Étiquette : 2018


  • Gérard Cartier | [Terra nullius]



    [TERRA NULLIUS]




    La saison penche      ils errent toujours      ensemençant la mer du nom de Thulé      mais un jour      au temps que sur la Lee gonflent les marais      un mont dans le nord       semblable à une dent       broyant les vagues       rames écumantes       souffles mêlés       ils repoussent la mer      des bras et des pieds      sans s’épargner


    l’île est basse      extrêmement      en forme de larme
         des paluds et des lacs      à l’est un mont carré
    Brendan      d’un bord ôte une rame      ils environnent l’île      haute falaise à l’est      extrêmement      schiste noir      le chagrin les saisit      si telle      est notre vie
         les yeux embués


    Dans la falaise une entaille       à peine       la longue
    barque       en criant       pénètre dans le rocher  &nbsp    TERRA NULLIUS        ni port ni échelle        théâtre d’oiseaux       pétrels       saint Pierre      courant sur l’eau      ne       bougez pas       bernaches naines      plutôt      que l’humaine      fulmars      fous de Bassan      mener cette vie      illuminitive




    Gérard Cartier, « Terra nullius », Mers Boréales .87., in L’Ultime Thulé  Jeu de l’oie, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2018, page 134.






    Cartier  L'Ultime Thulé





    GÉRARD CARTIER


    PORTRAIT DE GERARD CARTIER
    Image, G.AdC





    ■ Gérard Cartier
    sur Terres de femmes

    .La duplicité. (poème extrait des Métamorphoses)
    Les Métamorphoses (lecture de Maëlle Levacher)
    Tristran (lecture de Nathalie Riera)
    Le philtre (extrait de Tristran)
    Le Voyage de Bougainville (lecture de Marie-Claire Bancquart)
    Le Voyage de Bougainville (lecture d’AP)
    .Par moi on va dans la cité dolente… (poème extrait du Voyage de Bougainville)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Flammarion)
    d’autres extraits de L’Ultime Thulé [PDF]
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier





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  • France Burghelle Rey, Après la foudre

    par Philippe Leuckx

    France Burghelle Rey, Après la foudre,
    Bleu d’encre éditions, 2018.



    Lecture de Philippe Leuckx






    Pour dire la « mémoire » (première partie) d’un proche, la poète a construit son petit livre en trois sections de textes qui puissent célébrer le souvenir, alléger la peine et faire du rêve sans doute un tremplin.

    La foudre du titre, c’est le deuil, l’orage du cœur, le silence imposé, face à quoi la poète doit réagir, user du « clavier » et des mots pour échapper à la peine, cette perte même du « visage » du disparu, et ce repli en enfance — mot-clé du recueil —, et la langue altière sert parfois le projet :

    « j’en tremble d’oser désespérer du soleil

    désespérer d’apprivoiser oiseaux enfants amants

    et l’herbe du jardin »

    Qui dit « je n’ai plus aucune peur quand j’ai encore des mots » signifie sa foi en l’écriture, en l’aphorisme (« échanger le silence / n’est jamais renoncer »), en la musique des « notes / d’un clavier sous ma chair ». La poète nourrit « ces doigts qui / veulent le chant / tempête des mots / choc des syllabes/ et cris des voyelles ».

    N’empêche, il y a eu mort, celle de l’être aimé, celle de la terre, loin de la « seule maison celle d’enfance » où « le lilas est toujours à la sortie du village ».

    N’empêche, cette terre peut être baume, salut quand il n’y a plus qu’à serrer et à « partager cette lumière » et un beau jour, après tant de poèmes, c’est comme le miracle :

    « j’ai entre chien et loup

    retrouvé ton visage »

    Après « Au cœur de la fonte », « Le poids des rêves », troisième partie du livre, sent « le cœur » battre à contre temps tant la souffrance, la fin de l’enfance, l’espace confiné sans l’autre, l’absence ponctuent désormais la vie et le constat a sa grande part de gravité :

    « je suis de nouveau sans moi »

    Les derniers poèmes révèlent le lien de fraternité qui unit la plume et l’absent. La ferveur pour lui demeure ainsi comme le fruit de « mon enfance » et le « double » disparu, ce frère, ce jumeau, enjoint la sœur à poursuivre de ses mots, de ses vers la lutte.



    Philippe Leuckx
    pour Terres de femmes
    D.R. Texte Philippe Leuckx






    France Burghelle Rey  Après la foudre







    FRANCE BURGHELLE REY


    France Burghelle Rey




    ■ France Burghelle Rey
    sur Terres de femmes


    Les Tesselles du jour (extraits)
    Trop (extrait du Bûcher du phénix)
    [qu’importe le temps] (extrait de Lieu en trois temps)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Lumière du poème




    ■ Voir aussi ▼


    le blog de France Burghelle Rey
    le site des éditions Bleu d’encre





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  • Guillaume Déloire, Le Graillon

    par Angèle Paoli

    Guillaume Déloire, Le Graillon,
    éditions des Vanneaux, Collection l’Ombellie, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Puteaux
    La Chope formidable, 22 quai National, Puteaux
    Photo de première de couverture du Graillon
    (Ph. D.R. archives personnelles de Guillaume Déloire)








    FACE À L’ABSTRACTION



    Feuillets de vie soustraits à l’effacement d’un monde, journal rédigé sur un coin de table de bistrot, pages écrites à la volée dans les journées ponctuées de haltes quotidiennes répétitives, Le Graillon est tout cela mais bien plus encore. Sous-titré « poésie ouvrière » par l’auteur de l’ouvrage, le projet d’écriture — et de mémoire — de Guillaume Déloire se lit d’une traite, d’un seul tenant, dans l’enthousiasme de la découverte d’un temps et d’un espace autres. D’une poésie autre.

    Un autre monde fait irruption dans ma vie de lectrice insulaire, à bord d’une « Fiat 126 pétaradante », conduite par un jeune homme enthousiaste, passionné de photographie et de « poésie pauvre ».

    Dans la première partie du livre, intitulée « Fiat Lux », l’aventure poétique et humaine de Guillaume Déloire s’ouvre en mars 2011, avec deux poèmes préliminaires, mais ne commence en réalité qu’en novembre 2014, pour se poursuivre jusqu’en décembre 2015. Chaque poème est annoncé par un titre. Lequel reprend une idée, une expression, un vers du poème. Chaque poème est daté et comporte la mention de son lieu d’écriture. Précédant la seconde partie « Facta est lux », six pages hors-texte de photos prises par l’auteur. On y retrouve les lieux qu’affectionne le poète — sans que soit oubliée la Fiat 126 indissociable de son propriétaire et complice de ses virées — et les personnes qui les occupent. Areski Ghanem, « patron » du Café Europa ; Joaquim Patricio et Ana da Glória (qui écrit des poèmes, dont plusieurs sont insérés au fil du texte des deux parties, traduits du portugais par Loïs Ramos), qui se partagent le Café Portugal, 23, rue Arsène Houssaye ; Madjid Achourane, patron du Café de l’Avenue, 99, avenue Marcel Paul ; Moma Paunovic, patron de La Gondole, ancienne église transformée en café-restaurant, 42, avenue Louis Roche ; et Moha le ferrailleur ; un ancien ouvrier de chez Thomson, rue du Fossé Blanc ; le Rrom, avenue Louis Roche ; Timzguida, rue Arsène Houssaye, Nikola Svitlic, rue Louis Roche.

    Après le cahier hors-texte de photos, le voyage se poursuit encore, de janvier à août 2016. Cette seconde partie, « Facta est lux », s’ouvre sur un poème interrogatif de quelques lignes (« de sa vie un poème ») :

    « comment faire de sa vie un poème

    comment faire d’un poème sa vie

    Déjeuner au Café Portugal. Le petit monsieur est toujours à l’hôpital. Ma mère l’est aussi. Sous morphine. Les hanches.

    04.01.16 – Café Portugal »

    Elle se clôt sur une page-photo où l’on voit un émouvant face-à-face. Celui de Madeleine en dialogue avec Carmen, son arrière-petite-fille. La mort de la grand-mère du poète signe la fin du projet, son dénouement. Les deux événements coïncident qui marquent l’effondrement de tout un pan de vie. Et laissent le poète anéanti, au bord du gouffre :

    « Je suis dévasté, je ne peux pas être à mon travail, les choses m’échappent, je pers contrôle, un trésor va s’enfouir à des centaines de kilomètres de moi. »

    « Poésie pauvre » ? L’expression surprend parce qu’inusitée dans le domaine de la poésie. Il y a bien, dans le domaine artistique contemporain, l’arte povera italien, manifeste politico-social apparu sur la scène internationale dans les années 1960. Guillaume Déloire, lui, jeune fonctionnaire qui s’en veut d’avoir échoué au concours qui lui aurait permis d’offrir davantage d’aisance à sa petite famille, s’invente délibérément en poète pauvre. La poésie qu’il admire est celle de Richard Brautigan dans le Journal japonais, que Déloire tient pour un « summum de poésie simple, nue, sans manières. » Poésie pauvre, poésie simple. Telle est la ligne directrice que défend le poète dans son ouvrage. Poésie en prise directe avec sa passion de la « zone », de son langage et de ses signes, la poésie de Guillaume Déloire rend compte de ses habitudes et de ses préoccupations, de ses désirs. Du désir fiévreux qui le pousse à donner corps à son projet d’écriture. Un projet fragile qui pourrait s’effondrer d’un instant à l’autre. Mais qui lui tient au corps et au cœur : « manger ouvrier » / « restos… ouvriers » / écrire ouvrier. La langue qui est celle de Guillaume Déloire est une langue volontiers parlée, prompte à s’attacher aux mots des autres et à les faire siens, à leur histoire et à leur idiome propre. Derrière cette pauvreté, revendiquée comme un trésor, c’est toute une philosophie de l’accueil et de la générosité qui se dégage. Poésie spontanée, détachée de toute ambition de style, la poésie de Guillaume Déloire est directe, sans chiqué. Prosaïque plutôt, non seulement parce qu’elle adopte le rythme de la prose, son déroulé narratif, mais parce qu’elle est ancrée dans la langue quotidienne de gens modestes. Héritier d’une famille d’ouvriers, le poète aime partager son temps libre dans le quartier qu’il affectionne, avec les habitués des cafés qu’il fréquente et où il lui arrive de venir « grailler » avec son ami peintre, Cyrille Brégère. À l’affût du détail qui le bouleverse, détail futile le plus souvent, comme ce carrelage de bistrot qu’il voudrait prendre en photo, le poète note au jour le jour ce qui fait le sel de sa vie, non sans jouer sur les mots, non sans un certain humour :

    « bâbord on mange le couscous royal

    tribord des tripes »

    ou encore :

    « la carte propose des vins arabes

    le chef demande si j’ai aimé ses tripes

    et me ramène du rab »

    ou bien

    « les jeunes déjeunent

    les vieux dévieillissent »

    Parfois la plume s’envole vers des notations subtiles :

    « chaque visage recèle une histoire qui s’épuise

    chaque histoire une âme qu’on épouse

    avant qu’elle ne s’évanouisse »

    Passionné de rencontres, de liens fondés sur l’écoute, l’amitié et le partage, Guillaume Déloire sillonne « la zone », ses friches ses terrains vagues ses grilles et ses murs, dans l’espoir d’arracher un instant d’éternité au passé disparu ; ou à un avenir incertain, sur le point d’être anéanti à son tour avant qu’il laisse place à l’oubli. « La zone » qu’affectionne le poète vagabond a pour nom Gennevilliers. Son port ses docks ses maisons de briques livrées à la démolition recèlent des trésors. À la fois objets de la quête et butin du poète. Aimanté par les rues de la ville, Guillaume Déloire photographie ferrailleurs et ouvriers, émigrés, apatrides, Rroms et maghrébins, portugais et serbes. « Poésie ouvrière, la classe » — elle aussi menacée, au même titre que les usines où tous travaillaient jadis, et dont il ne subsiste que ruines.

    Écrire /Photographier. Les deux activités vont de pair. Pour témoigner d’une France que tous aimaient, et qui a sombré. Où ? Comment ? Depuis combien de temps ? En matière de photographie, l’artiste qui retient l’attention du jeune poète est le peintre Jürg Kreienbühl, « l’une des références esthétiques majeures pour mon projet », écrit-il.







    Kreienbühl
    Jürg Kreienbühl (1932-2007), Le Coup de rouge, 1965
    Source







    Ainsi exulte le poète lorsqu’il prend en photo le Rrom qui vient d’être délogé de son squat :

    « Je le photographie, avec son outil de travail à la main : sa pancarte de mendiant. Il se laisse faire, il veut bien être mon modèle pour ce court moment, je le photographie à différents endroits de la friche, ça y est, je suis dans une toile de Kreienbühl, avec un sujet misérable et des couleurs magnifiques, je le photographie dans la pièce qui est sa chambre, sur son lit, puis avec sa famille, ces gens n’ont rien et ils l’offrent à ma vue. »

    (12.05.15 – Dans la Fiat, p. 100)

    Tout le projet de Guillaume Déloire est là, contenu dans ces lignes où se lit aussi l’authenticité de son émotion.

    L’auteur de ce voyage poétique peu ordinaire n’en revient pas de la ferveur qui l’étreint, jour après jour ; celle qui le pousse dans ce projet ouvrier qui le taraude : écrire ce livre qui l’habite autant qu’il l’habite. Le conduire jusqu’à son terme. Jusqu’à « la dernière feuille blanche ». Dans la peur tenace d’une page qui se tourne.

    Happé de manière irrépressible par la zone de Gennevilliers qui vit au ralenti, dans une sorte de bonhomie bienveillante, accueillante et conviviale où se retrouvent les habitués du petit salé aux lentilles ou du foie de veau persillade, autour d’une bière ou d’un verre de Boulaouane, Guillaume Déloire découvre un jour, tardivement, le pourquoi de cette aimantation qui a occupé sa vie son temps ses loisirs deux années durant.

    Une révélation qui lui vient de Madeleine, sa grand-mère, évoquant pour lui le bistrot que tenaient sur le quai National à Puteaux ses arrière-grands-parents, La Chope formidable :

    « Je connaissais évidemment cette page de notre histoire familiale, mais c’est à cet instant comme une révélation, une évidence, mon obsession depuis bientôt 2 ans pour cette zone industrielle qui tombe en désuétude, avec ses quelques restos ouvriers et ses ouvriers de plus en plus rares, mais toujours présents, bon sang mais c’est bien sûr, ça vient de là, et c’est presque inconsciemment que j’ai remonté jusqu’à l’origine, que j’ai remonté l’avenue comme on remonte le temps, je n’ai fait que clamer l’appartenance à une région, une région sans drapeau, rouge, ouvrière, ici quai National il ne reste plus trace du passé, de ce qui s’est passé, plus de Chope formidable, mais je sais qu’il existe, on me les a déjà montrées, deux-trois précieuses photos de la Chope formidable, avec mes aïeuls qui posent devant, il me faut absolument remettre la main dessus.

    17.04.16 — Chez moi »

    L’aventure du livre prend fin avec la mort annoncée de Madeleine et le désespoir du poète.

    « Je suis dans une impasse, qui n’a pas encore de nom et donne au bout de la rue des Cabœufs, sur l’immense terrain vague duquel émergent des structures métallisées qui préfigurent à quoi ressemblera peut-être cette zone dans quelques années, des entreprises sans ouvriers, mais pour l’heure on peut encore voir l’horizon, c’est sûrement pour ça que j’ai choisi instinctivement de me poster à cet endroit pour recevoir ce coup de fil décisif qui menace d’amputer ma vie d’une force d’amour, de rituels précieux, si les nouvelles sont mauvaises et m’étriquent, au moins je vois loin […]

    Je suis face à l’abstraction, je dois trouver une parade alors je roule dans les mêmes rues désertes, Le Viking, Le Père tout va bien, tous les cafés sont fermés, je roule dans l’abstraction […] je suis dévasté. »

    Face à l’abstraction de la disparition d’un être cher, il reste l’œuvre d’un poète. Son témoignage bouleversant.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Guillaume Déloire  Le Graillon





    GUILLAUME DÉLOIRE


    Guillaume Déloire




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Parisien)
    une lecture du Graillon par Olivier Bureau
    le site des éditions des Vanneaux



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  • Aya Mansour | Des choses qui ressemblent à la mort



    DES CHOSES QUI RESSEMBLENT A LA MORT




    Échappés des bouches des portes
    des hurlements nous poursuivent
    nous sortons
    laissant aux maisons
    le soin de garder nos larmes et nos ombres




    Les cailloux sont
    des larmes durcies
    d’enfants qui ont oublié leurs yeux
    sur les trottoirs
    en attendant des lendemains




    J’écoute le tonnerre
    cri fulgurant
    d’enfants en fuite




    Pour les morts nous sommes des fantômes
    qui cherchent au cimetière
    des ruelles
    paisibles




    Les patries nous font mal
    comme une porte qui claque sur un seul
    doigt




    Mon âme est un morceau de viande
    dans la boucherie du monde




    J’entre dans le vase de ma cage thoracique
    j’y entre et la fleur fanée n’est pas cueillie





    […]



    Aya Mansour, Seule elle chante, éditions des Lisières, Collection Hêtraie, édition bilingue français-arabe, 2018, pp. 51-53. Traduit de l’arabe (Irak) par Souad Labbize. Linogravure de Maud Leroy d’après un dessin de Marion Freyre.






    Aya Mansour  Seule elle chante 2





    AYA MANSOUR


    Aya Mansour





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur la page Livres du site des éditions des Lisières)
    la notice de l’éditeur sur Seule elle chante d’Aya Mansour





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  • Giuseppe Bonaviri | Le printemps



    LE PRINTEMPS




    […] Le plus grand représentant et spécialiste du printemps fut, pour ainsi dire, le maître artisan Ciccio Privitera — garibaldien* au temps de sa jeunesse —, qui habitait une des ruelles qui s’enchevêtrent derrière la dernière partie de Via Roma, près de l’église Santa Maria, où nidifient des centaines de pigeons gris. Maître Ciccio dormait, entre autres, avec son premier cercueil, ou tabbutu, sous son lit (sur ce fait, j’écrivis une nouvelle à l’âge de seize ans). Il avait l’habitude de dire : « L’homme doit être chaque jour fin prêt pour son départ, toujours douloureux, qui disperse les êtres dans le Vide où il n’est plus de lois géométriques. » De fait, lui, qui en mars emplissait son tabbutu de beaux feuillages, d’inflorescences et de cèdres phéniciens, nous expliquait comment chaque fleur avait une disposition spatiale particulière, véritablement donnée à l’avance et géométrisable, existant en essences de formes errantes, antérieurement à la naissance du monde. En outre, selon maître Ciccio, maître maçon, chacun pouvait utiliser un végétal, ou un buisson : le sacristain choisit l’armoise parce que, de ses touffes manches, il peut moucher les bougies dans l’église, afin que s’en répandent les arômes ; la bourrache, sous laquelle les scarabées déposent leurs œufs, est utile au vilain qui la mange en bouillie et assaisonnée d’huile, la menthe, non l’aqueuse du rivage des torrents, mais celle des montagnes, est utilisée par les vieilles femmes pour se rafraîchir l’odorat et leur esprit engourdi ; les herbes dites oiselles — les si fines — sont utiles aux oiseaux de la campagne, et, aux merles, les maquis ensoleillés ; le chat malade se soigne avec les feuilles caduques du soi-disant arbre d’or, etc.

    Une fois le printemps arrivé avec les fumées des chevriers, la chose qui piquait davantage notre curiosité, de nous autres les enfants, était le conseil donné par Privitera : aller laisser nos maladies aux vieilles gens qui, y étant habituées, s’en plaignaient peu. Il suffisait de frapper aux portes et de dire : « Prenez ma toux parce que je n’en veux pas ; que mes plaies apparaissent sur vous, parce que je n’en veux pas. » Je crois qu’il s’agissait d’une pensée archaïque médico-empirique, transportée en Sicile par les Latins : une véritable technique de transfert d’une maladie.

    Quand le soir arrivait avec la constellation du Bélier qui, bleuâtre, pouvait être entrevue depuis les cheminées, dans ces dédales de ruelles étroites, tout en nous la montrant, maître Ciccio nous invitait à nous agenouiller devant sa porte et à prier en attendant l’arrivée du Messie, comme il l’avait vu faire à New York aux juifs qui, des pains azymes à la m ain, marchaient à la queue leu-leu sur le rivage marin.




    Le printemps




    Sur les murs éclosent les câpres et la rose
    purpurine ;
    des femmes cueillent de la menthe le long d’un très blanc
    ruisseau
    parmi cinq cents beaux ventelets.
    Sur son œuf, chante l’alouette dans les blés.

    L’homme savant en ellébore
    noir
    écoute les enfants jouer de la harpe
    qui endort
    les vieilles gens sur leurs grabats, très fine
    dans la maie est la farine.

    Depuis le nôtre, lointain est le royaume du Bélier
    sans
    rue** très fleurie, sans ombres de canisses ;
    l’oreille
    dans les feuilles, saint François mesure les bleus clairs
    à travers les vacuités des cercles planétaires.




    Giuseppe Bonaviri, Les Commencements [L’incominciamento, Sellerio editore, Collana La memoria, Palermo, 1983], Éditions La Barque, 2018, pp. 52-55. Traduction de l’italien, postface & annotations Philippe Di Meo.



    _____________________________________________________
    *garibaldien : autrement dit, ayant participé à l’expédition des Mille (1860) de Giuseppe Garibaldi, ou l’ayant activement soutenue, synonyme de chemise rouge.
    **Rue, ou ruta graveolens : semi-arbrisseau qui possède des vertus aromatiques et médicinales.





    Giuseppe Bonaviri  Les Commencements





    GIUSEPPE BONAVIRI


    Giuseppe bonaviri
    Source




    ■ Giuseppe Bonaviri
    sur Terres de femmes

    Les Commencements (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur lemonde.fr)
    un article nécrologique sur Giuseppe Bonaviri, par René de Ceccatty
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    un notice bio-bibliographique sur Giuseppe Bonaviri
    → (sur le site des éditions La Barque)
    la fiche de l’éditeur sur Les Commencements de Giuseppe Bonaviri





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  • William Cliff | [Réquiem pour l’enfance]



    [RÉQUIEM POUR L’ENFANCE]




    Réquiem pour l’enfance déjà qui est morte,
    réquiem pour l’innocence qui est perdue,
    réquiem pour Dieu qui soupire à notre porte
    en demandant s’il a tout à fait disparu,

    réquiem pour ma voix qui pleurait dans la nuit
    et qui s’est engloutie dans la réalité,
    réquiem pour ma croix qui tellement m’a nui
    que j’ai fini par la jeter sur le côté,

    réquiem pour l’émoi que j’avais en chantant,
    réquiem pour la foi de me croire vivant
    dans ce monde qui détruit toutes nos croyances…

    Et pourtant rechantons le réquiem avec
    le chant que Buxtehude chantait à Lübeck
    malgré les horreurs de son temps plein de malchances.




    William Cliff, Matières fermées, deuxième liasse (sonnet 34), Éditions La Table Ronde, Collection Vermillon, 2018, page 50.






    William Cliff  Matieres fermees





    WILLIAM CLIFF


    Cliff_William





    ■ William Cliff
    sur Terres de femmes


    Cape Cod, 7 (extrait d’America)
    Lahore, 7 (extrait d’En Orient)
    New York (extrait d’Amour perdu)
    Au printemps (extrait du Temps)
    30 mai 2003 | William Cliff, Le Pain Quotidien
    10 novembre 2003 | William Cliff, Le Pain Quotidien




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site Gallimard)
    la page de l’éditeur consacrée à William Cliff
    → (sur le site Gallimard)
    la page de l’éditeur consacrée à Matières fermées de William Cliff



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  • Isabelle Raviolo | Corniglia



    CORNIGLIA




    Chuintement de la pluie —
    Des fleurs se sont ouvertes

    entre les pierres —
    On dirait l’éphémère

    dentelle des nuages
    Au revers de la nuit —

    l’humble présence

    effleurant ton visage —
    Murmure un nom secret

    Sans craindre la faille
    Faire place

    à la lettre muette

    aux points voyelles
    Ses chants — l’iris

    de la mer
    Qui aime, se retire




    Isabelle Raviolo, « Cinque terre » in Pierres, Thαuma, Revue de philosophie et de poésie, Numéro 15, La Compagnie des Argonautes, février 2018, page 128.






    ISABELLE RAVIOLO



    Raviolo portrait guidu
    Image, G.AdC




    ■ Isabelle Raviolo
    sur Terres de femmes

    Les Bruits dans l’eau
    Soleils noirs
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Ô mère



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  • Jean-Louis Reynier | [Chair et sang          terres à peuplement]



    [CHAIR ET SANG      TERRES À PEUPLEMENT]




    Chair et sang          terres à peuplement.


    Le monde prolonge les viscères
    oriente les touchers
    dénature la parole
    répartit l’effort-matière
    d’un seul mouvement
    lent va-et-vient des chairs répétitives.




    La coagulation réfléchit le mystère.


    Grande chair protocolaire
    habite d’entre les femmes
    matrice d’un tout séculier.




    Dans l’érosion totale il y a toujours un début
    une survivance.


    Vide qui renouvelle
    ce frottement de matière
    dénoue quelque part
    l’aplomb l’infranchissable.




    Les terres furent liquides en une seule fois.


    Chemins en sang
    les feux sondent l’horizon
    l’habitude dépossède les mains
    de leur histoire quotidienne
    un cri prémonitoire
    résiste au verbe seul.




    D’où vient ce chaos réversible ?


    Cherche forme
    souvenir d’un seul étant
    miscible dans la réalité.




    Traverse le cri d’un seul tenant.


    Proie collective
    enfantée dans les charniers
    endure et joint par le souffle
    les mâchoires universelles.




    Est-ce qu’il fait encore chair dans ce mystère ?


    Vestiges cérébraux divisent les proportions
    aucun cri ne résonne par la mort antérieure
    chairs mitoyennes corrompent l’abrupt minéral
    deux amants mimétiques étreignent
    le corps possible.




    Jean-Louis Reynier, « I. Cosmos », Chair & Sang, Librairie Éditions tituli, Collection Poésie, 2018, pp. 17-23.






    Jean-Louis Reynier  Chair & sang






    JEAN-LOUIS REYNIER


    Jean-Louis Reynier 3
    Source




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur L’Autre Livre)
    une fiche technique sur Chair & sang
    → (sur Dailymotion)
    une lecture par Jean-Louis-Reynier d’un extrait de Chair & sang (II. Dyptique)



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  • Emmanuel Merle | Cet ancien lieu



    CET ANCIEN LIEU



    J’étais cet enfant dans l’arbre, ramassé
    sous les branches, embrassé par le grand corps
    écartelé de la ramure, j’avais un lieu
    d’où je pouvais voir le monde, et peut-être le dire.

    Cet ancien lieu, nous le cherchons tous à tâtons
    dans nos vies, à tous les embranchements,
    dans tous les nœuds que serre le bois mort
    de nos émotions.

    Du haut du mât de l’arbre quelle est cette terre
    neuve, ce mystère inaccédé qui mange nos yeux,
    comment démêler l’entrelacs de hasards
    qui coud les branches et découpe l’île prochaine ?

    Je suis encore cet enfant sans autre âge que l’éternité,
    et qui habite follement cet arbre immense :
    son feuillage nocturne recouvre désormais
    le ciel entier, trouant les étoiles.




    Emmanuel Merle, « Le jour enfant », Démembrements, éditions Voix d’Encre, 2018, page 66. Peintures Philippe Agostini.






    Emmanuel Merle Philippe Agostini  Démembrements






    EMMANUEL   MERLE

    Vignette Emmanuel Merle





    ■ Emmanuel Merle
    sur Terres de femmes


    Démembrements (lecture d’AP)
    Amère Indienne
    [Cape Cod]
    Le Chien de Goya (lecture d’AP)
    Ici en exil (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [Le rouge] (extrait de Dernières paroles de Perceval)
    Dernières paroles de Perceval (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Dernières paroles de Perceval (lecture d’AP)
    ils attendent ce qui (extraits du Grand Rassemblement)
    Migrant (extrait d’Habiter l’arbre)
    [Je me discerne davantage dans le miroir de la couleur](extrait des Mots du peintre)
    [Ramper sur la glace](extrait de Nord, seul point cardinal)
    [Tout est matière, sauf ma décision] (extrait de Olan)
    Tourbe (lecture d’AP)
    [Il n’y a plus d’arbres] (extrait de Tourbe)
    [Une promesse, dis-tu]
    Emmanuel Merle & Thierry Renard | La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Emmanuel Merle & Thierry Renard | [Jour de pluie ici aussi]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Emmanuel Merle



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  • Jean-Pierre Chambon, L’Écorce terrestre

    par Angèle Paoli

    Jean-Pierre Chambon, L’Écorce terrestre
    éditions Le Castor Astral, 2018.
    Dessin de couverture et frontispice : Jean-Frédéric Coviaux.



    Lecture d’Angèle Paoli


    La lumière existe-t-elle
    La lumière existe-t-elle encore
    ou n’est-elle plus que l’ombre de ce qu’elle fut ?
    Ph., G.AdC






    AU-DELÀ DU VACILLEMENT DE LA PAUPIÈRE



    Qu’y a-t-il derrière, dessous, dans les interstices et les maillages, dans le tremblé des particules, les réseaux de veinules, cendres écumes cristaux du verre écorces, escarbilles de la lumière, flocons de neige ? Qu’y a-t-il de perceptible derrière, dessous, sous ce que l’œil ne voit pas, ne capte pas, noyé « dans le flux des transparences » ? Ces interrogations sur l’infime, multiples et pénétrantes, occupent l’espace poétique des huit sections qui composent L’Écorce terrestre, dernier recueil de Jean-Pierre Chambon.

    Quel que soit l’univers que le poète approche — la lumière, la cendre/l’écume, la méduse, les tournesols, l’écorce terrestre, la poussière/le silence, la pierre, la neige — et quelle que soit la forme que prend le poème à l’intérieur de chacune des sections qui composent le recueil, le regard est au centre, qui suscite le questionnement. « Je vois, je vois. Qu’est-ce que tu vois ?… », interroge le poète José Angel Valente dans l’exergue d’ouverture de « Spéculation sur le défaut de lumière », intitulé de la première section. Et Jean-Pierre Chambon de rebondir en écho :

    « Qu’est-ce que

    voir encore

    quand toutes les choses

    ont été dépouillées

    de leur vêtement

    de lumière… »

    Et l’on saisit d’emblée que ce questionnement ouvre sur une multiplicité d’autres interrogations : sur les mots et sur le sens, sur les interprétations dont nous les recouvrons, l’un et l’autre. Et jusqu’aux « vues de l’esprit » qui agissent comme des leurres sur les choses elles-mêmes dont se saisit le regard. Ainsi des termes « Spéculation », « Défaut » ? Quelles acceptions leur donner, qui varient en fonction du contexte dans lequel les mots se trouvent enclos ?

    Ici le contexte est pour ainsi dire voilé, tourbillonnant, vibrionnant, phosphorescent, mais voilé. La matière poétique est celle des nuages, de contours flous et fluctuants en fonction des mouvements de la lumière et de l’eau, des tourbillons de lucioles ou de grains de sable, de cristaux et de sel. Mais aussi du « grain du silence ». Et l’on assiste avec émerveillement à un enchâssement de questions toujours renouvelées, imbrications inépuisables, chaque poème en incluant de nouvelles, comme par rebonds légers, pour cerner ce qui, dans ce maillage continu et changeant, se mue et donne à appréhender les myriades de molécules en suspension. Dans l’air dans l’eau dans la lumière… Chemin faisant, au cours de cette expérience poétique qui lui est propre, le poète s’interroge sur les possibles transmutations, le passage d’un état à l’autre de la matière, ce qui se donne à voir ou ce qui dissimule ses formes dans la trame, avec ses frontières ses imperfections ses contradictions et ses tremblements, dans l’attente peut-être d’une manifestation divine, d’une révélation ou d’un avènement :

    « Quels sont ces nuages

    d’objets ces corps

    disloqués ces cendres

    envolées

    avec la fumée

    ces ailes

    de corbeaux déjà

    dissoutes dans le ciel

    vespéral —

    quelles sont ces ténèbres et

    cette épiphanie ? »

    Attente qui peut aussi s’installer au cœur de l’absence et du vide, comme dans ce poème de « L’écorce terrestre » (intitulé de la cinquième section du recueil) :

    « Le prolongement

    au cœur d’un monde sans événements

    de l’attente instante et toujours différée

    d’un avènement »

    Au terme du premier voyage initiatique, l’ultime question qui se pose à travers l’énigme de la lumière est bien celle de son existence (mythe de la caverne ?). La lumière existe-t-elle encore ou n’est-elle plus que l’ombre de ce qu’elle fut ?

    « de quelle mélancolie

    du souvenir de la lumière

    sont-ils [« lambeaux de membranes »]

    la projection ? »

    Commencé avec la lumière et le questionnement qu’elle suscite, le voyage poétique se poursuit avec « la cendre/l’écume ». La lumière et ses variations n’en sont pas oubliées pour autant. À partir de poèmes brefs, neuvains, dizains, onzains, un paysage étrange se dessine, paysage flottant et incertain d’un avant ou d’un après la Terre. Partout les contours s’estompent, obscurcis par le mélange sel/sable. Jusqu’à effacement. Effacement qui se renouvelle et que l’on retrouve dans la section centrale « L’écorce terrestre » :

    « On ne voit rien

    presque rien »

    Où se confirme également l’impression étrange d’un monde autre. Antérieur à la vie humaine ou postérieur :

    « On dirait des paysages

    d’avant l’humain

    ou d’après

    Il n’y a nulle part

    personne »

    Dans le paysage dévasté de « L’écorce terrestre », l’œil photographe ne croise que des ombres dont ne subsistent que « des traces fantomatiques/ des taches aveugles ». Le champ visuel se réduit encore pour ne garder que l’essentiel, une abstraction :

    « Ne demeure que l’essentiel

    une nudité âpre sans effets ».

    La boite noire du cerveau a bien du mal à dégager les mots de leur gangue trompeuse, de leur luminosité fallacieuse. Il faudrait pourtant qu’elle s’y attelle pour atteindre le cœur actif.

    En amont, dans la section « La cendre, l’écume », le regard qui effleure le monde et les êtres — une barque/un nageur — est un regard désincarné, sans présence humaine. Résiduelles, légères, les particules (liquides et solides), soumises aux fluctuations insaisissables, témoignent de la fin d’un monde. Ce qu’il en reste après que tout a disparu. Quelques frémissements et ce peu de lueur qui encore s’attarde. La mort plane, la nuit enveloppe ce qui est en suspens. Des ombres furtives froissent les eaux. La barque glisse, « aveugle », en l’absence du nautonier et de l’âme du défunt :

    « la barque vide

    heurte la rive du sommeil

    […]

    la nuit a versé dans la mer »

    Reste le regard, cette « plaie béante » qui saisit le résidu de lumière. Ces accrocs qui font souffrir le nageur :

    « l’eau le vacillement le reflet

    une poignée de sel jetée

    dans le ciel noir

    sur la plaie béante

    du regard ».

    Le troisième tableau entraîne le lecteur dans un univers à la fois autre et semblable. Le tout premier regard est celui de « l’ange » que son plongeon icarien conduit jusqu’à l’« Œil de Méduse ». Confrontation, en apnée, avec la gorgone et ses colonies de cnidaires phosphorescents. Chaque page de cette nouvelle section présente une succession de quatre à six phrases espacées par des interlignages symétriques et réparties en trois temps. De sorte que l’ensemble suggère un rythme visuel régulier. Pourtant intemporel. La plongée dans le monde sous-marin des méduses rejoint un présent éternel qui est aussi le temps des vérités de toujours, lesquelles évoluent en abstractions mystérieuses cryptées et éminemment poétiques :

    « L’eau pure a le goût de l’invisible. »

    ou encore :

    « L’eau réduit la distance amère qui sépare le corps de son ombre. »

    L’univers pélagique traversé par les mots est celui mystérieux et mythique de la mer, univers saisi et amenuisé dans la loupe cristalline de l’œil :

    « Le nageur mimétique est passé dans l’écarquillement

    du miroir dont les écailles se sont brusquement resserrées. »

    Mais les substances indéterminées des méduses, leur être hermaphrodite qui transite entre deux eaux, constitué de cellules gélifiées et immatérielles, sont appréhendées avec un vocabulaire scientifique, spécifique des émulsions et des flagelles. « Germe » / « albumine » / « soucoupe vibratile » / « ventouse diaphane » et « membranes ». Le lecteur navigue de surprise en surprise et se laisse porter par les combinaisons d’images. Les espaces métaphoriques se frôlent, se rejoignent pour créer un paysage singulier qui fusionne les univers :

    « Dans la forêt sous-marine, un trait de lumière harponne

    la volve et l’anneau translucides d’un champignon flottant. »

    Les visions évoluent sous « l’œil de cyclope » du nageur. Le monde des phosphorescences marines se mue en un monde médical, avec son bloc opératoire et ses projecteurs :

    « Méduse phosphorescente comme frisson gélifié, hologramme de l’effroi »

    et sur la page suivante :

    « Au-dessus de l’opération, ce visage de gorgone sous la cagoule du bourreau. »

    Les visions se succèdent, les unes magnifiques comme celle, métaphorique de la « cathédrale engloutie » qui convie la fusion des mondes :

    « Nonchalamment voltigent, à l’aplomb de la cathédrale engloutie, des poissons séraphiques arborant les couleurs subtilisées à la rosace. »

    D’autres, plus inquiétantes, évoquent à nouveau le monde médical, la « main gantée de latex » du chirurgien et « le polyèdre d’un verre d’eau flamboyant de lueurs d’améthyste » de l’énorme projecteur.

    Entre les deux se glisse « le murmure du poème de la mer conservé sous une cloche de verre. »

    Le retour sur la terre ferme se fait dans un champ de tournesols.

    « Champs de tournesols, embrasements et ténèbres ».

    La forme poétique laisse ici place à une prose poétique. Deux paragraphes habitent la page. L’œil évolue sur « le tournoiement confus des tournesols ». Surgit un monde excessif saturé de soleil :

    « Trop de lumière »

    « chaleur accablante ».

    Un monde vaguement inquiétant qui combine les contraires, arrogance et mollesse. La rencontre du « je » avec « la masse mouvementée des tournesols » est rude et le choc, brutal. Le « je » spectateur est emporté dans un vertige sidéral. Une sorte d’envol céleste l’enlève, qui le transplante dans un univers intergalactique déboussolé :

    « Ce sont bientôt des frictions de galaxies, des mécaniques célestes aux mouvements détraqués, le flottement d’amas lumineux, de grands soleils tisonnant l’espace… Ce ne sont encore, avant la dérive insensée des images, que les disques grisâtres des tournesols. »

    La confrontation du spectateur avec le « sourd vrombissement des tournesols » a quelque chose de violent et de chaotique. Le poète est en proie à « un abusif miroitement des signes ».

    Confrontée aux excès caniculaires, la splendeur des tournesols sous le soleil porte dans son perfectionnement même la marque évidente de son déclin. L’œil cyclope se rapproche, livre au regard le « cœur navré des héliotropes. »

    D’une section à l’autre du recueil, les images surgissent dans un même déploiement de correspondances, un même mouvement d’interpénétration des mondes. L’univers des tournesols n’échappe pas aux métamorphoses silencieuses et secrètes qui le travaillent, intérieur et extérieur, dans les fluctuations invisibles de la matière, grumeaux, agglomérats, floculations et agglutinations de germes. On assiste en spectateur intemporel au défilé d’une armée de vieux soldats arcimboldesques ou à la mise à mort de la Terre « l’échine piquetée de banderilles ».

    Parvenu à ce point de l’expérience poétique, le narrateur avoue ses difficultés à dire, à se saisir des mots, à se saisir du sens qu’ils charrient dans le flux inépuisable des images :

    « Un dernier souffle ravive la braise jetée par l’étendue aride…

    Mais les mots n’en captent que faiblement l’énergie… Ils ne parviennent plus à dire ce semblant de feu… Sans doute le regard s’est-il trop longuement attardé à ce discret versant du monde où, à présent, dans la lumière du déclin, s’étiolent les fleurs si puissantes et profuses ».

    Partout, d’un point à l’autre de cette épopée poétique, le regard interroge ce qui se dérobe à son emprise, au-delà du vacillement de la paupière. De l’écorce terrestre — qui englobe des formes multiples même si insaisissables et éphémères —, il s’attache à appréhender ce qui écorche et ce qui saigne dans la pure beauté des mots :

    « On voit

    comme à travers la peau

    écorchée du regard

    […]

    On touche des yeux

    le grain de l’opacité ».

    Le poète, lui, continue en solitaire son chemin singulier, nous laissant avec ses mots et notre propre solitude :

    « je marche

    à l’envers de mon ombre

    dans la neige inachevée »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Chambon  L'Ecorce terrestre 2





    JEAN-PIERRE CHAMBON


    Jean-Pierre Chambon  en vignette
    Source




    ■ Jean-Pierre Chambon
    sur Terres de femmes


    L’Écorce terrestre (lecture de Cécile A. Holdban)
    [Je touche le grain du silence] (extrait de L’Écorce terrestre)
    Des lecteurs (extrait)
    Des lecteurs (lecture d’AP)
    Détour par la Chine intérieure (poème extrait du Petit Livre amer)
    Le Petit Livre amer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [Fleurs dans la fleur]
    Fragments d’un règne (poème extrait du Roi errant)
    Noir de mouches (extrait)
    [Sur le papier la lumière](extrait de Sur un poème d’André du Bouchet)
    [À partir de l’inaliénable singulier] (extrait de Tout venant)
    Tout venant (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Zélia (lecture d’Isabelle Lévesque)
    L’invention de l’écriture (extrait de Zélia)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (extraits)
    Jean-Pierre Chambon | Marc Negri, Fleuve sans bords (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site du Castor Astral)
    la fiche de l’éditeur sur L’Écorce terrestre de Jean-Pierre Chambon



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