Étiquette : 2017


  • Nuno Judìce | Un thé dans la véranda





    Nuno Judice devant le stand des éditions de Corlevour (Marché de la Poésie  Paris  samedi 10 juin 2017)

    Nuno Judice devant le stand des éditions de Corlevour
    (Marché de la Poésie, Paris, samedi 10 juin 2017)
    Ph. D.R.








    UM CHÁ NA VARANDA




    E enquanto as ondas rebentavam na linha da praia,
    e o vento soprava nas frestas das portas e das janelas
    da varanda, a senhora de vestido de flores
    mexia devagar o chá que arrefecia, e nem
    se dava conta de que a mão que fazia o gesto
    de mexer o chá seguia o erguer dessa onda que
    se fez mais lenta para que ela não parasse o movimento
    do braço, e os dedos segurassem com
    mais força a colher. Talvez um piano, escondido
    na sua cabeça, seguisse o ritmo desses dedos
    que eu via, do meu canto, encostado à porta
    que o vento insistia em abrir para chegar
    até à mesa onde a senhora se sentava,
    e agitar o vestido até que as flores se desfizessem,
    deixando cair as pétalas na chávena
    de chá de onde ela tirou a colher, para
    beber o seu chá de flores olhando
    para as ondas que rebentam na linha da praia.



    Nuno Judìce, Navegação de Acaso, Dom Quixote, Lisboa, 2013.






    Nuno Navegaçao







    UN THÉ DANS LA VÉRANDA




    Pendant que les vagues éclataient sur le bord de la plage,
    et que le vent soufflait dans les rainures des portes et fenêtres
    de la véranda, la femme vêtue de fleurs
    remuait lentement le thé qui rafraîchissait, et ne
    se rendait pas compte que la main qui faisait ce geste
    suivait le lever de cette vague se faisant
    plus lente afin de ne pas arrêter le mouvement
    du bras, et que les doigts puissent suivre avec plus
    de force la petite cuiller. Peut-être qu’un piano, caché
    dans sa tête, suivait le rythme de ses doigts
    aperçus, dans mon coin, appuyé à la porte que
    le vent persistait à ouvrir, pour aller jusqu’à
    la table où la femme s’était assise, et à agiter
    le vêtement jusqu’à ce que les fleurs se défassent,
    laissant tomber les pétales dans la tasse
    de thé d’où elle avait tiré la cuiller, pour
    boire son thé de fleurs en regardant
    les vagues déferler sur le bord de la plage.



    Nuno Judìce, Naviguer à vue, poèmes, Revue Nunc | Éditions de Corlevour, 2017, page 33. Traduit du portugais par Béatrice Bonneville-Humann et Yves Humann.






    Nuno Judice  Naviguer à vue





    NUNO JÚDICE


    Nuno_judice1
    Source




    ■ Nuno Júdice
    sur Terres de femmes

    Désir (poème extrait de Geometria Variável)
    Deus (poème extrait de Meditação sobre Ruínas)
    Lisboaxaca (poème extrait de Guia de Conceitos Básicos)
    Semiología (poème extrait de o movimento do mundo)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions de Corlevour)
    la page de l’éditeur sur Naviguer à vue
    → (sur BiblioMonde)
    une notice bio-bibliographique sur Nuno Júdice
    → (sur La Pierre et le Sel)
    une page sur Nuno Júdice
    → (sur lepetitjournal.com)
    un portrait de Nuno Júdice
    → (sur le site de la Fondation Calouste Gulbenkian)
    une bio-bibliographie (en portugais) de Nuno Júdice
    → (sur Lyrikline)
    plusieurs poèmes de Nuno Júdice dits par l’auteur
    → (sur Recours au Poème)
    cinq poèmes de Nuno Júdice traduits du portugais par Béatrice Bonneville et Yves Humann





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  • Agnès Clancier | Récit venu du nord




    RÉCIT VENU DU NORD




    Du pays voisin du lac aux salamandres
    de piste en piste
    et d’une source vive à l’autre,
    à travers les langues et les signes,
    portant dans son rêve toutes les étapes de son voyage
    empruntées aux autres peuples,
    un homme est venu partager le feu,
    conter les mythes de sa tribu
    et entendre nos chants.

    Les pistes de son clan,
    orientées vers le nord,
    reçoivent les récits
    de ces contrées lointaines,
    les tissent et les transmettent
    aux saisons passagères.

    Ainsi, depuis l’invisible région,
    où la forêt gorgée d’eau emplit le ciel,
    où les oiseaux se parent des éclats de l’opale,
    d’un territoire à l’autre,
    de famille en tribus,
    un récit est descendu jusqu’à nous,
    enlacé dans les fils de l’histoire des peuples,
    porté par les enfants, les sages et les sorciers.

    Le récit dit que là-haut,
    une femme blanche
    vit près des rivages,
    adoptée par un clan.
    Qu’elle est venue des terres
    et non d’un bateau,
    qu’elle a appris les rites
    et engendré des enfants.



    Agnès Clancier, « Cohabiter la terre » in Outback, disent-ils, éditions Henry, Les Écrits du Nord, 2017, pp. 88-89.






    Agnès Clancier  Outback





    AGNÈS  CLANCIER


    Agnès Clancier
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Henry) la fiche de l’éditeur sur Outback, disent-ils





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  • Isabelle Alentour | [Lac étal comme un épuisement]




    [LAC ÉTAL COMME UN ÉPUISEMENT]



    Lac étal comme un épuisement
    cherche une place dans la nuit

    eau dormante
    eau mourante
    absorbe l’or des mots
    qui hier encore
    nous embrasaient





    Mon cœur à travers la croisée qui rejoint les étoiles
    là où je te pense
    là où      nue
    je te découvre me                          manquant

    et mon bras sans penser qui s’élève et ce geste une main qui approche la peau sans savoir et ce doigt qui effleure d’abord comme s’il n’osait pas ne se souvenait pas et puis qui                             et ce doigt qui se pose sur la bouche et qui touche et qui glisse une lèvre la deuxième et savoure et puis caresse encore et ranime de loin de très loin souvenir enchanté

    le baiser

    La première lettre m’accorde à la nuit

    la seconde crève le silence
    et me parle de ce qui
    de toi

    s’avance et me défait



    Isabelle Alentour, « Seule » in Je t’écris fenêtres ouvertes, Éditions la Boucherie littéraire, Collection « La feuille et le fusil », 2017, s.f.






    Isabelle Alentour  Je t'écris fenêtres ouvertes





    ISABELLE  ALENTOUR
    [PELLEGRINI]



    Isabelle Pellegrini





    ■ Isabelle Alentour
    sur Terres de femmes


    [Jamais d’abord, ni contre] (extrait d’Ainsi ne tombe pas la nuit)
    [Heures douces d’un après-midi d’été] (extrait de Louise)
    Louise (lecture d’AP)
    Makapansgat (lecture de Philippe Leuckx)
    [Je me sens vieillir] (extrait de Makapansgat)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Pour ne pas perdre la pluie]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions la Boucherie littéraire) plusieurs extraits de Je t’écris fenêtres ouvertes
    → (sur Terre à ciel) une page sur Isabelle Alentour [+ mini-entretien avec Roselyne Sibille]
    → (sur Ce Qui Reste) une page sur Isabelle Alentour





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  • Nicolas Pesquès | Gilles Aillaud




    Gilles Aillaud  Autoportrait
    Gilles Aillaud, Autoportrait, 1955
    75 x 52,5 cm, collection privée
    © J.L’Hoir, Paris / Archives Galerie de France
    Source







    GILLES AILLAUD | PAN ! [ENVOL D’OISEAUX]
    (EXTRAIT)




    Aillaud 2
    Gilles Aillaud, Envol d’oiseaux, 2003
    Huile sur toile, 150 x 200 cm.







    Ils déguerpissent. Ils s’affolent et fuient dans le plus grand désordre ; ou bien ils barbotent dans leur fébrilité.
    Un à un, le peintre les a abattus en les laissant vivants.
    Les voilà qui courent l’espace pour colporter cette nouvelle. Ils zigzaguent dans l’air et dans leurs corps. Ils paniquent. Leurs contorsions les démembrent.
    Mais ils ne peuvent échapper à la peinture.
    Une main s’est portée à la hauteur de leur détente. Une main a vécu la même fièvre subite.





    Ce pourrait être l’image d’avant ou celle d’après. Le qui-vive serait toujours là et ce serait toujours comme ça. Toutes les images seraient pareilles et différentes. Des moments de toujours.
    Gilles Aillaud est de ceux pour qui chaque instant compte comme si c’était la terre entière ; guetteur d’éternité au cœur de l’ordinaire, grâce à quoi on peut, dans le même temps, entendre les dieux s’enfuir et voir leur brouhaha.

    Cela résonne comme un coup de fusil.

    Cela détonne en nous comme un savoir qui se referme, un son coupé de sa source, devenu apparent, disparu dans son battement.

    Pan ! fait s’envoler les oiseaux et cette frayeur est une beauté. Et une banalité.

    Pagaille indescriptible. Tout tremble ou fuse, en tremblant, en fusant.

    Rien ne sera plus comme avant, et cependant tout reprendra ses droits.
    Un regard conducteur, une passation corporelle auront construit ce qui ne se voit pas.

    Un octroi de présence. Un adieu à l’adieu, à l’impossible saisie déplacée par l’impossible poignet.

    Il a tiré à vue, et tout lui a échappé : les oiseaux fous et les flotteurs, les coups de rein, les embardées et les retardataires.


    […]


    Ce sont des oiseaux noirs. Avec eux, le noir s’élève, le deuil se dilue.
    Un peintre qui claudique vole une dernière fois. Ses oiseaux de malheur dansent à sa main. Une allégresse torture la gigue des voiliers et c’est la sienne qui l’orchestre fantasquement.
    Pour la main qui peint, les dieux sont musiciens. Leur silence nous suffit.


    […]


    Avec ce tableau, Gilles Aillaud a peint le motif impossible, celui qui n’a pas de forme et qui les contient toutes. En enfant d’Héraclite et en maître oriental au trait unique. Passant de l’apparence à l’invisible et réciproquement, l’une et l’autre issus d’une même nichée qui serait celle de l’art consommant ses ressources avec celles de la nature.


    […]



    Avec cet Envol d’oiseaux réalisé à la fin de l’été 2003, Gilles Aillaud peindra encore trois toiles de la même dimension (150 x 200 cm) dans le courant de l’hiver et du printemps 2004. […]




    Nicolas Pesquès, « Gilles Aillaud » (extrait) in Sans Peinture, L’Atelier contemporain, François-Marie Deyrolle éditeur, 2017, pp. 91-92-93-94.






    Nicolas Pesquès Tschann




    NICOLAS PESQUÈS


    Pesquès portrait
    Ph. © Jean-Marc de Samie




    ■ Nicolas Pesquès
    sur Terres de femmes


    Gilles Aillaud (extrait de Sans Peinture)
    après Privas. Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture », par Yves di Manno
    après Privas. Nicolas Pesquès (II). J9, Prémisses de lecture d’une « énigme intime », par Angèle Paoli
    Juliau//ascension face nord (lecture d’AP sur La Face nord de Juliau deux, trois quatre cinq, six)
    21 août 1995 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau trois, quatre (extrait)
    Comment recoller ce que la langue détache (extrait de La Face nord de Juliau, cinq)
    15 mai 1886 | Mort d’Emily Dickinson (+ extrait de La Face nord de Juliau, sept)
    La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix (lecture d’AP)
    [Courir la pente] (extrait de La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix)
    Intérieur nuit (Juliau 11)
    La Face nord de Juliau, treize à seize (lecture d’AP)
    28 février | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau (onze à seize)
    21-22-23 octobre 2013 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau dix-sept, dix-huit
    La caisse claire (journal d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    le site de Nicolas Pesquès
    → (sur Poezibao)
    La Face nord de Juliau, six, de Nicolas Pesquès (lecture d’Angèle Paoli)
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une
    fiche bio-bibliographique sur Nicolas Pesquès
    → (sur le site de L’Atelier contemporain)
    une fiche éditoriale sur Sans Peinture de Nicolas Pesquès
    → (sur le site de L’Atelier contemporain)
    une sélection de pages issues de Sans Peinture de Nicolas Pesquès [PDF]





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  • Gérard Cartier, Les Métamorphoses

    par Maëlle Levacher

    Gérard Cartier, Les Métamorphoses,
    Le Castor Astral, 93500 Pantin, 2017.



    Lecture de Maëlle Levacher


    L’ANALOGIE MYSTIQUE DANS LES MÉTAMORPHOSES :
    DIALOGUE AVEC GÉRARD CARTIER





    Les Métamorphoses de Gérard Cartier ont donné lieu à des commentaires portant sur les références littéraires1, l’écriture2, les thèmes du banquet et de l’âge qui vient3. Je m’intéresse ici à deux autres aspects de l’ouvrage, d’une part à ce qui semble témoigner d’une forme de mysticisme, d’autre part aux figures féminines. Les réflexions qui suivent, nées de la lecture de l’ouvrage, ont été développées dans un second temps grâce à des éléments fournis par G. Cartier4.

    La dimension « mystique » du texte est portée par des motifs et thèmes religieux récurrents. Ainsi, prière (« La mort », p. 25), louange, mortification sont régulièrement mentionnées au long du recueil ; reniement et Passion sont évoqués (« Banquet des sens », p. 75). Parmi les « banquets » représentés, la Cène figure à plusieurs reprises. G. Cartier explique que le livre est composé « sur la base de 10 poèmes + 1. Celui-ci, le premier, plus court, évoquait initialement un banquet et un tableau précis5, le plus souvent ancien (Philippe de Champaigne, Dierick Bouts le Vieux, Renoir, etc.) – d’où la récurrence de la Cène ». Cette « cuisine » de la composition du livre, que l’auteur a bien voulu dévoiler, ne minore pas la dimension symbolique du dernier repas du Christ : le lecteur pourra transposer à la figure du poète l’idée de résurrection glorieuse, avatar de la postérité glorieuse de la tradition littéraire. Si le Christ ne révèle sa mission rédemptrice que dans le sacrifice et la résurrection, le poète ne se révèle dans sa nature spirituelle que par l’opération d’une lecture posthume (« Palinodie de la résurrection », p. 946). Dans « Banquet des nombres » (p. 89), le treizième convive qu’on devine être le Christ, « rassemble / Les signes épars et de ce peu se fait / Une algèbre infinie… » ; en cela il accomplit un geste comparable à celui du poète qui sait voir ce qui reste inintelligible aux autres, et pour qui, rappelle G. Cartier, « la poésie est aussi un art des nombres ». La Genèse est évoquée dans le dernier poème (« Le carnet », p. 102). Or la fin de ce poème fait retour au poème liminaire en le citant : « Bénie la table et les longs amis » ; si cette « table » est celle des poètes, il y a une circularité structurelle instaurant un rapport d’analogie entre le banquet apostolique et le banquet poétique.

    L’auteur déclare avoir un « penchant profond » pour la retraite solitaire, « sorte de folie nécessaire » à l’écrivain comme au moine. Il semble porter en lui le désir d’une ascèse profane, unique voie d’accès à l’écriture, à l’accomplissement de la vocation du poète, ainsi, pourrait-on ajouter, qu’à son salut spécifique : l’existence littéraire posthume. Cette aspiration personnelle, sans rapport avec la transcendance, explique la présence de certaines références mystiques (« Retraite », p. 30). G. Cartier ajoute qu’à son goût personnel pour la solitude s’articule son goût littéraire pour, parmi d’autres, certains poètes attachés au thème de la transcendance.

    Ce livre est donc en partie le produit d’une appropriation par l’auteur de thèmes et de motifs issus de la tradition chrétienne ; ce n’est pas sans lien, confie-t-il, avec sa fascination pour tout type de monachisme, et en particulier celui des chartreux qu’il fut amené à côtoyer enfant. Son prochain livre de poèmes, L’Ultime Thulé7, témoignera à nouveau de cette inspiration, sans révérence ni complaisance cependant envers l’institution religieuse.

    Par ailleurs, l’ouvrage tient de la confidence, presque de la confession. Il balance entre élans et regrets douloureux, de sorte que les métamorphoses éponymes pourraient être celles du sujet qui adopte successivement des postures de mortification et de jouissance. Pour G. Cartier, ces métamorphoses sont avant tout « celles de l’auteur lisant les poètes, celles de l’individu repassant sa vie et regardant ce qui “reste du voyage” ». Culpabilité, mortification de la chair reparaissent cependant de poème en poème, de sorte que la tonalité élégiaque, qui fraie avec l’amertume (ou qui la combat) peut être perçue par le lecteur comme l’expression de sentiments nés du registre des valeurs chrétiennes ; l’auteur tempère cette interprétation en reliant la tonalité élégiaque au sentiment de l’âge qui vient, et en rappelant qu’une joie violente, païenne, caractérise nombre de poèmes du recueil.

    Ma lecture des Métamorphoses m’avait fait supposer l’auteur croyant ; il est athée. Cette découverte m’engage à questionner ma façon de lire les références religieuses dans les textes littéraires. J’ai lu sept fois La Tentation de saint Antoine au cours de mon adolescence ; j’ai lu bien plus tard La Légende de saint Julien l’Hospitalier8. Ai-je jamais pensé à Flaubert comme à un homme mystique, comme à un (bon) chrétien ? Non. Est-ce parce que je possédais déjà un savoir tacite indiquant que Flaubert n’était pas religieux ? Ou est-ce parce que je n’étais pas sensible à l’époque à l’arrière-plan institutionnel du thème religieux ? Je crois que c’est pour la seconde raison. Il me reste en effet des dessins de jeunesse présentant des motifs chrétiens, issus de ma culture générale et de mon intérêt pour les beaux-arts. Je traitais donc ces motifs, et les lisais dans Flaubert, comme des motifs mythologiques, du même ordre peut-être que ceux de l’Iliade ou de la légende arthurienne. Pourquoi aujourd’hui, parcourant le livre de G. Cartier, lis-je autrement ces motifs, et les considéré-je comme l’expression de la foi de l’auteur, alors même que mes remarques analytiques prennent soin de distinguer la figure du poète qui se dessine à travers les textes, de la personne de l’auteur ? La révélation de cette faute de lecture me trouble ; je serai attentive à ce point en lisant L’Ultime Thulé, « qui reprend et actualise la légende de saint Brendan, moine irlandais du VIe siècle qui aurait découvert l’Amérique ».

    Un autre aspect des Métamorphoses a retenu mon attention : les figures féminines n’y semblaient souvent qu’objet de désir, de tentation, de convoitise, que menace à l’encontre de la vertu des hommes (« La création », p. 16, « L’homme-machine », p. 68). Ce n’était pas leur rendre justice que de les enfermer dans le registre de la faute ; la référence chrétienne avait-elle tendu ce piège à l’auteur ? Celui-ci concède que cette image des femmes est bien présente dans le recueil ; il rappelle cependant que « certains poèmes évoquant des femmes montrent une autre image que celle d’objet de l’amour (Hildegarde de Bingen, Anna de Noailles, la Du Deffand, d’autres peut-être) ». Suivant l’auteur sur la voie de cette rectification, je mentionnerais par exemple « Du désir ainsi que d’un fruit9 » (p. 82) qui, quoiqu’il relève du thème amoureux, paraît bien évoquer une femme particulière et non allégorique, une personne caractérisée, en l’occurrence, par une beauté enveloppant une aigreur de pensées, de sentiments ou de comportements. Délice qui se corrompt de lui-même, elle est également spécifiée dans la relation qu’elle entretient avec la figure du poète.

    G. Cartier ajoute que l’amour étant de très loin le thème le plus important de la poésie française, il était impossible de ne pas y céder « dans un livre qui se veut un hommage aux poètes à travers une évocation, biaise ou lointaine, de leur œuvre. » Certes ; cependant, ce n’est pas au recours au thème amoureux que je réagissais plus haut, mais au fait qu’il puisse cautionner des figures féminines fantasmées. Le fond de ma réflexion, élargie bien au-delà de l’étude de cet ouvrage, prenait en considération les figures allégoriques de la Femme, sublimée ou perverse, conçues par la sensualité créative des poètes (contemporains et pas seulement classiques), et qui ne sont pas de ce monde : elles me chagrinent dans la mesure où les femmes qui sont de ce monde se trouvent par elles exclues de sa traduction poétique au profit de chimères.

    Dans ce dialogue entre mes propositions de lecture et les nuances apportées par G. Cartier, celui-ci aura les derniers mots : « J’ai longtemps considéré ce livre avec un peu d’étonnement, car il ne me ressemble pas totalement, mais je suis finalement heureux qu’on puisse le lire sous des angles très différents : n’est-ce pas ce que veut aussi dire ce titre des Métamorphoses ? »



    Maëlle Levacher
    D.R. Texte Maëlle Levacher
    pour Terres de femmes





    ________________________________
    1. Article de Claude Adelen.
    2. Gérard Noiret.
    3. Georges Guillain.
    4. Communication personnelle précieuse, pour laquelle je le remercie vivement.
    5. Dispositif finalement simplifié en remplaçant la référence picturale par une référence poétique.
    6. Pour G. Cartier, le texte autorise cette lecture, mais son intention, en le composant, était d’ironiser sur la naïveté du lecteur posthume qui voit dans les vers épicuriens du poète ancien l’expression de son bonheur, quand celui-ci écrivait en fait dans l’ascèse et la peine ; de là la résurrection glorieuse du poète, fondée sur un malentendu.
    7. À paraître en 2018 chez Flammarion.
    8. Ces deux textes ont paru dans les années 1870.
    9. Poème que j’ai préféré, et que cite Gérard Noiret dans son article. G. Cartier précise dans son entretien avec G. Noiret que ce poème a été écrit « en pensant au poète andalou du XIe siècle Ibn Zaydûn, resté célèbre pour ses amours contrariées ».







    Gerard Cartier, Les Métamorphoses






    GÉRARD CARTIER


    PORTRAIT DE GERARD CARTIER
    Image, G.AdC



    ■ Gérard Cartier
    sur Terres de femmes



    .La duplicité. (poème extrait des Métamorphoses)
    [Terra nullius] (extrait de L’Ultime Thulé)
    Le Voyage de Bougainville (lecture de Marie-Claire Bancquart)
    Le Voyage de Bougainville (lecture d’AP)
    .Par moi on va dans la cité dolente… (poème extrait du Voyage de Bougainville)
    Tristran (lecture de Nathalie Riera)
    Le philtre (extrait de Tristran)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier
    → (sur le site du Castor Astral)
    la fiche de l’éditeur sur Les Métamorphoses de Gérard Cartier





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  • Raphaële George | [On ne devrait jamais arrêter d’écrire, ce qui est poésie surtout]




    [ON NE DEVRAIT JAMAIS ARRÊTER D’ÉCRIRE, CE QUI EST POÉSIE SURTOUT]



    On ne devrait jamais s’arrêter d’écrire, ce qui est poésie surtout. On perd l’habitude, le souffle, le ton, on perd même sa compréhension faite de tant d’amabilité, et bêtement l’arrêt nous rend ignorant de ce qui juste avant nous était encore nécessaire. Ainsi on sort de la grâce. Peut-être est-ce ce qui m’est arrivé à force d’avoir peur de mal faire, de mal dire. Je me crois maintenant en un point de non-retour. Il faut que je retrouve ma force antérieure mais comment ? Il faut que je retrouve une certaine innocence, cette poésie attachée et venue des sentiments simples, accepter cette montée de la nostalgie, cette montée que la plupart du temps nous ne pouvons laisser venir et que nous occultons.


    On ne devrait jamais s’arrêter d’écrire, tout ce qui est poésie surtout. On perd l’habitude, et bêtement on devient ignorant de la musique qui lui est nécessaire. D’une certaine façon on sort de la grâce. Peut-être est-ce ce qui m’est arrivé à force d’avoir peur de mal faire, de mal écrire. J’arrive maintenant à un point de non-retour. Il faut que je retrouve ma force antérieure. Il faut que je retrouve une certaine innocence, la poésie attachée aux premiers sentiments, à une certaine montée de la nostalgie, cette montée que la plupart du temps nous ne pouvons laisser venir et que nous occultons.*



    ____________________
    * Ces deux variantes existent sous forme dactylographiée, sans qu’il soit possible d’établir l’antériorité de l’une par rapport à l’autre.



    Raphaële George, Je suis le monde qui me blesse, journal intégral (1976-1985), Éditions Unes, 2017, page 113. Édition établie par Jean-Louis Giovannoni et Nicolas Marquet.






    Raphaële George  Je suis le monde qui me blesse




    RAPHAËLE GEORGE


    Raphaële George




    ■ Raphaële George
    sur Terres de femmes

    Double intérieur (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Feu noir sur feu blanc, ou comment lire Raphaële George ? (chronique de Gisèle Berkman)
    Ghislaine Amon (Raphaële George) | [Ne parle pas, ne dis rien] (extrait du Petit Vélo beige)
    [Amour]
    Suaires (extrait de Double intérieur)
    2 avril 1951 | Naissance de Raphaële George (+ extrait de Double intérieur)
    22 août 1978 | Raphaële George, feuilles éparses
    7 juin 1982 | Raphaële George, Journal
    3 février 1984 | Lettre de Raphaële George à Jean-Louis Giovannoni (+ La Main de Raphaële George, par Jean-Louis Giovannoni)
    30 avril 1985 | Mort de Raphaële George (+ notice bio-bibliographique)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur lelitteraire.com)
    une lecture de Je suis le monde qui me blesse par Jean-Paul Gavard-Perret
    le site Raphaële George, créé par Jean-Louis Giovannoni





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  • Burns Singer | [To see the petrel cropping in the farmyard]




    [TO SEE THE PETREL CROPPING IN THE FARMYARD]



    To see the petrel cropping in the farmyard
    Among brown hens, trying in vain to cluck,
    Trying to rouse the rooster, trying too hard,
    And cursing its enormous lack of luck,
    That, or to watch it stalling over snow
    Starved, as at last, its energies pegged out,
    Its fluttering perishes, and it does not know
    What water this is though it cannot doubt,
    That is not all enough. Remember then
    The black bird, white bird, waltzing, gale and all
    Fetch, lunge, soar, paddle, with an Atlantic squall
    Or semi-Arctic blizzard, until an
    Immense sea breaks you and the gunwales grip
    And one storm petrel rises like a whip.







    [VOIR LE PÉTREL PICORER DANS UNE COUR DE FERME]



    Voir le pétrel picorer dans une cour de ferme
    Parmi les poules rousses, cherchant en vain à caqueter,
    Essayant de réveiller le coq, essayant trop,
    Et qui maudit son énorme malchance.
    Ça, ou bien le regarder s’enfoncer dans la neige,
    Affamé, quand enfin, toutes forces épuisées,
    Ses battements d’ailes cessent et qu’il ne sait pas
    Ce qu’est cette eau bien qu’il ne puisse douter
    Qu’elle n’est pas assez abondante. Alors souviens-toi
    De l’oiseau noir, de l’oiseau blanc, qui valse dans la tempête,
    Pêche, plonge, palme, fuse dans une bourrasque Atlantique
    Ou un blizzard semi-Arctique jusqu’à ce qu’une vague
    Énorme te brise, agrippe les plats-bords
    Et qu’un pétrel-tempête jaillisse comme une flèche.



    Burns Singer, Sonnets pour un homme mourant, XXX [Burns Singer, ”Sonnets for a Dying Man”, in Collected Poems, Carcanet Press Limited, Manchester, 2001], édition bilingue, éditions Obsidiane, 89500 Buzzy-le-Repos, 2017, pp. 76-77. Traduit de l’anglais par Anthony Hubbard et Patrick Maury. Préface de Patrick Maury.






    Burns Singer  Sonnets 2





    BURNS  SINGER


    Burns Singer
    Source




    ■ Burns Singer
    sur Terres de femmes

    [That numerous stranger dipped in my best disguise] (autre extrait de Sonnets pour un homme mourant)




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur La Cause Littéraire)
    une recension de Sonnets pour un homme mourant par Didier Ayres
    → (sur Dailymotion)
    Patrick Maury (Revue Secousse) lit des extraits de Sonnets pour un homme mourant de Burns Singer





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  • Marilyne Bertoncini | [Ici… Là]




    [ICI… LÀ]




    Ici
    tout en bas de la falaise
    le noir granit creuse une vasque si profonde qu’à
    marée basse on y entre
    à mi-corps

    Entre deux roches se cachent les tourteaux
    aux carapaces vernissées
    de transparentes chevrettes
    les mouvantes anémones
    et la fine dentelle des laminaires
    sur l’écran de l’eau

    Flottants comme ces algues entre deux profondeurs
    tendant leurs rets doux et luisants dont la main ne saisit
    que fuite coulissante

    les lieux m’échappent






    […]






    sur l’étroite avancée rocheuse
    ignorant la guipure d’écume au pied
    de la falaise
    et le point où la mer à l’horizon
    se coupe
    il est le centre d’une sphère
    où sa pensée
    se perd
    dans des scintillements d’azur cuisant
    comme le cri des sternes

    Phidias ! Phidias !

    L’enfant marche comme l’on danse
    dans la poussière du chemin
    que soulève
    son talon…



    Marilyne Bertoncini, La Dernière Œuvre de Phidias suivi de Invention de l’absence, version augmentée, Jacques André Éditeur, Collection Poésie XXI, 2017, pages 19 et 26.







    Bertoncini Phidias





    MARILYNE  BERTONCINI


    Bertoncini
    Source




    ■ Marilyne Bertoncini
    sur Terres de femmes

    À l’ombre du mûrier (extrait de L’Anneau de Chillida)
    La Dernière Œuvre de Phidias (lecture d’AP)
    Labyrinthe des nuits (lecture d’AP)
    Mémoire vive des replis (lecture de Sophie Brassart)
    [En nageant jusqu’au bout de ton rêve] (extrait de Mémoire vive des replis)
    La Noyée d’Onagawa (lecture d’AP)
    [Je l’imagine] (extrait de La Noyée d’Onagawa)
    Sable (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au poème)
    plusieurs pages sur Marilyne Bertoncini
    Minotaur/a, le blog de Marilyne Bertoncini





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  • Luce Guilbaud | [Le haut le bas l’envers l’endroit]




    [LE HAUT LE BAS L’ENVERS L’ENDROIT]




    Le haut le bas l’envers l’endroit

    bien accroché le cœur
    il se soumet aux monstres marins
    décidé à choisir l’envergure de la voile
    affrontement sous la coque
    ventre éparpillé à la gueule

    toute mémoire poussée à l’avant

    contre le vent dépareillé
    tu reviendras dans mes bras d’océan
    après manœuvres de ports lointains

    tu trouveras l’échancrure de la côte
    par où le cœur perdra    aimera
    perdra encore
    tandis que je dérive en blanc de mouette

    après le vent

    rien

    mais la mer.



    Luce Guilbaud, « Homme debout sur la mer » in Demain l’instant du large, Éditions LansKine, 2017, page 18.






    Luce Guilbaud  Demain l'instant du large





    LUCE GUILBAUD


    Luce Guilbaud
    Source




    ■ Luce Guilbaud
    sur Terres de femmes


    [L’ombre amoureuse] (extrait de Débordé pourpre)
    Demain l’instant du large (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [il y a eu des pluies] (extrait de Nuit l’habitable)
    [Mon enfance] (extrait d’Où la chambre d’enfant)
    [les ombres envahissent] (extrait de Pas encore et déjà)
    Mère ou l’autre (note de lecture d’AP)
    [mon père m’offre des animaux] (extrait de Vent de leur nom)
    Danielle Fournier | Luce Guilbaud, Iris (note de lecture d’AP)
    Danielle Fournier | Luce Guilbaud, Iris (extrait)
    Danielle Fournier | Luce Guilbaud [Dis-moi plutôt ce qui nous réunit](autre extrait d’Iris)
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime (chronique de Marie-Hélène Prouteau)
    Luce Guilbaud | Amandine Marembert | Renouée (extraits de Renouées)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Le corps penche




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions LansKine)
    la notice de l’éditeur sur Demain l’instant du large
    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Luce Guilbaud
    → (sur le site de la Maison des écrivains)
    une fiche bio-bibliographique sur Luce Guibaud
    → (sur YouTube)
    Rencontre avec Luce Guilbaud, peintre et poète de Saint-Benoist-sur-Mer





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  • Marie-Claire Bancquart, Figures de la Terre

    par Angèle Paoli

    Marie-Claire Bancquart, Figures de la Terre, Poésie,
    Éditions PHI, Collection Graphiti 107, 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli



    « QUAND J’AURAI VÉCU MA DERNIÈRE NUIT DE FEMME »




    Il arrive que la vie s’amenuise, que son amplitude se réduise à un carré de ciel, au tremblé des feuilles dans l’arbre qui jouxte la fenêtre, à de menues figures qui s’éclipsent aussi vite qu’elles sont apparues. Ce sont Figures de la Terre ; et le regard mi-tendre mi-mélancolique mais lucide qui se pose sur ces figures, ce regard-là est celui d’une poète. C’est celui de Marie-Claire Bancquart.

    Dans le même temps que se réduit l’espace du monde s’aiguise le regard qui se pose sur les choses et qui les observe avec bienveillance. Dans le même temps que s’aiguise le regard s’affûte le questionnement de la poète sur le monde. Et le questionnement sur elle-même. De sorte que Figures de la Terre est tout à la fois un recueil de poèmes, un art de la méditation et un art poétique. Il est rare que les trois dimensions coexistent. Chez Marie-Claire Bancquart, la synthèse est quasi absolue, qui assure au dernier recueil de la poète un équilibre parfait entre esthétique poétique et pensée.

    Il suffit parfois, pour continuer de vivre dans un monde que l’on ne reconnaît plus, d’accepter de se défaire, de s’alléger, de réduire la voilure. Consciente que sa vie s’amenuise et qu’elle se dirige vers sa fin, Marie-Claire Bancquart se soumet à l’ordre des choses. Une soumission qui fait partie de sa sagesse :

    « J’accepte

    mon « Je » pas noble,

    proie de souvenirs tristes.

    Je vis avec. »

    Les « figures de la Terre » qu’affectionne la poète sont le plus souvent de l’ordre de l’infime et du minuscule. Elles sont figures modestes de la nature, herbe et trèfles, ravenelle ici, renouée ailleurs. Mais ce sont aussi vieilles choses usées qui parlent d’elles-mêmes tout comme elles lui parlent d’elle, subtilement :

    « Nous avons l’âge

    de toute chose usée

    qui en dit très long à notre paume. »

    Vers repris en écho un peu plus loin dans le recueil, avec variation :

    « Nous avons l’âge

    de toute chose usée.

    D’arbre en arbre

    en silence

    nous distinguons les replis des feuilles. »

    Ce qui fait le lien entre ces réalités de la Terre et la poète elle-même, c’est la caresse. Caresse du regard, caresse de la paume. La caresse souvent fait défaut, qui manque à notre désir. Elle est pourtant le geste nécessaire pour effleurer la « peau du temps ». La poète interroge, perplexe :

    « Et si la terre

    était simple dans sa rondeur ?

    Si nous n’avions pas su la caresser ? »

    Et puis, dans le final du poème, l’expression d’un regret amer :

    « La terre tourne, oui, mais c’est en notre absence…»

    Ou plus loin, dans un autre poème, celle d’un désir inaccessible :

    « Du moins

    comme on prend entre les

    mains un visage, si nous

    pouvions étreindre la figure de la terre, si pauvre, si belle ! »

    À nouveau, dans un autre vers, se dit l’expression du regret face à notre indifférence, voire peut-être notre mépris :

    « Mais le bois vivant

    qui parle de lui ?

    qui le caresse, et qui le loue ?

    — C’est l’affaire de l’arbre. »

    Au-delà de la caresse, ou complémentaire à elle, il y a l’empreinte. Celle de la main, celle de la peau. Celle des écorces et des troncs d’arbres, celle des strates de la terre, lesquelles recèlent fossiles et « miettes » de cailloux de coquilles. Sous « cet incessant feuilletage » se cachent moisissures et pourritures qui travaillent la terre et tout ce qu’elle porte en elle. Tout ce que la terre recèle de vies mystérieuses forme « la peau fatiguée du temps ». La peau humaine est sa semblable, travaillée de l’intérieur, en silence. Entre la poète et la nature se noue un accord profond. La poète, par l’attention qu’elle lui porte et par les mots qu’elle lui consacre, se fait passeuse :

     « Je deviendrai sentence d’écureuil ».

    Autant de menues choses qui, dans leur modestie, apprennent à prendre en considération, avec une même équanimité, le vieil arbre du square et la silhouette fragile de la poète. Car de « caresse » à « casse » ne manque qu’une syllabe :

    « Petit arbre de square,

    un tout-venant,

    je le caresse chaque matin.

    Ma peau vieillie touche sa

    modeste écorce.

    Ma colonne vertébrale

    s’allie à son fragile tronc.

    […]

    …Une seule branche coupée, l’arbre aurait pu

    croître à nouveau.

    Maintenant, c’est la mort au cœur de son être.

    Je tourne autour de lui, je casse une branchette

    comme un très maladroit mot d’adieu. »

    Dans un monde qui a bousculé toutes nos certitudes, renversé tout ce à quoi nous étions attachés, laissant suinter les blessures ouvertes, il ne reste que gestes simples à accomplir. Caresser « la minime grenouille », « la replacer dans ses herbes » et laisser errer

    « notre main sur l’écorce d’un arbre

    qui répond par une tiédeur de vie cachée. »

    Dans un monde que les dieux, même les plus modestes — « dieu des cendres, des fourmis, des bouffées d’air » —, ont déserté, il ne reste à l’athée confronté à son immense solitude et à l’immensité de l’incompréhensible, qu’à arrêter son regard sur le « très petit insecte sur le mur », — celui-là même qui

    « grimpe follement

    vers

    une plus minuscule proie » —

    pour renouer avec les questions premières, celles que se pose tout homme :

    « La naissance d’une fourmi

    pose un vaste pourquoi. »

    Quel sens donner à cette vie minuscule ? Et quel sens donner à toute vie qui va vers sa fin, inéluctablement ?

    Dès le poème d’ouverture du recueil, la poète affirme ce qui lui tient à cœur et qui constitue l’essentiel de son art poétique :

    « Nous aimons la simplicité. »

    En amont de cette affirmation, qui se détache de l’ensemble et scinde le poème en deux temps, elle évoque l’humilité et la modestie de ce qui l’occupe désormais tout entière : « Petit bruit, pluie. » / « Fourmi » / « minces pattes avec les feuilles. » Avec, en accompagnement sonore, un chuchotis :

    « Cavalerie fourmi

    chuchote à minces pattes avec les feuilles. »

    En aval de l’affirmation, Marie-Claire Bancquart expose l’idéal poético-existentiel qu’elle aimerait atteindre dans le souci permanent de préserver la paix : se contenter de ce peu qui est peut-être l’essentiel :

    « Nous serions stratèges en gouttes et en brindilles,

    nous préserverions une paix. »

    La paix ? Dans un monde écartelé entre « violence » et « émotion minime », la recherche de la poète est constante.

    « Mais si lointaine, si mal finie, la paix que je recherche ! »

    Ou encore :

    « Un autel de paix ?

    — On le cherche dans l’alphabet, en mots d’échange… »

    Dans le même temps que se vivent et se disent les joies simples du jour se dit aussi l’angoisse d’être confronté, quotidiennement, à la « syntaxe difficile de ce monde » et la hantise d’assister impuissant au désastre. La destruction de la Tour Eiffel :

    « Chaque matin jadis, petite, sûre joie :

    recouvrir de sa main, sur la vitre du salon, la Tour Eiffel,

    caresser la petite rondeur de sa tête.

    Mais à présent, on n’ose plus, on regarde d’abord. »

    …Et si un attentat l’avait désarçonnée ? Si elle gisait, toute longue dans le square ?

    Et le bonheur, dans tout cela ? Il ne s’accorde nullement avec le bleu aveuglant du ciel. Il s’accorde avec les insectes infimes, avec le mouvement des nuages, avec le vol des oiseaux :

    « Alors

    les oiseaux et moi

    nous nous intéressons à la beauté des mots, des ombres,

    mais nous ne pourrions prendre

    la responsabilité d’un grand bonheur constant et bleu. »

    Une forme de bonheur réside encore dans le goût des mots, leur beauté cachée, leur étymologie troublante (“le mot « mot » vient du latin « mutus », muet…”). Ainsi, comme les mots, la poète sera in fine absorbée par le silence :

    « Ainsi, poète, à petit bruit,

    tu rejoins ton frère :

    le silence. »

    À cette ultime leçon d’humilité, le désir me vient de rajouter cette autre, bouleversante de sagesse, qui renvoie peut-être à une transmigration presque bouddhique :

    « quand j’aurai vécu ma dernière nuit de femme,

    je plongerai dans l’univers multiple,

    j’intégrerai telle espèce animale, telle herbe,

    puis telle autre.

    Puis ce sera la disparition dernière du vivant. »

    Magnifique recueil que ces Figures de la Terre. À lire et à relire. Et à méditer.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Marie-Claire Bancquart  Figures de la terre






    MARIE-CLAIRE BANCQUART


    Bancquart Guidu
    Image, G.AdC





    ■ Marie-Claire Bancquart
    sur Terres de femmes


    [Habiter l’herbe et le trèfle] (poème extrait de Figures de la Terre)
    Intervalle (poème extrait d’Avec la mort, quartier d’orange entre les dents)
    Buis
    Liturgique (poème extrait de Dans le feuilletage de la terre)
    Ressac (autre poème extrait de Dans le feuilletage de la terre)
    [Ces gants anciens] (poème extrait de De l’improbable)
    Impostures (lecture d’AP)
    [Comment vivre dans une maison sans jardin] (poème extrait de Qui vient de loin)
    [Qu’avez-vous fait] (poème extrait de Terre énergumène)
    [Il y a du jeu] (poème extrait de Tracé du vivant)
    [Une ville aimée luit et crie] (autre poème extrait de Tracé du vivant)
    [Toi, l’herbe] (poème extrait de Violente vie)
    Violente vie (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    En Angleterre (poème inédit)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    portrait de Marie-Claire Bancquart (+ un poème issu du recueil La Mort, quartier d’orange entre les dents)




    ■ Voir aussi ▼


    le site personnel de Marie-Claire Bancquart





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