Étiquette : 2018


  • Elio Pecora | Lo spessore dell’ombra

    « Poésie d’un jour
    choisie et traduite par Irène Dubœuf



    OMBRES  Pecora
    « Chaque histoire est un enchevêtrement d’innombrables histoires,
    une accumulation d’élans et de départs. »
    Ph., G.AdC








    LO SPESSORE DELL’OMBRA
    (estratto)




    «L’aria è piena di anime» avverte Pitagora. E l’anima
    è un vento che parla e la parola è corpo, gesto, cammino.
    Ogni storia è groviglio di innumerevoli storie, cumulo
    di abbrivi e di partenze. Non è perdita l’addio
    se lascia tracce nelle stanze aperte del cuore.
    Così, nel variare dei verdi, nel trasmutare dell’ora,
    lui che ha volte si teme disperso, ombra lui stesso
    d’inconsistenza, sa infine di stare nel poco che è molto,
    di seguitare abitato da quanto ancora pulsa
    e ripete un copione tutto da ampliare e da leggere meglio:
    spettacolo interminabile con diversi attori e fondali
    da cambiare di continuo. Ombre alle ombre si aggiungono,
    hanno lo stesso spessore di quelli avidi e confusi
    che vagano nel recinto brulicante dei vivi,
    ma raffrenate queste da un patto concluso.

    Non è uno spazio appartato, né uno stretto giardino:
    recinto di fiori, di arbusti (la tuia, il loto, l’ortensia,
    il gigantesco agrifoglio). È la sponda di un sogno
    e tocca il cuore se il battito rallenta, abbuia le pupille
    se è un altro vedere. In un tempo che esclude le ore
    di un’estate fra tante, recide il presente, accosta
    quel che sembrava perduto e lo fa chiaro e segreto,
    ancora da intendere. Non è la discesa in un Ade
    improbabile, non un viaggio nel paese dei Cimmeri.
    È inadeguato chiamare ombre queste che si appressano
    se all’ombra annettiamo il riflesso di una parvenza.
    Non sono larve, frammenti. Hanno mani, hanno piedi,
    e nomi e gesti. Abitatori di un mondo senza peso
    si rendono alla durata. Scaglie di una lacerazione
    si ritraggono all’ordito.

    Alle domande mute mute rispondono.

    Non abitano inferni vigilati da mostri
    né paradisi sorvolati da angeli pazienti:
    restano in mezzo a noi queste ombre, ci chiamano.
    Hanno lasciato le loro carni a marcire
    dentro loculi angusti o sotto strati di terra scura,
    sono uscite dai corpi vuoti, senza respiro.
    Tornano sciolte, leggere, nel rumore dei giorni,
    niente del mondo potrà mai più toccarle.
    Pare a volte di udirne la voce, ne ascolti la frase
    che ti confortò o che ti offese. A volte ne scorgi
    le mani irrequiete, il colore degli occhi.
    A volte spostano una sedia, un libro,
    un cuscino ricamato; a volte
    ti precedono in una strada affollata
    e nemmeno si voltano.
    Ferme alle porte di una città senza nome
    attendono solo che tu gli vada incontro
    per un saluto breve.



    Elio Pecora, “Lo spessora dell’ombra”, Rifrazioni, Mondadori Libri, Collezione Lo Specchio, Milano, 2018, pp. 82-84.






    Elio Pecora  Rifrazioni








    L’ÉPAISSEUR DE L’OMBRE
    (extrait)




    «L’air est rempli d’âmes » prévient Pythagore. Et l’âme
    est un vent qui parle et la parole est corps, geste, voyage.
    Chaque histoire est un enchevêtrement d’innombrables histoires, une accumulation
    d’élans et de départs. L’adieu n’est pas une perte
    s’il laisse des traces dans les chambres ouvertes du cœur.
    Ainsi, dans la fluctuation des verts, dans la transmutation de l’heure,
    celui qui parfois craint d’être dispersé, lui-même ombre
    de l’inconsistance, sait finalement qu’il réside dans le peu qui est beaucoup,
    qu’il persiste, habité par ce qui bat encore,
    et répète un scénario à développer complètement et à mieux lire :
    un interminable spectacle avec des acteurs différents et des toiles de fond
    qu’il faut sans cesse changer. Des ombres s’ajoutent aux ombres
    elles ont la même épaisseur que ceux-là mêmes qui errent
    avides et confus dans l’enceinte grouillante des vivants,
    mais limitées qu’elles sont par un pacte conclu.

    Ce n’est pas un espace à part ni un étroit jardin :
    un enclos de fleurs, d’arbustes (le thuya, le lotus, l’hortensia,
    le gigantesque houx). C’est le bord d’un songe
    qui touche le cœur quand son battement ralenti, assombrit les pupilles
    si l’on regarde autrement. Dans un temps qui exclut les heures
    d’un été parmi d’autres, coupe-court au présent, s’approche
    de ce qui semblait perdu et le rend clair et secret,
    encore à concevoir. Ce n’est pas la descente dans un Hadès
    improbable, pas plus qu’un voyage au pays des Cimmériens
    il est impropre d’appeler ombres celles qui s’approchent
    si l’on prête à l’ombre une apparence extérieure.
    Ce ne sont pas des fantômes, des fragments. Elles ont des mains, elles ont des pieds
    et des noms et des gestes, habitantes d’un monde sans poids
    elles s’en remettent à la durée. Éclats d’une déchirure
    elles se retirent dans la trame originelle.

    Aux demandes muettes, muettes elles répondent.

    Elles n’habitent pas des enfers gardés par des monstres
    ni des paradis survolés d’anges patients :
    ces ombres-là restent au milieu de nous, elles nous appellent.
    Elles ont laissé pourrir leur chair
    dans des niches funéraires ou sous des couches de terre obscure
    sont sorties des corps vides, sans respiration.
    Elles reviennent, légères, se fondent dans le bruit des jours
    plus rien de ce monde ne pourra les toucher.
    On dirait que parfois on entend leur voix, on perçoit la phrase
    qui réconforta ou offensa. Parfois on aperçoit
    leurs mains agitées, la couleur de leurs yeux.
    D’autres fois elles déplacent une chaise, un livre,
    un coussin brodé, il arrive
    qu’elles vous précèdent dans une rue emplie de monde
    et elles ne se retournent même pas.
    Immobiles aux portes d’une ville sans nom,
    elles attendent simplement que vous alliez à leur rencontre
    pour échanger un rapide bonjour.



    Traduction en français inédite d’Irène Dubœuf
    pour Terres de femmes




    ELIO PECORA


    Elio-pecora
    Source






    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Italian Poetry)
    une notice bio-bibliographique sur Elio Pecora
    → (sur raiplay.it)
    Pino Strabioli incontra Elio Pecora, con cui parla della sua raccolta di poesie Rifrazioni (14/03/2018)





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  • Jacques Moulin, L’Épine blanche

    par Isabelle Lévesque

    Jacques Moulin, L’Épine blanche,
    L’Atelier contemporain | François-Marie Deyrolle éditeur, 2018.
    Lecture de Michaël Glück. Dessins de Géraldine Trubert.



    Lecture d’Isabelle Lévesque


    L’AUBÉPINE ET LE COUDRIER





    La couverture de ce livre relié a la blancheur de la craie des falaises du Pays de Caux, caractéristique du paysage de la mère qui vient de mourir.

    L’ouvrage comporte trois sortes de textes : des notes de carnet, des textes en prose et des poèmes en vers. Dans le carnet, les notes sont datées à partir du jour du décès : D15, D16, D17… Les nombres représentent le compte des jours. Le D, initiale du prénom de la mère, Denise, se répète et s’entête, résistant à l’oubli ; il s’inscrit dans ce paysage de mots, L’Épine blanche.

    « Denise décès et deuil une chute de dentales comme au jeu du palet ou du dé. »

    Au départ, au seuil du deuil, on ne peut se défaire de la lettre quatrième de l’alphabet.

    « L’abécédaire va jusqu’à D », prévient le poète.

    « D’épine blanche devant la Manche. L’arbrisseau D qui a cédé. » En cette ligne de prose, un quatrain de vers de quatre syllabes avec rimes qui fait du [d] le début et l’arrivée.

    Les lettres s’échangeaient régulièrement entre la mère et le fils ; avec L’Épine blanche, voici la lettre ultime du fils à sa mère.

    Il s’agit d’abord de dépasser le silence de la stupeur, « quand la glotte reste sans voix le larynx sans fonction ». Puis la parole revient par des phrases sans virgules, dont la seule ponctuation est le point. On est alors frappé par les sons assénés (« Port portiques et passe »), comme on bégaierait de ne pouvoir passer le cap de dire. Entrant dans le livre, on approche la mer, on découvre une terre où les homophones et les redites permettent un ancrage qui préserve les sons et les libère dans l’espace fécond du poème.

    Nous sommes « devant la mer de Manche », dans une ville nommée H., grand port à l’estuaire de la Seine. Depuis son appartement, la mère regardait l’avant-port et la mer.

    « Elle est là devant lui et la nuit qui s’avance l’attend. La nuit en faisceaux. Le phare balaie toujours sans vraiment emporter. Cette nuit-là, c’est la bonne. La mère s’effondre dans les couleurs du phare. »

    Par vagues, les mots venus aux lèvres du fils reviennent (salés) :

    « Adieux sur le môle. Eaux profondes chenal ouvert. Channel pour les Amériques. Le couchant. Le fils veillant sa mère. »

    Par les noms et les noms propres des personnes et de la géographie s’opère une réappropriation. La parole revient. La mère a donné à son fils sa langue, son goût pour les livres, pour les mots et leurs jeux sonores. Le fils se prénomme Jacques : il fallait inventer un nom-lien dans la langue « dionysienne » ; et c’est Jaboc, un Jacob bousculé qui résonne avec docks, roc, soc et bloc :

    « Elle aimait bien ces rimes de rien qui sonnaient bien au bout des mains au bout des seins. »

    La mère, institutrice, faisait partie des « instruisous », comme le disait la Mère-grand dont la voix affleure parfois.

    Le poème établit un pont entre la mère et les fortunes de mer : « maladie des grands vaisseaux rouillés embarqués à jamais sur la mer ». Continûment, tout au long de L’Épine blanche, nous serons soumis au roulis qui nous mène de la terre côtière au chenal maritime et douloureusement, dans l’aigu de l’épine du titre, nous passerons du blanc d’écume mortelle au blanc végétal de l’aubépine.

    Il existe une musique particulière de L’Épine blanche, faite de répétitions et de dissonances. L’usage est dérouté (épine plantée dans la langue). L’humour vient adoucir les dérapages. Des mots sont plantés dans d’autres (de « cor » à « corvidés »), on s’achemine sur le terrain d’une écriture travaillée à corps et à cri. Du son au mot repris, courte distance : lorsque le mot « puits » entre dans le texte, il capte le passé perdu qu’on ne remonte plus, il suscite la citerne de l’école en Caux qui jouxtait le trou profond vers lequel tomber de fatale attirance.

    La forme du carnet donne au texte des divisions et réamorce les dentales en attaques de mots comme si, avec « Denise déprise disparue », on se cassait les dents sur une évidence : « Deuil discipline d’écriture et devoir de notation. » Noter, « [c]onsigner l’essentiel avec des stop télégraphiques. »

    Les poèmes très courts hésitent parfois entre simple note et haïku :

    « Réglé la facture d’eau

    Ton eau

    Larmes ».

    La mer et la mère font bloc. Alimentent la mémoire ou l’obstruent. Le puits (« la fosse »), c’est sa tombe et le silence d’elle « touchée coulée quinze fois » dans cette bataille navale finale, de D15 à D… Tout au long du livre, le fils parle de lui-même à la troisième personne : lui et sa mère sont à égalité.

    Jaboc se remémore les lettres de Denise, écriture parfaite jusqu’au jour où « le tremblement de la main a étouffé un peu la phrase ». Premiers indices perçus mais non retenus, seules comptent les nouvelles transmises des falaises. Bientôt on vendra chez le notaire le « pied-en-mer » de la mère. Le vent porte le fils vers la « terre ocre du Caux salée de tous passages ».

    « Aussi la mort d’un être cher est-elle presque comme la nôtre, presque aussi déchirante que la nôtre ; la mort d’un père ou d’une mère est presque notre mort et d’une certaine façon elle est en effet la mort-propre : c’est l’inconsolable qui pleure ici l’irremplaçable », écrivait Jankélévitch *.

    Au bord de la tombe de ses parents, Jaboc, devenu grand-père, entend l’infini « au suivant » :

    « Le prochain qui y est

    C’est bien toi mon vieux

    Entends-tu que l’on toque

    À ta porte Jaboc ».

    Les questions se multiplient sur ce qui meurt avec la mère, sur la place du père dont le fils a dépassé l’âge :

    « C’est quoi qu’on doit à ses parents qui couchent en terre depuis longtemps. On met bruyère sur leur terre. On met deux pieds. Deux pots serrés pour faire la paire. »

    Pieds de bruyère ou pieds du fils ? Voici d’autres « pieds perdus » – le P du père, quand on perd pied : « Et nos pieds lourds qui tout écrasent ». Nous sommes des scaphandriers aux semelles de plomb descendant vers les profondeurs par le poème : « Sommes-nous nés d’un ventre déchiré et d’un père perdu d’avance ? » Le père est associé au « coudrier noueux », la mère à « l’épine blanche », cette « aubépine voûtée par les vents du large ». Paraphrasant Molière, le poème déplore : « Le petit arbre est mort ». Ce n’est ni le premier ni le dernier, nous allons « d’un bris à l’autre ».

    « Elle est partie

    Par les chemins de mémoire

    Le vent couché sur elle ».

    Alors se pose la question, réduite, essentielle :

    « Comment emporter sa morte et devenir léger ? ».

    Il s’agit, confronté à l’« absence absolue », de « coïncider avec le monde » et, avec le fil du poème, de « ravauder la division ouverte par la brisure ».



    Isabelle Lévesque
    D.R. Texte Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes




    ________________________________
    * Vladimir Jankélévitch, La Mort (éditions Flammarion, 1977), page 51.







    Jacques Moulin  L'Épine blanche  Éditions L'Atelier Contemporain





    JACQUES MOULIN


    Jacques Moulin portrait
    Source




    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes


    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    Écrire à vue (lecture d’AP)
    [Partir à dos de feuilles ou d’arbres] (extrait d’Écrire à vue)
    Journal de Campagne (lecture d’AP)
    Portique (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
    Un galet dans la bouche (extrait)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions L’Atelier contemporain)
    la page de l’éditeur sur L’Épine blanche
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la Littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Jacques Moulin




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Angèle Paoli | Écrire l’exil


    Angèle Paoli Écrire l’exil
    Ph., G.AdC







    ÉCRIRE L’EXIL




    Je veux écrire l’exil
    l’asile introuvable des mots
    ils tremblent sous la langue

    le petit rouge-gorge est mort
    happé par le monde hostile
    exil hors de sa branche

    le bleu du ciel échappe
    il ne retient pas la peur
    le souffle d’air passe
    il filtre entre les pas
    le temps recule

    quels mots pour dire
    la détresse
    quels mots pour dire
    l’abandon
    quels gestes pour dire
    l’indicible
    que nul ne veut
    ni voir ni entendre

    quels mots pour qu’émerge
    la plainte des exilés
    jetés hors les murs
    poussés vers quel ailleurs
    toujours plus mensonger
    le mirage miroir
    de mille malédictions

    quels mots pour crier l’amertume
    les corps broyés
    quels gestes inventer
    pour que s’ouvrent les portes
    pour que les bras accueillent
    pour que s’éclairent les visages
    et que les mains se tendent

    quels regards
    pour que se tisse enfin
    le fil entre les hommes.




    Angèle Paoli, in anthologie Sidérer le silence, Poésie en exil, Cinquante poètes d’ici et d’ailleurs. Anthologie dirigée par Laurent Grison. Éditions Henry, collection Les Écrits du Nord, 2018.







    SCRIVERE L’ESILIO




    Voglio scrivere l’esilio
    l’asilo introvabile delle parole
    che tremano sotto la lingua

    è morto il piccolo pettirosso
    ingoiato dal mondo ostile
    esilio fuori del suo ramo

    scappa il blu del cielo
    non ritiene la paura
    passa il soffio d’aria
    filtra tra i passi
    indietreggia il tempo

    quali parole per dire
    l’angoscia
    quali per dire
    l’abbandono
    quali i gesti per dire
    l’indicibile
    che nessuno vuole
    né vedere né sentire

    quali parole per fare sì ch’emerga
    il lamento degli esiliati
    gettati via fuori le mura
    spinti verso quale altrove
    sempre più falso
    miraggio specchio
    di mille maledizioni

    quali parole per gridare l’amarezza
    i corpi frantumati
    quali gesti inventare
    perché si aprano le porte
    perché accolgano le braccia
    perché si illuminino i visi
    e che si porgano le mani

    quali sguardi
    perché si tessa
    il filo tra gli uomini.




    Angèle Paoli, in Traduzionetradizione, Quaderni internazionali di traduzione poetica e letteraria diretti da Claudia Azzola, Quaderno plurilingue n° 17, 2020, pp. 8, 9. Traduction en italien de Francesca Maffioli*.



    ________________________
    * Francesca Maffioli è nata a Lovere (Bergamo) e vive tra Milano e Parigi. Nel 2017 ha completato il dottorato in Studi di genere all’Università di Parigi 8 e in Storia della lingua e letteratura italiana all’Università degli Studi di Milano, con una tesi sulla poeta Amelia Rosselli. Nel 2018, ha ottenuto il titolo di Maître de conférence en langue et littérature italienne. Fino al 2019 a fatto parte del direttivo della Società Italiana delle Letterate (SIL). Dal 2016, scrive su il Manifesto. Scrive anche sul blog Erbacce e sulla rivista Leggendaria per la rubrica « Canto e Contracanto ».

    Tra le pubblicazioni del 2019 figurano :

    Figurations mélancoliques : un regard sur Variazioni bellichein Catherine Flepp et Nadia Mékouar-Hertzberg (éds.) ; Histoires de folles. Raison et déraison, liaison et déliaison, Orbis Tertius ; Temporalità fluida, in Giuliana Misserville, Monica Luongo (éds.) ; Il tempo breve : narrative e visioni, Iacobelli editore (2019) ; Amelia Rosselli e l’écriture féminine in Altre Modernità, Rivista di studi letterari e coloniali, Università degli studi di Milano ; Disrespected Literatures : Histoiries and Reversal of Linguistic Oppression, n° 22/2019. Sofistiche in Bayer contro Aspirina. Erbacce, L’umorismo che resiste ai diserbanti, Derive e Approdi, 2020. Eva e Famiglia in Abbecedario Ceresa. Per un dizionario della differenza, in Laura Fortini, Alessandra Pigliaru (eds.), Nottetempo, 2020.








    Traduzionetradizione



    Traduzionetradizione 1






    ■ Voir aussi ▼


    le site de la revue Traduzionetradizione





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Lydia Padellec | Dans la nuit profonde du jour


    DANS LA NUIT PROFONDE DU JOUR
    (extrait)





    Tu graves sur la pierre
    l’empreinte de l’insecte
    tes peurs d’enfant
    prises dans la toile
    te hantent encore
    au fond d’un tiroir
    mais confiante tu guettes
    les pas de la lune
    sur ton chemin



    Assis contre la nuit
    tu feuillettes un livre
    aux pages blanches
    petite fille aux allumettes
    les poèmes défilent
    sous tes yeux ébahis
    un air de brume
    te prend par la main
    et les mots transis
    palpitent dans tes oreilles



    Dans l’épaisseur
    d’un mur opalescent
    lumière et ombre
    chuchotent –
    tu as beau vouloir
    gommer les rides
    – rictus du temps –
    la mer te laisse l’empreinte
    indélébile
    de l’enfant sur ta peau




    Lydia Padellec, « I. Dans la nuit profonde du jour », Cicatrice de l’Avant-jour, éditions Al Manar, Collection Poésie, 2018, pp. 18-20. Gravures de Marie Alloy.






    Lydia Padellec  Cicatrice de l'Avant-jour



    LYDIA PADELLEC


    Lydia Padellec portrait
    Source




    ■ Lydia Padellec
    sur Terres de femmes


    [C’est dans l’intimité du brin d’herbe…] (autres extraits de Cicatrice de l’Avant-jour)[+ une notice bio-bibliographique]
    Entre l’herbe et son ombre (Titre provisoire) [extraits]
    « Île muette » (extrait de Mélancolie des embruns)
    [Ma chambre, c’est mon sanctuaire] (extrait de Mémoires d’une enfant dérangée)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    La mère [extrait d’Entre l’herbe et son ombre (Titre provisoire)]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la fiche de l’éditeur sur Cicatrice de l’Avant-jour
    Sur la trace du vent, le blog personnel de Lydia Padellec
    → (sur le site de la Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique (+ des extraits)





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Philippe Denis | [Ici, où je vis, en attente]


    [ICI, OÙ JE VIS, EN ATTENTE]



    Ici, où je vis, en attente –
    je longe
    la dure précision du sommeil.

    Je prends appui
    sur la disparition
    de tout appui.

    Funambule
    sur la page –

    patiemment
    entre deux vides,
    je couds
    une ligne

    qui me rejoindra
    où je me suis oublié.



    Philippe Denis, « Ce que je parcours », Cahier d’ombres, Mercure de France, 1974, in Chemins faisant, poèmes 1974-2014 choisis par l’auteur, éditions Le Bruit du temps, 2019, page 103. Préface de John E. Jackson.





    Philippe Denis  Chemins faisant



    PHILIPPE DENIS


    Philippe Denis
    Ph. Violaine Lison
    Source





    ■ Philippe Denis
    sur Terres de femmes


    [Il est des pages qui nous expriment] (poème extrait de Nugæ)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site du cipM, centre international de poésie Marseille)
    une notice bibliographique sur Philippe Denis
    → (sur Wikipedia)
    une notice bio-bibliographique sur Philippe Denis
    → (sur le site des éditions Le Bruit du temps)
    la page de l’éditeur sur Chemins faisant de Philippe Denis





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  • Jean-Michel Maulpoix | Bouchoreille



    BOUCHOREILLE




    Ce mot-valise, fabriqué par Paul Valéry, figure l’espèce de boucle qu’accomplit la poésie en ce qu’elle est à la fois un parler et une écoute. Écrire de la poésie, c’est faire exister une voix, émanant d’une « bouche d’ombre » ou de « voix intérieures » (Victor Hugo), mais c’est aussi écouter la langue, prêter l’oreille à son acoustique particulière.

    Attentive aux bruits du monde comme aux battements du cœur humain, la poésie peut être définie comme une voix qui écoute. Elle dit ce qu’elle entend. L’écriture y écoute la langue : à l’aide de cet instrument singulier qu’est le poème, elle en perçoit aussi bien les sons que le sens, sensible à la signification des mots, voire à leur vieille et longue histoire, attentionnée quand il s’agit de dire ce qui reste le plus secret et ne parvient au langage que par un accès douloureux. Le poète n’écrit pas seulement à la main, il écrit aussi à l’oreille, dans l’« hésitation prolongée » du son et du sens. La voix du poème est une voix réfléchie, curieuse de ses inflexions, et qui observe sa propre capacité articulatoire.



    Jean-Michel Maulpoix, Les 100 Mots de la poésie, Presses Universitaires de France, Collection Que sais-je ?, 2018, pp. 17-18.





    Jean-Michel Maulpoix  Les 100 Mots de la poésie



    JEAN-MICHEL MAULPOIX


    Jean_Michel_Maulpoix
    Source




    ■ Jean-Michel Maulpoix
    sur Terres de femmes


    Un poète au jardin (extrait d’Anatomie du poète)
    La mâture de la mer est illusoire (poème extrait d’Une histoire de bleu)




    ■ Voir aussi ▼


    le site de Jean-Michel Maulpoix
    → (sur La Cause Littéraire)
    une lecture des 100 Mots de la poésie de Jean-Michel Maulpoix, par Philippe Leuckx
    → (sur Littérature portes ouvertes)
    une lecture des 100 Mots de la poésie
    → (sur le site Que sais-je ?)
    la page de l’éditeur sur Les 100 Mots de la poésie





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Jacques Vandenschrick, Livrés aux géographes, 5, 10, 24


    LIVRÉS AUX GÉOGRAPHES
    (extraits)







    5.



    Dans la chambre, on croit voir les ombres des danseurs semblant encore s’exercer à la barre. Dehors, le lin sombre de la nuit est venu border les épaules comme feraient deux paumes innocentes. S’avancer dans les pelouses, comme on s’enfonce dans une lecture de loups. Ne plus entendre ce bruit d’éperons que fait sans fin le monde. Et très loin, entre les arbres, voir les fragments du fleuve, dalles d’étain immobile…





    10.



    Les fruits sur les claies odorantes. Les seins lourds et beaux entre les étoffes. Le jardin rangé. Les derniers ordres entendus dans le soir avec les seaux cognés qu’on retourne et qu’on emboîte. On rentre vers les étages et la supplique des cordes. On croit entendre les moutons au loin mais c’est la nuit qui est venue, rassemblée près du seul réverbère qui lutte avec sa boule de lumière jaune. Et c’est plus qu’un signe. On attend le troupeau dans la cour, demain. Ce soir déjà, les muets vont dormir dans les deux bergeries.

    Il n’a toujours pas neigé.





    24.



    Oh ! Tellement devineresses et rieuses, qui descendaient en se tenant aux branches du verger repenti, s’approchant dans le bruit des citernes par les couloirs du printemps, tellement blanches, seins alourdis de fleurs sous les lanternes. Tout s’envolait. Elles disaient : « Le vent doit se déshabiller. » Mais quand s’approchaient les garçons, elles se taisaient nues. Obscurcies de fourrés, se gardant d’être vues, rêvant pourtant de l’être, chacune frissonnant. Puis s’en allant monter sur l’épaisseur du fleuve.



    Jacques Vandenschrick, Livrés aux géographes, 5, 10, 24, Cheyne éditeur, Collection verte, 2018, pp. 21, 26, 40. Frontispice d’Alexandre Hollan.







    Jacques Vandenschrick  Livrés aux géographes



    JACQUES VANDENSCHRICK


    Jacques-Vandenschrick
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de Cheyne éditeur)
    la page de l’éditeur sur Jacques Vandenschrick
    → (sur Les belles phrases)
    une lecture de Livrés aux géographes par Philippe Leuckx
    → (sur Terre à ciel)
    une page consacrée à Jacques Vandenschrick





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  • Patrice Dyerval | Haïku de juin



    Via Sacra

    Ph. Patrice Dyerval
    (première de couverture de Via Sacra)








    HAÏKU DE JUIN


    On dirait des mouches
    les martinets dans le pâle
    espace du soir

    Vol de martinets
    paraphe secret qui là-haut
    signe notre monde

    Regard tournoyant
    scrute les signes du ciel
    qui battent des ailes

    Juin aux fleurs de ciel :
    paulownias et agapanthes
    font oublier mai

    Chant de merle en juin :
    sur le pin l’oiseau plastronne
    à bec déployé




    Patrice Dyerval, « Rouleaux », Via Sacra, poèmes (2016-2018), éditions Librairie-Galerie Racine, 2019, page 80.






    Patrice Dyerval  Via Sacra





    PATRICE DYERVAL



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Librairie-Galerie Racine)
    la fiche de l’éditeur sur Patrice Dyerval





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  • Mai 2011 | Frédéric Jacques Temple, De la musique avant toute chose

    Éphéméride culturelle à rebours


    DE LA MUSIQUE AVANT TOUTE CHOSE
    (extrait de Divagabondages)





    La musique a bercé ma petite enfance. Le violoncelle de ma mère envoyait à travers les murs de ma chambre des notes dont la nature m’était inconnue et qui accompagnaient les ombres chinoises projetées au plafond par la lanterne magique des stores vénitiens. Le violoncelle de ma mère n’en finit pas de jouer en moi.
    Je me surprends aujourd’hui à fredonner des chansons d’un autrefois toujours présent : Jean de la Lune, Le temps des cerises, Le bon roi Dagobert, Il pleut, bergère, ou encore la mélodie que chantait ma tante Claire en faisant sa toilette du matin :

    Si j’étais hirondelle

    que je puisse voler

    à l’île Sainte-Hélène

    j’irais le retrouver.

    Non qu’elle fût bonapartiste ; simplement, elle aimait cet air nostalgique qui alternait souvent avec celui de Mignon : Connais-tu le pays où fleurit l’oranger ? Elle m’avait aussi appris la Romance de Chateaubriand, que je chante, lorsque je vais à Combourg, en montrant le triste escalier de pierre qui mène au porche du château :

    Combien j’ai douce souvenance

    du joli lieu de ma naissance !

    ma sœur, qu’ils étaient beaux les jours

    de France…

    Ma jeunesse, à l’école de la campagne et des marais du littoral, s’est enrichie d’un répertoire de chants d’oiseaux qui, de l’aube à la nuit, accompagnaient mes rêveries. À chaque oiseau sa musique : le gazouillis de la rousserolle effarvatte, le rauque et sonore basson du butor, le pipeau de la grive musicienne, les trilles de l’alouette, les vocalises du pinson, les roulades du rossignol, le sifflement modulé des courlis cendrés, la flûte aiguë du petit-duc. Je ne connaissais pas encore Olivier Messiaen.

    Les années ont passé. Pensionnaire dans un collège où régnait la musique, j’ai pendant six ans chanté du grégorien et me suis nourri de Josquin des Prés, Monteverdi, Bach, Haendel, Mozart, Beethoven, Poulenc et Honegger. J’en suis sorti avec la certitude que la vie ne pouvait exister sans la musique et je suis resté fidèle à cette forme de religion.

    Mes poèmes et mes proses n’ont cessé de la courtiser. Je suis sensible à la musique des mots, à la cadence et au rythme des phrases ou des versets. On dit que Dieu, comme Verlaine, se complait à l’impair, d’où, peut-être, la Trinité : Numero deus impare gaudet. Ce qu’un cancre ou un facétieux, a pu traduire par : « Le numéro deux se réjouit d’être impair. » À la marche militaire (un-deux, un-deux, un-deux) je préfère la valse à trois temps, plus légère, même si la danse n’est pas mon fort.

    Tout en écrivant, je recharge mes batteries à l’écoute de ce que les hommes, capables du pire, ont pu créer de meilleur.

    revue Confluences poétiques,
    n°4, mai 2011



    J’aurais dû mentionner aussi le jazz, que j’ai découvert et vécu dans la cave de l’Original Jazz Gang, à Montpellier, animé par Jean-Pierre Suc, où j’ai entendu Louis Amstrong, Albert Nicholas, Sydney Bechet, parmi tant d’autres devenus mythiques.




    Frédéric Jacques Temple, Divagabondages, Actes Sud, Collection « un endroit où aller », 2018, pp. 317-319.






    Temple montage 2





    FRÉDÉRIC JACQUES TEMPLE (1921-2020)


    Frederic Jacques Temple Ph. ©Pierre Bolszak
    Ph. © Pierre Bolszak
    Source





    ■ Frédéric Jacques Temple
    sur Terres de femmes


    L’Oregon Trail (poème extrait de Foghorn)
    Un clou pour voyager (extrait de Par le sextant du soleil)
    Méditerranée (poème extrait de Phares, balises et feux brefs)
    Été (poème extrait de Profonds pays)






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  • Pauline Delabroy-Allard | [C’est un printemps comme un autre]


    Olivier Garros
    Ph. © Olivier Garros,
    première de couverture de Ça raconte Sarah








    [C’EST UN PRINTEMPS COMME UN AUTRE]




    C’est un printemps comme un autre, un printemps à rendre mélancolique n’importe qui. Une année s’est écoulée, une année de musique, une année de frissons, une année de soufre. Elle dit qu’elle veut me quitter, que cette vie qu’on mène est trop tumultueuse, que c’est la tempête. Le capitaine quitte le navire. Elle ne sait pas que je pleure dans ma douche chaque matin, que j’ai mal au ventre chaque soir, que je ne dors plus sans somnifères. Elle dit que je suis la femme de sa vie, son seul et unique amour, elle dit qu’elle ne sait pas ce qu’elle doit faire, continuer cette vie rocambolesque ou bien tout oublier, elle dit que notre amour est la chose la plus merveilleuse et la plus terrible qui lui soit arrivée. Elle dit qu’elle ne sait pas choisir, que c’est un problème, dans la vie. Elle décide de mettre la passion à distance, elle dit qu’on peut essayer de ne se voir plus que deux fois par semaine, pour espacer les moments de folie, pour rendre la vie moins saccadée, moins fulgurante.

    Elle sait se montrer exquise, elle me fait couler des bains, elle me masse le dos, me prépare à manger des choses délicieuses, m’accompagne à des rendez-vous importants, elle dit que je suis sa liberté, son accalmie, sa petite bouffée d’air. Elle sait se montrer odieuse, elle ne répond plus lorsque je lui envoie des messages, elle parle par monosyllabes, s’arrange pour ne pas être disponible, elle dit que je l’étouffe, qu’il lui faut de l’air, de l’air, de l’air.

    Elle se réveille en ayant très faim, elle s’étire comme un félin et demande qu’on prenne un délicieux petit déjeuner. Elle a envie d’aller se promener, ensuite, alors son choix se porte sur Angelina, près des Tuileries. Dans le salon de thé ultrachic, elle est silencieuse, presque éteinte. Il y a comme un trou noir entre nous. Elle mange ses toasts sans un bruit, sans rire tonitruant, sans anecdote à me raconter. Elle sourit à peine quand je fais le clown pour l’amuser. Elle se lève pour aller aux toilettes, sans un mot, sans un regard pour moi. Elle sursaute quand elle sent ma présence dans son dos. Dans le grand miroir doré qui orne les toilettes pour femmes de chez Angelina, au premier étage, avec vue sur le jardin, elle sourit enfin à mon reflet lorsque je la plaque contre le lavabo pour lui faire l’amour en silence, à la sauvette, sa jupe remontée contre l’émail blanc immaculé. Ses soupirs de plaisir ne me rassurent pas.



    Pauline Delabroy-Allard, Ça raconte Sarah, I, 69, éditions de Minuit, 2018 ; éditions de Minuit, collection « double », 2020, pp. 83-84.





    Pauline Delabroy-Allard  montage



    PAULINE DELABROY-ALLARD


    Pauline Delabroy-Allard portrait
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions de Minuit)
    la fiche de l’éditeur sur Ça raconte Sarah
    → (sur Diacritik)
    Pauline Delabroy-Allard : « le portrait littéraire m’intriguait » (ça raconte Sarah), par Johan Faerber
    → (sur le site de France Culture)
    Les coulisses du prologue de Ça raconte Sarah, par Pauline Delabroy-Allard
    → (sur le site de Libération)
    Ça raconte Sarah, amour et trieste réalité, par Frédérique Roussel





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