Étiquette : 2018


  • Ashur Etwebi | Sous le citronnier lunaire



    [SOUS LE CITRONNIER LUNAIRE]



    Sous le citronnier lunaire
    Les tranches rouges de pastèques
    Se livrent aux becs des oiseaux assoiffés



    L’oiseau n’a que le ciel
    Le jour n’a que la parole
    L’étoile n’a que la nuit
    Les ronces n’ont que le mur
    Le vieil adorateur n’a qu’un semblant de sagesse



    Un pied dans le sable et l’autre dans l’eau
    Ainsi le poème échappe à sa première mort

    Une main dans le feu et l’autre dans l’air
    Ainsi la mélodie échappe à sa première mort

    D’un univers entièrement nu
    Naît la poésie




    Ashur Etwebi, Le Chagrin des absents, éditions érès, Collection Po&psy, 2018, s.f. Poèmes traduits de l’arabe (Libye) par Antoine Jockey. Dessins de Yahya Al-Sheikh.






    Ashur Etwebi






    ASHUR ETWEBI

    Ashur Etwebi Portrait
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    → (sur le site des éditions érès)
    la fiche de l’éditeur sur Ashur Etwebi




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  • Mazin Mamoory, Cadavre dans une maison obscure

    par Angèle Paoli

    Mazin Mamoory, Cadavre dans une maison obscure,
    Éditions LansKine, Collection Ailleurs est aujourd’hui,
    Domaine irakien, 2018.
    Traduit de l’arabe (Irak) par Antoine Jockey.



    Lecture d’ Angèle Paoli



    « NE T’INQUIÈTE PAS, MÈRE, NOUS NE FAISONS QUE MOURIR »



    Il est des livres qui surgissent comme des obus dans nos intérieurs calmes et douillets. Qui ne vous lâchent plus et qui vous fouaillent le corps et le cœur. Sans répit. Ainsi de ce Cadavre dans une maison obscure, qui a fait irruption avec la violence d’un souffle venu d’ailleurs, et qui tire la lectrice que je suis des tempêtes rageuses qui sévissent sur mon île, vers un univers calciné où les cadavres, bannières déchiquetées, pendent aux fenêtres. Où les corps se disloquent sous la fureur des coups tortionnaires tandis que les explosions achèvent de semer le chaos. Nous sommes en Irak et la guerre fait rage. Odeurs de TNT et de C4, submergeant la puanteur des corps vidés de leur sang et des chairs livrées aux charognes. Nous voilà ramenés sans ménagement, au fil des pages, plusieurs années en arrière, au cœur d’un carnage, dans la « braise sournoise » allumée par « le facteur américain ». Premier épisode, 1999. Puis 2003. « La guerre n’aura pas de fin ». C’était hier. Et c’est encore aujourd’hui.

    Les textes qui composent ce recueil sont l’œuvre du poète irakien Mazin Mamoory. Le narrateur, ce « je » qui décline ses actes et ses pensées tout au long des poèmes, victime des carnages et des crimes perpétrés dans son univers désossé, en est aussi le témoin abasourdi. Face à l’absurde qui règne en maître, face à l’incompréhension que celui-ci fait naître, et à la folie qu’il engendre, seule l’énonciation permet de survivre au désordre. Un désordre que revendique le poète dès le poème d’ouverture : « Mes sorcières fêlées » :

    « Ce désordre représente mes hantises éparpillées

    La noirceur de mes rêves

    Mes arbres calcinés par le soleil

    Le bruit des explosions et la suie de leur fumée colorée ».

    Avec la mise en mots, une forme d’humour, parfois grinçant et âcre, souvent à la limite du joke, se fraie un passage. Il maintient la juste distance pour ne pas sombrer. C’est que Mazin Mamoory est un poète. Un grand poète. Qui sème avec lui les trouvailles au plus fort de l’horreur. Ainsi de l’interrogation faussement naïve formulée dans « Braise ». Interrogation qui ne laisse pas de surprendre, voire de faire sourire :

    « Tout cela est très simple et compréhensible, mais ce que je ne comprends pas c’est comment la braise est passée de l’Amérique à l’Irak. Est-ce possible qu’elle ait ouvert une brèche dans l’océan et atterri dans ma maison ? »

    Chaque poème — c’est de textes en prose qu’il s’agit — est constitué d’une succession de tableautins séparés par des interlignages. Les enchaînements d’actions se font par ricochets de manière itérative (par reprise de termes identiques). Et comme dans les films comiques que dominent les gags, on assiste à des réactions « boule de neige » qui, en roulant, vont crescendo. Ainsi dans « Chute » :

    « Le jour où je suis tombé de vélo, le cœur de ma mère a chuté et a roulé comme une boule de billard

    Le jour de mon mariage, je suis tombé de son cœur

    Et le jour où la guerre l’a fait pleurer, le monde s’est écroulé »

    Le sourire un instant esquissé s’efface pour laisser place à la douleur. L’un et l’autre adret des émotions se jouxtent, simultanément, dans un espace et son contraire, immédiatement réversibles. C’est là, me semble-t-il, une des caractéristiques prédominantes de l’écriture de Mazin Mamoory, qui fait sa force.

    Au demeurant, même si un lien subsiste d’un énoncé à l’autre, il y a toujours quelque part une incohérence qui se glisse. Parce que, écrit le poète, « nous sommes toujours irrationnels » et que, « [d]evant la porte des autres, la raison est une occasion de fuir la réalité. » Si bien que le décalage est permanent entre une réalité et la perception parfois fantaisiste qui en est transmise. Le glissement se fait le plus souvent par la confrontation inattendue abstrait/concret ou par le passage du général au particulier (ou inversement).

    Ainsi de ce constat :

    « L’usage de la mort ressemble à l’usage d’une vieille paire de chaussures ».

    Et dans le même poème où il est fait allusion aux combats de 2003 :

    « Il m’a dit : il ne reste que le sang, et il est froid et bleu depuis 2003

    Tout ce que j’ai vu dans la ville est bleu

    Et de plus en plus froid

    Ma voiture aussi est bleue. Quelle coïncidence que mon sang en soit le carburant »

    De même pour cette image terrifique engendrée par le rapprochement inattendu entre le sort du poisson et celui de l’épouse :

    « Lui a fini dans la cuisine, et moi dans les bras de ma femme ou de ce qui en restait pendant la guerre. »

    Et le poète de peaufiner le tableau par cette affirmation féroce :

    « Chacune aura un poisson pour mettre au monde des enfants invalides de guerre » (in « Identité pour personne »)

    L’enchaînement logique qui est à l’œuvre d’un paragraphe à l’autre échappe à la discursivité d’occidentaux cartésiens. Chaque poème apporte son contingent d’images terrifiantes, — « visages défigurés qui ressemblent à des pièces détachées », visage du narrateur évidé de sa chair et collé à un mur —, difficiles à imaginer, difficiles à soutenir ; en même temps que son pesant d’impuissance :

    « Scotché au mur, mon corps fume une cigarette, voit les gens se

    rassembler et pleurer

    je tente de le détacher du mur pour marcher dans la rue »

    et de désespoir :

    « Nulle main à la maison ne tient ce que je désire

    Nul objet ne m’aide à te toucher à la fin de la nuit »

    Malgré les abominations auxquelles il faut faire face, chacun s’adapte à la situation et la vie continue :

    « Ma tête est devenue écrou fixé au bord du fleuve autour duquel le monde tourne »

    Quant aux germes de cette effroyable boucherie, c’est au sein de la religion qu’il faut les chercher. Les allusions au tandem guerre/religion sont récurrentes. De sorte que si la guerre est confessionnelle, la femme du poète l’est tout autant. Mais, qu’il s’agisse de l’épouse ou de la guerre, les raisons sont irrecevables car rattachées à des mobiles futiles ou à des interdits absurdes. Que l’on soit chiite ou sunnite, ce qui compte, c’est l’aspect extérieur, seul à même de « démontrer » une identité :

    « En 2003, je devins chiite car j’habitais une ville sous contrôle de milices chiites. Si j’avais vécu dans la ville de Ramadî, je serais certainement devenu sunnite, sans que personne ne demande mon avis »

    Ou encore :

    « On dit que c’est une guerre confessionnelle et cela justifie tout

    N’importe quel sunnite peut tuer n’importe quel chiite »

    Et le poète d’ajouter un peu plus loin :

    « Ma présence en Irak signifie que je suis en conflit avec les autres  »

    Face à l’irréductible vérité et à l’étau qui broie les peuples dans les rouages de la mort, quelle issue possible ? Le poète, lui, s’en remet à cet humour indéfectible qui lui fait dire :

    « Ne t’inquiète pas, mère, nous ne faisons que mourir »

    Pour tenter de colmater les brèches qui le labourent, le poète opte pour une forme de légèreté obstinée :

    « Il ne me reste qu’à trouer mon corps, à avancer contre le vent

    puis à planer au-dessus de la corde à linge »

    Dérisoire, la « corde à linge » est la constante colorée et légère de ce qui reste lorsque tout s’effondre autour de soi.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Mazin Mamoory






    مازن معموري
    (MAZIN MAMOORY)



    Mazin Mamoory 2
    Ph. D.R.



    ■ Mazin Mamoory
    sur Terres de femmes

    Ma femme est confessionnelle (extrait de Cadavre dans une maison obscure)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Cadavre dans une maison obscure





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  • Dominique Quélen | [Un air tombe du ciel]



    [UN AIR TOMBE DU CIEL]



    Un air tombe du ciel. L’air qui sombre s’élève. Et ce poème est chargé d’élever de la terre des nuées d’eau qui nous visent. Il fait ça. Rien à craindre. Si on l’achevait d’un orage de viande et d’os ? Ici ? Soudain quelqu’un vif comme l’éclair irait de nous au poème à force de quoi ? À force d’aller rentrer ce dont ne doit rentrer qu’une ombre. À peine une force zéro pour nous. Rien. Un éclair moisi. Rien. Un crapaud soudain sur la route et rien. Un orage. Un truc dont l’œil va craindre qu’il soit fait juste pour nous voir. Des nuées d’oiseaux ou de ça. On a chargé notre mule ! Et voici un sombre crétin ! Ciel ! En suis-je un ?



    Dominique Quélen, Revers, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2018, page 64.






    Dominique Quelen






    DOMINIQUE QUÉLEN


    Dominique Quélen
    Source



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions Flammarion)
    la fiche de l’éditeur sur Revers
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Dominique Quélen




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  • Hélène Dorion | Horizons 2



    HORIZONS 2



    Tout ce qu’il faut de lumière, tout
    ce qu’il faut d’ombre pour tenir au faîte
    de soi-même, être libre, crois-tu, être vraie
    pour autant que cela veuille toujours dire
    quelque chose, aujourd’hui que soufflent
    sur tes pas les vents durs
    ta main s’agrippe où persiste l’éclaircie.

    C’est en haut, tout en haut qu’est ta vie
    tu entres par le feu, tu sais
    désormais le mensonge, désormais la trahison, l’orage
    a secoué le navire, arraché les mâts, le choc
    t’a projetée si loin — soudain tu n’entends
    ni ne vois d’horizon, ne touches
    ni l’amour ni l’oubli de l’amour.

    Mais la rive, tu devines une rive au milieu de nulle part
    une voix creuse et affouille l’obscurité
    le temps bientôt remuera de nouveau
    — chaque heure contient ta destinée.




    Hélène Dorion, « I – Étrange comme la lumière » in Comme résonne la vie, Éditions Bruno Doucey, Collection Soleil noir, 2018, page 38.






    Helene Dorion  Comme resonne la vie




    ___________________________________
    NOTE d’AP : cet ouvrage est disponible en librairie le 1er février 2018.






    HÉLÈNE DORION


    Portrait d'Hélène Dorion
    Image, G.AdC




    ■ Hélène Dorion
    sur Terres de femmes

    [La pluie dessine des ombrages] (poème issu de Cœurs, comme livres d’amour)
    Par tant de visages, j’entre (poème issu de Ravir : les lieux)
    Ravir : les lieux (note de lecture de Sylvie Besson)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un autre poème issu de Ravir : les lieux



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions Bruno Doucey)
    la fiche de l’éditeur sur Comme résonne la vie
    le site d’Hélène Dorion
    → (sur le site berlinois Lyrikline)
    huit poèmes issus de Ravir : les lieux, lus par Hélène Dorion
    → (sur le site de L’ÎLE, Centre de documentation virtuel sur la littérature québécoise)
    une notice bio-bibliographique sur Hélène Dorion




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  • Marc Alyn | D’une voix d’aube



    D’UNE VOIX D’AUBE



    La Voix est venue m’éveiller
    fraîche et nue mouillée de rosée
    d’avoir longtemps erré à travers les scabieuses
    le fenouil l’absinthe étoilée.

    Regard filant au ciel ainsi que vocalises
    œil flottant sur la vibration de la clarté
    je procède au partage des eaux
    je rends sa rondeur à la Terre
    et je remets en liberté les mots :
    mots saumons qui remontent l’onde
    mots lézards mi-nuit mi-soleil
    mots muscat oracle des treilles.

    Enfin usant d’un silence plein d’ailes
    d’œillets de lavande et de thym
    je fais à l’aimée encore en sommeil
    dédicace de ce matin.




    Marc Alyn, « Genèses », Le Scribe errant, in Les Alphabets du Feu [Grand Prix de poésie de l’Académie française et de la Société des Gens de Lettres, IdLivre, première édition, 2002], Le Castor Astral, 2018 (version définitive), page 189. Dessin de couverture de Nohad Salameh.






    Marc Alyn  Les Alphabets du feu






    MARC ALYN


    Marc-alyn





    ■ Marc Alyn
    sur Terres de femmes

    Proses de l’intérieur du poème
    [Un lézard est sorti du sépulcre du Roi] (poème extrait de La Combustion de l’ange)
    Le temps est un faucon qui plonge (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique consacrée à Marc Alyn
    → (sur le site du Castor Astral)
    la fiche de l’éditeur sur Les Alphabets du feu




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  • Mazin Mamoory | Ma femme est confessionnelle



    MA FEMME EST CONFESSIONNELLE



    Pour prouver qu’elle est chiite, ma femme accroche une bannière verte au-dessus de la porte de la maison.
    Moi je me rase la barbe et porte des vêtements de jeune afin de de signifier ma laïcité.
    Le sunnite se rase la moustache et laisse pousser sa barbe,
    comme le chiite
    Ils s’habillent en noir et s’entretuent

    La guerre n’aura pas de fin

    Les signes de reconnaissance se renouvellent
    mais ne cessent d’écrire la haine du blanc
    Toutes les belles choses sont blanches
    Toutes les choses hideuses sont noires

    Je me suis mis à colorer les choses en commençant
    par les meubles, et parfois je verse volontiers des couleurs
    sur ce qui est blanc ou noir
    Mais souvent ma femme les essuie avec un chiffon blanc ou noir
    pour m’assurer qu’elle est différente de moi
    Et me dit : tu es un homme de couleur et un jour je te laverai

    Dans le quartier chiite, tu es chiite avec une identité chiite.
    Dans le quartier sunnite, tu es sunnite avec une identité sunnite.
    Et tous s’envoient des grenades
    Comme ils s’envoient les enfants dans des sacs en grosse toile,
    pour l’amour de Dieu

    J’ai atteint Nemrod le géant
    Son cœur palpite dès qu’on touche une terre ancienne
    Des torrents d’histoires deviennent navires fins prêts pour la guerre. Les monstres féroces arrosent les collines de sang

    Le film ne prend pas en compte le hurlement du métal et les barricades
    Seul le silence est à même de bien parler d’une tour endormie sous les nuages

    J’ai plié la scène et l’ai glissée dans ma poche
    Je suis monté dans une voiture boiteuse comme mon ombre
    J’ai vu Nemrod pourchasser la voiture et faire signe
    avec le mouchoir de sa femme tombé de son cœur lumineux




    Mazin Mamoory, Cadavre dans une maison obscure, Éditions LansKine, Collection Ailleurs est aujourd’hui, Domaine irakien, 2018, pp. 21-22. Traduit de l’arabe (Irak) par Antoine Jockey.






    Mazin Mamoory






    مازن معموري
    (MAZIN MAMOORY)



    Mazin Mamoory 2
    Ph. D.R.




    ■ Mazin Mamoory
    sur Terres de femmes

    Cadavre dans une maison obscure (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

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  • Andrea Genovese, Dans l’utérus du volcan

    par Angèle Paoli

    Andrea Genovese, Dans l’utérus du volcan,
    Éditions Maurice Nadeau, 2018.



    Lecture d’ Angèle Paoli


    TIRRIMOTI (SÉISMES)



    Renouer avec l’île des origines n’est pas une mince affaire. Pour Vanni, émigré sicilien, le retour à Messine, sa ville natale, semble, même si c’est pour quelques jours, une épreuve qui l’entraîne, par-delà ses forces, dans un univers qu’il croyait ne plus jamais être sien. Revenir sur ses pas, sur les lieux de l’enfance, n’est pas aventure innocente, surtout si la terre originelle a quelque chose à voir avec le volcan. Car c’est lui, le volcan, ce « monstre » hostile, « sphinx indécryptable », qui draine depuis toujours les affects des enfants issus de ses entrailles.

    Le volcan, c’est l’Etna millénaire. Le Mongibel des Arabes. « Masse pyramidale et absurde » qui souffle à Vanni un refrain oublié dans les replis de sa mémoire : Di Muncibeddru figghi semu (« Nous sommes fils de Mongibel »). L’Etna, c’est cet utérus gigantesque qui éjecte au cours de ses éruptions tous ceux qui sont nés de ses mythes et qui s’en repaissent. Ou qui, au contraire, s’évertuent à s’en défaire, à trancher net les tentacules. Violences incontrôlées, passions poussées jusqu’à l’extrême, Éros et Thanatos fusionnant dans ses laves. Nul ne ressort indemne des coulées qu’il vomit hors de son effroyable vulve.

    Ainsi autour de Vanni, débarquant avec Louise, sa jolie épouse, Lyonnaise élégante raisonnable et quelque peu « frigide » — un reproche que lui adresse son mari —, se met en place toute une série d’actes et de rencontres. Lesquels se fomentent et se forgent dans le roman de l’écrivain et poète sicilien Andrea Genovese : Dans l’utérus du volcan. L’action première se noue à partir de Vanni, lauréat du Grand Prix de poésie chrétienne Gaetano Ferrella et invité d’honneur de la cérémonie qui va se dérouler dans les ruines majestueuses du théâtre gréco-romain des alentours.

    D’origine messinoise et vivant lui aussi à Lyon, Andrea Genovese signe là son premier roman écrit directement en langue française et enlève avec lui son lecteur médusé d’être d’emblée embarqué en plein cœur du violent et puissant engrenage de la cosca, le clan mafieux. En l’occurrence, ici, celui de la très bourgeoise et très influente famille Ferrella, laquelle est impliquée dans les « magouilles » pissenlit qui se nouent entre Sicile, Sainte Église et divers pays d’Europe. La mafia est donc au cœur du récit, avec son torrent de crimes barbares, ses réseaux illicites, ses hommes de confiance et ses hommes de main, ses témoins mutiques. Pour l’heure, le principal acteur de la criminalité à l’œuvre est Lorenzo Ferrella, héritier d’une entreprise florissante et riche mécène, défini comme un « rapace ». Un chef redoutable qui évacue sa haine des autres en concoctant leur mort : « Lorenzo s’essaya d’imaginer le mec (Vanni) la figure fracassée par un coup de fusil… ». C’est pourtant à lui, Don Lorenzo Ferrella, que sont confiées la responsabilité du discours, et la charge de remettre un chèque de dix millions de lires à ce « sans-cravate » (un « émigrant par-dessus le marché ») qu’il méprise et sur lequel il aimerait tirer une charge de chevrotines.

    Andrea Genovese n’y va pas par quatre chemins. Ce qu’il décrit dans son roman est sans nul doute étroitement lié à des événements et des mentalités qui demeurent invisibles ou occultes pour des non-insulaires. Et peut-être aussi pour les personnes de son entourage dont il dissimule habilement les patronymes sous des pseudonymes qui tiennent plus de la commedia dell’arte que de la tragédie. Laquelle pourtant n’est jamais bien loin. Le lecteur en vient provisoirement à imaginer qu’Andrea Genovese pourrait avoir pour illustre ancêtre « le chef mafioso Vito Genovese, « homme de pointe de la malavita, aussi bien sous Mussolini que sous l’administration du gouvernement militaire allié » », tel que qualifié par Leonardo Sciascia dans son ouvrage La Sicile comme métaphore. Ce qui est certain, c’est que l’un et l’autre écrivain connaissent la question sicilienne sur le bout des doigts.

    Andrea Genovese donne un aperçu du mal qui ronge l’île à travers Lucio, « petit fonctionnaire en odeur d’honnêteté », seul personnage avec Franca, son épouse, à garder intacte sa probité. La difficulté n’en est que plus grande à vouloir contre vents et marées sauvegarder « un équilibre quand toutes les certitudes s’effritent autour de soi, quand la malice et le meurtre deviennent les lois non écrites mais inspiratrices des rapports humains, et qu’une société se disloque, se putréfie petit à petit, jour après jour, jusqu’à ce que le poison soit partout, que la gangrène ait atteint les zones de l’organisme les plus éloignées du premier point de l’infection ».

    Semblable interrogation ne peut que toucher l’insulaire que je suis. Même si ce que tout un chacun, en Corse, dénomme communément et plus ou moins confusément « mafia » obéit à des règles et stratégies différentes, les préoccupations se rejoignent et les interrogations demeurent à l’identique.

    Le roman d’Andrea Genovese, qui repose tout entier sur la théâtralité sicilienne, est régi par des conventions qui se rapprochent des règles de la tragédie classique (française, mais également d’ailleurs). Unités de lieu de temps d’action y sont respectées.

    Un seul lieu : la Sicile, côté Etna, la mer d’un côté, le volcan de l’autre ; Messine et son détroit, lieu de gigantesques spéculations, de projets avortés, de tractations et considérations politico-mythologiques toujours inabouties.

    Un seul temps, ouvert sur l’infini : une douzaine de jours suffisent pour accueillir le couple Vanni/Louise et le drosser dans la vulve incandescente de l’Etna.

    Une seule action : qui se noue autour de Vanni, lauréat du Grand Prix de poésie chrétienne Gaetano Ferrelli, et de son couple, malmené par les pulsions érotiques opiniâtres du poète.

    L’espace tragique est en place. Qui se resserre dangereusement dans le goulot d’étranglement d’un cratère en fusion. À cet ensemble, il faut encore ajouter une dimension météorologique qui fait partie intégrante de l’environnement : celle de la canicule visqueuse et de l’intense luminosité qu’elle génère, pourvoyeuse de mirages et de trompe-l’œil. Loupes déformantes qui ne cessent de jeter la confusion parmi les hommes.

    « C’était comme si des miroirs gigantesques renvoyaient des bouffées chaudes d’obscurité, d’une abstraite infinitude, qui acculaient l’humain et le divin à la même impuissance. »

    Ainsi, l’insoutenable fournaise africaine joue-t-elle sa partie, à l’identique du soleil dans L’Étranger de Camus. Impossible d’y échapper.

    « Dehors, un soleil de plomb sur leurs têtes n’arrangeait pas les choses. La bordure d’acacias sur la pente de la colline était desséchée, pantelante, et les cigales s’adonnaient à un concerto impitoyable, plus funèbre qu’un chœur de tragédie. »

    Cependant, à la différence de la tragédie antique, il y a toujours, dans les événements vécus, des moments qui échappent à la règle. L’improvisation, héritée de Pirandello, est de mise dans cette interminable « représentation théâtrale » a soggetto qui se joue en permanence sous nos yeux. Chacun des personnages n’étant qu’une marionnette dans le grand jeu politico-culturel dont les fils sont entre les mains de Vulcain, au creux de la forge gigantesque et aveugle des Cyclopes. Chacun est l’objet de pulsions incontrôlables que rien ne peut entraver. Ainsi de la sublime Lillina — journaliste volcanique au corps de déesse, chargée par son amant Ferrella d’interviewer Vanni — et de Vanni, soumis tous deux à « l’animalité des origines », tous deux métaphoriquement marqués et obsédés par l’emprise surréelle du dieu Etna. Lillina met en phase ses pulsions érotiques avec un grand mouvement cosmique. Elle vit ses rencontres amoureuses et charnelles en synchronie parfaite avec le « Royaume du Grand Vagin » dont elle imagine, sur un mode tout à la fois grandiose et délirant, l’avènement. Un Grand Vagin Uternel accueillant les élus et refoulant les autres, leur faisant « subir un nouveau traitement, peut-être un nouveau déluge, les averses urinantes des vagins et des pénis des élus ». Le tout conduit grand train « au son de la trompe de Fallope ». La vision de Lillina se fait ascensionnelle, se mue en un voyage intergalactique. Les orgasmes de la jeune femme tiennent du « big-bang miniature », dispersant « dans la cyprine nébulaire les particules existentielles, du centre à la périphérie, du col de l’utérus aux muqueuses grandes ouvertes entre ses cuisses, portail dilaté de son corps de femme livré sans défense, comme un fjord, à tous les dangers ». Pour ce qui est de Vanni, qui ne cesse d’extérioriser ses pulsions ithyphalliques, sa vision n’est pas la même. Au cosmos de Lillina s’opposent les abîmes de Vanni. Marqué par les abysses marins du détroit de Messine, par ses tourbillons et ses mirages, son imaginaire s’ancre dans les « entrailles bouillonnantes de l’Etna ». Ainsi la simple vue des seins de Franca l’engouffre-t-il dans des métaphores lactées proprement volcaniques :

    « S’il fermait les yeux, Vanni voyait ce lait jaillir des cônes volcaniques des deux globes, et s’étaler en couches de lave blanche. C’était peut-être cette lave invisible qui donnait au drap sa blancheur indéfinissable, possessive, voluptueuse presque. C’était cette éruption qui dévorait l’air dans la pièce et provoquait le bruit des poumons en quête spasmodique d’oxygène, de vie. »

    Ou encore, apercevant Lillina qui l’attend dans le hall de l’hôtel, lui revient en mémoire la vision antérieure de « ses cuisses lumineuses, et [de] ses seins si harmonieusement moulés ».

    « D’elle émanait une splendeur indéfinissable. La pureté de sa chair lui causait une sorte de choc. Dans sa manière de faire, cette fille montrait une familiarité effrontée avec la volupté, le goût et l’audace des débordements sexuels. C’était une machine bien huilée pour procurer du plaisir. »

    En proie à une « instinctive violence sicilienne », Vanni se laisse désormais surprendre sans réticence par les débordements qui l’assaillent. Ainsi du tirrimotu provoqué par Maria de Jesus. Tremblement de terre auquel il succombe au cours de la nuit qu’il passe chez ses vieux parents. Lesquels vivent leur retraite dans un village isolé de montagne, perché sur un nid d’aigle que surplombe l’Etna.

    De tous les événements qui se trament autour d’elle, Louise reste un témoin extérieur et lucide au regard distancié. Étrangère à ce tourbillon dont le sens profond lui échappe, elle n’en fait pas moins preuve d’une intuition claire et raisonnée, portée par un esprit cartésien lequel « galop[e] derrière le rébus sicilien » :

    « et d’un coup elle se formula, surprise et paniquée, une sorte de réponse : [i]ls ne voient pas les autres, voilà ce que c’est. Les autres, pour eux, c’est une simple illusion d’optique ».

    De cette comédie dont elle est la « spectatrice involontaire », Louise tire des observations et analyses subtiles qui la conduisent à apporter quelques éclaircissements sur le caractère tempétueux de Vanni, son époux de poète :

    « À Louise, tous ces gens paraissaient fous à lier… La folie de Lillina était d’un autre type, de même nature que celle de Vanni ; c’était une folie qui leur sortait pour ainsi dire des orbites, c’était l’envie démesurée du sexe, poussée jusqu’à l’obsession, à la maladie. Il y avait chez tous les deux comme une animalité incontrôlable qui venait soudain en surface et les embrasait. Ils se seraient mis à rugir comme des lions affamés, sans tenir compte de rien, ni du lieu, ni de l’entourage. Dans ces moments-là ils l’oubliaient complètement, comme si elle n’existait pas, comme si leur comportement ne devait ni la toucher ni l’offenser ».

    Et, dans tout cela, quel est le rôle de l’écrivain ? Quelle place est la sienne ? Bien sûr, il y a Pirandello. L’indétrônable Pirandello. Et il y a Vanni dont l’attribution du Prix de poésie chrétienne semble très contestée. Entre ces deux extrêmes, quels maillons ? Difficile de se faire une idée précise, même si le nom du poète Eugenio Montale surgit au cours d’une discussion à bâtons rompus entre les habituels palabreurs glosant devant leurs granités. C’est qu’Andrea Genovese s’ingénie à brouiller les pistes en affublant certains de ses personnages de surnoms fantaisistes. Ainsi de l’écrivain Mezzacartuccio accoutré du sobriquet « demi-portion ». Qui Genovese vise-t-il derrière ce personnage ? Au lecteur de le deviner. Un auteur au travers de qui, après un instant d’assentiment unanime, les critiques se fraient un passage :

    « Un tantinet longuet… » / « J’aurais changé le début, c’est lent » / « Moi, cette histoire d’homosexuels, je ne dis pas, c’est probable, cependant… Exagérations… Trop d’exagérations,… » / « Non, son vrai problème c’est qu’il n’a pas un style assuré. À chaque livre, il navigue, il n’est pas convaincu de son langage, il le rafistole, il cherche l’originalité coûte que coûte et au fond il ne fait que de l’académisme… Je ne dis pas, mais… C’est d’un hédonisme un peu d’annunzien. »

    Mais peut-être après tout est-ce de Genovese lui-même qu’il est question ici ? Et des reproches que certaines plumes critiques formulent sur son écriture. Lui seul pourrait le dire.

    Quoi qu’il en soit, ce qui est certain, c’est que l’un des plaisirs dominants de ce roman réside dans son style. Qui, tout en étant ciselé à l’extrême, mêle avec brio langues, niveaux de langue et langages. Néologismes français — dont l’étonnant « écujusqueils », mot valise habilement forgé à partir du latin cujus (« dont ») et du français « écueils », reliés par la conjonction latine que (« et ») — avoisinent des intitulés de spécialités culinaires et friandises siciliennes (la liste en est inépuisable et alléchante) ou des expressions dialectales déformées par l’immixtion de vocables étrangers. Ainsi de l’échange approximatif et drôle entre Achebe le Noir et Louise :

    « — Les esprits parlé a nui pontifia Achebe. Nui aviri lumière des esprits dans poitrine toi e mea. La nuit des esprits de lumière, masculi e fimmini danser dans la forêt. Fimmini prier pour aviri figghi. Compris ? »

    Ou dans l’échange a minima que Maria de Jesus tient avec Vanni :

    « D’un coup, avec un fil de voix et dans un sicilien estropié, sa voix syllaba clairement :

    Non ti scantari. Nun è fotti… »*

    Puis l’instant suivant, une fois le sexe de Vanni dénudé mis en contact avec la chair brûlante de la Philippine :

    Futti, futti, chi iddio pidduna a tutti. »**

    À la fois crue et teintée d’humour, la langue de Genovese est inépuisable. Sa force culmine dans les descriptions métaphoriques qui confèrent au roman sa puissance ensorcelante. Et son caractère éminemment authentique. Car les images sont à la fois porteuses et révélatrices d’une philosophie et d’un regard singuliers qui se croisent et s’affinent à travers l’aventure de chacun des personnages.

    La dernière image, vue de la mer, combine dans le regard de Vanni contraires et contrastes. Égout poubelles abandonnées ordures. Et, sur la plage, la silhouette d’Achebe et de son agneau blanc, signes peut-être, dans cet univers violent, de poésie d’innocence et de beauté.

    « Dans ce désert silencieux, où le soleil commençait à jouer sa comédie matinale, un Noir tout nu au bord de l’eau regardait le bateau et faisait des signes de la main. Un petit agneau, du moins ça ressemblait beaucoup à un agneau, sautillait en rond sur le sable tout près de lui. »

    Un roman admirable.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    ________________________
    * « N’aie pas peur, ce n’est pas fort. »
    ** « Baise, baise, à la fin Dieu nous pardonnera tous. »







    Andrea Genovese  Dans l'utérus du volcan




    __________________________________
    NOTE : ouvrage disponible en librairie le 17 janvier 2018.






    ANDREA GENOVESE


    Andrea_genovese
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions La Rumeur libre)
    une fiche bio-bibliographique sur Andrea Genovese
    → (sur le site des éditions Maurice Nadeau)
    une fiche de l’éditeur sur Dans l’utérus du volcan





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  • Éléonore de Monchy | Arcasse


    ARCASSE



    Vois l’eau trouble — tout bas
    J’ai mis un doigt sur ta bouche
    Mes seins se sont posés sur l’os de tes ponts

    Recueille l’eau troublée
    J’ai marché sur la bouche
    je suis vide— essuie moi

    (et ce bateau qui tangue
    juste au-dessus de nous)

    *

    J’ai dormi sous les ponts
    quand tu n’étais pas là
    J’ai vu ton cœur gonflé —
    il était bleu —
    et son humidité

    (C’est la faute des abeilles
    si l’eau trouble est sucrée)

    J’ai nagé pour t’atteindre
    Je suis ce que tu vois
    de jaune de pollen
    qui colle sous tes doigts

    *

    J’avais une escarcelle
    l’as-tu trouvée dans l’épisode ?
    Tu es nu dérouté
    Pardonne-moi
    Je ne l’avais pas vu

    (Moi j’ai froid)

    *

    Quand l’enfant sera né
    tu pourras boire le lait rose des seins —
    le jour où nous manquerons d’eau —
    mais avant ça
    ramasse tes côtes et suis-moi !



    Éléonore de Monchy, « Les Berges du silence » in À tire-d’os, Revue NUNC | Éditions de Corlevour, 2018, pp. 18-19. Préface d’Emmanuel Moses.






    Eléonore de Monchy  A tire d'os



    _________________________
    NOTE : ouvrage disponible en librairie le 18 janvier 2018.





    ÉLÉONORE DE MONCHY


    Monchy Eléonore de





    ■ Éléonore de Monchy
    sur Terres de femmes

    Tout tombe





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  • Fabienne Raphoz, Parce que l’oiseau

    par Angèle Paoli

    Fabienne Raphoz, Parce que l’oiseau,
    Éditions Corti, Collection Biophilia, 2018.



    Lecture d’ Angèle Paoli



    VOL DE PIGEON  A BERLIN
    « approcher les oiseaux sans les déranger,
    les suivre dans leurs moindres déplacements
    sans qu’ils prennent ombrage de la présence humaine »
    Ph., G.AdC









    « J’ÉCRIS, COMME D’AUTRES DANSENT LA TARENTELLE »




    Jubilatoire. Tel est le qualificatif qui me vient spontanément à l’esprit en lisant en écrivant à partir et autour des « carnets d’été d’une ornithophile ». Parce que l’oiseau. L’ornithophile (à ne pas confondre avec l’ornithologue), c’est Fabienne Raphoz, dont je suis de tout temps une lectrice assidue et admirative. Parce que l’oiseau, justement. Dont elle parle si bien, en poésie ou en prose. Et, à chaque lecture, c’est la jubilation qui domine. Une jubilation communicative qui est d’abord celle de la poète. Le terme, du reste, revient à plusieurs reprises sous sa plume d’observatrice — silencieuse respectueuse et tendre — des frondaisons des bois et des arbres où gîtent ses nombreux amis.

    « Nommer, les langages, scientifiques ou vernaculaires, ne sont finalement que variations multiples sur un même thème : une commune jubilation. »

    Ou encore, à propos de l’Hypolaïs polyglotte* :

    « un vrai embrouillamini et une grande jubilation d’ajouter un son inconnu à ma petite encyclopédie sonore personnelle. »

    Et plus loin :

    « Jubilations multiples, le savant américain qui nous servait de guide, non seulement pour établir l’édition naturaliste de ses propres Voyages qui allait bientôt paraître en français, mais aussi pour suivre la piste des oiseaux sur laquelle il nous arrivait de croiser un de ces gigantesques Magnolia grandiflora, dont la grosseur du tronc attestait le grand âge. »

    Les jubilations de la poète sont multiples. Les miennes le sont pareillement.

    Amie des sous-bois des forêts, des histoires qui les habitent, de leurs habitants, souvent minuscules et invisibles — et dont la vie est pourtant perceptible pour celui/celle qui sait tendre l’oreille — et qui se manifestent par un tintamarre joyeux et ininterrompu, Fabienne Raphoz est poète des oiseaux, experte talentueuse ès chants et infinies modulations des oiseaux ; mais aussi rompue aux secrets de leurs vies et mœurs, parades amoureuses et plumages, nidifications et migrations, vie de couples et voyages. Une passion qui nourrit la poète depuis son enfance savoyarde et qui se poursuit aujourd’hui encore dans sa nouvelle existence :

    « J’ai réfugié mon pays natal du Faucigny entre deux petites départementales peu fréquentées des Causses du Quercy, dans une de ces maisons sorties d’une vie antérieure et qui vous dit : “c’est ici”. Au moment précis où je commence ce livre, le 30 juin, 9h38, un Troglodyte mignon est à peu près le seul de sa classe à percer le silence. »

    Ainsi s’ouvre la « Chronique du Colombier », le premier chapitre de ce livre-manifeste et chant d’amour.

    Ainsi l’éditrice-poète-ornithophile n’a-t-elle de cesse d’observer d’attendre d’enregistrer d’arpenter les terres d’ici et d’ailleurs, corps en suspens, œil et oreilles aux aguets, munie de jumelles pour approcher les oiseaux sans les déranger, les suivre dans leurs moindres déplacements sans qu’ils prennent ombrage de la présence humaine. C’est tout un art, un art de vivre et de faire, fondé sur le respect, l’écoute et la discrétion. Le silence. Parce que les oiseaux sont ses amis. Des amis dont nous avons tant à apprendre :

    « L’infime toujours, à sauver, cet infime qui nous sauve, provisoirement. »

    Ornithophile, il faut en vérité l’être pour s’interroger, dès le saut du lit et jusqu’à la nuit tombée, sur les allées/venues des passereaux Sittelles torchepots merles Grives draines mésanges grimpereaux… sur les cohabitats des différentes espèces, leurs interrogations (eh, oui !) ainsi que celles qu’elles suscitent chez l’observatrice et son compagnon B. Mais, sur l’échelle des humains à même de distinguer le kschè-kschè- kschè de la pie-grièche du Hûit du Pouillot véloce ou du Huuuit du Pouillot de Bonelli (pour n’évoquer ici que ces quelques flûtistes), Fabienne Raphoz est davantage qu’une simple amatrice et admiratrice. Elle est pour moi – qui aime les oiseaux mais qui ne m’y entends guère – une ornithophile de talent. Une érudite (même si je ne suis pas certaine qu’elle partage cet avis ou ce terme). N’empêche. Il entre dans sa passion une prodigieuse exigence de précision. Quasi scientifique. Organisée, Fabienne Raphoz partage l’exercice de son art entre expérience du terrain et travail en bibliothèque. Sur le terrain, petit enregistreur et carnets en mains, elle capte, note, griffonne. Plus tard, de retour dans son Colombier, elle classe, relit/relie puis compulse les nombreux ouvrages qui composent sa bibliothèque. Ouvrages anciens d’ornithologues confirmés. Elle vérifie complète rédige. Parce que les oiseaux. Une passion. Qui commence « dans un geste ».

    Fabienne Raphoz emprunte au poète américain George Oppen ces mots qui pourraient la définir :

    « ouvrir la fenêtre et dire, voyez, un monde existe ».

    L’invitation au voyage est multiple. Parfois sur place, autour du Colombier, parfois en terres lointaines, Égypte, Amérique, Galapagos… Ce faisant, Fabienne Raphoz entraîne dans son sillage la lectrice jubilante que je suis. Et la tient à l’affût d’une foultitude d’oiseaux dont les noms aux étymologies étonnantes ravissent. Dans ce foisonnement d’images, la voici embarquée et bientôt égarée en des déambulations labyrinthiques à travers taxinomies clades genres ordres familles… Une complexité qui la convainc d’aller dénicher dans sa propre bibliothèque les trois modestes ouvrages qu’elle tient à portée de main.

    En effet, à défaut du Géroudet et du Deroussen, je me contente pour ma part du Guide vert des oiseaux de France publié par les éditions Solar ; d’Étymologies des noms d’oiseaux de Pierre Cabard et Bernard Chauvet ; et d’une édition plus rare (numérotée et datant de 1932), héritage sans doute d’une grand-tante d’origine celte : Les Jours et les Nuits des oiseaux, de Jacques Delamain (Stock). Voyage à travers les langages, les espaces sonores, les inventions architecturales des oiseaux, le « dimorphisme sexuel », la biodiversité. Exubérante et exaltante biodiversité. Une forme de bonheur. Et un étonnement « pour cette incroyable vie qui n’a jamais été réduite à zéro. »

    Voyage dans l’espace mais aussi dans le temps, jusqu’aux ancêtres ptérodactyles du Pliocène, jusqu’aux traces laissées dans le sol meuble des carrières calcaires de Crayssac (Quercy) par les ptérosaures :

    « Je suis un enfant comme tout le monde, sauf que je ne savais pas que toute cette fabuleuse faune avait laissé des traces tout près du Colombier, et que La Plage aux Ptérosaures était un vrai haut-lieu de la paléontologie… »

    Des animaux volants aujourd’hui disparus, nous voici de retour au Colombier et à ses hôtes. Roitelet triple-bandeau, « Troglo » mignon, Fauvette à tête noire, Rougequeue à front blanc… Sans parler des geckos des murailles, des éphippigères stridulantes, du Petit Rhinolophe (« qui sort de chez lui » tous les soirs). Et de Lady Hulotte qui dialogue, yeux grands ouverts, avec l’ornithophile de céans.

    Chaque chapitre de cette chronique en pays animalier — car une longue chaîne d’animaux petits et grands trouve place parmi les oiseaux — est un bonheur et un enrichissement. L’humour de Fabienne Raphoz, sa simplicité, sa modestie, sa tendresse envers la nature, son humanité, la profondeur de sa réflexion, son sens de la précision mais aussi la richesse de ses interrogations et recherches, la poésie qui élime les aspérités d’une approche difficile, le plaisir qu’elle a à partager avec d’autres son bonheur d’ornithophile, sont autant de pistes qui conduisent tout droit au plaisir du texte. Lequel culmine parfois au cœur d’« une rêverie babélisée » sur les Pouillots ou des Moqueurs polyglottes ; sur « la langue d’éros » du paradisier ; sur les « araignées-loups » des sous-bois, qui « stridulent » comme les grillons et « tambourinent » comme les pics. Et qui font dire à la poète :

    « J’écris, comme d’autres dansent la tarentelle ».

    Quant à moi, j’ai une tendresse particulière pour Lady Hulotte qui a élu domicile dans « le Grand Pin majuscule du Colombier »… Axis mundi de la chouette.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    _________________
    * : « Lorsque l’espèce est nommée selon la taxinomie en vigueur, elle porte une majuscule ».






    Fabienne Raphoz  Parce que l'oiseau





    FABIENNE RAPHOZ


    PORTRAIT DE FABIENNE RAPHOZ
    Image, G.AdC




    ■ Fabienne Raphoz
    sur Terres de femmes


    Géologie (extrait de Blanche baleine)
    « Leçons semblables aux oiseaux » (note de lecture d’AP sur Jeux d’oiseaux dans un ciel vide)
    Procellariiformes (extrait de Jeux d’oiseaux dans un ciel vide)
    Terre sentinelle (note de lecture d’AP)
    [Qui voit ?] (extrait de Terre sentinelle)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Corti)
    la fiche de l’éditeur sur Parce que l’oiseau
    → (sur Diacritik)
    Les terrains d’écriture de Fabienne Raphoz : Parce que l’oiseau, par Laurent Demanze





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