Étiquette : 2018


  • David Ferry | A Tomb at Tarquinia





    Tarquinia
    Nécropole de Monterozzi (Tarquinia) : tombe des léopards
    Source








    A TOMB AT TARQUINIA





    The two of us, on the livingroom couch,
    An Etruscan couple
    Blindeyed to the new light let suddenly in;
    Sitting among the things that belong to us,
    The style of living familiar, and easy,
    Nothing yet utterly lost.

    Leapers and dolphins adorn the painted walls;
    The sun is rising,
    Or setting, over a blue Thyrrenian Sea;
    In the pictured cup the wine brims and glistens;
    An unknown flower burns with odorless incense
    The still air of the place.




    David Ferry, Strangers, A Book of Poems, 1, The University of Chicago Press, Phoenix Poets, A Series Edited by Robert von Hallberg, Chicago 60637, 1983, p. 3.






    David Ferry  Strangers 2









    UN TOMBEAU À TARQUINIA





    Nous deux, sur le canapé du salon,
    Un couple étrusque,
    Aveugles à la nouvelle lumière qu’on a soudain laissée entrer ;
    Assis parmi les choses qui nous appartiennent,
    Le style de vie familier et facile,
    Rien encore de définitivement perdu.

    Sauteurs et dauphins ornent les murs peints ;
    Le soleil se lève,
    Ou se couche, sur le bleu de la mer Tyrrhénienne ;
    La coupe décorée déborde de vin luisant ;
    Une fleur inconnue brûle avec l’encens inodore
    L’air calme du lieu.




    David Ferry, Qui est là ?, poèmes choisis, traduits de l’anglais (États-Unis) par Caroline Talpe, Peter Brown et Emmanuel Merle, La rumeur libre éditions, Collection La Bibliothèque n° 51, série mεtaphrasi Domaine Américain, 2018, page 99.






    David Ferry  Qui est là





    DAVID FERRY


    David Ferry portrait
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Poetry Foundation)
    une notice bio-bibliographique (en anglais) sur David Ferry
    → (sur le site des éditions La rumeur libre)
    une notice bio-bibliographique sur David Ferry
    → (sur books.google.com)
    d’autres extraits de Strangers de David Ferry
    → (sur le site des éditions La rumeur libre)
    la fiche de l’éditeur sur Qui est là ?





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  • Esther Tellermann, Première version du monde

    par Angèle Paoli

    Esther Tellermann, Première version du monde,
    éditions Unes, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « LA RONCE EST LA FIN ET LE COMMENCEMENT, C’EST ÉCRIT »




    Des voix anonymes se partagent le récit. Un récit sans projet fictionnel, sans organisation chronologique ni personnages. Chacun des interlocuteurs formant avec l’autre « l’unité fictionnelle » autour de laquelle se construit l’échange. Des voix d’hommes et de femmes qui se parlent se répondent s’invectivent qui se perdent en « digressions sur l’existence ». Sont-ils nos contemporains ces humains empêtrés dans les violences faites aux femmes et impliqués sans remords ni états d’âme dans les massacres perpétrés sur leurs semblables ? La barbarie a-t-elle un âge ? Dans quelle « programmation initiale » faut-il en chercher l’origine ? Rien n’est sûr. Pas même l’examen méticuleux des prodromes ni celui, précis et systématisé, de l’enchaînement des causes aux effets. Pourtant tout invite le lecteur à penser qu’il est bien l’exact contemporain des acteurs en présence, tant lui sont familiers propos et langage. Ces propos, subtilement agencés par Esther Tellermann, forment un récit. Première version du monde en est le titre. Le récit s’apparente à un « long récitatif » sur la disparition. La disparition de l’espèce humaine. Programmée de longue date, depuis « la fissure originelle ». Savamment orchestrée par les gouvernements, leurs théorisations bien élaborées et leurs sombres machinations. Et fondée sur « les comptes des progrès civilisateurs ». Le lecteur et ses contemporains sont donc concernés. Confrontés et emportés qu’ils sont dans le tourbillon du leitmotiv de leur propre engloutissement :

    « une façon singulière de disparaître » / « une tentative pour disparaître » / « notre acharnement à disparaître » / « pour enregistrer notre disparition ».

    Le récit se répartit en trois sections, lesquelles se subdivisent en chapitres numérotés. Aucun titre ni sous-titre intermédiaire, aucun indice qui permette d’établir une dissimilitude ou une progression d’un ensemble à l’autre et, à l’intérieur de chaque ensemble, d’un « poème » à l’autre. Aucune « béquille » hors texte ou paratexte qui permette au lecteur de s’arrimer ou de prendre appui. Encore moins de répondre aux premières questions qu’il se pose : comment s’effectue le passage d’une section à l’autre ? Qu’est-ce qui les différencie entre elles ? Autant dire que ce récit, côté poète, est une véritable performance, d’une grande unité de ton (qui joue sur les variations de langage et sur les différents modes d’expression) et d’une grande exigence tant du point de vue de la pensée que du questionnement. De son côté, le lecteur est, au premier abord, désemparé. Par les spécificités du texte, par la complexité du propos et par la violence que ce dernier draine avec lui. Puis, happé pour les mêmes motifs. Tenu en suspens. Et enlevé par la puissance du texte et aussi par sa grande beauté. Ainsi pensé et écrit, loin des modèles littéraires préétablis, conçu pour échapper à toute règle fictionnelle, le récit Première version du monde tend-il vers l’abstraction. Une abstraction recherchée, portée par une écriture d’une densité et d’une force exceptionnelles.

    Pourtant un « je » intervient dès l’incipit, qui annonce d’emblée, en phrase d’ouverture :

    « Je pense que cela se terminera ainsi : sur une première image ».

    Mais quelle est donc cette image ?

    Mon réflexe premier a été de me reporter à la dernière page, au dernier paragraphe et à la phrase conclusive qui énonce :

    « peut-être demain nous immerge en une seconde version du monde ».

    La première image est celle d’une disparition et c’est sur une noyade que s’achève le récit. Mais cette immersion, pour généralisée qu’elle soit (le « nous » inclusif en témoigne), n’est pas définitive puisqu’elle génère une « seconde version du monde ». Est-ce à dire que cette « seconde version » annule la précédente ? Celle qui déroule ses anneaux tout au long des « méditations » qui occupent l’intégralité du récit ? Ou bien s’agit-il d’un recommencement, de même facture que cet enchaînement de réflexions et de questionnements dans lesquels Esther Tellermann entraîne son lecteur tout au long de Première version du monde ? Considérée avec recul, à livre refermé, la vision est vertigineuse. Elle ramène avec elle un langage babélien, coloré et gouailleur, une gouaille pouvant aller jusqu’à la vulgarité ordinaire de nos discours, un langage toujours recommencé, porté par un mouvement de houle que rien ne semble devoir interrompre. Début et fin se rejoignent se complètent s’avalent en un éternel mouvement d’ouroboros. Que l’on peut sans doute appeler l’Histoire.

    L’ensemble des « poèmes » est échafaudé sur le constat et la dénonciation d’une violence généralisée, violence des mots autant que violence des actes :

    « Dégrafe ton soutien-gorge, allonge-toi sur l’estomac, soulève tes fesses, qu’est-ce que la nudité qu’une forme d’arrogance ? J’entre comme une première fois, au fond elles portent plainte mais elles aiment ça, geindre, revenir à l’état de chiffon sale, qu’est-ce qu’elles ont toutes à causer comme s’il fallait enfin sortir des ténèbres, on les a pas attendues. »

    Ou encore :

    « ils sont tous assis en file indienne à l’extrémité de leur embarcation, quelle misère, il semble que l’humanité soit encore à l’état d’ébauche, tous contaminés, faut les débusquer, ils infectent la terre ».

    Et plus loin :

    « Ils grommelaient leurs oraisons dans la poussière, un agrégat blanc et misérable, prosternant leurs faces brûlées par le soleil, les vautours auraient bientôt dévoré ce néant puant l’ordure, le vent se leva, on ouvrit le feu ».

    Cette violence est celle du monde d’aujourd’hui mais sans doute aussi, plus largement, du monde depuis ses origines. Comme si le rêve premier et unique de tout homme était celui de la mort. Mort première/voix première.

    « Nous voulions mourir. Que souhaitons-nous d’autre que mourir ?  »

    L’Histoire est au centre du mouvement dans lequel se trouve embarqué le lecteur. Elle est ce fil conducteur qui motive le récit :

    « Nous voulions remonter le fil de notre histoire mais avions renoncé à parler », dit la voix première de l’incipit. Car l’Histoire charrie avec elle — en dépit des efforts déployés pour en « étouffer le cri » — nombre d’images ineffaçables : « cambrures, chemins de croix, champs de ruines ». Ou encore : « monceaux de chevelures, dents de lait, symboles de l’étonnement, chaussures noires, humeurs qui remplissent les trous du dimanche. »

    Mais l’un des drames majeurs de l’homme, en proie à son inconséquence, n’est-il pas d’être le bourreau de lui-même (l’héautontimorouménos), de faire de lui-même la victime de ses contradictions ?

    « Nous étions sourds aux conséquences de nos actes, avouons-le, étions contents de leur radicalité comme de l’intensité dramatique dont nous avions coloré nos vies. »

    Aux côtés, ou entre les interstices laissés par la grande Histoire des guerres et des destructions massives, se glisse la multitude des autres histoires, histoires vécues dont le patient se déleste sur le divan. Ou histoires rêvées. Celles que tout lecteur avide de romanesque et de sentimentalité, attend et dont se défie Esther Tellermann. Qui se refuse à s’adonner à ce jeu de l’écriture tout en s’y livrant par prétérition parodique pour mieux s’en éloigner et pour mieux nous en éloigner. Comme dans ce passage de la première section — que j’intitulerais volontiers « le temps philosophique » — dans laquelle la poète donne une définition du récit, précise le non-objet de ce dernier, puis laisse sa plume emprunter le chemin du roman social, avec sa cohorte de clichés et son chapelet d’images surfaites, avant de retourner à des considérations sur la disparition :

    « Raconte l’histoire,

    un début glisse vers une fin,

    reconstitue les sous-entendus, les suppositions, ma tactique consiste à forcer ta langue,

    j’étais sous l’effet d’une tendresse, je croyais tenir le fil d’un récit qui validerait notre inexistence, nous condamnerait une bonne fois pour toutes : une misère sociale, par exemple, où ils passent leur temps à se photographier, accumulent leurs secondes de vie dans du formol, petits écrans vernis, c’est le négatif de leur vie entière, ça se déclenche par une simple pression fictionnelle…

    Raconte,

    elle marchait près de lui comme une tache claire, ils approchaient maintenant un petit bois, l’ombre accentuait leur avidité de voir, sacralisait leur force à se coudoyer ainsi dans le silence qui les unissait. Elle sentait qu’elle devrait se fondre à la ligne de crête, sans rien comprendre de la trace des pas, des aspérités du chemin ou du cri de l’écho […].

    Ils avaient cheminé entre quelques ordres absurdes, sans récriminations, par simple obéissance, accordant leur respiration aux constats des airs rabâchés qui dessinent une trame les confondant à leur histoire. Ils s’imprégnaient d’autres histoires si oubliées qu’elles les empêchaient de changer de forme, les dirigeant dans un mouvement giratoire sans fin : une ombre tourne autour du sillon où passent des visages décharnés. Probablement ils étaient les témoins de notre acharnement à disparaître. »

    La poésie n’est pas épargnée, elle non plus, touchée par « l’ivresse » que « veut le déclin » :

    « les poètes ne dispersent-ils pas les crimes dans des anthologies émouvantes » ? interroge une voix.

    « Une vie entière est un long récitatif », affirme l’une d’elles. « Vos romances vous ont depuis longtemps fait disparaître », dit une autre. Une autre encore ordonne : « Achève le roman, c’est soi qu’on aime, c’est soi qu’on tue, c’est soi qu’on pleure, c’est pour ça qu’ils se pardonnent, sinon quoi ? »

    « La ronce est la fin et le commencement, c’est écrit », reprend la voix.

    Tout cela laisse peu de place à une issue autre que celle livrée au mal. Seule l’écriture, menée ici avec maestria, offre quelque espoir, non de rédemption, mais d’exaltation. Car rares sont les œuvres d’une telle intensité, d’une telle puissance. Fulgurant, ai-je lu quelque part. Et c’est l’adjectif qui me semble le mieux rendre compte d’une entreprise de pareille envergure.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Esther Tellermann  Première vision du monde





    ESTHER TELLERMANN



    Esther tellermann





    ■ Esther Tellermann
    sur Terres de femmes


    Carnets à bruire
    Corps rassemblé (lecture d’AP)
    [Pour elle il voulut] (extrait de Corps rassemblé)
    Éternité à coudre (lecture d’AP)
    [Un écho un roman] (extrait d’Éternité à coudre)
    [Je sais vous me disiez de préférer l’ombre] (poème extrait du recueil Le Troisième)
    Je t’ai vu (poème extrait de Contre l’épisode)
    [Jours firent de toi ma teinture]
    [Onde] (poème extrait du recueil Voix à rayures)
    Sous votre nom (lecture de Matthieu Gosztola)
    [Un mot encore] (poème extrait de Sous votre nom)
    Sûrement je vous tiendrai (poème extrait de Terre exacte)
    Voix à rayures




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la BnF)
    plusieurs pages sur Esther Tellermann
    → (sur le site de la Maison des écrivains et de la littérature) une
    fiche bio-bibliographique sur Esther Tellermann
    → (sur le site de la revue Nu(e))
    un extrait d’un entretien d’Esther Tellermann avec Patrick Née
    → (sur Recours au poème)
    Une lecture d’Une odeur humaine d’Esther Tellermann par AP
    → (sur YouTube)
    une présentation de Sous votre nom à la Maison de l’Amérique latine le vendredi 23 octobre 2015 (Institut du Tout-Monde, Cycle « Le chant du monde »). Interventions d’Esther Tellermann, d’Yves di Manno et de Jean-Baptiste Para






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  • Julien Bosc | [Nue-pâle sous sa toilette de satin noir]





    [NUE-PÂLE SOUS SA TOILETTE DE SATIN NOIR]





    Nue-pâle sous sa toilette de satin noir
    Nue sauf le sein ce fut dit
    Elle ne sut
    Dans un pareil décor
    (Mer port montagnes rochers plages de sable ou galets abrités
    par des criques
    Plus loin places rues parcs ou jardins de la ville
    Bois et forêts de l’arrière-pays
    Par-delà en amont la descente assourdissante du torrent
    Puis le fleuve puis probablement encore l’océan
    Et
    Un port des montagnes des rochers une femme qui ne savait
    avec sur le sein des fleurs de mimosa mais
    Dans ce décor
    Ne savait quoi
    ?)
    Elle ne sut non
    Qui de la nuit du jour la surprendrait




    Dans un sommeil un silence un récit
    ?
    Ou là
    Sur la jetée qu’elle aurait déjà rejointe




    Julien Bosc, Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa,
    La tête à l’envers, 58330 Crux-la-Ville, 2018, pp. 48-49.
    Préface d’Édith de La Héronnière. Peinture de couverture de Cécile A. Holdban.







    Bosc mimosa





    JULIEN BOSC


    Julien Bosc
    Source




    ■ Julien Bosc
    sur Terres de femmes


    Le coucou chante contre mon cœur (lecture d’AP)
    [Nous pourrions dire une forêt] (extrait du Coucou chante contre mon cœur)
    Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa (lecture d’AP)
    La Demeure et le Lieu (lecture d’AP)
    [marcher chaque jour] (extrait de La Demeure et le lieu)
    Goutte d’os (lecture d’AP)
    (Et toi, qui es-tu ?) [extrait de Je n’ai pas le droit d’en parler] (+ une notice bibliographique)
    [Hormis les lèvres où mourir] (extrait de De la poussière sur vos cils)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Julien Bosc
    → (sur le site des éditions la tête à l’envers)
    la fiche de l’éditeur sur Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa
    → (sur le blog Mediapart Outre l’écran)
    Julien Bosc (par André Bernold), par Jean-Claude Leroy





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  • Roselyne Sibille, Entre les braises

    par Angèle Paoli

    Roselyne Sibille, Entre les braises,
    éditions La Boucherie littéraire,
    Collection « La feuille et le fusil », 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « À LA PÉRIPHÉRIE DE LA MORT »




    Il est des livres que l’on aime à regarder, dont on se plaît à effleurer la texture, à palper le grammage, à longtemps feuilleter avant que de se lancer dans la lecture. C’est le cas des livres édités par Antoine Gallardo pour sa maison d’édition La Boucherie littéraire. Le dernier ouvrage, Entre les braises, qui vient tout juste de me parvenir, appartient à la collection « La feuille et le fusil » dont l’intitulé à lui seul appelle un cheminement poétique singulier, loin donc des sentiers battus. Le noir et le vermiglione (cinabre/vermillon) s’invitent sur l’Ochre soutenu de la première de couverture. Vermillon le titre du recueil Entre les braises | Noir le nom de la poète Roselyne Sibille. Le texte courant alterne sur pages vermiglione et pages ochre du papier de l’illustre papeterie de Vérone que fonda il y a plus d’un siècle Giuseppe Antonio Fedrigoni. C’est osé et c’est incitatif. Cela donne envie de basculer entre les brandons et de s’engager « dans l’épaisseur du poème ». Cela suscite aussi le désir de s’approprier l’ouvrage et de laisser courir son crayon de bois sur les pages laissées vierges par l’éditeur.

    Qu’y a-t-il « entre les braises » de la poète ? L’exergue emprunté à Roberto Juarroz par Roselyne Sibille met d’emblée le lecteur sur la voie d’une expérience extrême dont il n’est pas pensable de revenir : « J’ai atteint mes insécurités définitives ». En effet le poème d’ouverture laisse à penser qu’il en sera ainsi et pour longtemps pour celle qui nous entraîne dans le récit poétique des funérailles de son enfant. La mère, appelée en hâte, découvre le corps de son fils aîné dans le cercueil, cerné par les mélopées des Indiens très nombreux dans l’enceinte du funérarium parisien. Poème de l’adieu à l’enfant trop tôt disparu et ôté violemment à l’amour de sa mère.

    Commence alors la longue descente vers le gouffre. Et sa cohorte d’interrogations. Où trouver les mots pour dire l’indicible ? Pour dire l’insoutenable ? Où qu’elle se tourne, la mère se heurte à l’incompréhensible, à l’effroi que cette incompréhension suscite en elle, qui n’est peut-être qu’une manière de définir le mystère de la mort. La violence de cette mort inattendue, la nouvelle de son invitation dans la vie de la poète conduit Roselyne Sibille à s’interroger. Que faire de l’intruse qui s’est emparée de son fils et qui s’empare de sa propre vie ?

    « Clouée au canapé », incapable de bouger et d’agir, la mère s’exhorte par ses prières et par ses injonctions à tenir la mort en respect. Dépersonnalisée, privée de sa propre voix, la mère s’enjoint, au fil d’un long monologue intériorisé, à poser ses actes qui pourraient être ceux de tout un chacun :

    « On marchera sans les jambes, par habitude, jusqu’à l’évier. On remplira la bouilloire. On écoutera chauffer l’eau. Être seule avec l’eau qui chantonne son travail d’eau qui frémit dans une bouilloire. Seule avec l’eau qui lutte. On ouvrira le placard. On attrapera le bocal. On enlèvera le couvercle de liège… »

    Jusqu’au pensement/pansement final :

    « Mais on marchera vers le salon en portant le plateau, en sachant que l’on sait et que tous les demain sans lui ont commencé. »

    Ainsi, se contraindre à s’accrocher à l’énumération de gestes à accomplir – en automate – semble-t-il être un moyen de ne pas sombrer, de ne pas avoir à penser cette phrase vertigineuse qui tourne en boucle dans la tête : « il est mort » et c’est pour toujours.

    Le temps a passé entre les pages. Trois semaines déjà à vivre comme un petit animal lové sur sa blessure. Le fils a emporté avec lui tout ce qui faisait la beauté du jour, tout ce à quoi tenait l’essentiel de la vie de sa mère ; le ciel et la lumière n’ont soudain plus aucun sens. Face à pareille douleur, face à la brèche qu’a ouverte la mort et où le vide s’est engouffré, la vie est là, méconnaissable. Sans force, sans projet et sans mot. Les mots de la douleur et du déchirement sont pourtant là, eux aussi, qui s’étirent sur les pages vermillon, disjoints par de longs espaces et souffles d’interlignages. Ce souffle, il faut le reprendre. Tenter de retrouver un ordre dans le désordre affectif qui terrasse et qui pétrifie. Le fil conducteur a été rompu : « Je ne sais plus où est la suite ». Comment vivre avec ce terrible aveu ?

    « Ce deuil

    être orpheline de mon enfant ».

    Il arrive un moment où la mère endeuillée parvient à se convaincre qu’il lui faut mettre de la distance entre elle et la mort :

    « Vie et mort

    à parts égales

    de chaque côté de la lumière »

    Se pose alors la question de l’écriture.

    « Pourrai-je encore écrire si je ne pose pas un peu plus loin ce qui prend toute la place, à tel point que tout devient secondaire… ».

    Et comment écrire ? Sous quelle forme mettre en place les mots sur la page ? Sans que se manifeste tout aussitôt comme une évidence l’absurdité d’une telle entreprise :

    « Les larmes collées dans la gorge, je voudrais continuer à écrire, à donner ce qui m’habite, toute cette gravité aussi désormais. Je ne sais pas comment se fera l’alchimie, passer de la panique, du manque, du vide, de la conscience aussi de sa présence impalpable, à l’écriture. Je ne sais même pas si cette alchimie aura lieu. »

    Aveugle est la mère, aveuglée est-elle de chagrin et d’affolement. Pourtant, alors même qu’elle est aux prises avec ses incertitudes, survient l’ouverture :

    « Je reçois

    du ciel

    le mode d’emploi

    en braille ».

    L’alchimie aura-t-elle lieu ? Et si l’alchimie a lieu, l’écriture ne pourra pas être écriture « sur lui ». Elle ne pourra être qu’écriture alentour, écriture « autour » de lui.

    « Autour, à la périphérie de ta mort. »

    À la périphérie de la mort, alors même que celle-ci reste difficile à situer et à définir, et donc à cerner, ce qui continue de rayonner à l’infini, c’est le sourire du fils tant aimé. Et ses yeux verts :

    « Je porte en moi, et pour toujours ancré, un regard vert.

    De ce vert-lumière que donne le soleil à la transparence des feuilles. »

    Le recueil de Roselyne Sibille, poète et amie, me bouleverse. Son désarroi de mère me touche immensément. La poésie qui porte ce désarroi, tout en profondeur et tout en finesse, ne peut être que salvatrice. Et je ne peux qu’acquiescer et consentir les yeux fermés à sa prière :

    « Laissez-moi le temps de la parole morte

    des mots hannetons à la patte cassée

    Offrez-moi le temps de ne savoir rien

    d’être incluse dans le temps

    Accordez-moi l’expiration des marées basses ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Roselyne Sibille  Entre les braises





    ROSELYNE SIBILLE

    Roselyne Sibille
    Source




    ■ Roselyne Sibille
    sur Terres de femmes


    Entre les braises (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Les Langages infinis (extrait)
    [Pose ton visage dans une brèche] (extrait de Lisières des saisons)
    Lisières des saisons (lecture de Florence Saint-Roch)
    Ombre monde (lecture de Marie Ginet)
    Roselyne Sibille | Liliane-Ève Brendel, Lumière froissée (lecture d’AP)
    Nuit ou montagne (poème extrait de Lumière froissée)
    [L’ombre est une ligne de crête] (poème extrait d’Ombre monde)
    La tendresse me racine (poème extrait du recueil Versants)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Le souffle des mondes
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions La Boucherie littéraire)
    la page de l’éditeur sur Entre les braises






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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Valère-Marie Marchand | [C’est bien connu. Les livres naissent des arbres]





    [C’EST BIEN CONNU. LES LIVRES NAISSENT DES ARBRES]



    C’est bien connu. Les livres naissent des arbres, mais les arbres ne disent pas tout. Voilà pourquoi les livres ne révèlent jamais le fond de leur pensée. C’est à la fois leur force et leur faiblesse. Une fois ouverts, ils ne se ferment plus et résonnent du seul bruit de la vie. Ils peuvent même laisser au lecteur le soin de conclure… Pour Augustin, toute lecture vient peut-être de là. De ce besoin effréné de silence. De ces ombres passagères ou de ce ciel bleu-gris. Un jour ou l’autre, il faussera compagnie à cet arbre, il oubliera la beauté sidérante des plages et quittera ce paysage qui n’est qu’un prétexte à rêver. Le moment venu, il n’y aura plus que le poids de son ombre et le bruit des vagues au loin.

    Quand ce sera fini, l’arbre se souviendra peut-être de la proximité de l’eau claire et de l’ombre des falaises. Quand ce moment viendra, son arbre redeviendra un arbre comme les autres et rejoindra son espèce première. Autant dire qu’Augustin sera là le jour J. Il est en effet l’un des rares à parler le langage des arbres et à apprécier leur feuillage silencieux. Ce sixième sens lui vient de cette terre irradiante de lumière, de ces chemins où le vent se lève. Ce vocable lui vient de son bonheur présent et des errances passées. Dans son corps, il ressent enfin les bienfaits de la maturité. Il s’écoute revivre. La mer devient houleuse. Il suspend sa respiration. L’espace lui semble vide et dans un geste irréfléchi, il se tourne vers ce souffle chargé d’embruns.

    On ne le sait pas toujours, mais le crépuscule n’est pas forcément synonyme d’adieu. Voilà pourquoi quand le ciel prend une couleur d’acier, les arbres restent sur la défensive. Leurs feuillages se frôlent à peine et leurs racines ne sont jamais au coude à coude. Cette précaution d’usage a fait ses preuves parmi les conifères et aurait favorisé l’extension d’innombrables forêts. Depuis, il est de coutume chez les arbres de ne pas gêner leurs voisins. L’arbre d’Augustin, lui, a le sommeil si profond qu’il en oublie les offrandes inhumées à ses pieds. Dès le coucher du soleil, on le voit se recroqueviller sur lui-même, ce qui, chez lui, est signe d’un recueillement intense. Au lever du jour, il se redresse et se souvient de sa verticalité première. Mais il faut attendre le milieu de l’après-midi quand le soleil est à son aphélie, pour qu’il soit plus à son aise. À ce moment-là, ses feuilles resplendissent de lumière et sa silhouette élancée retraverse le ciel. En cet instant précis, la mer semble se taire et un bruit léger se fait entendre. « Prends et lis ! » croit-il écouter au loin… Ces mots qui furent ceux d’Augustin sont à présent les siens. La journée s’annonce radieuse. À 2 900 ans passés, l’olivier de Sidi Messaoud est toujours là où il est, sur ce bloc crayeux qui donne sens à l’azur. L’instant d’après, la sève monte sans bruit. Une autre saison s’insinue en lui. L’heure est venue de se sentir en vie et de comprendre toute l’importance d’être arbre…



    Valère-Marie Marchand, « L’olivier de Saint Augustin » (extrait) in Le Premier Arbre Et autres récits qui cachent la forêt, Éditions du Cerf, 2018, pp. 105-107.






    Valère-Marie Marchand  Le Premier Arbre





    VALÈRE-MARIE MARCHAND


    Valère-Marie Marchand
    Source




    ■ Valère-Marie Marchand
    sur Terres de femmes

    La Clef des rives (note de lecture d’AP)
    Le Grand Bleu (extrait de La Clef des rives)




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur YouTube)
    Valère-Marie Marchand lit des extraits du Premier Arbre





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  • Édith Azam | Suis-moi




    Canif A Muvra
    Prends ton canif :
    ta langue !
    Découpe tous les liens
    découpe aussi mon ombre
    Ph., G.AdC







    SUIS-MOI



    Suis-moi !
    Suis-moi que je m’efface
    Prends ton canif :
    ta langue !
    Découpe tous les liens
    découpe aussi mon ombre
    mon sac à peau
    mes osselets
    mes tendons et mes lignes !
    Suis-moi :
    pour me faire taire !
    Ouvre le vide que je suis
    ouvre ma voix
    déchire mes :
    infinitifs
    que mon corps devienne autre chose !
    Suis-moi
    que je m’écarquille !
    Je te dirai tout bas
    que parfois des mains poussent
    à l’intérieur du cœur
    et qu’elles recousent :
    les cicatrices !
    je te dirai
    à fleur de peau
    que c’est normal tout ça
    qu’il faut me couvrir de silence
    mettre un mouchoir de sable dessus
    qu’un jour on n’en parlera plus
    que tu peux avancer sans crainte
    et bien mieux que me suivre
    tu me dépasseras !
    Suis-moi passe devant
    que je reprenne :
    mon innocence
    mes mots informes
    au noir squelette
    mes morts terreux
    mes morts que j’aime.
    Allez allez passe devant !
    Offre un vertige à la lumière
    ouvre mes yeux que je la voie !
    Suis-moi :
    suis-moi que je sois seule.



    Édith Azam, « Suis-moi », in revue Sarrazine n° 18, 2018, pp. 9-10.






    Sarrazine 18





    ÉDITH AZAM


    Edith Azam
    Source




    ■ Édith Azam
    sur Terres de femmes


    [Tout s’ouvre et c’est dedans](extrait de Bestiole-moi Pupille)
    « Je voudrais devenir oiseau » (lecture de Décembre m’a ciguë par AP)
    Décembre m’a ciguë (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Je dis le mot : mourir] (extrait de Décembre m’a ciguë)
    Il n’y a cette perte de moi (extrait du Mot il est sorti)
    [Je regarde mes mains] (extrait d’Oiseau-moi)
    Édith Azam | Bernard Noël | [comment ça s’ouvre un corps] (extrait de Retours de langue)
    Édith Azam | Bernard Noël | Retours de langue (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    IL RESTERA MON SIGNE





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  • Marilyse Leroux, Le Sein de la terre

    par Angèle Paoli

    Marilyse Leroux, Le Sein de la terre,
    éditions La Lucarne des Écrivains, 2018.
    Prix Maram al-Masri 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    LE CONTRE-CHANT DES AMANTS




    C’est au cœur de la terre, en son sein le plus secret, que s’abrite, intact, le voyage. Le voyage auquel nous sommes conviés dans ces pages est celui de l’amour. Marilyse Leroux en est l’égérie, et la coryphée qui conduit le dialogue poétique avec l’être aimé.

    Le Sein de la terre est un très bel ouvrage, superbement accompagné des peintures et aquarelles de Véronique Durruty. L’artiste compose un voyage onirique qui va l’amble avec les poèmes. Pluriel, coloré, léger, aérien. Dansant. L’échange entre les amants se joue sur le fil ténu d’horizons, floraux et végétaux, bercé par le mouvement des vagues et par celui des lèvres et des corps. Chaque page est une découverte. Un arrêt sur image. Un suspens. Poème et dessin alternent ; caractères romains et italiques également. Masculin/féminin. Sous les italiques se tissent les mots de la poète.

    La voix est assurée, mais elle est douce. Avec elle renaît l’espoir. D’un ailleurs, d’un autrement. L’autre voix est celle de l’amant que rend inconsolable la perte de la femme aimée. D’un poème à l’autre, la plainte sourd. Elle déroule au fil des pages son long ruban de désarroi. Ainsi dans la complainte ci-après où semblent devenus insaisissables mots et gestes de l’amant et tant perdu :

    « Je ne sais plus rien

    ton rire n’atteint plus

    le lit de la mer

    je ne l’entends plus rouler

    sur les pentes

    la peau de l’eau a changé

    ma langue ne la reconnaît plus. »

    Et l’amante de répondre par des mots qui ouvrent sur d’autres possibles :

    « Il faut partir

    sans te détourner du feu

    qui consuma nos corps

    Ce qui a été vécu

    tourne encore

    dans les chambres

    Autre magie autre rituel

    le silence reprend les gestes

    dans un autre phrasé. »

    Car l’amour est multiple, lui aussi — comme le voyage —, qui va de la passion jusqu’à la dissolution. Il laisse les amants désemparés, chacun cherchant l’autre à son aune. Un « filament » léger continue pourtant de courir de l’un à l’autre, d’unir les amants, par-delà les souffrances de la séparation.

    « Une force nous relie

    à tout le bleu en dessus ».

    À chaque souvenir évoqué dans la mélancolie d’un bien perdu, l’amante répond par des images énigmatiques. À chaque plainte, elle dispense un conseil. Le ton est souvent celui de l’injonction, tendre et confiante :

    « Laisse mûrir ta voix

    à l’ombre des portes

    tu connaîtras le voyage

    où les signes s’épousent »

    ou encore, plus loin :

    « Ouvre les yeux

    la lumière est ton collier ».

    Marilyse Leroux a placé son recueil sous l’égide du poète latin Ovide : « Omnia mutantur, nihil interit » | « Tout change, rien ne meurt. » Avec ces vers « lampedusiens » tirés des Métamorphoses s’entreprend la longue marche vers un inconnu dont seule la poète, comme jadis les pythonisses au temps des oracles, semble posséder les clés d’un renouveau :

    « Va ne crains rien

    la beauté rattrapera

    le long de la route

    à la lisière d’un bois

    d’une prairie ou d’un lac ».

    L’amant égaré s’obstine. Il se perd dans l’envers du miroir. Toute tentative de changement se mue en son contraire. De son côté, la sibylle poursuit la voie qui est sienne. Elle dans la clarté de la lumière ; lui dans la nuit qui l’obsède. Lui dans une errance sans boussole ; elle dans une sagesse inaccessible ; lui dans les mots du reproche ; elle dans la parole prophétique :

    « Tu avais un cœur de prophétie

    sur des lèvres d’amante

    pourquoi as-tu brisé mon chant

    me voici ombre avec mon ombre

    mon chemin reste long de toi. »

    L’aruspice répond en écho :

    « Je vois ton visage

    en découpe sur la grève

    le moment est venu

    de te retourner

    Rien n’est perdu

    si tes mots s’accrochent

    à d’autres pointes

    laisse le nuage

    confondre l’énigme. »

    Le dialogue amoureux se poursuit en un contrepoint continu de voix qui se cherchent et s’effleurent sans vraiment se rejoindre. Comme si les amants se situaient sur des courbes opposées d’une même ligne mélodique. Usaient de langages irréconciliables. Dans des univers de pensées si irréductibles que nulle image ne peut les ressouder.

    L’amante semble détenir un savoir antique, bâti sur une expérience unique, acquise de longue date. Lui, au contraire, poursuit son rêve bâti sur l’écume. L’impalpable éphémère dont il est impossible de se délivrer. Là où l’amant progresse en ressassant le passé, l’amante répond en regardant le futur.

    « Tu me disais

    jamais sans toi

    et je le croyais ».

    À quoi l’amante répond :

    « Avance amour

    lorsque tu me retrouveras

    ce ne sera pas le halo de la lune

    ce ne sera pas l’éclat de la mer

    mais ce qui brille de moi

    à l’intérieur de toi. »

    Ainsi se poursuit le dialogue des amants. Jusqu’au détachement ultime qui est celui de l’absolu de l’amour. Un superbe contre-chant que cette chanson mythique des amants.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Marilyse Leroux  Le Sein de la terre






    MARILYSE LEROUX


    Marilyse Leroux





    ■ Marilyse Leroux
    sur Terres de femmes

    [Autour de nous le mouvant devient cercles] (extrait d’Ancrés)
    [Livre ouvert] (extrait de Nés arbres)
    [Une goutte est la mer] (extrait du Temps d’ici)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Tu ouvres une brèche]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terre à ciel)
    une page consacrée à Marilyse Leroux






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  • Alain Gorius | Métisse




    MÉTISSE (extrait)



    Le visage est celui d’une très jeune femme, aux lèvres pleines. Yeux en amande, regard voilé, figure d’icône. Elle est souvent vêtue, en ces jours de printemps tardif,   d’une sorte de bustier qui lui découvre l’épaule droite, et le haut de la poitrine, qu’elle porte pleine ; bien galbée ; bien tenue.

    L’hiver, ses seins roulent sous la laine écrue de son pull.

    Ses cheveux surtout

    sa chevelure

    attirent le regard ; elle les porte très longs, et libres ils se déploient jusqu’à ses reins, en écrin de matière soyeuse, vivante, vibrant de l’éclat sombre du henné qui les cuivre. Chevelure ombreuse vers quoi la main se tend, que l’on peine à retenir ;


    chevelure        

    de femme nue        

    au bord d’un fleuve.       


    Sa peau et blanche et mate ;

    cette peau

    ce flot

    qui ondule

    cette chevelure où s’enfouir

    tout est à l’image de la Madeleine hispano-flamande devant laquelle ô joie jadis baissaient leurs yeux les fidèles, lorsque leurs lèvres se refermaient

    sur le corps du Christ.

    Sur cette vierge pâle et brûlante est passé le vent du noroît, humide, qui balaie les Flandres.

    Mais il reste en elle du Sud qui a fécondé nos forêts épaisses : sa chevelure est métisse, crépue comme les femmes de ce pays où se sont longuement entremêlées les armées, les langues, les peintures.

    Après le bain, elle flamboie sombre et splendide et sent le musc.

    Au délié, des senteurs d’Algarve et d’herbe qui font rêver.

    Jeune belle venue de loin égarée dans nos brumes.

    Lorsque le maître de ses chiens l’accompagne dans les bois humides du nord de l’Ile-de-France, l’été, il plonge parfois tout son visage dans la chevelure de la belle, à perdre le souffle…

    Elle ne se dérobe qu’à demi à sa présence éperdue.



    Alain Gorius, « Métisse » in Portraits secrets, La Lucarne des Ecrivains, 2018, pp. 51-52-53. Photographies de Joël Leick.






    Alain Gorius  Portraits secrets







    ■ Voir aussi ▼

    une fiche éditoriale sur Portraits secrets d’Alain Gorius
    → (sur le site des éditions Al Manar)
    une fiche biographique sur Joël Leick
    le site de Joël Leick
    → (sur Terres de femmes)
    Aïcha Arnaout, Alain Gorius | La fontaine





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  • Elio Vittorini, Les Hommes et la Poussière

    par Angèle Paoli

    Elio Vittorini, Les Hommes et la Poussière, éditions Nous, 2018.
    Traduit de l’italien et présenté par Marie Fabre.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « MONTRE TA SERVITUDE »




    L’ouvrage récemment publié par les éditions Nous sous le titre Les Hommes et la Poussière regroupe l’ensemble des nouvelles qu’a écrites Elio Vittorini dans les années 1930 et 1940. Cet opus s’ouvre sur un remarquable avant-propos de Marie Fabre : « Le nom caché de la communauté ». Une introduction éclairante sur l’auteur et sur l’environnement culturel et historique dans lequel celui-ci a baigné. Et dont il a été un protagoniste majeur par ses engagements, aussi bien littéraires, éditoriaux que politiques.

    Ces nouvelles, toutes inédites en langue française, ont été traduites par Marie Fabre, professeure passionnée de littérature et de langue italiennes. L’organisation tripartite de ce recueil est en phase avec l’évolution intellectuelle, politique et littéraire d’Elio Vittorini, un des écrivains majeurs de son temps. Un écrivain majeur non pas tant par l’importance de sa production littéraire, quantitativement limitée, que par l’incidence qu’a eue cette production sur le monde des lettres italien. Un bouleversement qui va notamment conduire à l’avènement du « néo-réalisme ».

    Renommé pour sa « double vocation » de créateur littéraire et d’éditeur, Elio Vittorini est un écrivain profondément engagé. Tout son travail rend compte de cet engagement, autant par la forme que prennent les nouvelles que par le fond qu’elles abordent. Elio Vittorini, grand admirateur et passeur des romanciers américains — Faulkner, Steinbeck, Caldwell, Saroyan —, suit de près les événements auxquels il prend directement part et qu’il fait vivre par le dialogue.

    L’Italie que donne à voir Vittorini dans ces nouvelles s’inscrit dans une période houleuse de l’histoire du XXe siècle, marquée par l’accession au pouvoir de Mussolini, avec en contrepoids les engagements antifascistes (guerre et résistance). Un parcours que l’on retrouve dans Conversation en Sicile (1938-1939). Parcours qui s’accompagne de questionnements, pris sur le vif des rencontres et des échanges. De l’individu au groupe. « Le thème de fond de Vittorini, c’est toujours cette zone difficile du « commun » ou de « la réunion », rêve d’une dimension où viendrait se briser la solitude », écrit Marie Fabre dans « Le nom caché de la communauté ».

    Les Hommes et la Poussière s’organise en trois volets :

    – 1932-1939
    Les hommes et la poussière (1941-1947)
    Le nom, les larmes et autres récits (1939-1946).

    Sous la tête de rubrique « Origine des textes » viennent se ranger les intitulés de chaque nouvelle dont sont précisées la date de publication mais aussi la source éditoriale (journal ou revue). Ainsi, dans le second volet, pour Les Hommes et la Poussière : recueil publié pour la première fois dans Inventario (automne-hiver 1946-1947). La nouvelle qui donne son titre à l’ensemble du recueil est une nouvelle brève. Elle met en scène un narrateur anonyme qui s’interroge sur lui-même et sur sa capacité à se penser tout entier, à la fois dans le moment présent et dans sa temporalité.

    « Je veux me saisir et me retenir, dis-je, pour une heure, tout entier tel que j’ai été un certain après-midi, un certain jour, avec les pensées qu’on a eues ce jour-là et les souvenirs et les rêveries qu’on a eus au sujet de notre vie ».

    Face à ce défi et aux interrogations qui tournent en boucle dans la tête du protagoniste — « et ma vie se peut-il qu’elle ne soit qu’un après-midi de poussière ? » —, la réponse est introuvable. Elle ne peut que rebondir sur une question du même ordre qui englobe cette fois « l’homme entier » :

    « L’homme entier, se peut-il qu’il ne soit qu’un après-midi de grincement et de poussière ? »

    Les différents récits, dont l’ordre d’occurrence est fonction de la chronologie de leur publication, constituent autant de « vignettes » dans lesquelles évoluent des êtres de tous les jours, aux agissements parfois un peu décalés, des originaux aussi, des hommes confrontés à leurs propres limites, subordonnés aux us et conventions de leur environnement social mais surtout à leur solitude, profonde et douloureuse ; à l’angoisse que génère l’attente. Le plus souvent des êtres déconcertants et drôles. Et toujours attachants.

    D’un volet à l’autre, le style des nouvelles évolue, du plus classique au plus « moderne ». Les nouvelles de la première section se déroulent dans une atmosphère de presque insouciance et de presque bonheur. « Et c’était là le monde heureux où je brûlais d’entrer avec un bon fumet de café au lait qui montait au visage », conclut le narrateur de la nouvelle « L’enfant qui se réveille ». La narration suit un fil régulier. Elle met en scène citadins ou campagnards dont les mondes et rêves s’opposent sans pour autant soulever de vagues. Parfois les uns et les autres se croisent. La rencontre semble possible. Mais elle n’a pas lieu, chacun restant abandonné à son désarroi. L’attirance de la ville pour ceux qui sont contraints de vivre éloignés d’elle, les réflexions qu’elle nourrit, constituent un thème fort chez Vittorini. Objet de désir et de désillusion. Souvent inaccessibles, il ne demeure des « villes du monde » que les noms mystérieux que se lancent les hommes. À la cantonade, au retour du travail. Sans doute aussi pour meubler le silence :

    « Dans la montagne, des lumières s’allumaient, et dans la mer aussi ; nous regardions, et des filles passaient, en haut ; le petit disait : « Hum ! »

    « Hum ! Hum !  » disions-nous.

    Pour une fois, l’échalas dit quelque chose :  » Alicante ! « 

    Enfin nous parlâmes.

    « Alicante ? « 

    Il y avait ces lumières que l’on regardait, et l’échalas dit :

    « Sydney ! Alicante ! »

    « Sydney aussi ? »

    « Villes du monde », dit l’échalas. « Stockholm ! » » (in « Les villes du monde »)

    L’enfance et l’adolescence, leur monde mythique et leurs aspirations occupent eux aussi une place privilégiée. Avec la nouvelle « Mon octobre fasciste » (in Il Bargello , 28 octobre 1932), il semble que l’on entre dans le vif du sujet. Le récit est entre les mains d’un adolescent subjugué par le fascisme. Mois d’octobre « mémorable », marqué, le 22 octobre 1922, par la prise de pouvoir de Mussolini. Vingt ans plus tard, l’histoire rebondit avec le coup d’État du général Badoglio. Et le renversement de Mussolini, le 25 juillet 1943. « Les servitudes de l’homme », récit singulier réparti en neuf séquences, reprend à son compte les événements, en mettant l’accent sur l’absurdité des situations et sur les dérèglements internes propres au fascisme. Ainsi le coup d’État de Badoglio, interprété par la population comme une réaction contre le fascisme, qui se révèle être une excroissance/ou une résurgence du fascisme. Un nouvel avatar.

    « Chacun croyait que c’était une erreur ; qu’il avait été pris, comme fasciste, par erreur ; et qu’il devait se trouver parmi des fascistes, dans la misère d’une erreur ».

    De bizarreries en bizarreries, les personnages s’interrogent sur ce qu’est réellement le fascisme, sur ses modes de fonctionnement et sur ses limites, sur la manière de l’identifier ou de le reconnaître :

    « Mais Bristol dit que c’était maintenant qu’arrivait le bizarre ; se retrouver enfermé, un antifasciste, une fois le fascisme tombé. « Voilà ce que moi », cria-t-il, « j’en dis ». »

    Au cours du recueil, les dialogues prennent peu à peu une coloration très personnelle. De sorte que, par la médiation de ce « tissage » si particulier qu’ils constituent, les textes en prose s’agrémentent de « petites pierres lyriques » qui rattachent pour partie ces nouvelles à la période de la prosa d’arte propre aux années 1930.

    Dans les différentes saynètes qui surgissent sous sa plume, Vittorini apparaît comme un maître de la répétition. Ces répétitions rythment le récit et ponctuent le dialogue, parfois avec une variante qui échappe à première lecture mais qui rebondit à intervalles réguliers, créant un effet d’écholalie souvent cocasse ; lequel peut être interrompu par des onomatopées impromptues. Le tout sur fond de radios pétaradantes, de grésillements ou de sifflements.

    Ainsi de cette scène des joueurs de cartes, dont les propos tournent autour du désert :

    « Il y en avait un qui ne jouait pas, dans la pièce. C’était l’Espagnol, et il n’avait jamais rien dit : il chiquait du tabac qu’il tirait de ses poches, en tresse.

    « Le désert est profond », dit-il.

    Qu’entendait-il par là ?

    Nous nous tournâmes vers lui, et nous attendions.

    « Il me recouvre », dit-il.

    « Il te recouvre ? « 

    « Je suis assis et il me recouvre. Je chique du tabac et il me recouvre. Je ne peux pas en sortir. « 

    « Ça alors », dit le Napolitain.

    « Il me surplombe », dit l’Espagnol.

    Le Napolitain rit, seul ; et n’entendit que lui-même. Le dernier de notre groupe se leva de sa chaise.

    « Oh, le beau désert d’autrefois ! « 

    « Oh, ce désert-là ! « … (in « Le désert »)

    Ailleurs ce sont des coups de klaxon intempestifs qui se manifestent dans la nuit et qui réveillent chez le dormeur sa hantise de « la bête blanche » :

    « Et moi je suis enfermé dans la chambre avec cette lumière, je fume, j’allume une cigarette et je fume, et dans la rue la bête blanche étreint les murs.
    Un klaxon d’automobile appelle.
    « Tut », appelle-t-il. « Tut. Tuuut. »

    Dans sa chambre, l’homme qui fume est surpris. Pourquoi appelle-t-il ? Qu’est-ce qu’il veut ? Il pense à sa voiture à l’arrêt sur la place. La neige tombe. Qui peut donc être au volant ? Et pourtant l’appel se répète : « Tuut. Tuuut. » » (in « Une bête étreint les murs »).

    Solitude, enfermement, désert, fascisme, servitudes… Chaque scène décline sous une forme nouvelle les thèmes lancinants qui obsèdent l’écrivain. C’est là, au cœur de l’obscur qui guette chacun des protagonistes, que se noue l’unité entre les hommes :

    « Dans l’obscurité, dans le silence, le manteau de la pensée fut déplié, et il tomba sur nous tous, il nous enveloppa. Mais qu’y avait-il à penser ? »

    La réponse arrive un peu plus loin dans le dialogue, poignante :

    « « Ils sont chacun d’un autre fascisme », répondit-il.

    « Chacun d’un autre fascisme ? »

    « Chacun d’une autre servitude », répondit-il.

    Et il s’adressa à quelqu’un. « Toi, parle, Mendoza », dit-il.

    « Depuis quand ? », dit-il. « Montre ta servitude. » »

    Nouvelle après nouvelle, Les Hommes et la Poussière ouvre de nombreuses pistes de réflexion. Le lecteur attentif peut même y entrevoir un éclairage en miroir sur certaines situations que nous traversons aujourd’hui. Un recueil étonnamment moderne, à lire et à relire. Et à méditer. À savourer aussi, tant chacun des textes n’est que rebondissement de pépite en pépite.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Elio Vittorini  Les Hommes et la Poussière






    ELIO VITTORINI


    Vittorini
    Source




    ■ Elio Vittorini
    sur Terres de femmes

    Sicilia ! (note d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Nous)
    la fiche de l’éditeur sur Les Hommes et la Poussière [PDF]
    → (sur le site des éditions Nous)
    des extraits des Hommes et la Poussière [PDF]
    → (sur le site En attendant Nadeau)
    Les îlots de résistance d’Elio Vittorini, par Linda Lê





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  • Alain Helissen | L’avancée




    Helissen Guidu
    Ph., G.AdC






    L’AVANCÉE



    Ne pas
    gommer les traces
    Ne pas
    les laisser se dissoudre
    dans l’informe

    Marquer d’un trait
    hautes et basses arêtes
    puis laisser le chemin
    sans poteaux ni clôtures
    s’y dessiner tout seul

    Les cimes les plus hautes
    ont percé les nuages
    La vallée n’est que brume
    où résonnent tenaces
    les bruits que font les hommes
    au retour des battues

    Je n’ai pas souvenance
    du pays que tu dis
    Je marche encore
    sur des chemins de terre
    Une ombre me suit
    c’est celle de l’enfant que je fus
    et qui s’éveille encore
    en moi parfois la nuit

    Il se peut qu’un rayon
    plus ardu illumine
    un ciel de strates grises
    réveillant peu à peu
    l’espoir de mots guéris
    repartis plus confiants
    dans leur marche en avant

    Il reste encore des blancs
    vierges de tout passage
    Je n’y écrirai rien
    qui puisse forcer le trait
    ni brouiller le silence
    Sans lui les mots
    resteraient sans substance




    Alain Helissen in Chemins, Atelier Poésie de Cognac, Poésie et prose 2018, Expression Culturelle Éditeur, 2018, pp. 66-67.





    ALAIN HELISSEN


    Alain Helissen





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