Étiquette : 2018


  • Isabelle Lévesque, Le Fil de givre

    par Angèle Paoli

    Isabelle Lévesque, Le Fil de givre, éditions Al Manar,
    Collection Poésie, 2018. Peintures de Marie Alloy.



    Lecture d’Angèle Paoli



    « CE QUI CESSE COMMENCE »




    Ce qui se dit dans les pages du recueil Le Fil de givre, c’est une re-naissance. Ce que le lecteur découvre sous la voix poétique d’Isabelle Lévesque, c’est une complicité poétique, une dilection vivifiante et vitale. Une « alliance ». Peut-être le visage d’un amour dont le destinataire ne nous est pas connu. « Aimer tient en un verbe rond », écrit la poète. En filigrane sous le poème, derrière l’alternance d’un « je » et d’un « tu », le « nous » accueille. Une double voie/voix se lit/se lie dans le fil de trame.

    « Nous voulons la rive d’orge, trame du temps, ce que le vent lève à sa suite, les mots des siècles

    et la mémoire ».

    Avant même le poème d’ouverture du recueil, l’annonce de l’aveu courait déjà dans les deux épigraphes qui le précèdent. Toutes deux empruntées au poète Éric Sautou :

    « La flamme pourrait s’éteindre, le vent tout emporter. Je te réapparais au grand soleil de notre vie. Tu redeviens la belle image. Tout l’or éclate. »

    « c’est écrit à la main de simples fleurs voici. »

    Ce qui se lit dans ces phrases, outre la passion —  éclat et fragilité, obstacles et périls —, c’est l’offrande  : simple, directe, accomplie dans la joie et dans la plénitude de l’instant. C’est sans doute cette double tension qu’a perçue Marie Alloy, dont les peintures rythment l’espace, qui traversent de leur jet d’écume, vagues et sillons, dans la verticalité de leur jaillissement, eau et mots, paroles et éclats.

    Et la poète d’écrire en écho :

    « Peindre, écrire, renouer les fibres déliées,

    le Sillon trace un secours… »

    La rencontre a eu lieu, « [a]u rendez-vous de pierre. » Dans le paysage d’elle, calcaire falaises pierre et lierre, enlacés comme au temps des amours médiévales, récits qui affleurent dans la mémoire, roche cordée mystère, pas-de-deux, danse déjà !

    « Le saut devient danse.

    Sur la roche ? (Rien n’érode l’escalier du ciel.) Tu vis l’ardeur et glisses nos mystères le long des cordes. J’entends les mots que tu hisses et les nuages rejoints se font torrents. »

    Tout se joue dès le premier poème, le retour à la vie et cette re-naissance inespérée qui abolit un passé habité par le « vide ». Ici, soudain, dans ce très beau poème, tout devient possible dans l’ardeur retrouvée. Jusqu’à l’aveu :

    « Désormais vigne se cueille.

    Je te retrouverai tout à l’heure le ciel est une forteresse de pierre. »

    Dans un autre poème s’affirme ce « nous ». Ce qui noue l’un à l’autre, le « je » au « tu ».

    « Tu commences, tu assures

    le signe croix devenu nous. »

    Puis cet aveu, encore, qui affirme un mode d’être, qui en révèle l’essence :

    « Nous sommes,

    loin d’une apparence trompeuse,

    noués à l’herbe. »

    Un désir de durée par-delà les saisons s’empare de celle qui confie pour un temps à venir cette promesse, cet élan :

    « Alors je poserai sur toi

    le minerai,

    les mots d’ambre laissée. »

    Comment ne pas entendre, sous « les mots d’ambre laissée », les mots embrassé / embrasé ? D’autant que veille le feu (tout comme la glace), présent sous ses formes diverses, flammes et braises, symbole de brûlure, intense et partagée :

    « Le chemin se perd lorsque tu saignes, le cœur

    s’ouvre fragile.

    Il bat, nous brûlons. »

    Cet autre, qui est-il ? Il est celui sur qui s’appuie la confiance absolue. Ce qu’il est se perçoit dans sa force ; dans la part magique de sa présence :

    « toi

    guide ou marcheur.

    Forcené des nuages accrochés au soir. »

    Ou encore :

    « Cassé, mais vivant, debout, tu es

    l’alchimie,

    le oui la vie,

    où asseoir la chance. »

    Il est celui en qui la poète assied son propre talent. En lui, elle reconnaît celui qui la libère de ses entraves et qui la fonde :

    « Lié au cercle de glace captivant la terre, muet, tu avances et je suis. »

    En enjoignant à la poète d’écrire, il lui montre la voie. Comment résister à sa bienveillance ? Il ne reste plus qu’à s’exécuter et puis à se lancer, sans « nulle résistance » :

    « Tu veux.

    Des poèmes.

    Je m’attelle. Tu souris. Alors possible. »

    Pourtant, derrière la force du magicien et cette confiance qu’il a dans la poésie, se cache sa fragilité. Celle qui définit l’autre et donne son titre au recueil : « Fil de givre. »

    « Pour réveiller la menace tue, mes baisers te soulèvent ‒ c’est ton ombre, autour de tes bras, autour de ta vie, corde fine, brindille. Fil de givre ? »

    Ainsi le magicien lui-même est-il soumis aux aléas de la vie, aux dangers qui le guettent :

    « Tu n’échappes pas aux données contraires ‒ nos secrets connus de toi seul. Tu ne renonces pas : force vaillance. »

    Seule la poésie. En elle se tient la force secrète. Un recours/un « secours » qui se partage :

    « Nos entailles d’encre, parchemin silencieux. Coins brûlés, acceptons le feu et les phrases. Longues. Emportées.

    Livre et le vœu.

    Le brasier plus que la flamme. »

    Chaque poème du recueil recèle sa part de mystère. Semées comme les graines du Poucet, les italiques ébauchent une sente où l’on pourrait sauter de gué à gué, et il serait ainsi possible de reconstituer une histoire en pointillé : Désormais / ou jamais ; si loin ? oui / nous / Rien n’est moins sûr / Dévêts / Crois-tu ? / Se blottir arriver joindre / Je t’embrasse… Autant de « signes vifs » dispersés au fil des poèmes, craie / nuit / voix / braise / voyelles… gardiens d’un secret que l’aveu sous-jacent ne suffit pas à dévoiler. Parfois se répondent les mots, en écho d’une page à l’autre. « Temps ferment / tourments / serment » // « dévisage / Dévêts » // « Braises / baisers »… Puis, au détour d’une page, survient sur deux vers un énigmatique tandem :

    « En outre et comme.

    Assoiffe, dérange. »

    Les poèmes s’égrènent, de forme et de longueur variable, marqués, comme ceux de jadis, par des groupes nominaux incomplets. S’absentent les déterminants, sans doute pour donner prise à la langue directe, à ce qui s’impose à elle, d’un seul tenant. Pourtant, la poésie de ce dernier recueil a gagné en souplesse, en fluidité. Et en diversité formelle. Isabelle Lévesque semble renouer avec des expressions plus amples, plus rondes, moins heurtées que celles qui étaient sa signature jusqu’alors. Ainsi de ce poème de trois quatrains (un presque sonnet ?). Un poème fluide à la beauté singulière, mystérieuse qui allie mer/terre et ciel.

    D’autres fois ressurgit le passé ; ce lointain intérieur qui remet en question le présent, équilibre précaire entre un avant et un aujourd’hui :

    « Loin qui cogne et contre temps ?

    Où vaciller ? Le cœur en sa faveur demeure ‒ la craie évanouie. Un son se perd, le sort, pire victoire en voyelle.

    Espère. »

    L’intrusion d’une voix moins douce sème le trouble, soulève un vent de révolte, précipite les interrogations et les doutes :

    « J’oublie, je cogne. »

    À quoi semble répondre la voix réconciliatrice et apaisante de l’autre.

    « Portant haut les mots, tu lisais les poèmes. Tu secouais mes ombres et j’entendais : un mot cogne pour conjurer l’oubli.

    La mort avait-elle choisi, arrêtant d’un signe les promesses fécondes ? »

    La mort en effet est à l’œuvre, qui guette, se glisse entre les mots, imprime ses propres signes sous la peur :

    « Pas de taille

    à regarder venir

    le pire. »

    Pour conjurer le sort qui lie les deux êtres à leur histoire, il reste la promesse car :

    « Promettre suffit.

    Promettre lie au poème gardien de la route silencieuse… »

    De cette promesse naît une certitude. Et de l’aveu naît la révélation :

    « Elle écrit. C’est sa vie

    ‒ tracer le ciel d’éternité,

    vivre l’arrivée sans fin.

    Promettre.

    Ce qui cesse commence. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Isabelle Lévesque  Le Fil de givre






    ISABELLE  LÉVESQUE


    Isabelle Lévesque
    Source




    ■ Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes

    [Les feuilles envolées du peuplier] (extrait d’ En découdre)
    [Ouvre et lis entre les lignes] (poème extrait du Fil de givre)
    Le Fil de givre (lecture de Jean Marc Sourdillon)
    C’est tout c’est blanc
    Chemin des centaurées (lecture de Pierre Dhainaut)
    Chemin des centaurées (lecture d’AP)
    Mai | La Ronde (extrait de Chemin des centaurées)
    [Entends, c’est jour, la forme aimantée du point] (poème extrait de Ravin des Nuits que tout bouscule)
    [Oh, ce désordre de disparaître !] (poème extrait de Nous le temps l’oubli)
    Nous le temps l’oubli (note de lecture d’AP)
    [Nous vaut la force courant le vent] (poème extrait de Va-tout)
    Ossature du silence (note de lecture d’AP)
    [Peine singulière] (poème extrait d’Un peu de ciel ou de matin)
    Ravin des Nuits que tout bouscule (note de lecture d’AP)
    [Les serments] (poème extrait de Le tue braccia saranno)
    Va-tout (note de lecture de Jean-Louis Giovannoni)
    Voltige ! (note de lecture d’AP)
    Isabelle Lévesque | Pierre Dhainaut, La Grande Année (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Territoire
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait d’Isabelle Lévesque (+ un poème extrait de Va-tout)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la fiche de l’éditeur sur Le Fil de givre
    → (sur Paysages écrits n°30 – octobre 2018)
    une lecture du Fil de givre par Sanda Voïca




    ■ Notes de lecture (55) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Cécile A. Holdban | Îles



    ÎLES



    Ses yeux sont plus vieux que son corps.
    Elle les cache, les plonge dans les profondeurs, alors l’enfance demeure
    seule sur les îles.

    Les îles ont des yeux. Elle le sait, les abrite dans son nom.
    Elles ont des yeux sous l’eau, immergés dans le sel, qui a coulé
    dans les rivières et la dissolution des roches venues jusqu’à la mer.

    Les îles ont des yeux, elle a nagé longtemps dans les eaux de leur ventre
    Sirène muette, échouée au rivage du souffle elle a ouvert ses paupières,
    grand sa bouche et recraché l’eau.

    Les îles se touchent entre elles par le faisceau des yeux
    dans la lucidité des fonds elles forment des archipels,
    des volcans sous-marins
    dorment, respirent et s’aiment parmi les tellines et les praires
    elles se meuvent sans mouvement
    elles ne connaissent ni l’âge ni la mort ni le temps.

    Elles effacent dans leurs yeux
    les lettres claires de son nom.




    Cécile A. Holdban, « II Demeure » in Toucher terre, Éditions Arfuyen, Collection « Les Cahiers d’Arfuyen » n° 238, 2018, pp. 42-43.






    Holdban Toucher terre






    CÉCILE A. HOLDBAN


    Cecile A. Holdban




    ■ Cécile A. Holdban
    sur Terres de femmes

    Toucher terre (lecture d’AP)
    À la fenêtre (poème extrait du recueil Ciel passager)
    Ciel passager (présentation publique de Thierry Gillybœuf)
    Hiéroglyphes (poèmes extraits du recueil L’Été)
    [Il n’est pas d’autre lieu que celui de l’absent] (poème extrait de La Route de sel)
    Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture d’Emmanuel Merle)
    [Suspendre ma voix] (poème extrait du recueil Un nid dans les ronces)
    Xénie
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Je ne tuerai point]





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  • Pascal Quignard | Cûdapanthaka



    CÛDAPANTHAKA (extrait)



    Il y a un refrain très simple et très beau dans une chanson que composa Malherbe qui dit avec beaucoup de vigueur et de brusquerie ce que je cherche à définir ici ‒ et au fantôme de quoi il faut fournir sans fin à force d’offrandes alimentaires, de trésors monétaires, de gloire et de défi, de colliers et de brassards, de broches, d’agrafes, de parures, de perles, de dents, de larmes.

    « Qui me croit absent, il a tort :

    Je ne le suis point, je suis mort. »

    Je me souviens qu’André du Bouchet offrit ‒ dans un état enfantin d’enchantement ‒ ces deux vers à Paul Celan, dans son petit appartement rue des Grands-Augustins, quand il les découvrit. Francis Ponge venait de faire paraître son livre sur Malherbe. J’assistai à ce don enchanté avant que Paul Celan se jette dans le fleuve.

    Les larmes constituent ces libations naturelles que le corps verse sur les vides, sur les abandons, sur les sauts, sur les plongées, sur les ruines, sur les absences, sur les détresses que la langue parlée ne sait pas dire.

    Une narration « dotée de sens », voilà ce qui cherche à s’opposer à l’absence du souffle tiède d’un vivant. Une biographie. Mais la vie n’est pas une biographie. Mais être mort, c’est cesser de ternir le miroir. Tel était le geste que les Anciens faisaient pour s’assurer du décès de leurs familiers. On allait quérir un petit miroir de bronze qu’on approchait des lèvres des êtres immobiles.

    Le défaut de buée ou, si l’on préfère, le reflet sans défaut, le contact sans écran de réel à réel, témoignait de la perte de la vie.

    Ce petit miroir fait en bronze, frotté de laine, tout brillant, ce reflet pur c’est-à-dire vide, net de vapeur ou bien de brume lointaine ou bien de silhouette indécise sur la surface métallique et polie permettaient d’éloigner définitivement le mort dans son nom.

    Alors ils l’appelaient trois fois.

    Les hommes de l’Antiquité criaient très fort trois fois le nom du mort dans la chambre silencieuse où son corps avait été allongé. C’était comme une dernière danse où se soulevaient trois fois les ailes des grands oiseaux dévoreurs des chairs et porteurs des âmes dans l’ombre de l’Éther. C’étaient comme trois très lents et très grands coups de rame sur le fleuve mort qui traverse l’Érèbe. Baptême inversé comme l’était ce repas des pavements qui ne faisait rien pénétrer de solide à l’intérieur des lèvres. Dans une triste et triple clameur ils donnaient trois fois son nom à cet être pour qui ni le souffle ni le langage ni le faux ni le désir ni la faim ne faisaient plus écran à sa propre vision.


    *


    Aladin possédait une lampe qui suscitait à volonté toutes les richesses de ce monde. Le prince Hussein possédait un tapis qui transportait où l’on souhaitait être à condition qu’on se recueillît en soi-même (je note que le prince Hussein possédait presque un livre). Le prince Ahmed possédait une pomme qui guérissait tous les maux pour peu qu’on la portât à son nez ou qu’on la flairât. Le prince Ali possédait un petit tuyau fait en défense d’éléphant qui permettait de voir à distance. Sôsos possédait un non-balai qui permettait l’art.


    *


    Les moines bouddhistes de l’Inde ancienne racontaient cette légende qui courait sur Cûdapanthaka. Cûdapanthaka à l’âge de quarante-cinq ans avait atteint un tel état de perfection qu’il avait oublié son nom de génération. À cinquante-cinq ans il avait atteint un tel état de pureté que les frères lui mirent un balai entre les mains. À soixante-cinq ans Cûdapanthaka avait atteint un tel état de sainteté qu’il avait oublié le mot « balai ». Le jour anniversaire de ses soixante-quinze ans le moine Cûdapanthaka se souvint subitement du mot « balai » mais, comme les frères l’interrogeaient, ils découvrirent qu’il avait oublié le sens du verbe « balayer ». À quatre-vingts ans, quand il se souvint du verbe « balayer », il y consacra tout son temps mais le mot « balai » s’enfuit de sa mémoire et tout à coup sa bouche fut quitte du langage. À quatre-vingt-cinq ans Cûdapanthaka était devenu si bienheureux qu’il ne se souvenait de rien. Mais alors il se trouva que ses mains étaient prises d’une sorte de petit tremblotement qui ne cessait pas. Aussi, balayant la cour du temple, levait-il plus de poussière qu’il n’en ôtait et les frères se plaignaient.



    Pascal Quignard, L’Enfant d’Ingolstadt, chapitre XXIV (extrait), Dernier royaume X, Éditions Grasset & Fasquelle, 2018, pp. 165-166-167-168.






    Pascal Quignard  L'Enfant d'Ingolstadt






    ■ Pascal Quignard
    sur Terres de femmes

    Boutès (lecture d’AP)
    [Lancelot dit] (extrait des Désarçonnés)
    Medea (lecture d’AP)
    Les kami (extrait de L’Origine de la danse)
    Villa Amalia (lecture d’AP)
    23 avril 1948 | Naissance de Pascal Quignard (Villa Amalia, extrait)
    28 octobre 2002 | Pascal Quignard, Prix Goncourt 2002 (lecture des Ombres errantes par AP)





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  • Brigitte Mouchel | à tenter de voir dans la nuit ‒ un homme ?



    À TENTER DE VOIR DANS LA NUIT ‒ UN HOMME ?
    (extrait)




    L’’île est un plateau calcaire avec, au nord, une impressionnante falaise, tandis qu’au sud, la côte est très découpée, formant des promontoires et des anses profondes qui abritent de petites plages de sable. Les habitants vivent de pêche et de tourisme. L’intérieur de l’île, aride et caillouteux, a un aspect désertique.

    Certains parlent d’une île-sentinelle.

    Ils tentent la traversée dans des embarcations de fortune. Chaque fois, ils racontent. Après quelques heures de navigation, un autre bateau s’approche, le passeur saute à bord et le bateau disparaît. Ils sont abandonnés, pertes humaines, dommages collatéraux aux guerres, à la misère.


    Et ta carcasse raide, le froid au creux du dos, cette rencontre tactile contre la nuit
    où tu ne perçois rien, monochrome ‒ palpite
    parfois apparaît une trouée
    un faible éclat de jour ‒ ou de vie, de terre et d’humains ‒ qui fait comme un voile
    une sorte de visage ‒ la trace d’un visage ‒ à peine un éclat, même pas, faible, et rien ne peut désemparer l’éclatante noirceur ‒ l’attente, le temps à peine ‒ ne passe
    une vague lumière, des traces voilées comme buée ‒ ta bouche ? ‒ il n’y a personne




    Brigitte Mouchel, « à tenter de voir dans la nuit ‒ un homme ? » (extrait), in Et qui hante, éditions Isabelle Sauvage, collection « présent (im)parfait », 2018, pp. 67-68.






    Brigitte Mouchel  Et qui hante






    BRIGITTE MOUCHEL




    ■ Brigitte Mouchel
    sur Terres de femmes

    exil (extrait d’événements du paysage)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    une fiche bio-bibliographique sur Brigitte Mouchel
    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la fiche de l’éditeur sur Et qui hante





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  • Sandro Penna | [Nuit : rêve de fenêtres]




    Nuit - rêve de fenêtres
    Image, G.AdC





    [NOTTE : SOGNO DI SPARSE]



    Notte : sogno di sparse
    finestre illuminate.
    sentir la chiara voce
    dal mare. Da un amato
    libro veder parole
    sparire… ‒ Oh stelle in corsa
    l’amore della vita !






    [NUIT : RÊVE DE FENÊTRES]



    Nuit : rêve de fenêtres
    éparses illuminées.
    entendre la voix claire
    venue de la mer. D’un livre
    aimé voir des mots
    disparaître… ‒ Oh étoiles en fuite
    l’amour de la vie !




    Sandro Penna, « Poèmes, Poesie, 1927-1957 » in Croix et délice et autres poèmes [Croce e delizia, Mondadori Libri, Milano], Ypςilon, éditeur, 2018, pp. 100-101. Traduction de Bernard Simeone.






    Sandro Penna  Croix et délice






    SANDRO PENNA


    Sandro_Penna 3
    Source




    ■ Sandro Penna
    sur Terres de femmes


    L’automne me parle déjà
    Chroniques de printemps (+ notice bio-bibliographique)
    [La vie… c’est se souvenir d’un réveil]
    Un’estate




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur italialibri)
    une bio-bibliographie (en italien) sur Sandro Penna
    → (sur le site des Lettres françaises, n° 136, Nouvelle série, 14 avril 2016)
    d’autres poèmes de Sandro Penna, traduits par René de Ceccatty [PDF]





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  • Manuel Daull | [je connais depuis longtemps la fragilité des hommes]



    [JE CONNAIS DEPUIS LONGTEMPS LA FRAGILITÉ DES HOMMES]



    je connais depuis longtemps la fragilité des hommes, peut-être je la connais depuis toujours ‒ toujours senti cette chose en leur ventre, tout part du ventre chez les hommes ‒ ils ont beau croire que c’est leur tête qui leur dicte quoi faire, il n’en est rien, tout part du ventre chez eux ‒ les restes d’un cerveau reptilien sûrement ‒ quelque chose que je ne saurais pas nommer, une fragilité ‒ une fragilité que j’ai su reconnaître chez tous les hommes que j’ai connus ‒ des hommes que j’ai aimés

    je savais qu’il ne s’agissait pas d’un homme de plus ‒ qu’il serait mon chef-d’œuvre ‒ la pièce maîtresse d’un puzzle que j’assemble depuis longtemps ‒ depuis si longtemps que je connais par cœur la forme des pièces qu’il me reste à poser, ce qu’elles représentent, leur nombre ‒ à l’image de ces pièces, je connais par cœur les besoins qu’ont les hommes ‒ ce qu’ils sont capables de donner ‒ je sais que rares sont ceux qui donnent vraiment ‒ quand ils donnent ils ont l’impression de s’amputer d’une partie d’eux-mêmes ‒ ils se sentent bancals à l’intérieur quand ils nous sont vraiment présents ‒ les hommes sont des animaux qui ne cessent de construire à l’extérieur ce qu’ils ne peuvent construire à l’intérieur ‒ ils ne sont jamais chez eux en eux ‒ toujours au dehors d’eux-mêmes ‒ toujours dans l’attente de construire quelque chose à la mesure de leur attente ‒ quand ils font des enfants, les enfants viennent à l’intérieur de nous extérieurs à eux ‒ leur rapport à l’amour même tient dans cette construction-là extérieure à eux qu’ils ne maîtrisent pas, ce qui leur rend la vie insupportable ‒ leur besoin de contrôle est plus fort que leur amour pour nous quand il est sincère ‒ la passion est leur chimère ‒ le seul moment de leur vie où ce qui leur échappe les nourrit mieux qu’un sein maternel ‒ ils pratiquent alors de façon archaïque le troc amoureux, de ne pas connaître la petite mécanique des relations humaines ‒ le pouvoir est une autre chimère leur permettant d’accepter la fuite du temps ‒ le sexe chez eux est un besoin vital de possession, comme manger ou dormir ‒ ils baisent comme ils chient, juste une histoire d’appétit et de fréquence ‒ ils ne sont guère doués de don ou de partage ‒ l’idée de réussite est un horizon mouvant pour eux, aussi attirant qu’il les terrorise ‒ ils tentent toute leur vie d’établir une hiérarchie de leurs priorités par peur du vide ‒ puisque l’idée même de priorité est le socle sur lequel ils construisent leur identité ‒ ils sont ainsi leur propre priorité et créent autour d’eux à l’image du rythme qui leur convient, un rapport au monde fait de spirales où tout ce qu’ils touchent devrait s’adapter à la place et au rang qu’ils leur accordent ‒ on n’entre pas dans la vie d’un homme on finit par en faire partie, un fragment élémentaire de plus ‒ un agrégat de son paysage rassurant



    Manuel Daull, Fragiles in Please do not stock flat, suivi de Fragiles, éditions LansKine, 2018, pp. 69-70.






    Manuel Daull  Please do not stock flat






    MANUEL DAULL


    Manuel Daull  jpg
    Source




    ■ Manuel Daull
    sur Terres de femmes

    [écrire c’est] (extrait de La Vie à l’usage)




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Please do not stock flat, suivi de Fragiles
    le site de Manuel Daull





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  • Claudine Bohi | Corps levé



    CORPS LEVÉ (extrait)



    corps levé
    sur les anciens désastres

    corps intérieur
    brûlant dans tous les mots

    une fièvre orpheline
    est demeurée absente

    un long ruban de ciel
    s’obstinant vers le blanc




    ce fut la main
    trempée de signes
    inconnus

    relevant
    la proue de chair
    où ça commence


    et juste là
    cette éternelle disparition

    dans un futur
    très antérieur




    tu crispes vers le bord
    tu défais le blanc

    ce puits si vague
    entre les cils

    et la dormeuse
    donne à l’exil

    son nom d’eau sèche
    et dure

    l’œil de la pierre

    si tard ouvert
    jusqu’à recommencer



    […]



    Claudine Bohi, « Corps levé » (extrait) in Naître c’est longtemps, éditions La tête à l’envers, 2018, pp. 58-59-60. Eaux-fortes, aquatintes, huiles sur bois de Mitsuo Shiraishi.






    Claudine Bohi  Naître c'est longtemps
    Huile sur bois Mitsuo Shiraishi.
    Première de couverture de Naître c’est longtemps.
    Source





    CLAUDINE BOHI


    Claudine Bohi






    ■ Claudine Bohi
    sur Terres de femmes


    Naître c’est longtemps (lecture d’AP)
    Naître c’est longtemps (lecture de Philippe Leuckx)
    [brouillard n’est pas absence] (poème extrait d’Éloge du brouillard)
    Et cette fièvre qui demeure
    Secret de la neige (poème extrait de L’Enfant de neige)
    [Duels de lumière] (poème extrait de La plus mendiante)
    [je laisse tomber le mot maman] (poème extrait de Mère la seule)
    Le funambule sans son fil (poème extrait de Même pas)
    Mère la seule (lecture d’Isabelle Lévesque)
    L’invisible (poème extrait de Mettre au monde)
    [L’eau son puits étrange] (poème extrait d’On serre les mots)
    [à force de mots sur la peau] (poème extrait de Parler c’est caresser un corps)
    [La raison sort toujours de l’irrationnel] (poème extrait de Rêver réel)
    Une lumière de terre (poème extrait d’Une saison de neige avec thé)
    Claudine Bohi | Philippe Bouret, Cet enfant sans mot qui te commence (lecture d’AP)
    Claudine Bohi | Olivier Gouéry [Voici donc le matin]
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    si ce n’est pas trembler




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions La tête à l’envers)
    la fiche de l’éditeur sur Naître c’est longtemps
    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Claudine Bohi
    → (sur le site de d’Haudrecy Art Gallery)
    une page sur Mitsuo Shiraishi





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  • Philippe Leuckx, Ce long sillage du cœur

    par Angèle Paoli

    Philippe Leuckx, Ce long sillage du cœur,
    éditions La tête à l’envers, 58330 Crux-la-Ville, 2018.
    Préface de Françoise Lefèvre.



    Lecture d’Angèle Paoli



    LA POÉSIE DE PHILIPPE LEUCKX, UN « LIMON DE PASSAGE »




    « L’enfant blessé d’ombre

    se recoud au soleil »

    Ainsi se clôt, sur ces deux vers, le dernier recueil de Philippe Leuckx : Ce long sillage du cœur. On trouve là, rassemblés en peu de mots, les motifs essentiels qui courent au long des poèmes. L’enfance omniprésente, bien que devenue floue par le « temps incertain » laissé par les souvenirs, en est un des leitmotive. Enfance paysanne blessée, vécue dans les paysages du Hainaut. Talus fenaisons chapardages de fruits, jeux de peu, la modestie draine la vie du jeune garçon livré le plus souvent à la solitude :

    « J’avais pour compagnie

    Un ruisseau

    À peine sorti des talus

    Que déjà encavé

    Je m’égarais alors

    À lire entre les fils

    De clôtures

    Les taches

    De vaches pie. »

    Rêves inaboutis d’écorché, sentiment d’incomplétude bercent l’ordinaire des jours. Tout cela qui affleure est suggéré plutôt que dit. Tout dans la poésie de Philippe Leuckx s’écrit dans la douceur. Et si blessure il y a, durable, têtue, solidement ancrée dans le cœur ‒  cœur omniprésent lui aussi et polymorphe dans les images qui le nomment ‒, émergent dans la sensibilité du poète des moyens de remédier aux failles et sillons creusés par la souffrance. Si l’ombre joue sa partition au même titre que le gris – « L’air soudain a ses petites morts grises » ‒, la lumière joue aussi la sienne qui contribue, comme les mots, à ravauder et à apaiser ce qui longtemps a souffert de déchirure :

    « […] Je bêche quelques mots ‒ il y a au jardin une pensée profonde

    Creuse

    Creuse

    […]

    Le ciel fait ce qu’il peut s’il est gris

    Je range la bêche à l’étroit

    Dans la langue du sol. »

    Le soleil réparateur, c’est peut-être celui de la Grèce et des îles que le poète oppose (à quelques pages d’intervalle, et sans insistance ni plainte) à la grisaille mélancolique des terrils.

    « Traversant Treherbert notre enfance avec ses maisons minières minces et grises

    […]

    Traversant Treherbert comme une longue mélancolie en mode mineur. »

    Et, plus avant, dans un autre poème :

    « Nauplie déplie ses venelles et les rues montent avec la lumière

    Dans le jour plein et dense écrire épuise l’ombre… »

    Mais jamais, chez lui, d’accablement, de révolte, de désespoir. Tout est calme et presque serein dans le paysage mental du poète du Hainaut. Comme dans ce poème aux accents hugoliens :

    « Au-delà des rumeurs

    La lumière ruse

    À l’heure où les herbes

    Vont boire

    Un abri sous les fleurs »

    Tout se joue en demi-teinte dans les six sections qui forment le recueil. Sans lyrisme excessif ni excès d’aucune sorte. Qu’elle se présente sous la forme de poèmes ou sous celle de petites proses parfois réduites à peu de lignes, la poésie de Philippe Leuckx est celle d’un « pèlerin tranquille » qui va au plus profond chercher les mots qu’il reconduit sur la page, vers la lumière. Voyageur mélomane, attaché à accueillir « l’intime partition du jour qui fuit » ou à bercer son « chagrin nomade », le « wanderer des Flandres » dont Françoise Lefèvre chante l’éloge dans sa préface, est depuis longtemps « pèlerin de soi », ce « promeneur [plus] pressé d’en découdre avec lui-même ». Et qui y parvient, grâce à « ces bribes de poèmes qu’effleure le paysage ».

    « Chaque poème rend pèlerin de soi », écrit Philippe Leuckx en fronton d’une page vierge. Une affirmation qui rend bien compte de l’esprit du poète vagabond qui creuse loin en lui ; de son goût pour « cette langue douce de l’errance » qui est la sienne. Ne laisser derrière soi qu’un « limon de passage », ce peu de traces ‒ « ces petits leurres du lexique » ‒ , qui témoignent, par les coutures qui affleurent ici et là, dans le tremblé de la main, d’une « enfance manquée » que le cœur du poète, tantôt « plein d’épingles », tantôt « plein de fenêtres / [e]t d’étoiles vers les confins », frôle, à peine.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Philippe Leuckx  Ce long sillage du coeur





    PHILIPPE LEUCKX


    Vignette PHILIPPE LEUCKX
    Ph. Christelle Dossche




    ■ Philippe Leuckx
    sur Terres de femmes


    [Le soir](poème extrait de Ce long sillage du cœur)
    D’obscures rumeurs (lecture d’AP)
    [Il reste au-dessus du jour quelque vœu d’enfance](poème extrait de D’obscures rumeurs)
    [Laisse la nuit s’éclairer sous tes yeux](poème extrait de Doigts tachés d’ombre)
    [On a vécu sous le verre] (poème extrait de L’imparfait nous mène)
    [On ose à peine la lumière](poème extrait de L’Effeuillement des choses vers les confins)
    [J’assume mes greniers d’enfance](poème extrait de Maisons habitées)
    Le Mendiant sans tain (extraits)
    Nuit close (extraits)
    Poèmes du chagrin (lecture d’AP)
    [Tu marches dans ta ville] (poème extrait de Poèmes du chagrin)
    [Parfois il est bon de s’égarer](poème extrait des Ruelles montent vers la nuit)
    Piéton de Rome, 13 (poème extrait de Rome rumeurs nomades)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions La tête à l’envers)
    la fiche de l’éditeur sur Ce long sillage du cœur
    → (sur La Cause Littéraire)
    une lecture de Ce long sillage du cœur par Patrick Devaux
    → (sur le site de la revue Texture)
    une lecture de Ce long sillage du cœur par Jacques Morin
    → (sur le site de la revue Texture)
    une lecture de Ce long sillage du cœur par Michel Baglin





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  • Jacques Moulin | D 27 et D 28



    D 27

    Ne plus t’entretenir du quotidien du temps.
    Des riens des jours.
    Entends toujours les goélands à tes fenêtres.



    Le fils sentait ce silence de la mère en allée comme un chuintement détourné asphyxié. Il a couru en sous-bois. Il a ballotté ses humeurs. Il savait ne plus respirer pour elle ne plus l’embarquer dans sa promenade. Elle était l’humus d’automne la feuille abandonnée aux vents du défaire. L’enfermement des sèves. La nature défunte. Le silence de la mère en terre toutes braises confisquées. Même celle des mélèzes qu’elle avait découverts tardivement grâce aux enfants au creux des pentes de l’automne.




    D 28

    Comment emporter sa morte et demeurer léger ?
    Quand tu aimes il faut laisser partir.
    Laisse ta mère franchir l’horizon marin.



    Un mois sans toi
    Sans feu ni lieu de toi
    Sans mère ni voie
    Chenal perdu

    Sans voix sans toi
    Corne de brume
    Mouillures aux yeux
    L’humeur des vitres avec l’embrun

    Du brou en gorge
    L’automne des noix
    Et coque vide.




    Jacques Moulin, L’Épine blanche, L’Atelier contemporain | François-Marie Deyrolle éditeur, 2018, pp. 36-37-38-39. Lecture de Michaël Glück. Dessins de Géraldine Trubert.






    Jacques Moulin  L'Épine blanche  Éditions L'Atelier Contemporain





    JACQUES MOULIN


    Jacques-Moulin
    Source




    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes

    Écrire à vue (lecture d’AP)
    [Partir à dos de feuilles ou d’arbres] (extrait d’Écrire à vue)
    Journal de Campagne (lecture d’AP)
    Portique (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
    Un galet dans la bouche (extrait)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions L’Atelier contemporain)
    la page de l’éditeur sur L’Épine blanche
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la Littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Jacques Moulin





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Jean-Claude Pinson,

    par Angèle Paoli

    Jean-Claude Pinson, Là (L.-A., Loire-Atlantique)
    Variations autobiographiques et départementales,
    suivi de Frères oiseaux,
    éditions joca seria, Nantes, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    Écrire à la suite ou en marge des Variations autobiographiques et départementales de Jean-Claude Pinson est, me semble-t-il, une entreprise bien ambitieuse. Et risquée. Néanmoins, à la densité de cet ouvrage (qui ne comporte pourtant que vingt entrées + une) vient s’adjoindre un plaisir sans cesse renouvelé par la surprise que de page en page suscite la lecture ; et le désir de se couler entre les lignes d’une prose éblouissante est le plus fort. À la longueur du sous-titre, lequel donne de l’ouvrage une orientation de lecture à double entrée, s’oppose la brièveté adverbiale du titre LÀ, dont la graphie majuscule et en blanc sur la première de couverture attire d’emblée le regard et le fixe, durablement. Une échelle à deux lettres s’imprime sur un fond de carte à tramé jaune orangé, enjambe l’espace, guide le déchiffrement explorateur. Entre les deux jambes du À (de ) se détache le nom de la ville de Nantes (en noir, localisé par une puce carrée rouge). Tout autour de la grande ville s’amoncellent d’autres toponymes (de corps typographiques variables) qui entraînent tantôt vers l’intérieur des terres ‒ Vendée, Saint-Colomban, Nozay (plus au Nord), Châteaubr(iant), tronqué et presque en dehors de la carte ; ou au contraire vers le bleu de l’océan. Où s’ancre le tropisme Sud de l’écrivain. Saint-Nazaire, Saint-Brévin-les-Pins, Saint-Michel-Chef-Chef, Pornic s’échelonnent sur la côte. Avec, comme pour départager la Loire-Atlantique de la Bretagne, le cours de la Loire qui, depuis l’estuaire, rejoint Nantes. Autant de noms qui me sont depuis longtemps familiers, qui confirment que le « là » du titre est bien une promesse de lecture « départementale », telle qu’annoncée par l’auteur. Pour ce qui est de l’« autobiographique », il suffit de lire l’incipit de l’ouvrage pour se convaincre de l’importance de cette dimension particulière. Originaire par sa famille de cette région où il est né, une région qu’il n’a que très peu quittée, et provisoirement — « ce ne furent que trajets limicoles, au bord de l’eau toujours, tantôt douce tantôt salée » —, Jean-Claude Pinson vit aujourd’hui au lieu-dit Le Cormier-L.-A. Loire Atlantique, d’où il écrit. De ce lieu « là » et d’aucun autre.

    « Là. — Là que j’ai vu le jour. Que je cesserai, probablement, de le voir. Là que. Rien que là. Pas là-bas. Là tout court — c’est-à-dire ici. Où je suis, habite, écris. »

    Ici où il a « grandi, étudié, milité, déchanté, marché, pédalé, roulé,
    ramé (dans tous les sens du terme)… »

    Conscient qu’il explore sans cesse les moyens de rendre compte par l’écriture de la « géographie pathétique » de sa région, Jean-Claude Pinson — qui se définit comme « un pur produit de L.-A. », mais « nantais évasivement » — s’interroge :

    « Comment ai-je pour ma part habité la Loire-Atlantique ? Ne l’ai-je pas trop habitée pour qu’y soit préservée cette part de rêve dont parle Gracq ? Ou plutôt ne l’ai-je pas trop peu habitée, interposant, l’âge adulte venu, entre les lieux et moi, de puissants filtres idéologiques et livresques, qui longtemps ont agi comme autant de philtres de désamour (ou du moins d’indifférence) à leur égard ? »

    Quelques pages en amont, dans le premier chapitre intitulé « L.-A, mode d’emploi », Jean-Claude Pinson expose définitions et objectifs, méthodologie qui sous-tendent réflexion et écriture. Notamment dans le sous-chapitre « Autoportrait au département ».

    « Une autobiographie qu’on pourrait dire également à double foyer, en ce que la considération du département fournit au propos autobio son principal contrepoint. C’est toujours in situ que j’ai voulu parler de ma vie, et c’est toujours in visu (sous l’angle d’inclinaison de mon existence) que j’évoque les lieux où j’ai vécu ‒ Parce qu’il est toujours bon de se situer, de dire d’où l’on parle, et parce que les lieux en question m’ont durablement marqué de leur empreinte, quand bien même j’ai voulu leur imposer des lunettes déformantes et m’en abstraire à grand renfort de théories et fantasmes (de théories virant vite au fantasme).

    […]

    Un tel titre (« Autoportrait au département ») a cependant l’avantage de souligner que le sujet n’est pas seul et célibataire, mais solidaire d’un contexte et d’un monde, celui qu’apporte avec lui l’objet. C’est ce contexte que j’ai voulu évoquer ; c’est la corrélation d’un je subjectif et du objectif (“objectal”) où il se trouvait vivre qui m’importait : L.-A. comme un alter ego et soi-même comme un département. »

    Jean-Claude Pinson matérialise par un triangle géographique son territoire : Nantes/Saint-Nazaire // Saint-Nazaire/ Tharon-Plage // Tharon-Plage/ Nantes, définissant chacun de ces pôles en leur attribuant une dimension socio-culturelle et philosophique spécifique. Saint-Nazaire correspondant, selon lui, à la « ville de l’Idée (de l’Idée intransigeante et prolétarienne, rétive à tout arrondissement des angles), tandis que Nantes est la ville de la Culture et du “poétariat” (substitué au prolétariat). Tharon-Plage la sablonneuse, de son côté, bercée par le refrain des marées chantant l’éternel retour de la Nature d’avant et d’après l’homme, propose le trompe-l’œil d’un locus amoenus (d’un lieu amène et idyllique) où finir paisiblement sa vie. »

    Chaque chapitre, vingt au total plus Un ‒ « Frères oiseaux » ‒ se subdivise en sous-chapitres introduits par un titre en italiques. Unité et diversité, c’est dans cette matrice que se trament et se forment les « variations ». C’est à l’intérieur de ce binôme fort que se noue et se dénoue la pensée de Jean-Claude Pinson ; laquelle digresse avec rigueur et de manière entraînante, s’enrichit au cours de la réflexion de tableaux inattendus où se mêlent souvenirs d’enfance et de jeunesse ‒ ainsi du chapitre plein d’humour consacré à ses grands-parents paternels, « Vie de Suzanne et de Louis », histoire d’une mésalliance, zizanies dans le couple, portrait de l’un et de l’autre, elle, la belle, qui aspire à monter à Paris, lui, « simple paysan vendéen », « maraichin noiraud » que Jean-Claude Pinson assimile, à grands renforts d’imaginaire, à « un surréaliste inconnu et sans manifeste » ‒, lectures et voyages intérieurs, errances sur les bords de Loire ou balades à pied le long de la côte.

    Formé à la philosophie, armé d’une solide pensée politique ainsi que d’une solide culture générale, Jean-Claude Pinson, amateur depuis sa jeunesse de Free Jazz, déploie une traversée du siècle, sans cesse revisitée à l’aune du territoire départemental. Bouleversements et révolutions sont circonscrits en un lieu unique (ou quasi) que l’écrivain érudit, ex-maoïste militant (version « marxiste-léniniste ») et héritier d’une famille anticléricale et anti-vendéenne, connaît comme sa poche et affectionne depuis son plus jeune âge, en dépit des nombreux conflits et antagonismes auxquels le jeune homme puis l’adulte et enfin l’écrivain à dû se frotter. Ainsi l’écriture et les analyses qui composent cet « essai » d’un genre singulier entraînent-ils le lecteur dans une subtile tension spatio-temporelle en même temps que toutes les considérations reconduisent sans cesse vers la région de la Loire-Atlantique originelle. Analyses nourries et conduites à partir de la fréquentation assidue de poètes ou d’auteurs choisis qui président à l’exploration. « Au plus près, avec beaucoup d’ailleurs aussi », comme l’écrit Jean-Claude Pinson dans la dédicace qu’il m’a adressée. Et si l’on s’arrête un instant sur l’extrait de Description d’Olonne de Jean-Christophe Bailly, cité en exergue du même chapitre premier, le lecteur attentif est séduit par les mots qui mettent en évidence la correspondance entre les démarches similaires des deux écrivains, celle de Jean-Claude Pinson et celle de Jean-Christophe Bailly :

    « En procédant par approches successives, il me semblait que je pouvais du moins trouver un équilibre entre le caractère nécessairement autobiographique d’un livre de souvenirs et les motifs plus neutres ou aériens d’une sorte de monographie. »

    Ainsi croise-t-on en chemin, à quelques pages d’intervalle, Mallarmé et Jean-Christophe Bailly ; Romain Gary et Jules Vallès, Arthur Rimbaud et Michel Chaillou ; Julien Gracq et Pascal Quignard. Pour ne citer que quelques noms. Ou encore celui de Luis Mizón. À la demande du poète chilien, Jean-Claude Pinson se lance dans une improvisation sur Hölderlin. C’était à Saint-Nazaire, dans les années 1980, lors d’une rencontre au MEET (Maison des écrivains étrangers et des traducteurs de Saint-Nazaire), qui venait de voir le jour. Quel rapport entre Hölderlin et Saint-Nazaire ? se demande Jean-Claude Pinson. Le fleuve, bien sûr. La belle Garonne pour le poète allemand ‒ Andenken. La Loire pour Jean-Claude Pinson. Dans le même chapitre ‒ « Au bord de l’eau » ‒, l’écrivain évoque alternativement les promenades en compagnie de sa grand-mère paternelle (passage qu’il conclut en confiant : « Je n’avais pas conscience que l’échappée vers le fleuve était aussi une façon pour l’aïeule de fuir les remous qui agitaient un couple grand-parental lui très désenchanté ») ; la pêche aux anguilles, lamproies et murènes, pratiquée sur « la plate » en compagnie de son grand-père et de ses frères. La réflexion prend plus loin un tour philosophique dans Métaphysiques estuariennes :

    « Panta rei, tout coule, tel est l’adage qui condense la philosophie du devenir d’Héraclite. Ou encore, tout passe, tout change, rien ne demeure. On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. Tout être, toute chose, est voué à la disparition, à la mort. Le temps n’est pas réversible, on ne reviendra pas en arrière, on ne renaîtra pas. »

    Pour ce qui est de Hölderlin, la fascination qu’exerce le fleuve sur le poète allemand est « affaire poétique […] S’en aller vers l’Est, comme le Danube, c’est pour lui s’en aller vers les Scythes et l’Orient, vers l’Originaire (un supposé Originaire majuscule), tandis qu’à Bordeaux, où il passe quelques mois en 1802, il voit s’ouvrir à lui, césure décisive, toute l’aventure du Nouveau Monde, à l’Ouest. »

    Pour Jean-Claude Pinson, comme pour Jean-Claude Bailly, « les fleuves induisaient dans les paysages une sorte de pensée, ayant le temps pour domaine, tout le temps… » (in Description d’Olonne).

    On le voit dans cet exemple, le champ culturel de Jean-Claude Pinson est un champ largement ouvert. Rien ici dans la pensée qui se réclame peu ou prou du repliement régionaliste et identitaire. Si le terreau familial de Jean-Claude Pinson est celui de la terre et du monde ouvrier, « l’arrière-pays mental » de l’écrivain est tout autre. En témoigne le chapitre de clôture de l’ouvrage, un « Hymne à la joie au lieu-dit Le Cormier », inspiré par la relecture des Petites œuvres morales de Giacomo Leopardi. Cette « prose de caractère réflexif, philosophique »… « pleine de fraîcheur et d’élan » est une invitation à poursuivre le « motif » que le poète de Recanati fait lever dans la pensée de Jean-Claude Pinson. Motif à plusieurs dessins : Lire/ écrire ; « paysage intérieur et paysage extérieur/ joie des oiseaux » / « vie universelle »… Installé dans son hamac tendu à ciel ouvert entre deux pins, l’auteur se laisse bercer par sa lecture, laquelle va déboucher sur l’écriture de ce chapitre. Sa rêverie, nourrie par la rumeur du vent dans les branches et par le chant des oiseaux (par le rire des mouettes aussi), plonge l’auteur dans un demi-sommeil qui le guide dans une méditation joyeuse sur « les oiseaux, nos semblables, nos frères ». Non point méditation franciscaine béate cependant, car « l’Éloge des oiseaux » de J.-C. Pinson, tout comme celui de Leopardi, sans se départir de l’enthousiasme propre au genre qu’ils ont choisi, ne perd pas de vue celui du maître dont il épouse la pensée ; et s’il y a une vision anthropomorphique chez l’un comme chez l’autre, « Frères oiseaux » n’en demeure pas moins une réflexion sur la place de l’homme dans l’univers, son anthropocentrisme dans la Création étant relégué à la périphérie au profit de l’oiseau. Une réflexion métaphysique propre à redessiner « les contours d’une existence à contre-courant d’un dolorisme chrétien dont Leopardi a voulu desserrer la trop puissante emprise. » Réflexion que Jean-Claude Pinson, anticlérical et athée, n’a pas eu de mal à épouser.

    Quant à moi, lectrice passionnée de ce livre, moi qui ne suis ni ne me prétends pourtant ni philologue ni philosophe ni métaphysicienne, j’ai aimé m’adonner au plaisir de ce texte, tout en m’étant livrée à l’exercice difficile de tenter d’en approcher la plus « substantifique moelle », mais me disant surtout que cet ouvrage, comme quelques rares autres livres de même tenue, demeurera désormais l’un de mes livres de référence dans les rayonnages de ma bibliothèque.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Jean-Claude Pinson  Là





    JEAN-CLAUDE PINSON


    Jean-Claude Pinson
    Source





    ■ Jean-Claude Pinson
    sur Terres de femmes


    [Bucoliques feuillées] (extrait de )
    Gagarine de la marine (extrait d’Alphabet cyrillique)
    Pastoral (lecture d’AP)
    Poéthique (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    le site officiel de Jean-Claude Pinson





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