Étiquette : 2017


  • Nicolas Waquet | [c’est l’automne, le ciel est creux]


    [C’EST L’AUTOMNE, LE CIEL EST CREUX]



    c’est l’automne, le ciel est creux
    et c’est l’après-midi

    de grands arbres tumultueux
    au bois dur, parfumé
    diffusent une lueur de peine

    et l’amant, par ces allées
    où la lumière se traîne

    erre, discret dans cette douleur
    vacante, cherchant, meurtri
    à se vêtir d’obscurité

    dans le ciel égorgé

    ce soir encore
    tu fonds sur mon épaule

    amour au plumage enflammé

    tu t’accroches
    morsure dans ma chair

    brûlure amère des jours perdus

    des joies limpides
    auxquelles je n’ai su boire

    la nuit
    lenteur

    le monde en équilibre

    les choses
    éclosent

    j’oublie ma densité

    j’avance

    un pas
    un mot

    sur le fil du poème

    la langue
    un gouffre

    et le sens un vertige

    je veille

    j’attends
    les yeux ouverts

    le vol des rêves
    et son bruissement aveugle

    la lune

    — un instant —
    crève les nuages

    me poignarde innocente
    insensée

    moi — rien
    que cette coïncidence



    Nicolas Waquet, Puisqu’il fait jour, 7, Éditions de Corlevour | Revue Nunc, 2017, pp. 51-52-53-54.






    Nicolas Waquet Puisqu'il fait jour





    NICOLAS WAQUET


    Waquet-Nicolas-portrait2014





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au poème)
    une page sur Nicolas Waquet





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  • Guillevic | À Denise Le Dantec



    Blessure
    « Au commencement était la blessure »
    Ph., G.AdC








    À DENISE LE DANTEC




    Au commencement était la blessure
    Et la blessure n’a pas cessé.

    Dans le vent, dans la lumière océanique,
    Dans la nuit-tourbillon, dans la nuit-aux-aguets,
    Dans la rare ascension au presque bien-être,

    L’entourage
    Comme un ajonc universel
    Crie son besoin
    De partager la déchirure —

    Et pourtant la caresse
    D’un pétale de rose

    Inaccessible
    Et toujours présent.


    28/06/19801



    Guillevic, « Pour saluer quatre voix amies de femmes en poésie », in Ouvrir, Poèmes et proses, 1929-1996, Éditions Gallimard, Collection blanche, 2017, page 74. Édition établie et préfacée par Lucie Albertini-Guillevic. Postface de Monique Chefdor.



    ________________________________________
    1. Ce texte dédié a été écrit après la lecture des poèmes de Denise Le Dantec qui a publié une trentaine d’ouvrages dont Guillevic et la Bretagne, Éditions Blanc Silex, 2000.






    Guillevic  Ouvrir





    GUILLEVIC


    Guillevic dantec
    Source




    ■ Eugène Guillevic
    sur Terres de femmes


    5 août 1907 | Naissance d’Eugène Guillevic
    A
    Carnac, traduit en corse par Francescu-Micheli Durazzo
    Rites



    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Ouvrir d’Eugène Guillevic
    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la préface d’Ouvrir d’Eugène Guillevic par Lucie Albertini-Guillevic (flipbook, PDF)



    ■ Denise Le Dantec
    sur Terres de femmes


    [Beau temps sur la planète] (extrait d’ENHEDUANNA)
    29 avril | Denise Le Dantec, L’Estran
    [« ceci est l’espace de la transparence »](poème extrait d’et je t’embrasse)
    Mémoire des dunes
    Mémoire des dunes (extrait de 7 Soleils & autres poèmes)
    [La Seine est verte] (extrait de La Seconde augmentée)
    La Seconde augmentée (lecture d’AP)
    [J’ai pris la perspective du rossignol](extrait de La Strophe d’après)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Où quand
    → (dans la Galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Denise Le Dantec (+ un extrait de l’Encyclopédie poétique et raisonnée des herbes)





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  • Jean Ristat | [C’était dans les îles là-bas]



    Burattoni
    Dessin original de Gianni Burattoni
    in Ô vous qui dormez dans les étoiles enchaînés,
    éd. Gallimard, 2017, page 10.








    [C’ÉTAIT DANS LES ÎLES LÀ-BAS]




    C’était dans les îles là-bas où l’on regarde
    Le ciel obscur dans un miroir comme une lettre
    Cryptée pour en déchiffrer l’énigme appelle
    T-on cela une vie et sur le sable la
    Mer efface le dessin d’un rêve aussi
    Tôt que tracé c’était dans l’envers du monde et
    La lune sous le bras tu marchais au milieu
    Des dieux en exil à pâques il n’y aura pas
    De résurrection





    Comme tu aimais les vagues lorsqu’elles font
    Le bruit d’un livre qu’on feuillette et nous racontent
    L’histoire du ciel amoureux de la terre





    Comment en pleine course encore cet effréné
    Désir de vivre désormais rendu à la
    Nuit immobile et lourde ah je n’accuserai
    Ni les dieux ni les hommes je n’ai rien à dire
    Que les larmes et sur la tête du dormeur l’ogre
    A posé sa patte griffue comme un rêve d’éternité
    Nul n’échappe à la froide nécessité





    Ô vous qui dormez dans les étoiles enchaînés
    Ombres ombres aimées que me voulez-vous
    Je marche parmi les ruines et je cherche encore
    Au ciel la lumière dans la nuit une poche
    Vide
    Pourtant





    Mélisande a perdu sa bague dans l’eau d’une
    Fontaine avant de mourir comme aragon
    J’ai les yeux brulés





    Ah maintenant que les acteurs sont partis les
    Musiciens à leur tour rentrent dans la coulisse
    Le rideau de scène tiré les spectateurs
    Se lèvent dans le plus grand désordre la salle
    Tinte comme un sac d’osselets tu salues le
    Peuple des ombres
    Ami





    Tout
    En moi
    Étrangement
    S’éteint et
    Attend





    Tamara Ô tamara
    Les anges ont replié leurs ailes sur le tom
    Beau de l’amour




    Jean Ristat, « I. Éloge funèbre de Monsieur Martinoty » in Ô vous qui dormez dans les étoiles enchaînés, accompagné de dessins originaux de Gianni Burattoni, Éditions Gallimard, Collection blanche, 2017, pp. 11-12-13-15.






    Jean Ristat  O vous qui dormez





    JEAN RISTAT


    Jean Ristat
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Ô vous qui dormez dans les étoiles enchaînés
    → (sur le site d’En attendant Nadeau, n° 45)
    une note de lecture de Gérard Cartier sur Ô vous qui dormez dans les étoiles enchaînés





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  • Ghyslaine Leloup & Noël Roch, Bien à vous, Une correspondance

    par Angèle Paoli

    Ghyslaine Leloup & Noël Roch, Bien à vous
    Une correspondance,

    éditions unicité, 2017.
    Préface d’Alain Vircondelet.



    Lecture d’ Angèle Paoli



    Ghyslaine Leloup par Noël Roch
    Noël Roch, Ghyslaine Leloup au fauteuil bleu (détail), 2012.
    Acrylique sur panneau









    LE COLLOQUE SINGULIER




    C’est une « drôle de chose » que cet échange épistolaire entre un médecin-philosophe-peintre-ogre et une poète (poétesse ?). Un « colloque singulier » à deux voix, cependant : celle de Ghyslaine Leloup et celle de Noël Roch. L’un et l’autre ont en partage la première de couverture ; le peintre, par la toile choisie pour illustrer le recueil (Conversation, Acrylique sur toile, 80 cm x 100 cm) ; la poète, par le titre qu’elle donne à cet ouvrage à quatre mains : Bien à vous. C’est par cette formule que Ghyslaine Leloup clôt l’échange intitulé « L’ogre et les bulles ». Dans l’épilogue qui suit et dont elle est l’unique scriptrice, le « vous » qui a dominé et guidé cette correspondance se change en « tu ». La formule finale devient alors « Bien à toi ». L’ensemble de l’échange est relié sous le sous-titre : Une correspondance.

    Comment les deux voix se sont-elles croisées puis rencontrées ? Comment les deux épistoliers sont-ils entrés en contact l’un avec l’autre ? L’échange ne le dit pas explicitement. Mais l’allusion à Facebook laisse entrevoir que c’est par le biais de ce réseau que s’est liée cette amitié, tissée de complicités, de réflexions, de mises en parallèle des expériences, d’interrogations et d’antagonismes. La correspondance, toute électronique, s’est agrémentée d’envois de photos et de reproductions de toiles. Elle s’étire sur presque trois années, entre le 13 janvier 2011 et le 12 août 2013. Veille de « la première rencontre de visu » de Ghyslaine Leloup et de Noël Roch, le 13 août 2013, à Bayeux, en Normandie.

    Entre les deux épistoliers s’est installée une durée. Parfois interrompue par les aléas que connaît chacun au cours du temps qu’il traverse. La place est alors faite au silence. Puis l’échange reprend. Entre poésie et peinture se construit une approche progressive. Avec pour point d’accroche le regard.

    « Je ressens dans vos textes une tension, une force, un étonnement, une expérience de vie, une maîtrise du déséquilibre, le monde serré de votre regard », écrit Noël Roch (NR) dans le prologue.

    Le regard ? Celui que chacun porte sur soi, sur son propre travail. Sur ses origines sociales et sur l’incidence qu’elles ont eue sur chacun des protagonistes et sur leurs choix de vie respectifs. Sur les autres aussi, proches ou moins proches. Sur l’autre, enfin, cet étrange étranger avec qui l’on s’entretient, derrière son écran, et que l’on ne connaît pas. À partir des toiles et des mots, chacun tente de comprendre l’autre ; d’établir des ponts entre deux modes d’expression qui ne procèdent ni de la même matière ni de la même manière ; d’aborder à la pensée structurante et intime de son correspondant ; de s’accorder à lui et de rebondir à ses propos. « Oui mais non », reprend souvent Ghyslaine Leloup (GL) avant de relancer une réponse plus complète. Et, en définitive, pour l’un et pour l’autre, ne s’agit-il pas de tenter de « démasquer le personnage pour rencontrer l’homme » ? C’est sans doute cette quête qui anime le peintre pour qui « médecine et peinture ne sont pas antinomiques ». Bien au contraire. Ces deux passions se complètent, qui nécessitent « un regard convergent et des esprits qui se frottent l’un à l’autre, s’émerveillant des différences d’approche. » Pour Ghyslaine Leloup, le médecin semble avoir une longueur d’avance sur « l’homme de la rue ». Car celui que le médecin a en permanence sous les yeux, c’est l’humain, « sans les oripeaux qu’il arbore pour se rassurer et oublier. » « Le roi nu » est là, sous ses yeux, dépouillé de ses faux-semblants fanfaronnades et illusions. Ce qui rejoint la quête de Ghyslaine Leloup :

    « Trouver une parole « d’être humain » à ras de la conscience du vivre, essayer d’aller plus loin que mon moi anecdotique, extirper une sorte de femme primitive. » Énonciation qu’elle complète par une analyse lucide d’elle-même :

    « Je sens mes limites, les verrous, je ressens souvent l’étroitesse dans mon expression. En même temps, je refuse la violence qui pourrait en surgir, préférant continuer sur une certaine tension. Oui, mais non donc… »

    Pour le peintre comme pour la poète, ce qui émerge du dialogue, c’est cette nécessité d’être au plus près des exigences que chacun poursuit. Vis-à-vis de soi, vis-à-vis de l’autre.

    Pour GL, « ces courriers ne sont pas des monologues déguisés, comme souvent… C’est du mouvement, avec des mots, où la part d’imaginaire doit être tenue à distance pour que soit le « parler vrai » — ni confidence ni intellectualisation outrancière… Ni conversation ni entretien.  » Un peu plus loin, pourtant, dans le même espace épistolaire, elle confie : « Notre conversation au long cours m’est jubilatoire. » (in « Correspondance, quel mot superbe, multiple ! »)

    Plus loin, dans un autre échange qui s’ouvre sur un portrait de Noël Roch par Coucke (Katherine Coucke partage avec Noël Roch l’Atelier CouckéRoch), Ghyslaine Leloup définit leur échange épistolaire comme une « bulle ». Car, écrit-elle, « il n’y est question que de soi, et du monde dans la relation qu’on entretient, ou pas, avec lui. » Et la poète de prolonger son approche et de la justifier en la complétant ainsi :

    « La bulle n’est donc pas un repli : c’est léger, rond, ça rebondit, fait lever les yeux, c’est comme un ballon gonflé d’hélium. Une voix amplifiée ? Ma métaphore de l’échange. » (in « L’ogre et les bulles »)

    Par la vision qu’elle a de cet échange, Ghyslaine Leloup, qui nourrit pour les correspondances des siècles passés une passion toujours vive, rejoint les préoccupations qui pouvaient être celles de la marquise de Sévigné, par exemple. Ouverte sur le monde et à l’écoute de son bruissement incessant, la grande épistolière était capable, jusque dans l’éloignement qui la maintenait hors de Paris, de rendre compte par sa plume alerte de ce qui se passait dans la capitale. Ici, dans le cas d’une correspondance par courriel, le temps et l’espace prennent une tout autre dimension. Ils n’en sont pas moins présents. Ainsi, en se livrant à cet exercice d’un genre renouvelé, Ghyslaine Leloup renoue-t-elle avec cet art de l’échange qui tient les sens en éveil et aiguise le regard. Non sans se départir d’un certain humour.

    La peinture. Le regard. Dans cet ouvrage qui comporte des reproductions de toiles de Noël Roch, des photos et des poèmes de Ghyslaine Leloup, une toile et un poème de Coucke, deux portraits retiennent plus particulièrement mon attention. Celui de Noël Roch réalisé par Coucke. Un écho, en quelque sorte au portrait que Noël Roch a peint de Ghyslaine Leloup. Une symétrie parfaite. Au choc de Ghyslaine Leloup face à elle-même — « dépecée, jusqu’au noyau » — répond le « regard sagittal » dont elle qualifie le portrait de Roch réalisé par Coucke.

    Les deux portraits ne se rejoignent-ils pas, en effet, pour dire l’« Énigme froide » que chacun des épistoliers cherche à décrypter derrière les précautions dont il s’entoure ?

    Noël Roch, se regardant dans le portrait de Coucke, déclare :

    « L’œil de l’émotion, c’est mon œil gauche et l’œil mathématique, c’est mon œil droit. Peindre, c’est la balance continuelle de la décision qui oscille de l’œil droit à l’œil gauche. C’est cela qui immobilise au final le tableau, sans le tuer tout à fait, il faut qu’il gueule dans sa prison. »

    Regardant celui qu’il a fait de Ghyslaine Leloup, il rassure la poète en l’invitant à une lecture différente de celle qu’elle a faite d’elle-même — le visage d’« un avant-dernier souffle ».

    Y lire plutôt « l’épreuve de la Vie, comme un archet fait résonner un violoncelle. » Et le peintre de poursuivre :

    « Est-ce que le son est dur, énigmatique, parce qu’il meurt dans l’instant qu’il est produit ? C’est cette réalité que j’ai peinte. Mais la musique est globale. »

    J’emprunte à la belle préface d’Alain Vircondelet ces quelques mots avec lesquels je me sens, lectrice séduite par ce dialogue, en parfaite symbiose et adéquation :

    « Le mystère de ce récit, insolite et rare, est que jamais son lecteur ne se sent voyeur ou importun. Il est, lui aussi, partie prenante de cette aventure duelle, il s’y glisse sans fausse pudeur, ami et souriant, invité de ce que ses auteurs appellent « le colloque singulier ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Ghyslaine Leloup & Noël Roch  Bien à vous





    GHYSLAINE LELOUP


    Ghyslaine Leloup
    Image, G.AdC




    ■ Ghyslaine Leloup
    sur Terres de femmes


    La paix disent-elles (+ une notice bio-bibliographique sur Ghyslaine Leloup)
    Les heures froides (poème extrait de Nuit chorale, son soleil sous les paupières)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Ils ont tenté de broyer mon esprit



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Unicité)
    la page de l’éditeur sur Bien à vous de Ghyslaine Leloup & Noël Roch
    → (sur Ce Qui Reste)
    « La grande fugue » de Ghyslaine Leloup





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  • Auxeméry | tes haillons, bonhomme…


    TES HAILLONS, BONHOMME…



    tes haillons, bonhomme

    ton chant de gorge, ton étouffoir

    pendant que les grains naissent

    là-bas, où le ciel mûrit ses hivers

    que les averses giclent sur les plaines

    où les troupeaux paissent les graminées —

    tes vêtements de sable & d’argile friable, toi

    tes sandales harassées, tes poches creuses

    & ta faiblesse, demeurer — quand le ciel se fige,

    quand ton ennui brasse ses nostalgies

    que tu voyages encore à la rame de guingois

    & et que les vents nés d’ailleurs s’en viennent trépasser

    au coin de ton bureau d’idéologue du train-train de scribouillage

    voyons,

    les bêtes lentes plaquent leurs bouses avec plus d’à-propos

    les ruminants défèquent entre les herbes des semences plus pertinentes

    monseigneur le rapace déchire mieux les entrailles des antilopes

    son compère le lion rote plus heureusement sa ripaille de boyaux

    on rêve d’oripeaux trop nobles sur ce coin de table, on est gris de vins frelatés
    on empeste du gosier, on se drape de frusques au rabais

    frappe

    ta monnaie de main moins lâche, s’il te plaît, coche ta flèche au mitan de la cible
    où un tantinet de sang viendra perler autrement que pour la séduction des goules

    un soupçon de cruauté vraie, mon cher

    au diable ces striges, ces effraies de carnaval

    tu es le masque, toi — patient cadavre, œil ouvert sur le mur clos

    là derrière, la monnaie sonne clair, le sang rissole à plaisir, les babines chuintent

    & là-bas oui, les pluies encore, espèces de déluges longs, avec les animaux
    tout à leur industrie                                    avec ces meurtres & ces digestions

    imite ce festin, falsifie & tu deviendras vrai



    Auxeméry, Lignes de failles in Failles/traces, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2017, pp. 92-93.






    Auxeméry  Failles






    AUXEMÉRY


    Auxemery
    Ph.© Corneloup
    Source




    ■ Jean-Paul Auxeméry
    sur Terres de femmes

    la mort des êtres…
    petits animaux



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Flammarion)
    plusieurs pages de Failles/traces [PDF]





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  • Anne-Cécile Causse | [Le sable réveillait doucement nos étreintes]



    Anais Charras 3

    « À l’arrière de la barque, sa main
    suspendait la vague. »
    Dessin d’Anaïs Charras
    in Anne-Cécile Causse, Autrement que la rive, page 31.







    [LE SABLE RÉVEILLAIT DOUCEMENT NOS ÉTREINTES]



    Le sable réveillait doucement nos étreintes
    et le rouge de nos yeux
    laissait présager un étrange crépuscule.

    Tu distinguais le soir quand je m’ouvrais à la nuit.





    Du bout des doigts
    je caresse l’éclat fendu
    de nos étoiles.

    La nuit s’éteint dans le miroir,
    quelqu’un

    pleure contre un langage.





    À l’arrière de la barque, sa main
    suspendait la vague.

    Le corps épousait le bois,
    tiède, sous la mer.

    La main,
    tendue vers un ailleurs,
    et dont on ne savait si le ciel, si les flots.

    On ne distinguait pas si la barque s’éloignait.

    On était derrière elle
    et l’horizon défait,

    derrière elle et sa voix,
    séparée.




    Anne-Cécile Causse, Autrement que la rive, poèmes, Éditions Unicité, 2017, pp. 26-28-30. Dessins Anaïs Charras.






    Autrement que la rive




    ANNE-CÉCILE CAUSSE


    AnneCecile-Causse.jpeg 2
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Unicité)
    la fiche de l’éditeur sur Autrement que la rive
    → (sur le site de la revue Ce qui reste)
    Une femme passant la porte… (et autres poèmes) [+ une notice bio-bibliographique]
    le site d’Anaïs Charras





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  • Nohad Salameh, Marcheuses au bord du gouffre

    par Angèle Paoli

    Nohad Salameh, Marcheuses au bord du gouffre,
    Onze figures tragiques des lettres féminines,

    éditions de La Lettre volée, collection Essais, 2017.



    Lecture d’ Angèle Paoli



    Unemaleediction  un cri de douleur
    « L’écrivain est atteint de toutes les formes
    du déséquilibre : une malédiction, un cri de douleur
    s’élèvent de ses livres. » (Virginia Woolf)
    Image, G.AdC








    FEMMES SOUS LE SIGNE DE L’APOCALYPSE




    Onze. Elles sont onze femmes à se partager les pages d’un même essai. Onze funambules dont la vie n’a cessé de frôler la mort. Onze figures tragiques des lettres féminines, comme le précise le sous-titre de l’œuvre. Marcheuses au bord du gouffre. Poètes artistes traductrices égéries ayant subi les horreurs de leur temps et l’ayant marqué, chacune avec son talent propre, par leur révolte et leurs écrits, elles ont retenu l’attention et ont aiguisé le talent de Nohad Salameh. Elles auraient pu être plus nombreuses à partager le même espace littéraire. Nohad Salameh, poète et essayiste, s’en explique dans « Le féminin singulier », l’avant-propos qui ouvre son livre :

    « Première approche, non exhaustive, de ce cortège de Sibylles enfin échappées des sombres grottes/ghettos où elles furent si longtemps reléguées, Marcheuses au bord du gouffre montre avant tout ce qu’il en coûte de vivre et de penser hors des sentiers battus. Chacune au long des millénaires dut payer la note rubis sur l’ongle — pas de rabais ni de non-lieu. »

    En amont de toutes ces femmes qui retiennent ici notre lecture et en préambule de cet avant-propos, Virginia Woolf, dont Nohad Salameh retranscrit cette phrase extraite d’Une chambre à soi :

    « L’écrivain est atteint de toutes les formes du déséquilibre : une malédiction, un cri de douleur s’élèvent de ses livres. »

    Ainsi le lecteur est-il d’emblée averti de la matière qui compose l’essai de Nohad Salameh (à qui l’on doit aussi Le Livre de Lilith).

    Incarnations de toutes « les formes du déséquilibre », ces « calcinées » de l’Histoire contemporaine ont abordé dans la création une part de cet Idéal qu’elles ont cherché à atteindre, et qui, sans cesse, s’est dérobé à leur emprise. Les onze insoumises ont pour nom Emily Dickinson, Else-Lasker-Schüler, Renée Vivien, Nelly Sachs, Marina Tsvetaïeva, Edith Södergran, Milena Jesenskà, Annemarie Schwarzenbach, Unica Zürn, Ingeborg Bachmann, Sylvia Plath.

    Le nom de chacune d’elles est abouté d’une expansion qui les qualifie : « l’emmurée » / « l’épouse tragique de la nuit » / « l’ange androgyne » / « la poupée écartelée ». Ou encore : « la cantilène de la mal-aimée » / « berceuse des morts » / « comme un oiseau pris dans les phares » / « celle qui voulut être Dieu ».

    Porteur de tous les antagonismes, le couple amour | mort occupe dans ces syntagmes une place privilégiée : « l’agonie amoureuse avec Kafka » / « au coin le plus doux de la mort » / « l’amour, la démesure ».

    Ainsi réunies sous la plume sans concession de Nohad Salameh, ces « rôdeuses à la lisière d’un royaume sans lumière » forment un long cortège de femmes malmenées par le destin qui a été le leur, qu’elles l’aient subi ou qu’elles l’aient en partie forgé elles-mêmes. Abus de drogues dures et d’alcool, maladies incurables, tortures, violences et viols, enfermement, folie, tentatives de suicide, et suicide…, tel fut leur sort. Mais elles ont d’abord eu en commun l’exil. Exil volontaire pour Emily Dickinson, morte-vivante, emmurée vive dans ses amours fantasmées, dans son silence et dans sa solitude, exils volontaires à travers drogues, fuites et voyages insatiables pour Renée Vivien et Annemarie Schwarzenbach, exil au sein de sa judaïté pour Else Lasker Schüler, la « « clocharde céleste » du Berlin des années 1900 » ; exil géographique — loin de l’Allemagne — qui sera pour Nelly Sachs le ferment de sa poésie. Une poésie dont l’écriture, « à la fois flamboyante et ascétique », sera « consacrée à la célébration des victimes du désastre ». Exil aux abords de « la délinquance » pour Milena Jesenskà. « Actes excentriques, vie désordonnée, errances nocturnes dans les parcs où se cueillent les fleurs du mal. » Exils pluriels pour Marina Tsvetaïeva qui écrit : « Toute maison m’est étrangère/Pour moi tous les temples sont vides. » Exil intérieur le plus souvent. Exil dans la démence, l’encre noire et l’écriture anagrammatique pour la poupée désarticulée et percée de clous, Unica Zürn, prisonnière de cercles labyrinthiques, « [m]oi menacé » par les exubérances et fantasmes désordonnés de son amant Hans Bellmer. Exil encore, celui de Sylvia Plath, tout de détresse et d’angoisse, qui nourrit les poèmes d’Ariel avant de conduire la poétesse vers le suicide. Exil marqué, pour Edith Södergran, par la perte, le deuil, la souffrance extrême liée à la maladie ; exil douloureux d’Ingeborg Bachmann l’Autrichienne, torturée par le traumatisme que son père, « nationaliste forcené », a durablement ouvert en elle. Un exil intérieur qui la conduira sur la route de Paul Celan, autre grand exilé avec lequel, d’une solitude l’autre, elle tissera un amour rempli de folie et de fureur, aimantation et rejet, jusqu’à la séparation finale et au suicide du grand poète roumain.

    Autant d’exils qui présentent cependant, par-delà la noirceur dominante qui les caractérise, une force régénératrice. Laquelle a permis à chacune de ces femmes de rencontrer les plus grands poètes, personnalités, écrivains, créateurs de leur génération. De se frotter à eux, à leur sensibilité, à leurs idées et combats, à leur écriture. Chacun connaît et défend les écrits de l’autre. Ainsi s’établissent des liens puissants, même si douloureux et voués à l’échec dans la plupart des cas. Mais, à travers les relations qu’entretient Nohad Salameh avec ces femmes de lettres, ce sont des pans entiers de l’Histoire contemporaine qui reviennent sur les devants de la scène et que la poétesse nous invite à revisiter.

    Amoureuses passionnées, ces femmes de lettres révoltées volent insatisfaites d’une liaison à l’autre, espérant continûment découvrir dans les hauteurs de l’Idéal une réponse à leur quête. Leurs poèmes, leur correspondance, leurs dessins rendent compte de cette recherche inassouvie de ce qui pourrait être l’amour. Les amours se forgent dans les correspondances, creuset inépuisable. C’est aussi là que ces amours se défont. Les revirements et les échecs, les ruptures, loin d’éradiquer les tensions, projettent certaines d’entre elles sur la voie du mysticisme. Ainsi de la créatrice de Styx, Else Lasker Schüler, que les déceptions amoureuses et les morts tragiques de certains de ses proches et amis (la mort, notamment, de Peter Hille, « fondateur d’un cénacle littéraire, homme de théâtre, poète, romancier »…) conduisent à amorcer « une ascension intérieure vers les cimes mystiques ». Grande provocatrice, grande séductrice, excessive et excentrique, Else Lasker Schüler « fascine par son regard qui perce les apparences et dégage en toutes choses l’invisible. » Surnommée par Peter Hille le « cygne noir d’Israël », la poétesse, toujours à la recherche de nouveaux langages, confie sa détresse et ses utopies dans les Ballades hébraïques (1913). Grande lectrice d’Else Lasker Schüler, Edith Södengran, fascinée par l’écriture de la juive allemande, aspire à s’élever au plus haut degré de la création poétique. « Une poésie métaphysique, rythmée par la mort mûrit en elle. » Sa poésie exaltée et prophétique, fécondée d’images hardies, déroute la critique et les éditeurs. Mais, avec l’édition posthume du recueil Le Pays qui n’existe pas (1925), Edith Södergran accède enfin « au rang de poétesse nationale » dont « l’œuvre dialogue avec d’autres voix », celles notamment « du poète français d’origine lituanienne Milosz, ou du Slovène Srecko Kosovel »… Pour Renée Vivien, égérie de « l’amazone » Natalie Clifford Barney, les tourments sapphiques et mystiques inaugurés dès l’adolescence aux côtés de Violet Shillito, s’accompagnent d’un curieux mêlement d’ascétisme, de jeûnes, de contrition, de somnifères et d’alcools. Un cocktail maléfique qui, à 32 ans, la conduit vers la mort à laquelle elle aspire. La poétesse au cœur innombrable laisse derrière elle de nombreux admirateurs et de ferventes admiratrices. Ainsi que des « recueils de Poèmes financés par la baronne Hélène de Zuylen », rassemblés dans les Œuvres complètes publiées en ce début du XXIe siècle.

    Dans ce parcours au féminin qu’elle conduit avec brio, Nohad Salameh élève celles pour qui elle nourrit la plus haute estime, au-dessus de leur sort de « calcinées ». Cheminant au côté de chacune de ces femmes profondément meurtries par les maux et catastrophes du siècle — misère torture effondrement moral souffrances de tous ordres —, elle hisse celles qu’elle aime et admire au-dessus de tous les gouffres, de tous les goulags, mettant en lumière leurs voix prophétiques, les accents de leurs combats. Elle les porte par sa propre incandescence, généreuse et lumineuse, à travers les pages d’un essai nourri par une connaissance intime et approfondie des œuvres de chacune. Mais, au-delà, elle les présente telles qu’elles furent. Déchirées, dépravées, maudites, écartelées, malmenées. Voire méprisées, salies. De bout en bout, Nohad Salameh tient le lecteur en haleine sans que jamais fléchisse l’acuité de la lecture. Précise, concrète, ne craignant pas de nommer les choses par leur nom, Nohad Salameh ne cède jamais à la facilité ni aux tentations du larmoiement. Son écriture est puissante, sa ténacité à nommer et à creuser, d’une constance exemplaire. Par sa force de conviction et par son engagement, elle ranime les flammes auxquelles ces insoumises, révoltées au caractère farouche, anges foudroyés, se sont brûlées. Jusqu’à la mort. Une mort choisie et anticipée pour nombre d’entre elles.

    Maudites sont les femmes qui tentent de se hisser au-dessus de leur condition. Maudites sont-elles de désirer s’échapper des griffes de leurs maîtres ou de vouloir défier les tyrans de leur époque. Maudites aussi sont-elles de rivaliser dans la création avec les hommes qu’elles aiment ; dont elles attendent une reconnaissance. Assoiffées sont-elles d’un Idéal qui ne cesse de se dérober au fur et à mesure qu’elles avancent, insoumises-insatisfaites, sur la voie de la création. Nohad Salameh passe outre. Pour mettre au jour leur talent. Par sa propre voix, claire précise audacieuse, et émouvante, elle les rend à la pleine lumière. Lumière cruelle dure incisive que toutes ont côtoyée en se brûlant les ailes.

    Arthur Rimbaud avait prédit que le temps viendrait où la femme acquerrait sa plénitude « créatrice dans le verbe ». Nohad Salameh rappelle à notre mémoire cette prophétie qui dirige le projecteur sur les « traits de la Voyante » :

    « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme — jusqu’ici abominable — lui ayant donné son renvoi, elle sera poétesse, elle aussi ! La femme trouvera l’inconnu ! Ses mondes d’idées diffèreront-ils des nôtres ? — Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses. » (Rimbaud in « Le féminin singulier »).

    Une prophétie qui se vérifie sous la plume ailée de Nohad Salameh, qui offre ici un livre magnifique. Un hommage vibrant à toute une constellation de femmes hors du commun transfigurées dans leurs combats par la puissance de l’écriture et de l’art. Une lignée que Nohad Salameh fait sienne par la vibration empathique de sa parole. Aussi intense que singulière. De haute tenue.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Marcheuses au bord du gouffre



    ________________________________________
    NOTE : ouvrage disponible en librairie le 17 janvier 2018.






    NOHAD SALAMEH


    Nohad Salameh





    ■ Nohad Salameh
    sur Terres de femmes

    L’écoute intérieure
    L’envol immobile
    L’intervalle (+ notice bio-bibliographique)
    Les nudités premières
    Plus neuve que la mort (poème extrait du Livre de Lilith)



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Nohad Salameh
    → (sur exhibitionsinternational.org)
    « Le féminin singulier », avant-propos de Marcheuses au bord du gouffre de Nohad Salameh [PDF]






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  • François Amanecer | Quatrième nuit, I



    NUE Amanecer
    « toi, nubile et nue
    et grise au regard divergent »
    Source








    QUATRIÈME NUIT




    I


    J’avais coupé d’eau les couleurs pour ne point altérer
    la tendresse de ton portrait — toi, nubile et nue

    et grise au regard divergent

    Tu avais revêtu le vêtement d’une autre
    et senti son effluve remonter par tes jambes musclées

    jusqu’à ta gorge

    Ayant du vêtement palpé l’étoffe, étrangère à toi-même
    et maintenant proche d’elle —

    Dans la maison, plus aucun bruit, seul le sifflement
    du vent se glissant sous la porte par le rai

    du jour

    Stridence dont l’écho a ricoché sur un verre
    sans tain — le carreau

    l’a répercuté en une image

    Qui s’est éparpillée à la surface étincelante de

    l’eau



    François Amanecer, « Quatrième nuit », I, Le Corbeau interrompu, in Le Corbeau interrompu, poème, précédé de Vu d’en haut — poétique, Revue NUNC | Éditions de Corlevour, 2017, page 39.



    ________________________________________
    NOTE : ouvrage disponible en librairie le 4 janvier 2018.




    FRANÇOIS AMANECER


    Amanecer

    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions de Corlevour)
    une notice bio-bibliographique sur François Amanecer





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  • José Vidal Valicourt | [Tu attends que le temps se termine]


    [ESPERAS A QUE ACABE EL TIEMPO]



    Esperas a que acabe el tiempo.
    Sin biografía, proporcionas a la llanura una verticalidad que muchos calificaràn, con razón, de absurda.

    El cemento se extiende y los sacrificios son inaudibles.
    Los aullidos han sido ya escritos.

    La infancia del cielo.

    Escribes en la arena.
    Sabes que el viento barrerá esta caligrafía: tus huellas.

    Simplemente, el tiempo.
    Esa destrucción.

    Palabras que se despeñan y que al caer no hacen ningún ruido.

    Una mujer se aproxima.
    Su desnudez ácida.

    Caen más piedras.

    Insiste el mineral.
    Resiste la carne.
    La piel necesita saliva, paños fríos.

    La escritura marca distancias.
    El horizonte se vuelca: pobreza y metralla.
    La escritura horada la arena.
    Excava y desaparece.
    Su misión es pasar desapercibida.
    Cada limón puede ser un proyectil.






    [TU ATTENDS QUE LE TEMPS SE TERMINE]



    Tu attends que le temps se termine.

    Sans biographie, tu donnes à la plaine une verticalité que beaucoup qualifieront, en toute raison, d’absurde.

    Le ciment se répand et les sacrifices sont inaudibles.
    Les aboiements ont déjà été écrits.

    L’enfance du ciel.

    Tu écris sur le sable.
    Tu sais que le vent effacera cette calligraphie : tes traces.

    Tout simplement, le temps.
    Cette destruction.

    Des mots qui se décrochent et ne font pas de bruit en tombant.

    Une femme s’approche.
    Sa nudité acide.

    D’autres pierres tombent.

    Le minerai insiste.
    La chair résiste.
    La peau a besoin de salive, de tissus froids.

    L’écriture marque ses distances.
    L’horizon se retourne : pauvreté et mitraille.
    L’écriture creuse le sable.
    Elle creuse et disparait.
    Sa mission est de passer inaperçue.
    Chaque citron peut devenir un projectile.



    José Vidal Valicourt, Meseta/Le Plateau, Atelier de l’Agneau, collection “bilingue”, 33220 Saint-Quentin-de-Caplong, 2017, pp. 42 et 8. Traduit de l’espagnol par Gilles Couatarmanac’h.






    Valicourt




    JOSÉ VIDAL ALICOURT



    Jose Vidal Valicourt
    Source




    José Vidal Valicourt est né à Palma de Majorque en 1969. Il est l’auteur de nombreux recueils de poèmes parmi lesquels Encuentros y fugas (Opera Prima, Madrid, 1999), Ruido de fondo (Calima, Palma de Majorque, 2000), La playa de las gaviotas cojas (Opera Prima, Madrid, 2003), La fiebre de los taciturnos (premier prix de poésie de la Fondation María del Villar Berruezo, Tafalla, Navarra, 2003), La casa de Mallarmé (prix Leanor de poésie, commune de Soria, 2004), Zona de nadie (Xe Prix de poésie José Espronceda, Ediciones del Oeste, Estrémadure, 2005). Meseta (El Gaviero Ediciones, 2015) est son premier recueil traduit en français, quelques pages de Lisboa Song ayant paru dans la revue L’Intranquille, n° 8 et 9 (2015).




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur lelitteraire.com )
    une lecture de Meseta/Le Plateau par Jean-Paul Gavard-Perret





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  • Gérard Bayo, Jours d’Excideuil

    par Isabelle Lévesque

    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil,
    L’herbe qui tremble, 2017.



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    « Mes mots sont des puits
    où les corps voudraient tomber. »

    G.B.



    Le nom d’Excideuil attire d’abord par sa syllabe finale. Jours de deuil ? Son début semble énoncer une sortie et les deux premières syllabes sont bien proches d’« occis » (toutes impressions démenties par l’étymologie). C’est pourtant d’une charmante ville de Dordogne qu’il s’agit. L’ancrage des poèmes, révélé là, se connote alors de douceur, elle sera confirmée et nuancera la part terrible des précédents livres de Gérard Bayo (ce livre est le quatrième publié par L’herbe qui tremble1).

    Excideuil se situe au cœur d’un pays de troubadours, Bertrand de Born, Bernard de Ventadour, Arnaut Daniel, Guiraut de Bornèlh, poètes de l’« Invention du fragile amour » dont les ombres ici apparaissent :

    « D’une tristesse

    lancinante et chère est encore leur amour.

    Inventé leur monde, inventé

    leur amour. »

    Amour pour la dame, pour le jour, la nuit, au passé des belles histoires : « Aimaient la vie. »

    Gérard Bayo les rejoint, chante à son tour en invoquant les mêmes destinataires, en travaillant les mêmes motifs. Dans Jours d’Excideuil, les oiseaux portent des noms : loriot, bihoreau, chardonneret, mésanges, « rossignols », « huîtriers pies, / courlis cendrés ». Les plantes aussi sont nommées : la « carotte sauvage », les « poivrons jaunes et [les] cognassiers », la modeste « dent-de-lion », « la cardamine, // la saxifrage, la ronce. Et la laitue / des murailles. »

    En tête de chaque poème, un titre, en lettres capitales, qui est souvent le début même de la phrase. Il situe le texte dans l’espace géographique (HAUT PERCHE, MONTAGNE, DANS LA COUR DE LA BIBLIOTHEQUE, MAREUIL SUR BELLE…) ou temporel (NUIT D’ÉTÉ, JOUR DE PAIX, CHANT AVANT L’AUBE…). L’indication peut aussi être thématique, avec des tonalités heureuses ou mélancoliques (SPLENDEUR DU TEMPS, DE NOUVEAU L’ÉCLAIRCIE…). Les mentions de lieux restent les plus nombreuses, comme très souvent chez Gérard Bayo. L’espace nommé fonde le poème, il porte son histoire qui se répète en échos assourdis dans ses textes.

    Si l’auteur peut dire à Rimbaud : « Tu parles / notre langue qui n’est pas nôtre », c’est que la langue du poète doit s’écarter de l’usage commun, devenir, paradoxalement, une « langue étrangère » qui puisse exprimer l’informulable. En multipliant les ellipses, Gérard Bayo bouscule la syntaxe. Les inversions se succèdent comme les phrases sans verbe.

    « NE SE LÈVERA LE JOUR », avance un titre. Le sujet déplacé trébuche comme les noms, les vers peuvent aussi répéter un même syntagme ou une préposition :

    « Les masures de bois s’alignent pour la nuit

    jusqu’à l’horizon

    hors de portée. Jusqu’au sommet

    de la colline. »

    C’est ce groupe de mots alors, cette précision, qui devient la phrase en débordant le vers. Page suivante (11), le « et » repris superpose et met sur le même plan une série d’expansions du nom, comme si elles pouvaient contenir, dans leur mystère et leur plénitude, toutes ces caractérisations :

    « Impossible d’échapper

    à la voix pure

    et lointaine et qui s’échappe,

    et vient si tard. »

    La langue, dans de discrètes dérogations, éloigne le convenu et capte l’orientation particulière d’un instant. La parataxe peut à son tour associer des instants captés :

    « Les peupliers

    n’existaient pas encore.

    […]

    Les piliers existaient,

    Les nuages aussi. »

    Alors chacun pourrait se croire en un conte dont le décor est dressé, précisément. Pourtant le temps, l’imparfait, figure d’éternité, est rompu : « La durée, / déjà », comme si l’éternité caduque ne pouvait se nourrir que du silence et s’accroître de la somme d’instants vécus dont le poème porte trace. Des vœux sont formulés :

    « Ô voudrais tant t’aimer,

    amie,

    encore après la mort. »

    Vœux, matrice d’un rêve qui s’éloigne, car la poésie de Gérard Bayo constate le perpétuel mouvement, l’effacement. « Loin » et « lointain », répétés, deviennent une rythmique comme les blancs, qui déplacent les mots dans le vers, clouent le poème au silence. Les arbres en sont les marqueurs, formes d’amers temporaires mais tenant debout l’ensemble du paysage qui vacille sous le ciel (érables, peupliers, bouleau, cyprès, cognassiers, cerisiers…).

    Tout se rapproche et ne peut se fixer. L’instant est porteur de ce qui éloigne :

    « Les noix d’automne sont tombées,

    bientôt il va neiger.

    L’amour est seul

    à aimer, seul à n’être

    pas aimé. »

    Le cœur du poème balance entre des pôles lexicaux, répétés, modifiés, déplacés :

    « Rose s’élève la flamme des brasiers […] »,

    Poésie d’attente et de rythme lent, le bercement réveille la mélancolie, en douceur. Le verbe absent, le nom, montrent leur capacité à embrasser sans limite. C’est toujours amoindrie qu’une impression surgit, l’éphémère est son destin :

    « Terre silencieuse et ciel désert.

    De la photo à la cendre. Et de la cendre au ciel vide.

    Imagine-les

    vivant la tristesse

    du crépuscule jamais tombé. »

    Peut-être faut-il écrire ce qui n’est plus :

    « SOUTINE LA TABLE

    J’enlève ceci, cela

    et tout est fait. Les

    sachant, les peindre. »

    Tout est loin, toujours. Tout est inaccessible. Lire Gérard Bayo pour prendre cette mesure entre soi et les choses (entre soi et soi). Le passé laisse des signes, les noms des hommes et des lieux s’inscrivent dans le présent qui s’éloigne. « Tu regardes presque assez longtemps » clôt l’un des poèmes de la première partie, aucune proposition pour traduire la finalité dans les cassures et les ellipses, pour que chacun poursuive ce qui ne peut s’achever ; l’énigme est inscrite partout, autour, dans le vers, à la jonction de deux termes paradoxaux qui se heurtent :

    « À LA LUMIÈRE DU JOUR

    dans la pénombre. La vie

    sans date,

    l’art sans date et dehors

    qui sait ? la douceur de vivre. »

    Les textes des poètes disparus, « sans date » désormais, sont loués, l’éternité les garde.

    Dans le poème PROBABILITÉS, les participes passés « coupées – rapprochées – hasardées – séparées » se confrontent alors que leurs sons s’appellent. Répétés ils se rapprochent et reviennent au destin tracé par des lignes brisées. Ce qui est scellé peut se rompre, par intermittences, dans les interstices consacrés du poème qui, par ses vers douloureux, réveillent le disparu pour qu’il vibre, ici, un instant.

    « Elle semble bien pourtant

    savoir ce que de nous

    elle attend, la vie.

    Amis, jamais nos poèmes ne furent

    inachevés. »

    La vie décide du début et de la fin. Gérard Bayo répond-il ici à l’ami Pierre Dhainaut qui nous emmène « plus loin dans l’inachevé », « dans la lumière [elle-même] inachevée » et dont le poème est toujours « commencé » 2 ?

    Le mathématicien français spécialiste des probabilités, Wolfgang Döblin (fils de l’auteur de Berlin Alexanderplatz) mourut en 1940 en combattant la barbarie nazie. Il envoya, avant de se suicider, une enveloppe cachetée à l’Académie des Sciences avec le compte-rendu de ses dernières découvertes dans l’étude des probabilités : « Sur l’équation de Kolmogoroff ».

    « À Où sera-ce est enterré

    Wolfgang Döblin 416h. en 1970,

    poste à Rambervilliers, 8 km.

    Train

    à 2,5 km. Sapins : 300 m. Un

    sapin : 20 m.

    Sait bien

    de nous ce qu’elle attend. »

    « Répit », est-il indiqué en titre de ce poème aux allures mathématiques. Est-ce la vie, ce laps de temps ? Un moment improbable, impossible à poser en équation, comme le suggère le nom interrogatif du lieu où le jeune mathématicien est enterré : Housseras, dans les Vosges.



    Entre deux crépuscules, le jour vit. Celui du matin propose toujours une nouvelle naissance, et chaque jour offert s’y ajoute, « depuis que fleurit le bois mort » 3, comme le chantait Arnaut Daniel. Que deviendra l’amour ? « À quand l’autre, / le tout autre amour ? »

    Le poète ne peut évoquer que ce qu’il connaît : la vie. Avec les disparus, inaccessibles, le dialogue se poursuit cependant sur un seuil :

    « Un mur nous sépare, un mur de vent,

    de feuilles

    et d’arbres, de rayons

    de soleil. »

    Les morts « s’attardent » d’abord entre ces deux mondes. De cela, notre mémoire garde trace. Les écrits des poètes nous restent, nous les interrogeons. Gérard Bayo ne cesse son dialogue avec Rimbaud : « Tu es venu trop tôt / ou moi trop tard », lui dit-il. Et pourtant : « Ailleurs, nous nous sommes rencontrés. / Ailleurs déjà existe. » Est-ce « la vraie vie », celle qui permet de penser que « [l]a mort peut-être / n’existe pas » ?

    Ainsi se prolongent les échanges avec l’ami Rüdiger Fischer, Jackson Pollock, Chaïm Soutine, Anna Akhmatova, Vasalie Dohotar, et bien d’autres, dont le poète espagnol Antonio Machado qui nous fait passer d’Excideuil à Ségovie.

    Alors quand vient le soir, la nuit de neige, la présence est totale : « La mort venue, l’amour ne sait / plus finir. »



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes




    ____________________________
    1. La Langue des signes (2013), Un printemps difficile (2014), Neige, suivi de Vivante étoile (2015 – prix Mallarmé 2016)
    2. Livres de Pierre Dhainaut : Le Poème commencé (Mercure de France, 1969), Dans la lumière inachevée (Mercure de France, 1996), Plus loin dans l’inachevé (Arfuyen, 2010).
    3. Traduction de Jean-Claude Marol – La Fin’Amor, Chants de troubadours (Seuil, 1998).







    Gerard Bayo  Jours d'Excideuil






    GÉRARD BAYO


    Gérard Bayo
    Source




    ■ Gérard Bayo
    sur Terres de femmes

    Le vent s’est éloigné (extrait de Traversant l’aube)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions L’herbe qui tremble)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Bayo




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris






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