Étiquette : 2018


  • Tita Reut | La rage



    LA RAGE
    déplace la houle
    vers le centre des villes
    inscrit dans les chairs
    la fiction de la mort
    gicle de tous ses tranchants
    et n’est pas économe

    Œcuménique
    dans le mélange des chairs
    Double jeu
    celui qui se profane
    en exécutant
    Porter le coup
    renverse l’état d’homme
    Cadence
    de cadavres exaspérés
    ayant bu à longs traits
    la douleur avec le sable
    Et tous ils bâillent
    dans la discipline du néant

    Le mythe dépasse l’homme
    Le monde brûle
    et nous écrivons des vers



    Tita Reut, Hamada | Nuit de novembre, éditions Al Manar, Collection Poésie, 2018, page 35. Encres de Philippe Hélénon.






    Hamada






    TITA  REUT


    Tita Reut NB
    Source




    ■ Tita Reut
    sur Terres de femmes


    Tu vas au rein (poème extrait de Persiennes d’Hécate)
    [Au bout de la jambe] (poème extrait de L’Invention des gestes)
    [On pose la perte] (poème extrait du Temple des singes)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique consacrée à Tita Reut
    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la fiche de l’éditeur sur Hamada de Tita Reut





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  • José-Flore Tappy | Les pylônes



    LES PYLONES (extrait)




    Jusqu’à l’aube, jusqu’à la pointe laiteuse
    du jour, jusqu’au bord de nos lèvres,
    tout un pays s’approche derrière la nuit
    et vient d’une langue avide
    lécher nos mains, redonner vie
    aux ombres mortes




    […]




    C’est l’heure où
    les jardins encore humides
    sous les arbres en fleurs
    déplient leurs couvertures
    comme une terre promise
    avant que monte avec le jour
    l’amertume poussiéreuse
    des fenouils

    On fait des nœuds aux phrases
    on les attache entre elles,
    maille après maille,
    ainsi s’étend autour de nous
    un grand filet de bruits,
    de conversations, de murmures,
    où s’éveille, suspendu,
    tout un village de terre,
    d’asphalte

    nos voix se croisent dans l’aube
    comme des phares un peu flous,
    comme les marguerites effacées
    de ton vieux tablier

    ténues, elles frôlent le sol
    sans se briser

    Sur les collines, les pylônes,
    grands insectes aériens,
    vont s’envoler

    et la terre alentour se couvrir
    de pommiers, de barrières, d’abricotiers,
    comme une table vide,
    d’échos





    José-Flore Tappy, « Les pylônes » in Trás-os-montes (poèmes), La Dogana, Collection Poésie, Genève, 2018, pp. 72-73-74.







    José-Flore Tappy  Trás-os-montes




    JOSÉ-FLORE  TAPPY


    Tappy
    Ph. © Yvonne Böhler
    Source





    ■ José-Flore Tappy
    sur Terres de femmes

    [elle transpire l’humide la verte terre] (poème extrait de Lunaires)
    [Même par poignées les allumettes] (poème extrait de Tombeau)
    [Qui se penche] (poème extrait de Hangars)
    [Tandis qu’un nom dans ma tête chantonne] (poème extrait de L’île in Terre battue)
    Tombeau (lecture de Bernadette Engel-Roux)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur culturactif.ch)
    une fiche bio-bibliographique sur José-Flore Tappy (+ de nombreux poèmes)
    → (sur Le Courrier)
    un article de Marc Gueniat sur José-Flore Tappy (au lendemain de la remise du Prix Schiller)
    → (sur asymptote)
    une notice bio-bibliographique (en anglais) de John Taylor sur José-Flore Tappy (+ plusieurs poèmes)





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  • Marilyne Bertoncini | À l’ombre du mûrier



    À L’OMBRE DU MURIER




    Translucide et mouvante grotte de jade,
    le mûrier-platane aux feuilles ciselées
    t’offre l’abri amphibole
    de ses ombres tremblantes

    d’où jaillit l’éclat sourd des mûres

    couleur d’encre

    de Chine




    Assise dans son ombre

    tu les guettes
    Elles brillent puis disparaissent selon
    le rayon qui les frappe sous le frisson des feuilles
    et leur soie sombre

    au fiévreux vent d’été




    Noires et longues comme
    des scarabées —

    naguère, l’un s’envola,

    ombre sur ombre, entre les doigts

    surpris —
    et poisseuses et sucrées,
    elles tachent les doigts
    et les coins de la bouche
    d’une encre parfumée




    Encore une, puis une —
    sur la pointe des pieds
    tu moissonnes des doigts un infini stellaire
    sous la voûte nocturne du mûrier-platane
    bruissant de guêpes blondes
    tournant autour du tronc comme un mât de navire,

    l’axe d’un monde qui t’englobe

    t’emporte

    dans un voyage à rebours

    un voyage en soie

    un retour au fond

    de soi




    Le mûrier est ancre

    de Chine
    et le poète-cueilleur d’ombre

    cueillant les mûres

    couleur d’escarbot —
    plonge
    aux antipodes de ce monde où les mots
    sont univoques
    saisit l’escarboucle
    flottant dans les grands fonds où le rêve
    le porte





    dans la Chine du mûrier aux infinies ramures
    les mots
    — comme des granules
    du fruit entre tes doigts
    s’agglomèrent

    morula

    l’embryogenèse du poème

    dans l’hyperlien

    fondant

    encre

    et sucre
    noire

    æncre

    de

    Chine.




    Marilyne Bertoncini, « Le tombeau des Danaïdes » in L’Anneau de Chillida, L’Atelier du Grand Tétras, 2018, pp. 36-37-38-39. Illustration de couverture de Sophie Brassart.






    Marilyne Bertoncini  L'Anneau de Chillida




    MARILYNE  BERTONCINI


    Bertoncini
    Source




    ■ Marilyne Bertoncini
    sur Terres de femmes


    La Dernière Œuvre de Phidias (lecture d’AP)
    [Ici… Là] (extrait de La Dernière Œuvre de Phidias)
    Labyrinthe des nuits (lecture d’AP)
    Mémoire vive des replis (lecture de Sophie Brassart)
    [En nageant jusqu’au bout de ton rêve] (extrait de Mémoire vive des replis)
    [Je l’imagine] (extrait de La Noyée d’Onagawa)
    Sable (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Marilyne Bertoncini
    → (sur Recours au poème)
    plusieurs pages sur Marilyne Bertoncini
    Minotaur/a, le blog de Marilyne Bertoncini
    → (sur le site de la revue Traversées)
    une chronique de Xavier Bordes sur L’Anneau de Chillida





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  • Franca Mancinelli | [Parfois c’est un bref signal]



    [A VOLTE UN BREVE ANNUNCIO]




    A volte un breve annuncio ricorda la linea gialla, a volte è soltanto un rumore che si avvicina. La fenditura che si apre dev’essere arginata subito con le mani che si aggrappano a qualcosa, gli occhi chiusi. Ci si stringe alla panca, agli oggetti che si hanno con sé, fino a che il treno trascorre al nostro fianco. Con il tremore di qualcosa di enorme, per cui dobbiamo ancora aspettare.



    Viaggio senza sapere cosa mi porta a te. So che stai andando oltre i confini del foglio, dei campi coltivati. È il tuo modo di venirmi incontro: come un’acqua in cammino, diramando. Guardando dal finestrino, ti ho letto nel viso finché c’era luce.



    Le cose che hai scordato di portare con te. Lasciate negli scompartimenti dei treni, scivolate dai sedili degli autobus. A un tratto ti raggiungono premendo l’angolo duro della loro assenza, come attraversando una zona più limpida dello sguardo.




    Franca Mancinelli, Libretto di transito, Amos Edizioni, Collana A27 poesia, 2018, pp. 14, 15, 16.








    [PARFOIS C’EST UN BREF SIGNAL]




    Parfois c’est un bref signal qui remet en mémoire la ligne jaune, parfois c’est tout juste un bruit qui se rapproche. La béance qui s’ouvre doit tout aussitôt être endiguée par les mains qui s’agrippent à quoi que ce soit, les yeux fermés. On se tient à la banquette, ou on serre les objets que l’on a avec soi, jusqu’à ce que le train nous frôle. Avec une trépidation si énorme qu’elle nous contraint à devoir encore patienter.



    Je voyage sans savoir ce qui me pousse vers toi. Je sais que tu es en route au-delà des confins de la page, par-delà les champs. C’est ta façon à toi de venir à ma rencontre : comme une eau qui suit son cours, un jaillissement. En regardant par la vitre, j’ai lu dans ton visage tant qu’il a fait jour.



    Les choses que tu as oublié de prendre avec toi. Abandonnées dans les compartiments des trains, ou qui ont glissé des sièges des bus. D’un coup elles te rejoignent en pressant l’angle rigide de leur absence, comme si elles traversaient une zone plus cristalline du regard.




    Traduction inédite d’Angèle Paoli






    Mancinelli FRANCA MANCINELLI


    Franca-mancinelli
    Ph. © Franca Mancinelli
    Source





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur PENS, Poesia Contemporanea e Nuove Scritture)
    Riparando fenditure: Libretto di transito di Franca Mancinelli. Scritto da John Taylor
    le site Interno Poesia





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  • Yekta | [Je crois qu’on gratte à la fenêtre]



    [JE CROIS QU’ON GRATTE A LA FENÊTRE]




    Je crois qu’on gratte à la fenêtre

    c’est la guérisseuse
    dont chaque sourire
    est un jeu complexe
    de pleins et de creux

    marchande d’esprits
    coiffée d’une chandelle

    pour qu’à travers les yeux
    d’étrangers je m’égare
    elle vient proposer des masques de cire
    moulés sur leurs visages

    je peux m’en vêtir
    pour emprunter leur regard

    la vision qui m’exile




    Yekta, « Le Mangeur de Reflets, VII », in Brisées pour l’étranger, Éditions Pétra, Collection Pierres écrites|L’Oiseau des runes, 2018, page 69. Photo de couverture : Jeanine Baude. Photographies à l’intérieur de l’ouvrage : Nicolas Sandanassamy.






    Yekta  Brisees pour l'étranger





    YEKTA


    Yekta
    Ph. : Nicolas Sandanassamy
    Source





    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Yekta
    → (sur le site des éditions Pétra)
    une notice bio-bibliographique sur Yekta





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  • Arnoldo Feuer | [Ne crois pas ce que prétend le chemin…]



    [NE CROIS PAS CE QUE PRÉTEND LE CHEMIN…]




    Ne crois pas
    ce que prétend
    le chemin dans les maïs
    il s’y perd
    lui-même
    et attend la récolte
    pour se retrouver



    J’ai essayé
    un nouveau paysage
    pour vérifier que mon pas
    ne s’égare du cadre
    et me reste fidèle
    mauvais calcul
    la pluie a brouillé les lignes



    […]



    J’ai recompté
    les sillons
    en longeant le champ
    il en manque
    un
    — couché dans l’ombre
    du peuplier



    Compositeur minimaliste
    le châtaignier a refait
    des feuilles sonores
    au virage d’octobre
    un sanglier solitaire
    y tambourine
    avant l’aube




    Arnoldo Feuer, Chemins de forêts et de champs, septains XXXV, XXXVI, XLI et XLII, Les Lieux-Dits éditions, Cahiers du Loup bleu, 67000 Strasbourg, 2018, pp. 24 et 27. Dessin Haleh Zahedi.






    Arnoldo Feuer  Chemins de forêts et de champs





    ARNOLDO FEUER


    Arnoldo Feuer 2
    Ph. D.R.




    ■ Voir aussi ▼

    Shurumburum, le site d’Arnoldo Feuer
    le site d’Haleh Zahedi





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  • Lydia Padellec | [C’est dans l’intimité du brin d’herbe…]



    [C’EST DANS L’INTIMITÉ DU BRIN D’HERBE…]



    C’est dans l’intimité
    du brin d’herbe
    que j’ose ouvrir
    les lèvres du silence —
    il ne dit rien
    il se laisse faire
    la nuit ne l’effraie pas
    peut-être voit-il
    derrière l’étoffe noire
    la lueur d’une lampe
    ou celle du jour à venir
    ses lèvres s’entrouvrent
    comme une cicatrice
    au bord de l’océan




    Lydia Padellec, « III Cicatrice de l’Avant-jour », in Cicatrice de l’Avant-jour, éditions Al Manar, Collection Poésie, 2018, page 47. Gravures de Marie Alloy.






    Lydia Padellec  Cicatrice de l'Avant-jour



    LYDIA PADELLEC


    Lydia Padellec portrait
    Source



    Née à Paris le 8 juillet 1976, Lydia Padellec est poète, haïjin, plasticienne. Passionnée par les livres d’artistes, elle a créé en 2010 les éditions de la Lune bleue, consacrées aux poètes et artistes contemporains. Nombreuses publications en revues et anthologies en France et à l’étranger. Parmi ses derniers recueils : La Maison morcelée (Le bruit des autres, 2011) et La Mésange sans tête (Éclats d’encre, 2012), Et ce n’est pas la nuit (éditions Henry, 2013), Entre l’herbe et son ombre (Titre provisoire) [éditions Henry, 2014] – Prix des Trouvères des Lycéens 2014, Et la poussière tremble comme une petite fille (La Porte, 2014), Un doigt sur les lèvres, haïkus (éditions unicité, 2014), Mélancolie des embruns (Al Manar, 2016), Cicatrice de l’Avant-jour (Al Manar, 2018), Mémoires d’une enfant dérangée (éditions Lunatique, 2020).

    Depuis mars 2015, Lydia Padellec organise, dans le cadre du Printemps des Poètes, le Festival de Poésie en Bretagne « Les Trouées poétiques ». Elle a reçu en mars 2017 le Prix Xavier Grall pour l’ensemble de son oeuvre poétique et son engagement en poésie.




    ■ Lydia Padellec
    sur Terres de femmes


    Dans la nuit profonde du jour (autre extrait de Cicatrice de l’Avant-jour)
    Entre l’herbe et son ombre (Titre provisoire) [extraits]
    « Île muette » (extrait de Mélancolie des embruns)
    [Ma chambre, c’est mon sanctuaire] (extrait de Mémoires d’une enfant dérangée)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    La mère [autre extrait d’Entre l’herbe et son ombre (Titre provisoire)]




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la fiche de l’éditeur sur Cicatrice de l’Avant-jour
    Sur la trace du vent, le blog personnel de Lydia Padellec
    → (sur le site de la Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique (+ des extraits)
    → (sur La Pierre et le Sel)
    un entretien avec Lydia Padellec





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  • Jessa Marin, Panser les rêves

    par Angèle Paoli

    Jessa Marin, Panser les rêves,
    éditions Les Presses du Midi, Toulon, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « LES BOUSIERS MAGNIFIQUES » DE JESSA MARIN




    Il est des romans dont les personnages entraînent le lecteur dans des cercles imprévisibles qui se déploient par ondes transversales puis concentriques au fil des chapitres. Dont le récit progresse par mouvements ininterrompus de vies entrecroisées où l’Histoire, celle du siècle passé et celle de nos proches contemporains, joue son rôle à part entière. Ainsi d’Angel Urbek, « voyageur solitaire », ainsi du passé qu’il draine avec lui dans un univers qui lui est étranger, souvent hostile, et qu’il lui faut apprivoiser.

    « Qui es-tu Angel Urbek ? »

    Ainsi s’ouvre le dernier roman de Jessa Marin, Panser les rêves. Sur une question d’identité.

    Énigmatique, la question file de page en page, au gré des pérégrinations de ce jeune homme aux identités flottantes. Et aux asiles incertains. La réponse ne se révèlera que par fragments, au fur et à mesure que les tesselles du puzzle se rassemblent pour offrir une toile animée de visages multiples. Colorée et tourbillonnante. À l’image de l’huile sur toile choisie pour illustrer la première de couverture. Signée René Debien. L’itinéraire personnel d’Angel Urbek est le résultat d’un chassé-croisé de sa propre histoire, compliquée de l’histoire des siens, à laquelle se surajoutent les séismes de l’Histoire. Ainsi de drame en drame, Angel parcourt-il l’Europe. Depuis la Lituanie qui le vit naître jusque dans la petite commune du Var qui l’accueille, en passant par Moscou, puis par Berlin-Est. Angel Urbek incarne la figure de l’éternel migrant toujours en fuite, toujours malmené par les événements, en proie à des choix contradictoires, rejeté puis repris par les flots souvent impitoyables de l’Histoire. Il appartient à la famille innombrable des « bousiers magnifiques », déracinés, contraints à l’errance, objets du rejet qui les malmène et dont Jessa Marin brosse le portrait avec talent et une infinie tendresse. C’est à eux tous qu’elle rend hommage dans le poème liminaire, et à tous ceux qui, comme l’auteure, partagent encore le rêve d’un monde plus humain :

    « Dans le temps divisé nous cheminons aveugles

    Ivres parfois de présent parfumé

    De vent qui gonfle les souvenirs comme des voiles

    De pluie qui brouille les horloges

    Nous cheminons bousiers infimes

    Traînant derrière nous nos rêves déchirés… »

    Guerres révolutions conflits pogroms massacres exécutions, tout cela fait partie de l’histoire d’Angel et de sa famille. Sur la route qui le conduit jusqu’à Toulon, les rencontres sont nombreuses, tout aussi contrastées et étonnantes que celles de l’enfance malmenée qui fut la sienne. Des noms surgissent, qui ponctuent la vie du jeune garçon, l’accompagnent, le quittent pour refaire surface un peu plus loin. Véra Artuchkine, Ivan Etcherinko – avec qui Angel Urbek sera souvent confondu –, Heinrich Ganz, le grand-père allemand, agent de la « fameuse Stasi », qui laissa à la grand-mère Ingre, en souvenir de son passage en Lituanie, une fille — Charlotte. Oma Ingre appelée aussi Bobuté par l’enfant, figure tutélaire d’Angel, tendrement chérie, sa protectrice jusqu’au moment de sa mort, et au-delà.

    À son arrivée à Toulon, la première rencontre importante d’Angel est celle de Clara. Le dialogue s’engage sur le quai de la gare. Angel cherche l’adresse qui lui a été confiée. « Association d’aide aux migrants. 47 avenue du Quinzième Corps. Le Pont du Las. Toulon. » Ainsi commence pour Angel une nouvelle vie, sous l’aile protectrice de Clara. Infirmière de son métier, narratrice principale du roman, amoureuse de Julien, Clara Martin occupe ses temps de loisirs dans un atelier d’écriture. Qu’elle soit aux côtés de ses patients ou confrontée aux divers membres de cet atelier, Clara a la passion de l’Autre. C’est d’eux qu’elle tient l’essentiel de sa raison de vivre. Son métier, qu’elle exerce avec passion et dévouement, conduit jour après jour la jeune femme auprès de ceux dont on découvre les plaies et les petits bonheurs. Clara Martin panse et pense. Dispense auprès des êtres en souffrance les soins et les mots qui apaisent. Panser les rêves. Tel est le projet de Clara. Auprès d’elle, chacun, quelles que soient les origines, quelles que soient les fragilités et les obsessions, retrouve sa part d’humanité, sa part de dignité. Arrive Angel Urbek. Clara agit. Aide le jeune migrant dans ses démarches ; le guide dans les labyrinthes de l’administration. Trouver un hébergement ; se procurer les papiers nécessaires ; trouver un travail… Survivre. Clara console Angel, le soigne, le tire des mauvais pas, tentatives de suicide et désespoir. Elle lui apprend la patience. Celle surtout d’attendre le retour d’Addie, la « tourterelle noire », fantôme elle aussi, dont Angel est tombé amoureux. Addie qui a survécu au massacre tutsi mais qui vient de s’échapper un temps pour rentrer au pays. Il lui faut rapporter là-bas les cendres de son frère, retrouvé pendu dans sa cellule des Baumettes. Les tragédies se perpétuent. Chaque humain porte sur ses épaules et sous sa peau les marques indélébiles et incurables des horreurs qu’il a vécues :

    « Elle est partie du Rwanda en 1994. Elle a fui avec deux de ses frères les plus âgés. Ses parents, ses autres frères et sœurs, décapités à la machette ! (Angel a signé son cou avec son pouce droit) ; devant ses yeux des ruisseaux de sang tutsi ; Imagine, elle, a cette fureur sous ses paupières, tout ce sang. C’est difficile pour moi. Elle parle avec ses morts, la nuit, toutes les nuits. Je comprends pas mais c’est tendre et doux, je crois qu’elle les berce pour qu’ils ne souffrent plus… » (p. 19).

    Clara est là, active, attentive, tendre. Dispensatrice de bienfaits. Avec Angel comme avec ses patients, comme avec ceux qu’elle fréquente dans son atelier d’écriture. Se frotter à l’Autre, se mettre à l’écoute ; accueillir les préoccupations et les images qui parlent de chacun, dans les récits dont chacun fait lecture. Dans le roman de Jessa Marin, la parole circule. Les voix s’entremêlent se répondent qui rendent le corps du récit premier plus complexe, plus dense. Démultiplié par les enchâssements de récits, il est kaléidoscopique. Chacun prend part à l’édifice. Pose sa pierre et sa voix. Les flash-backs alternent avec les récits au présent. Le temps se stratifie autour du noyau dur des années 1980-1990. Combien de temps faudra-t-il à Angel pour apprendre à vivre en France ? Combien pour retrouver le passé occulté par la mémoire ? Combien pour faire résonner « la petite musique de l’Autre » ?

    Le souci majeur de Clara Martin rejoint son désir d’écriture :

    « J’écris pour mettre des mots sur la douleur et sur la joie, sur les peurs, sur nos défaites et nos humbles victoires grappillées au fil des jours, sur l’amitié et sur l’amour qui, selon les mots qu’elle emprunte à l’écrivain islandais Jón Kalman Stefánsson, « ravage les vies et rend les déserts habitables ».

    Elle écrit, convaincue que les « mots des autres » « agrandissent le monde, et le rendent désirable. »

    Ainsi le désir omniprésent de tisser du temps ensemble offre-t-il l’opportunité d’élargir l’espace, de sentir le monde battre au plus près des différences, des luttes, des utopies perdues d’avance mais qui font que l’on se sent vivant. Le microcosme de Clara Martin s’élargit pour s’associer au macrocosme de toute une époque, de l’histoire qui la traverse et la secoue. Être au cœur des « grandes épopées contemporaines », cela se joue avec l’Autre. Celui-là même que l’on rencontre un jour sur un quai de gare provincial et qui vous happe dans un tourbillon, duquel chacun ressort grandi et enrichi. Il suffit pour cela de relire Rimbaud et de faire siens ses mots : « JE est un Autre ».

    Le roman de Jessa Marin, riche de ses lectures, de ses passions — musique cinéma littérature et peinture —, de ses convictions fortes et de ses luttes, interroge l’écriture, ses possibles narratifs. Il est riche aussi de très beaux passages qui font la part belle à des moments intenses. Il faut aussi le lire pour cela, pour le plaisir d’un texte résolument moderne, aux tonalités multiples. Et qui n’en demeure pas moins très émouvant.

    « La porte est étroite qui nous permet d’espérer, d’accompagner, de nous fondre dans les grandes foules errantes fuyant les guerres, les fléaux, les mensonges d’État, ceux qui rêvent encore d’un peu de bonheur même en miettes.

    Apprendre, toujours apprendre à reconnaître le chant des loups, non pas comme Ulysse pour fuir leurs sirènes mais pour qu’ils n’aient pas de prise sur notre « attelage ailé » ». Ainsi pense Clara Martin. Ainsi pense aussi Jessa Marin qui fait de ses personnages et de ses lecteurs des « bousiers magnifiques ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Jessa Marin  Panser les rêves






    JESSA MARIN

    Jessa Marin 4





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Les Presses du Midi)
    la fiche de l’éditeur sur Panser les rêves de Jessa Marin





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  • Gérard Titus-Carmel | en traîne d’ocre et de blanc



    EN TRAÎNE D’OCRE ET DE BLANC



    voix tues en traîne d’ocre et de blanc, toutes béantes d’absence,          images pâles et brouillées en surplomb, décrochées des parois de la yourte, une fumée fauve restée vive en son centre, la gardant toujours simple et droite —

    (et dehors le dessin des ombres bleues marbrant les pavés, tordant les heures à notre avantage)

    une douleur, pourtant, au défaut de l’épaule,          une crainte nue qu’on devine sans recours, car attachée à une autre durée, comme le signal de l’effondrement à venir, suivi du froissement sec de la mémoire poussée en ses derniers replis —

    (comment dire cette aigreur surie au cœur de l’été, le souffle rendu rauque et les mots à peine lâchés, irritant durablement les lèvres, une guerre de position, les nerfs portés à vif, prêts à trahir)

    même le jour s’est fermé à la faveur de cette chute       il a transi nos fronts autour de cette figure cryptée qu’il découvre logée en fossile dans le fin mica d’une peau étrangère —




    Gérard Titus-Carmel, Serpentes, III.1, éditions Obsidiane, Collection Le Carré des lombes, 2018, page 24. Dessins et vignettes de Gérard Titus-Carmel [en librairie le 21 août 2018].






    Serpentes





    ________________________________
    NOTE DE L’ÉDITEUR : avec ce premier titre, la collection Le Carré des lombes publiera, deux fois l’an, de courts volumes au format 22 x 21cm, qui mêleront poésie et œuvres graphiques. Après Serpentes, écrit et accompagné par Gérard Titus-Carmel, Le Carré des lombes publiera des livres de Jean-Baptiste de Seynes (et Bazaine), Gérard Noiret (et Jean-Louis Gerbaud), Emmanuel Moses (et Liliane Klapisch)… Premier volume de la nouvelle collection Le Carré des lombes, Serpentes, ainsi nommé en référence aux feuilles de soie intercalées entre deux gravures, est un polyptyque sexpartite, scandé par les encres de Titus-Carmel : « Peau translucide », « serpent de lumière », « voile de brume »… Ce long poème, mélancolique et rêveur, décline les virtualités synonymiques (métaphoriques aussi bien) des feuilles légères qui, d’une stance à l’autre, menacent « qu’une cendre nue recouvre lentement toutes les pages de ce livre ». Mais c’est toujours la fragilité de la parole poétique qui est lovée (d’où la présence du serpent dans les vers) au cœur des poèmes de Titus-Carmel (sa langue riche et gourmande !), fondée sur l’obsession de l’absence, de l’effacement et de la nuit — voir aussi La Nuit au corps ou Travaux de fouille et d’oubli ainsi que ses livres publiés chez Obsidiane.





    GÉRARD TITUS-CARMEL


    Gérard Titus-Carmel
    Source



    ■ Gérard Titus-Carmel
    sur Terres de femmes

    Albâtre, I. 8
    La Nuit au corps
    Oppresse du loin montant





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  • Carine Adolfini-Bianconi | Je t’aime pour tes silences



    [JE T’AIME POUR TES SILENCES]



    Je t’aime pour tes silences tes rêves et ta patience
    pour notre alliance muette que l’infini reflète
    pour tes craintes, tes batailles, tes cognées tes entailles
    nos glissées dans l’aurore, ce que j’ignore encore
    pour tout ce qui m’échappe et loin de moi t’attire
    et pour les rares éclairs qui te font revenir.







    [TI TENGU CARU PÀ I TO SILENZII]



    Ti tengu caru pà i to silenzii sonnia è pacenzia
    pa’ a noscia allianza muta chi l’infinitu speria
    par ciò chì tu temi, I to bataglii piulati è trippi
    i nosci affaccati in l’albori, ciò ch’ùn cunnoscu ancu
    par tuttu ciò chì mi scappa è t’attira à longa di mè
    è pà l’arcìnditi rari chì ti fàcini vultà.




    Carine Adolfini-Bianconi, Ma béance ta demeure | A me spaccatura a to dimora, A Fior di Carta Éditions, 2018, pp. 84-85. Préface et traduction (français-corse) de Stefanu Cesari.






    Ma Béance 2





    CARINE ADOLFINI-BIANCONI


    Carine Bianconi
    Ph. D.R.




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Isularama)
    une recension de Ma béance ta demeure par Xavier Casanova
    → (sur le site des éditions A Fior di Carta)
    la fiche de l’éditeur sur Carine Adolfini-Bianconi





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