Étiquette : 2018


  • Louise Dupré | [Comment écrire depuis le cœur qui souffre animal ?]




    [COMMENT ÉCRIRE DEPUIS LE CŒUR QUI SOUFFRE ANIMAL ?]


    Comment écrire depuis le cœur qui souffre animal ? Tu reviens à la rudesse des langues velues, tu voudrais parler chien ou chat, savoir ce qu’on ressent quand une femme ferme la cage qui nous conduira à notre éternité, tu voudrais savoir si, le dernier matin, la brise prend l’odeur des feuillages ou des cendres. Tu voudrais décomposer la détresse en nanosecondes, l’avaler, la fixer dans tes os, qu’elle accueille l’ombre du poème comme une deuxième chance, un tremblement apeuré en toi, une âme indigne dont tu apprendrais à t’approcher sans mépris. Tu pourrais alors écrire je, comme si ce pronom se creusait enfin, devenait caverne, pierre poreuse qu’il suffirait de caresser de la paume pour que surgisse de l’oubli la forme des fossiles.




    […]




    [TON TERRITOIRE S’EST CONSTRUIT MALGRÉ TOI]


    Ton territoire s’est construit malgré toi sur une plaie à ciel ouvert, il inquiète les jours et leurs ailes, les nuits et leurs ailes, c’est sans repos où tu habites, un guet permanent. Tu voudrais délivrer du mal tous les oiseaux, tu attaches des clochettes au cou des chats, et tu te promènes la tête dans la grisaille des nuages en rêvant que ton geste ridicule puisse empêcher la ville de sombrer. Tu ne sauveras que quelques passereaux, mais tu agis, tu oses agir avec l’espoir d’alléger un rien la détresse, puisque la détresse risque de t’emporter. Juste un geste, et ce mot tout droit sorti d’un autre siècle, charité, que tu récupères en cherchant une posture pour vivre adossée à l’abîme.




    [ADOSSÉE À L’ABÎME]


    Adossée à l’abîme, tu apprends à squatter un peu d’air pour ta survie, ça pénètre dans ton ventre avec la poussière du sol, ça te fait pierres au foie, pierres aux reins, tu apprends à parler minéral, comme si tu voulais apprivoiser les fossiles déposés en toi, reliques des morts trop morts pour renaître au printemps. Tu portes un temps qui n’a plus souvenir des semailles ni des herbes affolées par le vent, te voilà revenue aux balbutiements d’un monde sans leçons à donner, sans terres à défendre. Tu aurais beau posséder toute la science de ton siècle, connaître des centaines de langues, aucune ne pourrait te soulager. Tu es un deuil qui se casse sans cesse contre la faille des continents, une humiliation quotidienne. Tu es là, preuve parfaite que Dieu ne sait pas exister.




    Louise Dupré, La Main hantée [éditions du Noroît, Montréal, 2016], éditions Bruno Doucey, Collection Soleil noir, 2018, pp. 36, 70, 71.






    Louise Dupré  La Main hantée






    LOUISE DUPRÉ

    Louise Dupré NB2
    Source




    ■ Louise Dupré
    sur Terres de femmes

    Jusqu’à la fin (extrait)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur L’île, l’infocentre littéraire des écrivains québécois)
    une notice bio-bibliographique sur Louise Dupré
    → (sur le site des éditions Bruno Doucey)
    la fiche de l’éditeur sur La Main hantée





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  • Pierre Vinclair | Prises de vers avec Laurent Albarracin




    PRISES DE VERS AVEC LAURENT ALBARRACIN (74, 75)



    Tant va la cruche à l’eau qu’elle en prend les reflets,
    La teinte vineuse du début de la fin,
    La couleur usée de la mer, d’étain déteint,
    Qu’elle fait apercevoir sur ses flancs replets.

    Allant de la vase au vase et du vase au vague,
    Le poème, dans un aller-retour qui fore
    En ramant dans la mer, sans y pêcher d’amphore,
    Rapporte au moins une forme du fond qu’il drague.

    Si tu veux surfer sur la télé de la mer,
    Vas-y, je t’en prie, sois nouveau et méthodique,
    Prends la vague dedans les tubes cathodiques,

    Et fais gaffe dans le spot au publicitaire.
    Amusons-nous au sein des failles exiguës
    Et polissons nos vers pour qu’ils soient ambigus.

    L. A.







    En effeuillant un brin de thym sur mes lasagnes,
    je songe aux beaux tableaux des lettrés de jadis
    où la trace d’une encre de Chine, au lavis,
    en bambou nonchalant, pleure sur les montagnes.

    Ce n’est pas le bambou poussant dans les campagnes ;
    ni sur l’échafaudage en marge du parvis
    de Jing’An ; ni sur le marché, près des radis ;
    ni le d’aïkido, servant quand tu castagnes…

    Est-ce une chose, ce bambou ? Moins qu’une image,
    c’est un geste, trace épurée, l’Unique Trait
    de pinceau dont parle Citrouille-Amère (un sage

    chinois ancien) ; pas une chose ; un schème abstrait.
    Lasagnes sans objet, thym aveugle, poème
    fondant en bouche, on peut vous déguster quand même.

    P. V.





    Pierre Vinclair, « Prises de vers avec Laurent Albarracin », 74, 75 in Sans adresse, éditions Lurlure, 14000 Caen, 2018, pp. 86-87.






    Pierre Vinclair  Sans adresse






    PIERRE VINCLAIR


    Pierre-Vinclair
    Source




    ■ Pierre Vinclair
    sur Terres de femmes

    [nuages] (extrait de Barbares)




    ■ Voir aussi ▼

    L’atelier en ligne, le site officiel de Pierre Vinclair
    → (sur le site des éditions Lurlure)
    la fiche de l’éditeur sur Sans Adresse
    → (sur Diacritik)
    Le poème sans bords de Pierre Vinclair : Sans adresse (lecture de Mathieu Jung)





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  • Felip Costaglioli | Ce que c’est



    CE QUE C’EST




    C’est ça aussi un peu
    la mélancolie


    C’est une maison mangée
    de l’intérieur


    par les lézards de la pluie


    Ce sont les cailloux
    qui mûrissent dans votre gorge


    Ah enfin
    croire le nom des choses


    Cette petite pastille du
    pouvoir dire :


    la même pour tous


    Et l’on s’attend à ce que la table
    d’elle-même s’achemine vers nous


    Et l’on s’attend à être
    prisonnier d’un verre d’eau


    Et l’on veut bien s’ouvrir les doigts
    sur un peu de souffle gâté


    reconnaître que parfois
    rien


    ne peut être aboli


    C’est aussi accepter quand on traverse
    la rue


    d’être traversé par elle


    Les gens passent


    avec leur laine
    et leur petit exil


    et quand ils toussent
    c’est un peu


    de temps


    et un peu de nous
    qu’on recoud




    C’est ça aussi un peu.






    Felip Costaglioli, « Ce que c’est » in Ce qu’on vaut de poussière, éditions La Boucherie littéraire, Collection La feuille et le fusil, 2018, s.f.






    Felip Costaglioli  Ce qu'on veut de poussière




    FELIP COSTAGLIOLI


    Felip Costaglioli NB
    Source





    ■ Felip Costaglioli
    sur Terres de femmes


    Ne pas jouer avec (poème extrait de Loin de chez soi ?)
    Redécorer la grotte (poème extrait de NU)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de St. Cloud State University)
    une notice bio-bibliographique sur Felip Costaglioli
    → (sur le site de La Boucherie littéraire)
    la fiche de l’éditeur sur Ce qu’on vaut de poussière de Felip Costaglioli [PDF]






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  • Serge Bonnery et Alain Freixe, Les Blessures de Joë Bousquet

    par Angèle Paoli

    Serge Bonnery et Alain Freixe,
    Les Blessures de Joë Bousquet, 1918-1939
    éditions Trabucaire, 66140 Canet, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    LA POÉSIE, « UNE VOIX DIRECTE VERS L’HUMAIN »




    Intitulée Les Blessures de Joë Bousquet, la lecture à deux voix conduite par Serge Bonnery et Alain Freixe s’inscrit entre deux dates fondatrices : 1918-1939. L’avant-propos, signé par les deux écrivains, donne quelques précisions sur ces dates : 27 mai 1918 | 3 septembre 1939. Et porte un sous-titre singulier : « une blessure, deux chemins. » Les deux citations de Joë Bousquet choisies pour l’exergue de l’ouvrage évoquent une blessure de guerre et ses maux mais aussi leur « retour », en écho au verbe « tourner » de la première citation :

    « Ma blessure a fait tourner les choses autrement » | « Il n’y a qu’une façon de connaître les maux dont on a été l’objet, c’est d’en provoquer le retour », écrit Joë Bousquet.

    Nous verrons infra l’importance qu’accorde Alain Freixe à ces deux mots.

    Évoquer Joë Bousquet, ce n’est pas tant de cela qu’il est question ; le propos de Serge Bonnery et d’Alain Freixe — et l’objet auquel tous deux s’attachent — est d’évoquer le « devenir-blessure » ; de tenter de saisir celui pour qui écrire ne fut pas du tout « devenir écrivain mais bien plus devenir cette chance d’homme qu’est tout homme quand il ne fuit pas son être dans ses pensées ».

    Qu’est-ce à dire ? Sinon qu’à partir de la grave blessure reçue le 27 mai 1918 à Vailly, sur le front de l’Aisne, Joë Bousquet n’est pas passé de la vie à la presque mort, mais de sa presque mort à une renaissance. Car la mort, pour Bousquet, approchée de si près, et à laquelle il échappe par miracle, n’en sera que davantage fréquentée, davantage côtoyée et tutoyée. Une mort qui devient ainsi « messagère de vie ».

    Cette blessure au combat du 27 mai 1918 signe aussi la fin de l’idylle entre Joë Bousquet et la « jeune femme étincelante » qu’était Marthe Marquié.

    Pourtant, à dater de cet événement — la balle qui a perforé « la partie avant du corps cérébral » — « un retournement se produit […]. Joë Bousquet est projeté hors de lui-même et condamné à vivre sa mort dans la profondeur de sa conscience », comme l’écrit Serge Bonnery dans l’article « La guerre à l’œuvre | Vailly, 27 mai 1918 ». Dès lors commence une nouvelle vie pour le jeune sous-lieutenant Bousquet. Paradoxalement, la terrible blessure qui entraîne tout aussitôt une paralysie des membres inférieurs, donne naissance à une seconde vie. Ainsi l’écrit Serge Bonnery :

    « La blessure du 27 mai 1918 ne tue pas le soldat pour donner naissance au poète. Soldat et poète participent de la même injonction faite à l’homme de vivre en repoussant toujours plus loin ses limites. La vie, comme une expérience de l’illimite. »

    De nombreuses années plus tard, dans une lettre datée du 3 mai 1936, Bousquet, se confiant à son ami Carlo Suarès, revient sur les circonstances de sa blessure et écrit :

    « Je suis revenu à moi à l’ambulance. Paralysie complète. C’était la deuxième vie qui commençait. Tu sais exactement mon état. Je ne me suis jamais levé, sauf l’été pour m’asseoir dans un fauteuil. Je suis impuissant. Bref, tout. »

    Cette seconde vie, qui devient celle du créateur de la revue Chantiers, et du revuiste qui travaille aux Cahiers du Sud, celle du poète et de l’écrivain qui s’engage auprès des surréalistes, celle du romancier qui publie nombre de grands romans, celle aussi de l’homme blessé qui « gommait sa blessure », laisse soudain place à une troisième vie qui voit le jour le 3 septembre 1939.

    « Le 3 septembre 1939, jour où l’Angleterre et la France déclarèrent la guerre à l’Allemagne » est aussi le jour de la réouverture de la plaie que Bousquet avait pourtant crue cicatrisée. Le jour du retour de la blessure.

    C’est ce retour de la blessure — une blessure ancrée dans la « scène absolue » de l’origine — qu’Alain Freixe interroge dans l’article intitulé « Accident et événement dans la vie et l’œuvre de Joë Bousquet. De la blessure perdue à la blessure retrouvée. Septembre 1939. »

    De cet événement imprévu, aussi douloureux physiquement que moralement, Bousquet confie dans une lettre à son ami Jean Ballard, directeur de la revue Les Cahiers du Sud : « J’ai failli être la première victime de la guerre ». Et d’ajouter : « En un mot, je n’ai pas pu supporter l’idée que cela recommençait. Je me croyais plus fort. La guerre, c’était pour moi la mort même de celui que j’avais tiré de mon cadavre. » D’autres commentaires sur le phénomène de la réouverture de sa plaie et des désordres neurologiques qu’elle engendre, jalonnent les lettres écrites à ses amis — Lucien Becker, Jean Cassou, Marcelle et Jean Ballard —, qui montrent à quel point Bousquet fait l’analyse étiologique de ce mal logé dans son corps infirme ; du sens qu’il lui faut prêter à ce retour et de la manière dont il doit l’interpréter. De son côté, Alain Freixe passe au peigne fin les nombreux échanges épistolaires de Bousquet avec ses proches, amis et intimes, balisant son propos de phrases clés empruntées au poète, se fondant aussi sur une approche tant philosophique que psychanalytique (qui lui permet de mieux progresser dans son interprétation du « retour » de ce que Bousquet croyait définitivement clos), empruntant à Lacan l’idée selon laquelle « le réel revient toujours à la même place ».

    Une assertion qui se vérifie sous la plume de Bousquet :

    « Depuis vingt ans, je ne comptais plus qu’avec mon immobilisation et je l’avais classée ».

    C’était sans compter sur la loi vivante du corps.

    Cependant, une fois de plus, Joë Bousquet fait face. Il fait face avec une détermination qui lui fait dire : « Il faudra renaître et renaître différent » et, pour cela, en finir avec « la faute ». Celle qui lui faisait considérer son mal comme lié à sa propre « révolte contre [son] sort ». Celle qui consistait à considérer sa blessure comme « une abstraction ». Et en définitive à construire son œuvre littéraire sur un « idéalisme consolateur ».

    Selon Bousquet, « la littérature n’est pas faite pour aider l’homme à être ce qu’il est, elle n’est pas une valeur de remplacement. »

    Septembre 1939 constitue un tournant dans la vie de Joë Bousquet ; un tournant dans lequel s’engagent indistinctement volonté et destin. C’est là ce qui constitue l’« expérience cruciale », telle que l’analyse Alain Freixe en déclinant les différentes tournures que prend au passage l’acte de « vouloir être dans sa blessure ». « Vouloir être dans sa blessure », c’est la dégager de l’accident auquel elle se trouve liée, en la dématérialisant et en l’aimant. Une démarche qui conduit Bousquet à inscrire la blessure dans un absolu et qui lui fait dire : « Ta blessure n’est pas ton attribut. Tu es l’attribut de ta blessure. » Affirmer son « devenir-blessure », c’est pour Bousquet inscrire la blessure dans l’engagement et s’inscrire lui-même dans cet engagement. Ce changement de perception fait émerger en lui une conception radicale de l’acte d’écrire. En privilégiant la place que l’homme accorde à la vie, Bousquet fait de lui un « être de poésie ». L’acte d’écrire sera désormais pour Joë Bousquet « une révélation que l’on se fait à soi-même, une révélation métamorphosante ». Une façon de faire de sa chair la matière même de son chant et qui « n’élève en lui l’écrivain qu’avec l’obscur dessein de le tuer un jour. »

    Ce retour à la vie, cette manière « d’explorer la vie par ce que la vie a de plus invécu, de moins usé, de moins recraché […] l’exploration de la vie par la vie qui n’a touché à rien, c’est une voie directe vers l’humain, vers de l’humain en formation. » Aux yeux d’Alain Freixe, cela s’appelle Poésie.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Les Blessures de Joë Bousquet






    JOË BOUSQUET


    Joë Bousquet




    ■ Joë Bousquet
    sur Terres de femmes

    11 septembre 1937 | Lettre de Joë Bousquet à Poisson d’or
    Décembre 1938 | Lettre de Joë Bousquet à Poisson d’or
    Passer



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Dailymotion)
    une émission de France Culture sur Joë Bousquet





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  • Rita R. Florit | Imus




    IMUS
    (extrait)





    Tu misuri la solitudine ti schermisci devii dagli specchi
    l’afflizione azzera i saperi non ti fai sviare dall’ombra, la perlustri,
    la porti addosso, ricevi il suo peso, la consistenza e l’inafferrabilità.
    Le bilanci. Poi prudentemente avanzi e da questa distanza
    inanimata ti sporgi.


    [è buio ineludibile il ritrarsi non-luogo zona franca riposo dove il nemico non avanza.]




    Tu mesures la solitude tu te protèges tu évites les miroirs
    l’affliction ramène à zéro les savoirs tu ne dévies pas de l’ombre, tu l’explores,
    tu l’endosses, tu en reçois le poids, la consistance et l’insaisissabilité.
    Tu les soupèses. Puis prudemment tu avances et depuis cette distance
    inanimée tu te penches.


    [se retrouver non-lieu zone franche repos où l’ennemi n’avance pas est une obscurité inéluctable.]





    […]





    Trovare la terra, percorrere, segnare, cingere, creare vincoli
    eppure essere liberi nell’unico pensiero: la terra, mentre Ishtar
    Gravida, grava un giogo d’amore che annotta il pensiero,
    l’incatena a se stesso.




    Trouver la terre, parcourir, noter, ceindre, créer des liens
    et pourtant être libre dans l’unique souci : la terre, tandis qu’Ishtar
    Gravide fait peser un joug d’amour qui assombrit la pensée,
    l’enchaîne à elle-même.





    Rita R. Florit, « Imus », Nyctalopia, La Camera Verde, Roma, 2018, pag. 9, 13, in Les Carnets d’Eucharis, Sur les routes du monde #2, 2019, pp. 167, 168. Traduction inédite en français d’Angèle Paoli.






    Eucharis 2019






    RITA R. FLORIT


    Rita r. florit
    Ph. © Giorgio Bevignani




    ■ Rita R. Florit
    sur Terres de femmes

    D’effimero oblio
    I giorni accatoni
    Passo nel fuoco (note de lecture d’AP)
    [Strazio il mio verso] (extrait de Passo nel fuoco)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Varchi del rosso
    → (dans la galerie Visages de femmes de Terres de femmes)
    le Portrait de Rita R. Florit (+ un extrait de Lezioni inevitabili)





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  • Édith Azam | Bernard Noël, Retours de langue

    par Angèle Paoli

    Édith Azam | Bernard Noël, Retours de langue,
    éditions Faï fioc, 54200 Boucq, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    Aza Noël Collage
    Collage, G.AdC







    MON NOM PORTE LE TIEN À LA PRÉSENCE




    Quel beau travail de navette que ces Retours de langue d’une écriture partagée entre l’Une et l’Autre. Elle, c’est Édith Azam/Lui, Bernard Noël. Retours de langue est un recueil à deux voix. Un duo qui se déploie sur dix chants, sans titre, sans indice aucun. Il est bien difficile et sans doute vain de tenter d’attribuer telle strophe ou tel poème à l’un ou à l’autre. Il semble pourtant que, parfois, la typographie varie mais la vue un moment se brouille et se distrait de cette tentative de décryptage. Les voix qui s’échangent l’emportent, qui s’entrelacent en symbiose.

    Ce qui change en cours d’écriture, c’est le choix de la prosodie. Ainsi, jusqu’au chant 5 inclus, les voix se déclinent-elles en quintils. Le vers choisi est l’octosyllabe, vers musical par excellence. Dans le chant 6, le dizain remplace le sixain et le vers passe de 8 syllabes à 4 syllabes. Mais, en mode de lecture silencieuse, la mémoire musicale rétablit d’elle-même l’octosyllabe. L’originalité de cet échange tient pour beaucoup à son rythme, à sa régularité douce, sans accroc perceptible à l’oreille. Par la suite, dans les autres chants, les strophes s’allongent, le vers reste bref, qui prend sa liberté, rejoignant l’octosyllabe sans en avoir l’air. Magie de cette poésie qui donne aux interrogations sérieuses leur part de légèreté. J’avoue avoir ici une préférence marquée pour les cinq premiers chants.

    Le premier quintil donne le ton. Il présente l’objet du recueil comme un menu don : « Voici quelques restes de langue » ; en « donne » une définition : « une poussière où fut l’azur » ; précise ce qu’il n’exprimera pas : « pas de drame pas de regret » ; ce qu’il tentera d’exprimer : « juste un peu de désir encore » ; et celui/celle à qui il s’adresse : « et ce visage au fond de l’ombre ».

    L’ensemble du chant (et du recueil) interroge la vie, ce qui fait le Moi le Tu et le Nous, déroule sans plainte le constat de l’illusion de l’amour ; tout en accordant à la rencontre avec l’Autre la force de vie qu’elle génère ; oscille entre les contraires : vision grise d’un côté/renaissance de l’espoir de l’autre. Et donne de l’humain, prisonnier de ses masques et de ses leurres, une définition – et une description – qui est loin d’être louangeuse :

    « mille siècles n’ont rien appris

    au vantard de la station droite

    et la bête rit sous son masque. »

    Plus avant, dans un quintil du chant 3, l’un ou l’autre poète voit dans les hommes « des corps papiers mâchés/crépis de paroles en tocs ».

    Parmi tout cela, taraudé par la présence indélogeable du vide sidéral qui lui sert de costume, le corps, ce « sac de peau », souffre et peine à se supporter et à se reconnaître. En dépit de ce « rien » qui le mine, il n’en finit pas de s’inventer un avenir. Tandis que le sentiment de la perte, partagé par l’un et l’autre poète, est irrémédiable :

    « le paradis est bien perdu »

    « au paradis si bien perdu ».

    Le second chant, très bref, semble prendre le contre-pied du chant d’ouverture. Au vers injonctif « disperse au vent le Toi le Moi » répond, en retour de langue, le premier vers « laisse venir en toi le Tu ». Ou encore : « l’œil caresse en vain l’horizon » et « caresser le fil de la vie ».

    Là où s’imposait la vanité de toute chose établie, une réponse possible fait son apparition. La solution ne serait-elle pas dans la reconnaissance de l’Autre ? L’ouverture à l’Autre ouvre la voie à toutes sortes d’élargissements, de respirations ; ramène la légèreté au bord :

    « un peu d’aile pousse là-bas

    qui met l’envol parmi les ombres ».

    Regard posé sur cet Autre, « l’avenir change de couleur ».

    Aux cinq quintils du second chant répondent les cinq quintils du chant 3. Un nouveau revirement s’opère, « triste bilan triste constat ». Le pessimisme reprend ses droits face à l’attachement immodéré de l’homme pour le passé. Remettre au centre le présent est une nécessité, sous peine de réduire à squelette le corps et de voir la vie disparaître sous la perte de sens. Pour sortir de cette impasse, les deux poètes reviennent à « la main tendue » : « l’Autre y gagne de la présence » et le « Nous » peut alors à nouveau advenir. Tout au long du chant 4, composé de 17 quintils, ce qui advient est de l’ordre de l’amour. Caresses, sourires, regards, paroles…

    Et cet aveu si émouvant :

    « je me souviens de qui je suis

    puisque mon nom si seul soit-il

    porte le tien à la présence… »

    Dans l’échange strophe à strophe se glissent des particularités. L’alternance de caractères typographiques en est une. Le fait que 9 quintils commencent par « je me souviens » en est une autre. Et soudain, l’émergence du participe passé féminin trahit la voix féminine :

    « je me souviens aussi ta main

    qui me tenait m’a ramenée

    vers toi… mon corps vers toi ».

    Quelque chose a lieu qui n’a ni commencement ni fin, quelque chose qui se joue du temps et qui se noue dans l’attente. Quelque chose qui rend au corps sa raison d’être. «&nbsp[S]’inventent alors de nouveaux gestes », qui ouvrent et le sillon du corps et le sillon des mots. « [N]ous allons un chemin d’encre », écrit le poète (peut-être est-ce lui ?). Dès lors que « la langue est amoureuse », tous les possibles s’offrent aux amants. Retours de langue en est la geste poétique. Émouvante et si belle.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Fai fioc Azam






    ÉDITH AZAM




    Edith Azam
    Source




    ■ Voir aussi
    sur Terres de femmes

    Édith Azam | Bernard Noël | [comment ça s’ouvre un corps] (poème extrait de Retours de langue)




    ■ Édith Azam
    sur Terres de femmes


    [Tout s’ouvre et c’est dedans](extrait de Bestiole-moi Pupille)
    Décembre m’a ciguë (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Je dis le mot : mourir] (extrait de Décembre m’a ciguë)
    Il n’y a cette perte de moi (extrait du Mot il est sorti)
    [Je regarde mes mains] (extrait d’Oiseau-moi)
    « Je voudrais devenir oiseau » (lecture de Décembre m’a ciguë par AP)
    Suis-moi
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    IL RESTERA MON SIGNE





    BERNARD NOËL


    Bernardnoël02
    Ph. © Steve Seiler
    Source





    ■ Bernard Noël
    sur Terres de femmes

    la paume caressant un souffle
    L’Encre et l’Eau
    La Langue d’Anna
    Sur le peu de corps, 18
    Fenêtres fougère (extrait de Sur un pli du temps)
    [le temps ne sait rien]
    TOI est le nom sans néant
    Viens dis-tu
    19 novembre 1930 | Naissance de Bernard Noël
    19 octobre 1977 | André Pieyre de Mandiargues | Bernard Noël
    Mohammed Bennis | Bernard





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  • Jasmine Viguier [Ce matin le soleil]    ||    Morgan Riet | Courant




    [CE MATIN LE SOLEIL]




    Ce matin le soleil
    étonné de comment c’est arrivé

    Trop d’écrits encombrent

    Je m’en suis allée
    sans donner d’explications

    renouer avec mon chemin de broussailles
    à peine deux ou trois mots sur le dos




    Jasmine Viguier, in Duos, 118 jeunes poètes de langue française né(e)s à partir de 1970. Anthologie dirigée par Lydia Padellec. Bacchanales n°59, Revue de la Maison de la poésie Rhône-Alpes, 2018, page 46. Œuvres de Anne-Laure Héritier-Blanc.



    ________________________
    ________________________





    COURANT




    Et non seulement l’herbe
    et tous les objets posés
    sur son tapis
    déroulé comme un rire
    propagé par-dessus
    les murmures du jardin,
    mais aussi et surtout
    toi en robe tendre
    et la ronde vive
    des enfants,
    et moi dans l’ombre
    d’un silence
    qui survole tout cela
    flottant léger
    sur la pente du soleil
    et d’un seul désir :

    Nous en tenir
    au courant.




    Morgan Riet, in Duos, op. cit. supra, page 47.






    Duos-jeunes-poetes-2018






    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la Maison de la poésie Rhône-Alpes)
    présentation de la Revue Bacchanales
    Sur la trace du vent, le blog personnel de Lydia Padellec




    ■ Lydia Padellec
    sur Terres de femmes

    Entre l’herbe et son ombre (Titre provisoire) [extraits]
    « Île muette » (extrait de Mélancolie des embruns)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    La mère





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  • Corsica. Chants de tradition orale. Chants et poésies recueillis par Felix Quilici.

    par Angèle Paoli

    Corsica. Chants de tradition orale | Canti di tradizione orale,
    Chants et poésies recueillis par Felix Quilici.
    Transcription et traduction par Gghjuvanteramu Rocchi.
    Éditions Alain Piazzola, 20000 Ajaccio, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    Quilici enregistrement
    Felix Quilici enregistre une tribbiera exécutée par Stefanu Salvatori
    au col de San Cesariu (1962)








    Felix Quilici (1909-1980). Voilà plus de trente ans qu’il hante ma discothèque. Sa réputation en tant que musicien, altiste à l’Orchestre national de la Radiodiffusion française, m’est depuis longtemps connue, mais surtout celle de l’ethnomusicologue de la première heure. Un Corse attaché à sa terre, à ses hommes et à ses traditions, passionné par un idéal qui l’a poussé à sans cesse parcourir l’île du Nord au Sud, son enregistreur Nagra à l’épaule, pour y collecter les chants insulaires traditionnels, dans la continuité de l’entreprise de Béla Bartók et de Zoltán Kodály, pionniers de l’ethnomusicologie. La magie de l’enregistrement en direct (à la source), c’est elle qui a permis à Felix Quilici de recueillir de la manière la plus authentique des chants d’autrefois interprétés a cappella par des voix corses reconnaissables tant par leurs intonations rugueuses et âpres, que par l’originalité de leur timbre, à la fois rauque et sonore. Ceci au cours d’improvisations captées sur le vif et dans leur poésie naturelle. L’ensemble de cette collecte (quête et enquête) — qui s’est poursuivie de 1958 à 1979 — a fait l’objet d’enregistrements précieux, conservés aujourd’hui dans le département de l’Audiovisuel de la Bibliothèque nationale de France (ancienne Phonothèque Nationale) et à la phonothèque du Musée de la Corse de Corte. Le coffret que je possède (anthologie sonore intitulée Musique corse de tradition orale) renferme trois disques microsillons 33t. Un achat qui remonte aux années 1980. 1982 précisément, date de publication par la Bibliothèque nationale de cette magistrale anthologie sonore. Peu après la mort accidentelle de Felix Quilici.






    Quilici 1982






    Qui aurait imaginé que 37 ans plus tard, dans mon propre village, Élizabeth Scaglia, petite-fille de Felix Quilici, m’offrirait une nouvelle anthologie de chants et de poèmes récoltés par son aïeul ? Élizabeth (nous habitons le même village) m’ayant de longue date confié son projet, je n’ai donc pas été vraiment surprise lorsqu’elle m’a remis cet ouvrage longuement mûri et dont elle est la conceptrice et la coordinatrice éditoriale. J’en espérais moi-même la publication depuis longtemps. Cette nouvelle anthologie, incluant 3 CD, soit 73 documents d’archives sonores, vient tout juste de voir le jour aux éditions Alain Piazzola, avec le concours de la Collectivité de Corse.

    Une belle opportunité pour moi de remercier et féliciter Élizabeth Scaglia et de lui dire et redire mon admiration, car je sais quelle ténacité et force de conviction sont nécessaires pour lancer et réaliser pareille entreprise. Bien sûr, Élisabeth Scaglia n’est pas partie de rien. Et elle a su s’entourer d’amis enthousiastes et s’appuyer sur eux pour finaliser la forme éditoriale d’un tel projet. Mais surtout, elle avait déjà entre les mains la première précieuse anthologie sonore de son grand-père, primée en 1983 par le Grand Prix de l’Académie Charles Cros. Une œuvre devenue mythique tant elle a joué un rôle déterminant dans le renouveau du chant corse. Élizabeth Scaglia, poursuivant ainsi le projet initié par son aïeul, lui donne aujourd’hui un très bénéfique second souffle.

    Intitulée CORSICA, Chants de tradition orale / Canti di tradizione orale, la nouvelle anthologie rassemble, accolés à la reliure du livre, trois CD de chants et poésies recueillis par Felix Quilici au début des années 1960. Ces chants se répartissent ainsi : « Musa cutidiana » (CD1) ; « Lamenti & Voceri » (CD2) ; « Canti in paghjella, Canti sacri » (CD3).

    L’ouvrage comporte également un grand nombre de photographies en noir et blanc (et des textes d’introduction et de présentation signés Bernardu Pazzoni, Pascal Cordereix et Felix Quilici), la photographie qui illustre la première de couverture appartenant à la collection Felix Quilici : on y remarque, au premier plan, Felix Quilici assis en tailleur en pleine séance d’enregistrement d’une tribbiera, un chant de travail agro-pastoral mené ici par Stefanu Salvatori. La scène se déroulant en 1962 sur l’aire de battage du blé (aghja) du col de San Cesariu, en Balagne.

    L’organisation du livre respecte la répartition des chants. Celui-ci rassemble la version écrite de ces chants (langue corse sur la page de gauche, langue française en page de droite).

    Élizabeth Scaglia a confié au poète Ghjuvan’Teramu Rocchi, un homme qu’elle tient en haute estime (originaire de la Casinca, le poète corse s’est éteint en mars 2018), le travail de transcription et de traduction. Lui rendant hommage, elle écrit à son sujet : « Érudit, il aimait que la poésie emprunte le chemin de l’oralité, et il aimait que ce chemin soit populaire ».

    Pour chacune des thématiques, l’éditeur Alain Piazzola a pris le parti de privilégier « le plaisir de l’écoute avec pour objectif la mise en valeur des œuvres. » Ainsi « l’ordre des chants a [-t-il] été pensé en fonction du rythme, de la tonalité, de la musicalité ».

    Quant au poète Ghjuvan’Teramu Rocchi, il a opté pour une traduction « littérale » qui restitue « le sens du texte sans artifices. »

    Sans artifices ? Rien n’est plus juste en effet. Mais c’est peut-être là, à mon sens, que se situent les limites d’une telle entreprise de traduction. Car si le texte corse, accompagné du chant dont il est inséparable parce que porté par lui, peut toucher au vif pour toutes les qualités que j’ai évoquées plus haut, la version française du texte ne présente pas, à mes yeux, de qualité poétique singulière. Rien toutefois qui me surprenne vraiment. Car si la langue corse a des affinités réelles avec la langue italienne, sa cousine germaine, elle n’en présente hélas pas avec la langue française. De sorte que, si je dois évoquer la poésie de ces chants traditionnels, je préfère me référer prioritairement au texte en langue corse, chanté en vers (filari) rimés, la poésie corse ayant une prosodie qui lui est spécifique. Cette réserve étant formulée, cette dernière n’ôte rien à la qualité du travail auquel s’est adonné ici le poète traducteur. Et qu’il se soit abstenu de faire rimer les vers ne peut en aucun cas constituer un reproche.

    Les chants, de longueur variable, sont tous versifiés. Ils sont pour la plupart composés de strophes de six vers. Des sizains donc. Les strophes pouvant toutefois être des quatrains. Mais il arrive aussi que l’on rencontre une alternance de sizains et de quatrains. Comme dans « U lamentu di u castagnu » (in « Lamenti & Voceri », CD2) :

    « Ma chì l’avaraghju fattu

    À lu Corsu cusì ingratu

    Chì m’hà lettu la sintenza

    À morte m’hà cundannatu

    Cù li falzi tistimoni

    Senza cunsultà giuratu

    Passemu una sirinata

    In tondu à lu nostru fucone

    Cù tutta la famigliola

    Cantava lu lazarone »

    Mais que lui ai-je donc fait

    Au Corse si ingrat

    Qui a lu ma sentence

    M’a condamné à mort

    Avec de faux témoins

    Sans consulter le jury

    Nous passons une soirée

    Autour de notre âtre

    Avec toute notre petite famille

    Chantant la misère…

    Le vers le plus couramment usité dans ces poèmes chantés reste cependant l’octosyllabe, comme c’est le cas dans ce lamentu du châtaignier. Ce qui donne à ces mélodies sa rythmique chantée régulière que renforce encore le travail sur les rimes. Ainsi, dans le chant intitulé « Mi vogliu decide in rima », composé de trois sizains, le retour de syllabes identiques se fait à partir de huit rimes différentes, les unes alternées, les autres suivies : abcbab /ddeddd/fghgig. Pour chacune des strophes, on observe une rime majoritaire, hors l’une d’entre elles, à trois rimes différentes, lesquelles introduisent un écart par rapport à la syllabe dominante.

    Ces différentes combinatoires permettent d’accentuer les formes incantatoires du chant, que l’on retrouve notamment dans le genre de la berceuse ou du lamentu.

    Si j’insiste sur ces points de prosodie, c’est que la « poésie » corse, une poésie orale par excellence, est prioritairement une poésie chantée. Jusqu’à tout récemment, il n’existait pas sur l’île d’autre forme poétique corse que celle qui se transmet par le chant. Grâce à quoi elle a acquis ses lettres de noblesse : la grande popularité de ces chants.

    La littérature chantée de Corse est avant tout une littérature lyrique. Ses thématiques favorites sont celles de l’amour et de la mort. Avec toutes les nuances et variations de sentiments, et la palette d’émotions que ces deux thématiques universelles proposent : imprécations, injonctions, apostrophes, plaintes et complaintes. La tonalité dominante est le plus souvent celle de l’élégie lorsque la plainte exprimée confine au désespoir. Le « je » qui est mis en scène est omniprésent, qui prend souvent à témoin les proches. Sans doute parce que ce qui ne peut être formulé à haute voix à l’entourage peut l’être sous la forme chantée : « In puesia tuttu si dice ! », énonce le poète Carulu Parigi lors d’une joute oratoire. « En poésie, on peut tout dire ! ». Ainsi cette autre joute oratoire, improvisée en présence de Felix Quilici et du public, un « chjam’è rispondi » à trois voix où les trois protagonistes se distribuent les rôles, fixent la répartition des voix, se cherchent, s’invectivent, chacun argumentant à sa manière en s’appuyant sur le vers précédent prononcé par « l’adversaire » et le reprenant à sa manière. Parfois une voix dans le public intervient, qui relance la joute. La joute peut durer un long moment. Elle se poursuit jusqu’à ce que l’un des intervenants décide d’y mettre fin. Ci-après, cette ultime strophe lancée par Francesco Casaromani à Mariu Mattei :

    « Avale scansemu tuttu

    Què ghjè l’urtima ch’o facciu

    Ci aimu pane è prisuttu

    È dò fine à lu cuntrastu

    Hè fatta senza difetti

    Ùn mi parla più di pezzi »

    Maintenant arrêtons tout cela

    C’est la dernière tirade que je fais

    Nous avons du pain et du jambon

    Et je mets fin à la joute

    Ceci de façon honnête

    Ne me parle plus de dispute.

    Les chants de cette nouvelle anthologie sont répartis par thèmes. Les « Chants du quotidien » / Musa cutidiana rassemblent des chants qui ont trait à la vie paysanne. A tribbiera (voir ci-dessus) ; a tundera, la tonte des moutons ; la transhumance ; mais en relation aussi avec les fêtes villageoises, qui sont de belles occasions de retrouvailles dans la liesse et la bonne humeur. Les enfants sont aussi présents qui chantent des sortes de ritournelles – en hexasyllabes (six syllabes) où les jeux de mots et la fantaisie l’emportent sur le signifié.

    La vie de famille, elle, est dominée par les berceuses. Souvent improvisées, ces mélopées mettent l’accent sur le rôle intime et précieux des grands-mères à qui est confié le destin du petit-enfant. Par ses imprécations et ses prières, l’aïeule cherche à attirer la bienfaisance divine… et songe déjà au futur trousseau de sa petite-fille et à son fiancé. Un berger très probablement. Quant aux sérénades, elles sont réservées aux amants, tout comme les chants d’amour, souvent douloureux. Soit parce que la jeune fille demeure de glace et est inaccessible, soit parce que l’amant ne tient pas ses promesses ou engagements, soit enfin parce que les jeunes gens sont séparés en raison de la guerre.

    Nombre de chants narrent en effet l’appel sous les drapeaux, la mobilisation, l’exil et les combats de la Grande Guerre ; d’autres chants de révolte se lèvent contre le gouvernement français, toujours prompt à prélever son tribut, lorsque résonne le bruit du canon, et peu enclin à se pencher sur le sort du peuple corse lorsque celui-ci énonce la misère dans laquelle il est maintenu. Parmi ces chants se singularise un chant de révolte appelant le peuple à s’insurger contre le projet d’expérimentation nucléaire sur le massif de l’Argentella (près de Calvi). C’était en 1960.

    « Ritti o Corsi chì ghjè ora

    D’andà à difende la razza

    Chì l’hanu messa in dimora

    Li dirigenti di Francia

    Un s’agisce d’una fola

    Terribule hè la minaccia… »

    Corses debout le temps est venu

    D’aller défendre la communauté

    Car les dirigeants français

    L’ont mise en demeure

    Il ne s’agit pas d’un conte

    La menace est terrible.

    On note enfin les chants composés lors des élections municipales. Ou celui, assez drôle, de la visite d’un père chez le notaire pour faire enregistrer son legs. Un chant qui se déroule sur un mode peu sérieux où domine le grotesque. Mais, à quelques exceptions près, quel que soit le thème abordé, la structure de la strophe reste la même ; identique aussi, le système de prosodie.

    Une des caractéristiques fondamentales du travail de Felix Quilici est d’avoir enregistré ces chants dans leur environnement naturel. De sorte que le chant s’inscrit dans le « paysage sonore » qui est le sien. Ainsi, les chants en rapport avec la vie paysanne sont-ils enregistrés en extérieur et avec eux, en arrière-plan sonore, ce sont les voix des villageois que l’on entend, leurs exclamations et interpellations, leurs onomatopées et leurs rires. Le témoignage le plus émouvant est celui du chant de la tribbiera. L’auditeur a vraiment le sentiment d’être en plein cœur de la population, partageant avec elle ces moments de vie en plein air et de travaux des champs, en tout début d’été. Les sérénades et les processions sont saisies elles aussi sur le vif, en extérieur. Tandis que les chants plus intimes le sont au coin de la cheminée (autour du fucone), et les chants liturgiques, dans les églises.

    Ce serait une erreur de penser que le chant traditionnel est un chant spécifiquement masculin. Les femmes elles aussi détenaient leur part de savoir dans l’interprétation et la maîtrise des improvisations. Mais le domaine privilégié des femmes est celui des lamenti et des voceri. Aux veillées funèbres, ce sont elles qui improvisent des voceri, complaintes funéraires qui s’élèvent au-dessus de la dépouille du défunt.

    Ainsi de ces deux voceri : le premier, « Voceru », étant improvisé par une jeune fille au chevet de sa camarade de quinze ans ; le second, « Voceru à Nucetu », une déploration qui s’achève sur ces vers désespérés :

    « Chì sentìnu lu mio pientu

    O li mio quattru fratelli

    sò tutti in un tempu »

    Qu’on entende mes pleurs

    Ô mes quatre frères

    Morts tous en même temps.

    Après l’inhumation du défunt, c’est aux femmes de poursuivre le deuil en chantant des lamenti. À propos du lamentu, Felix Quilici écrit d’ailleurs dans ses notes personnelles :

    « Le défunt ne quittait sa demeure qu’après avoir reçu l’hommage d’une plainte funéraire. Point de région qui n’eût sa ou ses pleureuses qu’un don inné de l’improvisation désignait comme une prêtresse de cette sorte de culte profane.[…] Il arrive qu’une parente ou amie du mort retrouve spontanément sous l’emprise de l’émotion les accents ancestraux pour exprimer sa douleur en présence d’un être cher qui va quitter pour toujours sa demeure. »

    Une approche qui réveille dans nos mémoires le souvenir de la figure des pleureuses de l’Antiquité.

    Il arrive cependant que le lamentu ou le voceru chante une tout autre mort que celle d’un homme. C’est le cas du célèbre lamentu improvisé et chanté par Ghjuvan Ghjiseppu Grimaldi, profondément attristé pour la mort de Filicone, son chien de chasse. Le chanteur invoque la muse qui lui inspire sa lamentation :

    « N’era sempre in reunione

    Avà ghje finitu tuttu

    Chì ghje mortu Filicone »

    J’étais toujours avec lui

    Maintenant tout est fini

    Car Filicone est mort.

    De même le « Lamentu di Fasgianu », chanté par Petru Grimaldi au lendemain de la mort de son mulet.

    Le dernier CD ainsi que le troisième chapitre du livre sont consacrés aux Canti in paghjella et Canti sacri/Chants en paghjella/Chants sacrés.






    Paghjella
    Trois chanteurs de paghjella du village de Tagliu :
    Ghjuliu Bernardini, Santu Bernardini et Andria Ciavaldini
    Photo: Felix Quilici (page 146)






    Exclusivement chantée par les hommes, la paghjella (inscrite en 2009 sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO) est le chant polyphonique corse par excellence. Elle se chante à trois voix : bassu/seconda/terza. Les chanteurs, amis ou parents, se connaissent. Ils ont coutume de chanter ensemble en plein air, en famille ou dans les cafés. Ils chantent pour le plaisir, la main à l’oreille et formant presque un seul et même corps. Dans ces chants, dont la forme — variable — n’est plus le sizain, le chant importe davantage que les paroles. Les sujets abordés par les paghjelle sont variés, chants de marins et d’amour, chants de piété. Les plus beaux de ces chants sont souvent d’inspiration sacrée. « Kyrie », « Stabat Mater », « Gloria », « Lezzioni di i Morti ». Mais les plus bouleversants sont, à mon sens, ceux qui accompagnent les célébrations de la Semaine sainte. En particulier, le « Perdono mio Dio », chanté tout au long de la procession du Vendredi Saint (Catenacciu), tandis que la foule recueillie reprend en chemin la lente imploration :

    « Perdono mio Dio

    Perdono pietà ».

    (Pardon mon Dieu

    Pardon et pitié).


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Corsica



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  • Édith Azam | Bernard Noël | [comment ça s’ouvre un corps]




    Aza Noël Collage
    Collage, G.AdC






    [COMMENT ÇA S’OUVRE UN CORPS]




    comment ça s’ouvre un corps comment
    le bout du cœur pointe à la langue
    s’inventent alors de nouveaux gestes
    ponctués par un souffle neuf
    afin de creuser le sillon



    sur la terre de nos poèmes
    le temps parfois devient léger
    il suffit de le prendre aux mots
    et le voilà rythme ou mesure
    comme s’il changeait de nature



    chaque vers joue à la sirène
    pour arrêter la vie passante
    ou regarde vieillir sa main
    pendant que sourit le visage
    qui veut séduire le destin



    il nous faut du désir encore
    pour fêter à deux la tendresse
    tant que la faux fauche à côté
    ce qui pousse au bout de nos doigts
    reste aussi vif qu’à ses débuts



    nous allons sur le chemin d’encre
    il ne mène qu’au corps d’amour
    ce n’est pas une forme en soi
    c’est l’espace tout alentour
    devenu chair de nos pensées



    quand le soir n’est plus que ténèbres
    la lumière nous vient d’en bas
    c’est la belle sueur du noir
    et goutte à goutte elle fait voir
    que tout change et ne se perd pas



    que tout change au lieu de se perdre
    ainsi fait le vocabulaire
    qui nomme ceci par cela
    puis fait du neuf avec du vieux
    dès que la langue est amoureuse




    Édith Azam | Bernard Noël, Retours de langue, éditions Faï fioc, 54200 Boucq, 2018, pp. 33-35.






    Fai fioc Azam





    ÉDITH AZAM


    Edith Azam
    Source




    ■ Voir aussi
    sur Terres de femmes

    Édith Azam | Bernard Noël, Retours de langue (lecture d’AP)




    ■ Édith Azam
    sur Terres de femmes


    [Tout s’ouvre et c’est dedans](extrait de Bestiole-moi Pupille)
    Décembre m’a ciguë (lecture d’Isabelle Lévesque)
    « Je voudrais devenir oiseau » (lecture de Décembre m’a ciguë par AP)
    [Je dis le mot : mourir] (extrait de Décembre m’a ciguë)
    Il n’y a cette perte de moi (extrait du Mot il est sorti)
    [Je regarde mes mains] (extrait d’Oiseau-moi)
    Suis-moi
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    IL RESTERA MON SIGNE





    BERNARD NOËL


    Bernardnoël02
    Ph. © Steve Seiler
    Source





    ■ Bernard Noël
    sur Terres de femmes

    la paume caressant un souffle
    L’Encre et l’Eau
    La Langue d’Anna
    Sur le peu de corps, 18
    Fenêtres fougère (extrait de Sur un pli du temps)
    [le temps ne sait rien]
    TOI est le nom sans néant
    Viens dis-tu
    19 novembre 1930 | Naissance de Bernard Noël
    19 octobre 1977 | André Pieyre de Mandiargues | Bernard Noël
    Mohammed Bennis | Bernard






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  • Jacques Ancet, Image et récit de l’arbre et des saisons

    par Angèle Paoli

    Jacques Ancet, Image et récit de l’arbre et des saisons
    [éditions André Dimanche, 2002],
    éditions Publie.net, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    HABITER L’ARBORESCENCE




    « L’arbre est invisible », écrit le peintre Alexandre Hollan, cité par Jacques Ancet en exergue à son ouvrage Image et récit de l’arbre et des saisons. De même, l’arbre dont Jacques Ancet fait le point focal de son récit et son sujet. L’arbre pourtant est là, depuis toujours, bien avant d’émerger dans l’histoire, identique à lui-même au cours des saisons. Maître de la permanence dans l’impermanence, il préexiste à la fenêtre depuis laquelle son image, un jour, va être saisie. Dès ce moment, tout change et l’arbre, capturé par l’image, entre dans la visibilité.

    « L’arbre est un geste venu de la terre et qui, obscur et clair tout à la fois, est une forme de paix, une figure constante de la beauté. »

    Comment donner à l’arbre toute son aura visuelle ? Toute sa sensualité ? Toute son existence ? Tenter de résoudre l’énigme de l’arbre, c’est ce vers quoi tend le poète. Telle est la quête à laquelle il s’attache. Pour le plus grand plaisir du lecteur : Image et récit de l’arbre et des saisons. Histoire d’une fascination.

    Raconter l’arbre, donc. Et pour ce faire, l’inscrire dans la double tension de l’image et du récit. Dans la lenteur temporelle inhérente à la narration, et dans le précipité qu’impose la vision. De la combinatoire savante de ces deux modes contradictoires de perception et d’écriture, s’invente l’arbre de Jacques Ancet, pris dans l’histoire naturelle des quatre saisons. Quatre saisons, quatre chapitres ou parties déclinées au fil de ces saisons, depuis le triomphe absolu du vert jusqu’au retour des couleurs d’automne et de « l’infime rousseur du feuillage ». Mais pas seulement.

    Tout au long de l’ouvrage, en effet – dont l’écriture talentueuse est d’une complexité et d’une richesse singulières – le récit se dédouble. Qui joue sur l’alternance entre la présence de l’arbre, son inscription dans le paysage – en caractères romains – et celle de l’homme qui l’observe de derrière la fenêtre de sa chambre – en italiques.

    L’arbre qui habite le récit s’inscrit dans un cadre. Rigoureux, géométrique, soumis aux règles de la composition picturale, photographique voire cinématographique : lignes de forces, points de fuite, angle de prise de vue, profondeur de champ… Diagonales / verticales / horizontales traversent l’espace, le régissent. En ordonnent le mouvement. Autour d’elles se répartissent les éléments constitutifs du décor, rural et sobre, soumis aux variations de la lumière et du temps : « l’arbre immobile, la ferme à gauche, l’herbe rase du pré, les pentes brumeuses de la montagne »  ; ou encore : « à gauche, au bord du pré, le triangle terre de Sienne d’un morceau de champ labouré, un peu plus haut le toit gris de la ferme, ses feuillages, son réservoir d’eau, ses dépendances… ». Qui dit tableau dit aussi couleur. Et la couleur dominante de la toile, quelle que soit la saison, c’est le vert. Dans toutes ses nuances, du plus clair au plus sombre. Du plus tendre au plus vif ou au plus ténébreux. « [V]ert tilleul, verveine, vert d’eau, vert cristal, vert amande… ». Un vert le plus souvent assorti de mauve. Tout une gamme chromatique de verts rythme non seulement les saisons mais aussi le récit. Il y a aussi le nuancier des bruns dans la géographie du tronc et de l’écorce ; le gris perle de la brume et du ciel. Le blanc ouaté de la neige qui brouille les contours. Et le rouge du tracteur qui ponctue de sa présence fidèle les mouvances de la nature. Les variations des couleurs sur l’arbre et sur la nature qui l’environne sont infinies, comme sont infinies les variations de la lumière à travers le feuillage, ses branches, ses rameaux, ses frondaisons luxuriantes ou au contraire raréfiées, en fonction des saisons, de l’orage et des vents. Mais aussi du moment, au cours de la journée. « Le matin est dans l’arbre ». Ou « L’arbre entre dans la nuit ».

    Tout ce qui semble immobile, tout ce qui semble immuable est soumis, pour peu que l’on y prête attention, à une multitude de menus changements, perceptibles par l’œil attentif. Qui est celui du narrateur et du poète. Comment rendre compte de métamorphoses aussi menues ? s’interroge le poète. Et « comment montrer les voix de l’arbre ? ». Bien sûr, il y a le pépiement assourdissant des oiseaux. Leurs roucoulements ne cessent de traverser le récit, parfois couverts par le surgissement imprévu d’un moteur. Ou par « l’écho paisible d’une cloche qui sonne l’heure. » Ainsi chaque « vision » s’accompagne-t-elle de notations sur les bruits. Mais il y a tant d’autres sons invisibles : murmures, « chuchotements, craquements, grincements parfois comme des rires, crissements, crépitements de pattes et d’ailes, froissements de feuilles… ». Comment rendre « visible » cette « chambre d’échos » ? Le regard ne s’égare-t-il pas dans ce « labyrinthe bruissant » ? Il arrive que la force aigüe des stridences, mêlée à toutes sortes d’autres rumeurs, brise « net le récit ». Mais l’arbre de Jacques Ancet retrouve son rythme propre ; les sons réintègrent l’image, la ramenant à « sa fixité première ». C’est un arbre-musicien, qui joue de tous les accords et de tous les instruments ; un chef d’orchestre inventif qui s’élance, les jours de grands vents, dans « des clameurs de fanfares » puis s’apaise dans les silences.

    Imprévues aussi, mais récurrentes, les entrées furtives dans le tableau, d’un chien, d’un chat, d’une pie. Ainsi le décor ou le paysage s’animent-ils soudain de couleurs fugitives, comme dans certaines toiles de maîtres flamands ou italiens que les menues présences animales viennent troubler parce qu’on ne les y attendait pas :

    « Alors, sur le chemin presque toujours désert, une silhouette vive (un enfant sans doute) est apparue, redonnant aux châtaigniers, à la barrière de bois, aux bûches empilées, au tracé presque abstrait qui les longe, une existence apparemment perdue depuis longtemps. Comme le vide du pré qu’un chat fauve traverse précautionneusement pour disparaître, à gauche, tandis qu’au même instant, surgie de la droite, une pie se pose dans un bref déploiement noir et blanc. »

    L’œil, sans cesse sollicité par l’abondance des détails dont il cherche à se saisir, interrompt parfois son « inventaire » lorsque surgit une voix. Mais à peine la voix s’estompe-t-elle, emportant avec elle les visages un instant imaginés, que le regard reprend de plus belle ses avantages, retrouve sa capacité à projeter sur « l’énigme des choses qui sont là », une « netteté encore plus grande ». De quelque nature que soit le bruit, il ne détourne jamais longtemps le regard. De derrière la vitre, le regard se pose ; pris dans l’embrasure de la fenêtre, il observe, mesure, soupèse les changements infimes qui se produisent au fil de la journée, et de ce changement infime qui naît dans l’image naît aussi le récit.

    « Mais comment montrer des variations aussi infimes, raconter l’imperceptible, l’infini passage de la vie, la seule histoire qui vaille d’être racontée ? »

    Entre l’arbre et l’homme assis à sa table de travail ou debout dans l’encadrement de la fenêtre, la relation est étroite. Parfois même leurs silhouettes se confondent. Une même « immobilité relative » les parcourt, « main qui écrit, feuilles qui bougent ». Une même verticalité fait se superposer leur ombre les jours de soleil. Entre eux deux, les affinités sont nombreuses, même si elles échappent pour partie au regard. Ils appartiennent « au même monde : celui de l’entre-deux et du passage dont ils sont en quelque sorte les témoins ou les gardiens ». « [U]n lien invisible » court de l’un à l’autre que « l’organisation de la pièce » où l’homme écrit, « les couleurs, la lumière même, laisse deviner. » Il arrive parfois que la fenêtre soit ouverte. Le paysage pénètre alors dans la chambre, comme la jeune femme qui vient d’y faire son entrée. Ensemble, la jeune femme, le décor de la chambre, l’appui de fenêtre et le paysage extérieur se fondent en une nouvelle toile, comme brouillés par les tremblements de lumière dans les branches de l’arbre ou par les jeux de reflets dans la vitre. Ainsi apparition et disparition sont-elles presque simultanées et il ne reste de ce moment du récit qu’une fenêtre « vide ». Car le récit se nourrit du moindre détail, de la moindre variation de lumière ou du moindre effluve de vent. Mais il se brise, aussi bien, au moindre détour. Le monde extérieur qui s’organise autour du point d’ancrage qu’est l’arbre motive le récit ; c’est lui qui en est le moteur :

    « C’est le vent qui, aujourd’hui, porte le récit dans l’image »

    Le récit se trame et se tisse dans sa relation à l’image. Il semble parfois s’interrompre ou perdre le fil de sa trajectoire, détourné qu’il est de son objet par les digressions et les « interférences ». Il lui faut alors « réintroduire son ordre et, avec lui, le paysage encore indécis ». Une fois retrouvée la géométrie de l’espace, son « tissage polychrome », le récit peut reprendre à partir et autour de l’axe fondateur qu’est l’arbre.

    Il semble parfois que le couple dont les corps se rejoignent et s’éprouvent sur le grand lit de la chambre investissent de leur désir « l’arborescence bruissante » qui jouxte la fenêtre. Une sorte de mimétisme s’empare des amants. À moins que ce ne soit l’inverse. Et que l’arbre, prompt à se métamorphoser en vaisseau de haute mer, se mue soudain en amant fougueux :

    « Alors, une fois de plus, les yeux reprennent leur trajet sinueux, patient, glissant le long d’une branche dont la courbure évoque un bras à moitié tendu, prêt à faire saillir ses biceps, se perdant plus haut dans un fouillis de ramilles jaillies en éventail d’un seul nœud pareil à un poing serré, sautant plus bas jusqu’au balancement d’un rameau auquel, parmi la profusion vert sombre, pendent inertes et fauves deux ou trois feuilles sèches, écho et présage d’une saison à la fois révolue et prochaine. »

    Et, comme en écho, sur l’autre page :

    « Ces froissements, ces chuchotements au cœur de la pénombre, ce bruissement intermittent, inquiétant presque dans son anonymat, est-ce celui des feuilles, des corps, ou des unes et des autres, frôlés, caressés, troublés par la force invisible (le vent, le désir) qui les traverse, les métamorphose, avant de les laisser oubliés, immobiles, solitaires, dans leurs propres limites ?

    Ainsi va le récit de Jacques Ancet. Récit de poète, écrit dans une prose éblouissante. Ainsi va-t-il, dans ses entremêlements inattendus et ses choix imprévus ; dans ses interrogations et ses énigmes ; dans sa beauté qui s’éprouve dans la lenteur. Récit inépuisable comme l’arbre qui le porte tout au long de ces pages. L’arbre rendu à sa visibilité inouïe. « À l’éblouissement de la première fois. »


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Jacques Ancet  Image et récit




    JACQUES ANCET


    Jacques Ancet
    Source




    ■ Jacques Ancet
    sur Terres de femmes


    [Le chant du même oiseau n’a pas cessé de me poursuivre] (extrait de Huit fois le jour)
    Dans l’indéfini (extrait de Chronique d’un égarement)
    L’égarement
    L’identité obscure (extrait du chant 9 de L’Identité obscure)
    [Je cherche] (extrait de L’Âge du fragment)
    Je reviens
    [On dit quelqu’un] (extrait des Travaux de l’infime)
    On voit toujours (extrait de Puesto que él es este silencio)
    Oublier l’heure (extrait de Chronique d’un égarement)
    L’âge du fragment (extrait de La Vie, malgré)
    [Mais c’est parce qu’il est tard] (extrait de Voir venir Laisser dire)
    14 juillet | Jacques Ancet, Comme si de rien
    10 décembre 2001 | Jacques Ancet, Un morceau de lumière
    4 novembre 2012 | Jacques Ancet [Sous le bruissement du sang, tweet]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Esprits Nomades)
    une page Jacques Ancet
    Lumière des jours, le blog de Jacques Ancet





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