessus de l’abîme, pour que « le cœur vole au profond. » Habiter ainsi la parole, c’est habiter « la langue des secrets » qui ouvre à l’on ne sait « quel jour », mais dépose sur notre langue « cette saveur de terre », nous permet d’espérer «&nbsp quelques poignées de ciel ». C’est sur ces terres, que les mots défrichent, que le poète installe ses quartiers, pour que le monde glisse depuis sa nuit jusqu’en ses mots et ses images. Terres que la parole fertilise et dont Edmond Jabès nous dit, en y posant ses pierres et y levant ses murs : « J’y bâtis ma demeure. » Mais l’expérience du langage est rude épreuve, la demeure est maison de paille soumise au moindre coup de vent « des ciels bouleversés ». Et les chemins qui y conduisent sont bien plus qu’hasardeux.

    « On s’y égare. Se perd. On a peur, parfois. On remonte. On est vivant. »

    Vivant, voilà l’enjeu. Rester vivant. Avant même de pouvoir nourrir l’espérance de bâtir sa demeure, et peut-être d’y habiter, la première raison de vivre serait de travailler à « rester vivant. » Dans la grâce du temps accordé sur lequel, comme sur un étang d’eau lisse, «  certains jours / la montagne se pose », où « il advient quelquefois, ainsi que l’écrit Marcel Alocco dans son Laërte ou la confusion des temps (L’Amourier éditions, 2002) qu’un matin d’eau pure naisse des sueurs de la nuit. » Une aube claire, semble lui répondre Alain Freixe, «  fidèle comme cette lumière qui a besoin de tous les mots pour porter son miel, l’amertume de sa douceur jusqu’à nous. » Mais à quel prix ?… L’inlassable répétition, l’inlassable tourment du recommencement, l’usure des minutes, du retour inéluctable au même point d’incertitude, toujours forçat de son inépuisable inaccomplissement et du doute perpétuel, puisque tout recommence, toujours, quand on croit que cela continue. Puisqu’il est vrai qu’en poésie on marche seul, on se cogne à sa solitude, on s’écorche à ses ronces, qu’à mesure le but s’estompe. Qu’il nous faut rester là,

    « à attendre

    dans le muet du monde

    les mots

    qui portent le soleil

    et se rient de tous les froids. »

    Il faut pourtant continuer, toujours, et s’incorporer au chemin que seul, toujours, génère son inachevé. Puisque, sur les chemins de poésie, on n’avance qu’en se perdant, qu’en ne sachant rien du pays de leur destination. On sait juste qu’on est plus loin quand « l’étoffe des mots se déchire » et « quand se dérobent les pas. » Il faut aller pourtant « contre le vide, le gouffre, l’Abîme de l’existence humaine », pour reprendre une fois encore les mots de Pierre Legendre. Rester vivant et s’attacher à cette faim, comme les ongles de la vague creusent le rocher solitaire. Faim si essentielle «&nbsp que le désir y risque sa chanson perdue », et faim de ce désir « pour qu’au bout ce soit enfin le jour, quelque chose comme un matin et ses braises où suspendu un feu tremble dans l’absence des flammes. » Aller alors. Creusant sa voix. Traçant ses rides. « Avant », comme l’écrit Alain Freixe dans les dernières lignes du recueil, « avant de tomber. À genoux. Comme on tombe comme on est amoureux. » Oui, tomber. Mais pour se relever encore. Se relever. Toujours. « Et dans la marche qui s’en suit saluer du coin des yeux le passage du cœur. Cela suffit pour une joie ! » Rester vivant ! Les poèmes d’Alain Freixe nous y invitent, plus même, nous y incitent. En dépit de la pluie et du soir qui tombent sur ces pages, et de l’ombre portée qu’y jettent nos détresses et les sombres étoiles du ciel, il y a l’espérance toujours de ces joies fugitives que nous réservent les chemins du cœur et notre acquiescement au monde. Cette insistance d’une lumière à se glisser sous la paupière et sous l’apparence des choses. Comme une lumière de résistance, la clarté d’un volet qui s’entrouvre ou le rai de lumière qui tombe à travers un vitrail.



    Michel Diaz
    D.R. Michel Diaz
    pour Terres de femmes
    5 octobre 2017




    _____________________________________
    * Titre d’un poème in le recueil Comme des pas qui s’éloignent.






    Alain Freixe  Contre le désert




    ALAIN  FREIXE


    Alain Freixe par Marc Monticelli




    ■ Alain Freixe
    sur Terres de femmes

    Contre le désert (lecture d’AP)
    Bleu plié au noir
    Septième pas (extrait de Comme des pas qui s’éloignent)
    Vers les riveraines (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Vers les riveraines (lecture d’AP)
    À l’étrangère (extrait de Vers les riveraines)
    [on serait à couvert sous les arbres] (autre extrait de Vers les riveraines)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de L’Amourier éditions)
    une page sur Contre le désert
    → (sur Terres de femmes)
    Alain Freixe & Raphaël Monticelli | Chère
    P/oésie, le blog d’Alain Freixe : La poésie et ses entours





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  • Laure Gauthier | Marche 1 [kaspar de pierre]




    Kaspar_hauser
    Kaspar Hauser,
    dessin de Johann Georg Laminit (1775–1848)







    MARCHE I
    (extrait)




    Jl attrapp des images au vol, comme ils étouffent les papillons,
    et tiens ma tristesse en bandoulière,


    même des pierres      ignorais le nom

    ai tout vu là, pour la première fois.

    Que de feuilles il y avait, soudain

    et tous ces vents qui bruissèrent alors dans mes silences

    moi qui n’ai vu que murs et porte

    sans savoir que les uns retiennent et l’autre ouvre

    sans l’éprouver



    L’humidité m’a reconnu facilement,

    l’agonie du réveil, l’impossible souvenir du gouffre premier,

    le premier cri

    du matin,

    l’absence de caresses,

    vagues de manque,

    tête brumisée d’absences

    d’où aurais      appris que la souffrance se jette vers,

    que la douleur a une direction

    Aucun animal de ma taille ne passe l’horizon     et      n’en déduis rien, jamais.

    Et la caresse de mes rubans qui hachurait la journée ?

    traits de biais, ont strié la poussière de la cache

    Encore mouillé de murmures, sans qu’il n’ait fallu se lever,

    Alors que les questions n’étaient que des trous blancs

    Qu’ils n’ont cessé de remplir



    Mon silence

    avait recouvert tous les bruissements de feuilles, tous les pas,
    aucune étreinte

    les pierres, même elles, se sont retournées à moi, et n’auront plus
    jamais la force d’accueillir un enfant,

    c’est intenable, pensaient-elles.

    Et      ignore forcément tout du mausolée de vers qu’on m’a dressé
    toujours à nouveau, et

    L’on s’agenouillera éloquent et mélancolique devant les taches
    dans mes phrases à venir,

    Muré=sans expérience= cœur pur= verbe premier= poésie !

    ai construit avec mes tuteurs mes premiers souvenirs,     ai fait
    album, fabriqué à mon corps défendant une chrchronologie

    Sans fracas s’envole la maison des silences

    Tout me laisse à présent,

    Loin des pierres qui me regardent

    Et     vacille à la vie

    Et tous ces yeux en la ville qui m’attend

    Et l’écume de ses pourquoi



    Laure Gauthier, « MARCHE I » in kaspar de pierre, éditions de La Lettre volée, Collection Poiesis, 2017, pp. 16-17-18-19.



    ___________________________________________________
    NOTE : kaspar de pierre est le 52e volume de la collection Poiesis éditée en partenariat avec la revue La rivière échappée (fondée en 1989 par François Rannou) et soutenue par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Cet ouvrage sera disponible en librairie le 22 novembre 2017.


    NOTE DE L’AUTEURE : « L’histoire de l’enfant trouvé Kaspar Hauser est devenue un mythe moderne et appelle des réécritures. Dans kaspar de pierre, kaspar parle de lui-même en “jl” dans une tonalité inventée entre le moi et le soi ; il parle à tous les temps ; il n’arrive pas à Nuremberg, mais on le trouve en marche vers cette ville, imaginant l’arrivée dans différentes maisons de tuteurs (maison 1, maison 2, maison 3), on l’entend avant chaque nouvelle déchirure (abandon 1, abandon 2), et on lit des diagnostics que la société pourrait faire de lui (diagnostic 1, diagnostic 2) – kaspar bipolaire ? L’enfant trouvé jette un regard rétrospectif vers sa grotte première tout en anticipant son idéalisation poétique ; il refuse d’être le “séquestré au cœur pur” (Françoise Dolto) ou encore le “pauvre Gaspard” (Verlaine) : il est un enfant maltraité, un enfant-placard au langage sauvage et impuissant qui échappe aux catégories et à la curiosité comme aux abandons successifs. Il est à la fois un cas de maltraitance que l’on ne peut mettre en vers et comme un des premiers cas de faits divers ayant attiré la curiosité de l’Europe bourgeoise. »







    Laure Gauthier  Kaspar de pierre 2






    LAURE GAUTHIER


    Laure Gauthier
    Source



    ■ Laure Gauthier
    sur Terres de femmes

    Je neige (entre les mots de villon) [lecture d’AP]
    J’écris toujours dans la neige [extrait de je neige (entre les mots de villon)]
    Kaspar de pierre (lecture d’AP)
    kaspar de pierre (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Réinvestir la forêt] (extrait de La Cité dolente)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Laure Gauthier)
    une fiche bio-bibliographique
    → (sur le site Les Découvreurs)
    une lecture de Kaspar de pierre par Georges Guillain
    → (sur linked in)
    une fiche bio-bibliographique
    → (sur le site de Laure Gauthier)
    une fiche sur kaspar de pierre
    → (sur remue.net)
    Laure Gauthier | Kaspar de pierre | 1 (autre extrait de kaspar de pierre)
    le site des éditions de La Lettre volée





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  • Pierre Parlant | [Pour que l’affaire s’éclaircisse…]



    Pontormo  La Spezia
    Jacopo Carucci, dit Pontormo (1494-1557)
    Autoportrait, vers 1520
    La Spezia, Museo Civico di arte antica, medievale e moderna Amedeo Lia
    Source









    [POUR QUE L’AFFAIRE S’ÉCLAIRCISSE…]
    (extrait de Ma durée Pontormo)





    Pour que l’affaire s’éclaircisse — car je sens bien les risques encourus sous le rapport de ces premières pages possiblement déconcertantes —, il convient de se montrer coopératif en livrant quelques indications au titre de supplément.

    Dimanche — ça aussi, l’ai-je précisé ? —, je m’étais donc couché dans une autre chambre que la mienne pour une raison qui, je l’avoue aujourd’hui, m’échappe à peu près totalement (appelons l’endroit pension et admettons pour simplifier et pouvoir continuer le récit, que je n’ai jamais disposé, comme chacun, que d’une chambre provisoire.)

    Ce soir-là, en tout cas, manquait la lampe de chevet aux étoiles découpées que nous avions rapportée il y a quelques années de la montagne et que j’aime presque autant que la montagne elle-même. Seule au-dessus du lit, une applique sans charme conçue pour un hôtel de classe médiocre, anonyme, dispensait sa lumière standard, ni livide ni chaude.

    J’ignore si le changement de lampe et la modification afférente influencent sérieusement la lecture — j’ai même tendance à en douter — mais j’ai pris une fois encore le livre, le Journal de ce peintre, je me suis mis à le lire, le relire, et j’ai lu très lentement.

    Lentement comme jamais. Seulement deux ou trois pages à la fois, au prix de pauses interrompues par des rêveries nombreuses, non exemptes de confusion ; avec des pauses profondes, d’inégale durée.



    […]



    Plusieurs fois une phrase ou un mot m’ont saisi.

    Au début, naïvement, je crus devoir les recopier.

    Or il me fallut vite renoncer, du moins provisoirement.

    Dès que je prenais mon stylo, attrapais un bout de papier, dès que je me détournais , ne fût-ce qu’un instant, de la phrase, du paragraphe ou de la page lue, d’un mot précis ou d’un petit dessin, quelque chose dont je ne savais rien menaçait de disparaître d’une manière irréversible, et me le signifiait. Revenir au texte, lâcher mon attirail de scribe, ralentir ma façon, caler mes yeux sur l’enchaînement des mots en prêtant mieux l’oreille, il le fallait aussitôt.

    Carnet, stylo, crayons de couleur abandonnés alors sur la table de nuit — une cagette à claire-voie posée sur un sol inégal d’anciennes tomettes —, j’ajustais de nouveau ma façon au bloc grisâtre, mal justifié, désordonné du texte ; je plaçais mes mains sur mes oreilles, j’avalais ma salive : la chose redémarrait.

    Lentement, sans concession, elle m’emportait, tractait mon être jusqu’au bas de la page, au milieu de la nuit.

    Avant de la quitter, d’en aborder une autre, parfois une phrase semblait émettre un signal bref, venu comme d’un fond lointain : la relisant, je me laissais porter, faisais la planche, yeux au plafond, ruminais, ne bronchais plus,

    et je reste ainsi sans savoir ce qui va m’arriver, je crois que je me suis fait grand tort de retourner au lit, pourtant maintenant il est 4 heures il me semble que je vais très bien

    du moins pas avant d’être réellement persuadé de pouvoir cette fois suspendre sans dommage l’exercice pendant quelques secondes pour enfin recopier.

    Ça marchait quelques fois, pas toujours.

    Puis je recommençais l’exercice, requis par le passage suivant, tout aussi sidérant que les précédents.



    Pierre Parlant, « samedi, dimanche et lundi, il fit froid », Ma durée Pontormo, éditions Nous, Collection Via, 2017, pp. 20-21-22-23.






    Parlant_madureepontormo





    PIERRE PARLANT


    Parlantportrait-2
    Source




    ■ Pierre Parlant
    sur Terres de femmes

    un autre extrait de Ma durée Pontormo




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Nous)
    la fiche de l’éditeur sur Ma durée Pontormo





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