Étiquette : 2019


  • Pierre Péju, L’Œil de la nuit

    par Sylvie Fabre G.

    Pierre Péju, L’Œil de la nuit,
    éditions Gallimard, Collection Blanche, 2019.



    Lecture de Sylvie Fabre G.


    L’ŒIL DE LA NUIT


    « Pourquoi ne sommes-nous pas
    restés des enfants ? »



    Tout ce que nous écrivons a ses racines dans le sentiment de la vie qui nous habite. Il trouve sa source plus ou moins heureuse dans le passé et ses forces favorables ou contraires dans le présent. Le romancier qui illustre cette vérité donne à voir et à penser nos destins, singulier et collectif, à travers des visages, des lieux et des temps mais aussi des savoirs qui rencontrent ses obsessions personnelles et quelques-unes de nos interrogations communes. Ainsi le dernier livre de Pierre Péju, L’Œil de la nuit, paru en 2019 aux éditions Gallimard et repris en 2020 en bande dessinée, avec le dessinateur Lionel Richerand, chez Casterman, met-il en scène un personnage réel, Horace W. Frink, dont le parcours nous éclaire sur l’état de la société et de l’être à un moment de son histoire et peut-être aussi de la nôtre.

    C’est après des voyages aux États-Unis en effet que l’auteur a eu le désir de questionner la persistance « du rêve américain » et les effets de « son optimisme de principe ou de façade » confronté aux évolutions de la modernité et du capitalisme. L’arrivée, à l’aube du XXe siècle, de la psychanalyse en fait partie et a infléchi les manières de penser l’homme et sa liberté. Au cours de ses recherches, l’auteur découvre un de ses pionniers en Horace Frink, un adepte, confrère et patient de Freud, dont le rôle lui apparaît étrangement méconnu. N’a-t-il pas tenu une place certaine dans l’implantation de cette nouvelle science de par sa pratique personnelle de médecin et d’essayiste ? Ces éléments, joints à sa fin tragique et au mystère de son effacement dans l’histoire de la psychanalyse, poussent Pierre Péju à s’emparer de son histoire pour en faire une nouvelle figure romanesque : un héros, réinventé, proie de son inconscient et toujours en quête de lui-même dans un Nouveau Monde et un Ancien Monde, troublés par la guerre, ébranlés par les mutations techniques, sociales et humaines que chacun doit y affronter, ainsi que nous l’exposent les premières pages du roman : « L’Europe à feu et à sang. Là-bas sur le Vieux Continent, c’était la guerre ! […] Innombrables étaient ceux, de toutes origines, qui ne songeaient qu’à oublier un vieux monde qu’ils avaient quitté au prix de peines et de souffrances. » […] « Que se passait-il dans les corps et dans les têtes ? Malaises et malheurs. Espérances et naïvetés. Incertitudes et violences. Et voilà qu’on entreprenait de soigner les gens en les invitant à parler de leur sexualité et à reconstituer ce qui avait bien pu leur arriver de funeste, dans leur enfance. »

    L’histoire commence donc un soir de printemps 1915 dans le quartier où vit et exerce le « docteur Frink », psychiatre-psychanalyste reconnu. À trente-deux ans, sa réussite professionnelle et son mariage n’empêchent pas son déséquilibre intérieur perceptible : « Tandis qu’il errait dans Manhattan […] des bribes de phrases énigmatiques […] des images le hantaient. Des rêves faits par d’autres mais qui semblaient mystérieusement décalqués de ses propres rêves. ». L’espace extérieur – la ville de New York de nuit – semble en être contaminé car le narrateur omniscient adopte le point de vue interne pour nous entraîner dans son atmosphère ténébreuse. L’oppression causée par les tours, la fièvre agressive des rues et le visage hanté d’Horace seront habilement traduites dans la bande dessinée par les vignettes expressives, en noir et blanc, de Lionel Richerand. La coloration psychologique et les descriptions hallucinatoires de l’incipit donnent sa tonalité d’ensemble au roman, et mettent l’accent sur le caractère tourmenté du héros. L’auteur nous plonge dans ses errances insomniaques et nous révèle sa tendance à l’alcoolisme qu’expliquent ses conflits existentiels profonds. Le titre, L’Œil de la nuit, dont l’image demande interprétation, s’éclaire : Frink est d’abord celui qui, au sens propre, ne peut pas « fermer l’œil de la nuit » parce qu’il est assailli par des visions cauchemardesques : « la main réduite en cendres, le cheval qui sue du sang ». Les soliloques incessants du personnage tournent vertigineusement sous et dans « l’œil de la nuit », maelstrom de son angoisse et cœur de ses ressassements, comme le font sentir les mots de l’auteur et le crayon de l’artiste.

    Sujet d’une analyse en cours, Frink, qui soigne ses propres malades par l’hypnose et par la parole, semble paradoxalement travaillé de doutes sur sa discipline : « J’ai du mal à considérer la psychiatrie comme une spécialité médicale à part entière », avoue-t-il à son confident Nathan Ashmeyer, un cardiologue victime lui-même d’un mal-être solitaire qui finira par le conduire au suicide. Sorte de double silencieux du héros, celui-ci préfigure ses renoncements, sa défaite et sa mort précoce. Ces hommes jeunes, mais l’un et l’autre désespérés, sont peu convaincus que la cure analytique puisse « soigner les esprits malades à partir de souvenirs ou d’oublis », d’autant plus qu’elle apparaît déjà à Frink impuissante sur sa propre névrose. Victime dans l’enfance de la relation « ravageuse, incandescente » du couple parental, « créature bicéphale », Horace, écrasé par son père et mal aimé par sa mère, a subi une suite de traumatismes, dont plus tard une blessure à la main qui l’empêche d’être chirurgien tel son grand-père, figure tutélaire et aimée. Les parents ont en effet fini par l’abandonner aux grands-parents, pour recommencer seuls le « rêve américain » à l’Ouest, après l’incendie de leur entreprise. Ce drame, suggère l’auteur, où l’enfant a failli périr par oubli, exacerbé ensuite par leur disparition définitive, expliquent les instabilités du héros et sa phobie du feu dont la bande dessinée illustre concrètement les récurrences. Ces failles intérieures, Lionel Richerand, fidèle aux mots du romancier, les pointe à travers les expressions torturées de son visage, ses postures régressives, la consumation de son corps. Horace lui-même, malgré son narcissisme, prend vite conscience des séquelles d’une telle enfance et culpabilise sur son incapacité à aimer ou à s’intéresser véritablement aux autres, à Nathan notamment ou à ses propres enfants. Il sent en lui l’alternance de l’euphorie et de l’abattement, sa bipolarité. Ses relations sont celles d’un homme clivé, faible ou cruel sans l’assumer, en particulier dans l’amour qu’il fuit et qui le fuit : « Vivre selon ses sentiments, Horace aurait bien été incapable de dire en quoi cela consistait pour lui », et dans la reconnaissance de sa légitimité : « Il se sent perdu en tant que père, en tant qu’époux, […], en tant qu’analyste […]. En tant qu’homme ? », écrit Pierre Péju. Le seul moment où il semble en accord avec lui-même, et dans une forme de légèreté, est lorsqu’il se retrouve seul dans le milieu artistique des années vingt à Paris. « Véritable aimant », et lieu de « pur plaisir », le Montparnasse mythique surgit dans les vignettes cinématographiques du dessinateur. Mais ce bonheur n’existe que parce qu’il n’y est alors que de passage, sans attaches ni responsabilités.

    L’intrigue du roman, et ce n’est pas étonnant dans ce contexte, repose pourtant en partie sur la relation du héros à trois femmes. Oscillant entre besoin de reconnaissance, attirance et rejet, elle est l’illustration de ce que la psychanalyse révèle de l’inconscient masculin et féminin au miroir de la société patriarcale et capitaliste de l’époque. C’est à cause d’une emprise sexuelle plus qu’amoureuse que Frink va sombrer. Dans son univers familial bourgeois et puritain, l’apparition d’Angelica Bijur, d’une beauté sensuelle, « d’une indépendance et d’une liberté de conduite que seule son immense fortune, jointe à des manières de reine, rendait acceptables » possède une attraction à laquelle il ne peut résister. Elle devient sa maîtresse, sapant les fondations de son mariage raisonnable avec Doris, son amie d’enfance, et jusqu’à sa déontologie professionnelle. L’une et l’autre de ces deux femmes correspondent à des archétypes de la condition féminine dont l’auteur se plaît à jouer. L’épouse, parfaite et réservée, lui apporte un ancrage par un amour patient, protecteur et inconditionnel où il profite de la sécurité d’un foyer – stabilité qui, malgré ses échappées, le rassure. La seconde, femme fatale et maîtresse ardente, lui fait découvrir la volupté, les affres de la passion et un mode de vie luxueux, étranger à son milieu d’origine. Ensemble ils vont jusqu’à braver, l’un l’interdit du lien entre analyste et patient, l’autre l’autorité toute puissante d’un mari, symbole d’énergie et de réussite. Tous doivent affronter le scandale d’une relation adultère puis un divorce. La bande dessinée de Lionel Richerand, comme les descriptions métaphoriques ou analytiques de Pierre Péju, souligne l’opposition des deux femmes, leurs choix tranchés, leur apparence physique contrastée : visages, vêtements et maintiens symboliques de leurs personnalités. Le réalisme des lieux de fête pour l’une ou du quotidien pour l’autre insiste sur la différence de leurs milieux sociaux respectifs et fait songer à l’univers de Scott Fitzgerald dans Gatsby le Magnifique. Ces deux femmes pourtant vont être mal aimées et délaissées, ballottées entre le désir égoïste et les effondrements psychiques du personnage, ses dérobades et ses scrupules moraux intermittents. On ne peut dire d’ailleurs qu’Horace les ait vraiment choisies ni dans le mariage, ni dans l’adultère, ni dans le divorce. Soumis en quelque sorte à leur désir plus affirmé que le sien, il reste dans l’insatisfaction et l’échec. L’une et l’autre vont en payer le prix, mais Doris bien plus encore qu’Angelica dont l’argent est une aide indéniable. Son amour ne la conduit pas à la mort comme l’épouse mais au divertissement des voyages et des liaisons sans lendemain, et insiste surtout l’auteur, à une lucidité sans illusion sur les pouvoirs de l’analyse et sur le possible étroit qu’offre toute vie, même aux nantis. Quant à la troisième femme, Mary-Ann, dont le rôle est moins important, témoin inquièt(e) et dévoué(e) de son renoncement à toute sociabilité, ville, relation et métier de psychanalyste, elle ne parviendra pas non plus à le sauver. Les dernières images de la bande dessinée montrent un héros lunaire, choisissant l’état de nature. Son suicide solitaire, comme celui de son ami Nathan, le ramène à l’enfance et à Doris, dans la réminiscence des promesses – non tenues – de la vie.

    Le but de Pierre Péju, à travers le récit de la destinée tragique de ce médecin brillant, est de dépeindre une expérience singulière vécue au sein d’une condition humaine universelle et d’une aventure intellectuelle collective : celle de l’implantation en Europe et aux États-Unis de la psychanalyse et ce qu’elle bouscule dans nos vies, thème principal du roman. Il introduit ainsi les débats et les luttes qu’elle suscite dès sa naissance, non seulement dans la société de l’époque en Europe et en Amérique, mais à l’intérieur même de son cercle d’initiés. Et cela n’est pas sans nous ramener aux polémiques actuelles sur ses pouvoirs, leurs limites et leurs méfaits. La narration met en scène ses acteurs principaux, à commencer par Freud lui-même, entouré de Jung et de Ferenczi. Elle saisit Freud dans sa vie quotidienne, intime et professionnelle au cours de son séjour et chez lui à Vienne. Il y apparaît « humain, trop humain », pour certains qui reprochent à l’auteur d’« avoir déboulonné la statue », car sont mises en avant ses angoisses et ses exigences, ses superstitions et ses hantises personnelles. Mais les héros, plus encore que les dieux, ne sont-ils pas tous destinés à « tomber », comme le dit Pavese ? Si, dans la bande dessinée, le Maître fait l’ouverture du récit avec sa prestance et la dévotion qu’on lui porte, subordonnant ainsi la place de Frink devenu son « patient américain », les retours en arrière et l’ironie du narrateur dans le roman permettent de moduler cette image. C’est bien Frink le premier héros qui ouvre le labyrinthe du temps et de l’intériorité en explorant son cas avec Abraham Brill. Analyste et mentor, juif venu d’Europe, donc chargé d’histoire et de pensée, « représentant quasi officiel de Freud, et son traducteur », celui-ci semble même plus clairvoyant que Freud dont les séances d’analyse se soldent par l’échec. À l’origine de leur rencontre, c’est Brill qui annonce à Horace Frink « que le professeur Freud allait venir en personne en Amérique ! Un événement exceptionnel. À peine croyable. » Et qui le choisit pour l’accompagner dans ses déplacements. Plus tard il lui conseille son départ en Europe et son entrée en analyse avec Freud. Grand sceptique, il connaît les abîmes de l’âme humaine et il est persuadé de « manipuler une sorte de dynamite mentale » par sa pratique. Il met donc en garde Frink contre toute illusion de perfection des êtres, contre toute auto-flagellation. L’analyse faisant éclater « les conventions morales et professionnelles », la pureté étant un leurre, chacun, y compris Freud, a « son enfer portatif » dans cette société en mutation. Et si le voyage de Freud est l’occasion, pour le romancier autant que pour le dessinateur, de croquer les avancées techniques de l’époque (paquebot, train), il leur permet aussi de faire prendre conscience aux lecteurs des illusions du « rêve américain ».

    Pierre Péju en profite pour mettre l’accent sur les inégalités de prospérité entre les milieux et le rôle déterminant de l’argent dans le monde des affaires, de l’université et de la psychanalyse, tant en Europe qu’aux États-Unis. Le personnage d’Alexandre Bijur, caricaturé par Lionel Richerand comme un ogre face au maigre et chancelant Horace Frink, montre qui détient la puissance, au moins économique. La venue de Freud, comme plus tard les voyages de Frink puis d’Angelica à Vienne, dépendent de son bon vouloir. Et la faillite de leurs analyses donne raison à la mise en garde de Brill, écornant ainsi le mythe de Freud comparé à « une vieille araignée » : la toile qu’il tisse, « l’obscure clarté qu’il émet », sont parfois des effets de sa propre névrose ou de ses désirs inavouables, comme l’indiquent sa fascination pour Angelica ou son choix de Frink au poste de président de la Société américaine de psychanalyse. Celle-ci ne peut guérir l’homme, murmure l’auteur, au mieux « elle peut soulager parfois la souffrance » et adapter les existences à la réalité de la vie et des névroses qu’elle produit. Dans le cas d’Horace, son échec est total. À son retour, Doris est malade, Alexandre Bijur prépare une cabale contre Freud, « un gourou maléfique », « un charlatan » dont les idées menacent la société et ses valeurs. Et l’Amérique entière a rebasculé du côté de ses démons : prohibition, racisme, peine de mort et misère. « Le rêve américain » s’écroule et l’Europe prépare l’arrivée du nazisme. « La psychanalyse », ironise l’écrivain, « a de beaux jours devant elle. »

    La fin de ce roman et de sa bande dessinée, nous ramène à son commencement, comme Horace Frink, qui à l’heure de sa mort accomplit une remontée vers l’enfance et la jeunesse. L’auteur boucle ainsi dans l’écriture un cycle de vie qui mêle réalité et fiction pour nous livrer une vision du monde. Comme celle de ses deux héros, elle est empreinte d’un pessimisme tragique. Grâce à sa narration descriptive, lyrique et réflexive qui varie les registres, et à travers l’histoire foisonnante de deux personnages de psychanalystes mis en résonance, l’auteur a pu nous ouvrir à la difficulté infrangible des existences. Il a aussi montré le rôle décisif de cette science dans la transformation du regard sur l’homme, tout en embrassant les avancées, les problèmes et les errements d’une époque qui s’étend de la fin du XIXe siècle aux Années folles. Comme la nôtre, nous souffle Pierre Péju, celle-ci tangue funambule sur la passerelle d’un siècle à l’autre. Ce roman, qui s’apparente à une véritable fresque littéraire, sociale et humaine, déborde chronologie ou durée pour s’intéresser à l’humain universel. Son ambition, par-delà la peinture d’une époque et de ses enjeux, est peut-être d’abord de nous rappeler les complexités de toute psyché et le combat intérieur que chacun doit mener, parfois contre lui-même et souvent contre les autres, pour arriver à tenir debout en un monde de désordre, de souffrance et de mort. Comme le dévoilent pour nous le vécu du héros et la pensée du deuxième personnage important du récit, Sigmund Freud, ce combat, quels que soient les espoirs suscités par la psychanalyse, ou plus largement encore par ce que l’on appelle « le progrès », a sans doute plus de perdants que de gagnants. Nos déterminismes sociaux et psychologiques, nos incomplétudes morales et les violences du monde y pourvoient.


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.






    Pierre Péju  L'Oeil de la nuit
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    PIERRE PÉJU


    Pierre-peju-ecrivain denim
    Source




    ■ Pierre Péju
    sur Terres de femmes



    [Un immense brasier] (extrait de L’Œil de la nuit)
    Enfance obscure (lecture de Sylvie Fabre G.)
    L’État du ciel (lecture de Sylvie Fabre G.)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur L’Œil de la nuit




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Pierre Dhainaut, Après
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)





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  • Pierre Péju | [Un immense brasier]


    [UN IMMENSE BRASIER]




    À la fenêtre de sa chambre, Horace, en chemise de nuit, est hypnotisé par le spectacle. Les hommes qui courent en tous sens sont de petits insectes. L’eau, ils la projettent à l’aide de pompes grinçantes dont les ombres s’allongent sur le sol. Mais les jets n’atteignent le grand feu que par petits crachats dérisoires. L’incendie progresse. Le vent l’attise. L’enfant assiste sans broncher à l’affreux spectacle.

    Brusquement, deux bras puissants l’arrachent à la fascination, le soulèvent, l’emportent dans l’obscurité. Depuis l’atelier le plus proche qui brûle lui aussi, les flammes se sont propagées jusqu’aux bâtiments des bureaux, ravageant tout. Les fenêtres de l’administration de la fonderie Frink sont béantes, les nuages de fumée qui en sortent emportent de noirs oiseaux de papier vers le ciel rougi. Les appartements des Frink risquent de flamber à leur tour. Rester, c’est risquer l’asphyxie. D’un moment à l’autre chacun peut se transformer en torche vivante mais surtout étouffer s’il ne fuit pas assez vite. Horace, solidement entravé par des bras musclés, a l’impression de voler à travers les corridors et les salles du rez-de-chaussée. Il ne crie pas, se débat à peine. L’homme qui est venu à son secours n’est pas son père, mais Tom, un colosse, chauffeur et homme à tout faire de George Frink. Ne voulant pas lâcher l’enfant, il défonce d’un coup de pied la porte-fenêtre du salon, dont la vitre se brise, et se précipite dehors. La chaleur du brasier augmente. Un brouillard chargé de fragments noircis et de cendres blanches plane entre les arbres. Tom dépose finalement le petit rescapé, comme un paquet sur le gazon, près du portique d’entrée dans la fonderie, le plus loin possible du drame.

    Dans leurs dos, à la lueur de l’incendie, Horace a cru reconnaître son père allant, venant, hurlant près des premières charrettes à chevaux, aux grandes roues rouges, surmontées d’un réservoir d’eau doré, d’où les lances gonflées partent tant bien que mal à l’assaut du brasier. Les pompiers, coiffés de ce casque immense qui leur descend sur la nuque et les épaules, actionnent de toutes leurs forces les pompes à bras. Mais le grand récipient de cuivre sur la plate-forme du véhicule se vide en quelques minutes. Il ne fait que refléter la catastrophe. Déjà d’autres charrettes arrivent au grand galop. Et cette silhouette qui tourne en rond, lève les bras au ciel, s’accroupit, se relève et court de plus belle, c’est Henrietta, la maman d’Horace, échevelée dans son déshabillé blanc. Elle ne peut pas quitter son mari. Elle le suit en hurlant. À plusieurs centaines de mètres des flammes, Tom, essoufflé, s’est accroupi à côté du petit garçon. Assise dans l’herbe, la vieille Mary pleure et se lamente en serrant contre elle Henry, le petit frère. Sauvés ! Horace n’appelle ni « papa », ni « maman ». Il finit par s’asseoir dans l’herbe, lui aussi, loin du brasier, le visage contre la poitrine de Mary qui chantonne une autre ancienne chanson, douce et désespérée. À l’aube, le feu n’est pas complètement maîtrisé.



    Pierre Péju, L’Œil de la nuit, éditions Gallimard, Collection Blanche, 2019, pp. 76-78.






    Pierre Péju  L'Oeil de la nuit
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    PIERRE PÉJU


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    ■ Pierre Péju
    sur Terres de femmes


    L’Œil de la nuit (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Enfance obscure (lecture de Sylvie Fabre G.)
    L’État du ciel (lecture de Sylvie Fabre G.)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
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  • Samantha Barendson | [ Il y a un poème qui meurt à Scoudouc]


    [IL Y A UN POÈME QUI MEURT À SCOUDOUC]





    Il y a un poème
    qui meurt à Scoudouc




    Au fond de ma valise
    une carte postale ancienne
    de la ville de Moncton
    une odeur de passé
    un parfum de soupente
    le papier a jauni
    le timbre s’est décollé
    l’encre bleue est devenue violette
    et l’on devine à peine
    les quelques mots écrits

    Un siècle, dix ans
    et dix-sept jours après
    me voici sur Main Street
    pardon pour le retard




    Et cette phrase
    redondante
    qui tourne dans ma tête

    Tu m’aimes-tu ?




    Samantha Barendson, Tu m’aimes-tu ?, éditions Le chat polaire, 2019, pp. 88-90.






    Samantha Barendson  Tu m'aimes-tu  Couverture





    SAMANTHA BARENDSON


    Samantha Barendson portrait





    ■ Samantha Barendson
    sur Terres de femmes


    Le Citronnier (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Le chat polaire)
    la fiche de l’éditeur sur Tu m’aimes-tu ? de Samantha Barendson
    le site de Samantha Barendson
    → (sur Recours au poème)
    une page sur Samantha Barendson
    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Samantha Barendson





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  • Fabio Scotto, La Peau de l’eau

    par Sylvie Fabre G.

    Fabio Scotto, La Peau de l’eau,
    poèmes français (1989-2019),
    éditions La Passe du vent, 2020.



    Lecture de Sylvie Fabre G.




    DANS LE TREMBLÉ DE LA VIE ET DE L’AMOUR




    La poésie n’est-elle pas la voix d’une parole qui fait scintiller des mots-étoiles dans la nuit et le vent, sur l’eau profonde et au-dessus du vide, en éclairant une vie qui donne à voir les signaux inséparables de l’amour et de la séparation, et qui, par là-même, fait entendre l’inachevé de notre condition ? Dans l’ouvrage La Peau de l’eau, publié cet automne aux éditions La Passe du vent, Fabio Scotto, poète italien, fait résonner sa voix en un recueil anthologique qui réunit des poèmes écrits en français entre 1989 et 2019. Dans quatre des parties, ceux-ci sont présentés dans une version bilingue et, fait rare, traduits par ses soins du français en italien. Cette originalité témoigne de sa relation profonde aux deux langues qu’il pratique de façon constante et qui sont mises ici en écho, devenant ainsi des passerelles mélodiques et des passerelles de sens dans la traversée poétique. La fréquentation du français, et la connaissance qu’en a Fabio Scotto de par son travail de linguiste, d’essayiste et de traducteur émérite lui permettent d’établir une véritable résonance entre les deux langues. Le recueil, qui balaie plus d’une trentaine d’années de création, met aussi en lumière l’unité de son œuvre dans la durée. Cet éclairage dans le temps souligne l’élan d’une quête existentielle et poétique où se conjuguent, sous différentes formes, apparition et disparition, autour de l’axe principal du lien à soi, à l’autre et au monde.

    L’anthologie, construite chronologiquement, débute par des poèmes aux vers courts, aux strophes brèves, qui sonnent déjà comme un avertissement. Sur ce chemin dès l’abord ouvert musicalement, le poète (nous) murmure qu’on ne traverse pas impunément le temps, même avec « un cœur » d’« enfant » ou d’amant. Dans le passage d’une époque à l’autre, d’un poème à l’autre, d’une langue à l’autre, il nous rappelle ce que nous ne pouvons ignorer : la vie est partition d’inouïe lumière autant qu’« ombre infinie ». Le désir humain et l’intensité de la langue ne sont pas suffisants pour faire que la ligne droite ne devienne aussi ligne brisée. Fabio Scotto réduit la faille par une écriture comme lui vouée à des amours finies, à des pages tournées, à un chant inachevable.

    Dans la première partie du recueil, l’image fugitive des jeunes filles surgissant « collées à la nuit » au détour d’une rue de Florence, puis, quelques vers plus loin, l’évocation du poète qui « parcourt le jour » « vêtu d’un brin de sable », en sont les premières illustrations symboliques et orientent le lecteur. Ces métaphores, comme le titre de la première partie, L’Avis de la mort, l’alertent en effet sur la tonalité générale, élégiaque, de l’ensemble du livre, que renforcent les derniers vers du Cirque au bord du lac, mélange de dérision et de nostalgie.


    « Le cirque s’en va demain
    (Ungaretti, Volodine, Moravagine)
    Vers le nord ou vers la mer
    Triste défilé

    Sa trace en nous
    Qui dansons sur le vide
    Un rire aux larmes
    Intarissable, subit
    La glace fondue dégouline, tu sais
    C’aurait pu être la vie… ».


    Cahier préalpin, écrit presque dix ans après L’Avis de la mort, introduit d’autres apparitions en égrenant toute une série de lieux qui offrent leur intitulé aux poèmes de cette sixième partie. Leur nomination précise — Gavirate, Castiglione Olona, Varèse, Luino… —, crée un voyage sonore et intérieur qui fond le paysage des Lacs italiens et de ses protagonistes dans une terre habitée et dans l’histoire singulière et collective qu’elle contient. Cette appartenance renvoie le lecteur aux proses de Sur cette rive, paru en 2011 aux éditions L’Amourier (A riva, NEM, 2009), où le poète, comme dans La Peau de l’eau, navigue entre les deux âges initiatiques — enfance-adolescence —, et l’âge adulte où se vivent la confrontation avec la réalité et la perte des illusions. On verra d’ailleurs que cette anthologie personnelle, qui couvre une temporalité large, Fabio Scotto la termine dans la dernière partie inédite, « L’À-Venir », en abordant aux rivages où désormais il se tient : ceux d’un présent vieilli où le poète se retourne sur sa vie et semble dresser un bilan, plutôt amer, de ce qui a été et surtout de ce qui est :

    « Vie, qui t’en vas

    à chaque instant perdu

    […]

    vie qui es illusion,

    sale promesse

    tristesse bleue

    comme tes yeux qui l’avalent » .

    Dans tout le recueil, le traitement du temps entremêle donc écriture du maintenant et écriture de la mémoire. Les verbes y sont le plus souvent au présent, comme si le passé, inclus, continuait à s’y vivre, comme si le futur était rendu inaccessible :

    « Demain ne viendra pas

    demain il sera trop tard »,

    confie l’un des derniers poèmes tiré « D’une Terre » (V). C’est d’ailleurs avec l’anticipation de sa propre mort que le poète clôt le recueil in « L’À-Venir » :

    « Le jour de ma mort il fera beau

    Des amis suivront le cortège funèbre » (X).

    Dans les vers suivants, télescopage imagé de son espace intérieur, lui-même se vit agonisant, puis cadavre énucléé :

    « À l’heure où moi, je meurs seul

    à l’orée du bois

    Puis les corbeaux en criant

    m’arrachent les yeux ».

    Le registre dramatique, amplifié par cette âpre vision que soulignent les allitérations en [R], éclaire le fond obscur d’une douleur qui broie l’être entier. Mais ne traversons-nous pas tous en aveugles la vie et plusieurs morts avant l’ultime ? Ne nous sentons-nous pas nous aussi parfois des morts-vivants ou des survivants ? Les ténèbres extérieures et intérieures sont des thèmes récurrents dans l’œuvre de Fabio Scotto où l’homme poursuit une chasse au bonheur qui toujours se dérobe et le laisse face au néant.

    Pris dans la spirale du temps, le poète résiste en portant son attention sur les formes, les mouvements, les sons et les couleurs d’une réalité qu’il veut saisir et explorer dans l’ici. Sa captation (nous) invite au partage d’une expérience à la fois sensorielle, mentale et émotionnelle des lieux, des choses et des êtres. On y respire une douceur du monde qui n’est pas sans violence :

    « Silence

    Paix

    Mais ce printemps venteux

    arrache les fleurs aux balcons

    gèle le sang » (« Castiglione Olona », Cahier Préalpin)

    et une beauté qui n’est pas sans laideur :

    « Le soir on va au marais

    se salir dans la cannaie

    sur des ponts tremblants

    au-dessus des décharges industrielles » (« Angera », Cahier Préalpin).

    Pas d’utopie, quelle qu’elle soit, chez Fabio Scotto, qui sait reconnaître les maux néfastes de notre société. Dans les dernières parties du recueil, l’évocation de l’eau lève encore d’autres images, plus terribles, sur la vérité du monde. Car la parole de l’écrivain n’oublie ni l’insensé atemporel ni les maux contemporains : sa lucidité regarde une immanence où règne le mal absolu qu’il dénonce dans la « Lettre à Oradour » (Les Dieux étouffés, 1946) dédiée à Jean Tardieu. Barbarie, destruction, famine, « Exode » sont autant de mots qui font de « notre peau, une plaie » et de notre voix « un cri ». Ce cri résonne dans tout le recueil, il remonte des abysses de la Méditerranée, s’élève « du fond des ruines d’un pont de Gênes » ou plane sur le théâtre des guerres. Il est celui des migrants, « frères morts / noyés parmi les vagues » et de tous les corps-cœurs meurtris par l’indifférence, le désamour ou la haine sur cette terre. Dans la voix du poète, il devient le chant humain d’une souffrance déjà inscrite sur les visages peints par Munch ou par Bacon.

    Fabio Scotto cependant n’oublie jamais les grâces accordées par la vie, ni leurs objets. Et d’abord la « grâce du vu », sa magie. Les poèmes célèbrent aussi bien le « désert aquatique / où les nuages joignent / la traînée jaune de l’horizon » que « la joie de la pierre sculptée par le vent » ou l’arbre dont « les branches deviennent ses bras ». Reflet de l’état d’âme, beauté sensuelle du vivant, tissé de présences vibrantes et d’osmose accomplie, le monde est là, avec ses bords de lacs, ses campagnes océanes ou méditerranéennes, ses « aubes simples » et ses couchants au « Miroir du soir ». Le dehors, paysage naturel ou urbain, est très prégnant dans Voix de la vue (1952) et dans toutes les autres parties du recueil à travers des descriptions fondues à l’expression des sensations et des sentiments mais aussi à une méditation. On reconnaît là le traducteur de Bernard Noël dans l’importance donnée au regard par Fabio Scotto pour qui « voir est un acte ». Tous les sens sont évidemment sollicités dans sa poésie « écrite avec son corps » et qui joue sur les sonorités, la rythmique et la ponctuation autant que sur les images. La dimension picturale de certains poèmes relie souvent la poésie à l’art. Ainsi il n’est pas étonnant que deux parties du recueil correspondent à des livres d’artistes réalisés par Fabio Scotto avec Colette Deblé et Martine Chittofrati et que bien d’autres poèmes, au fil du recueil, évoquent la musique ou des tableaux. Dans Esquisses italiennes, par exemple, ouvrage paru en 2014, une suite rêveuse mais précise accompagne toute une série d’œuvres autour des hauts-lieux de Venise et de Rome. Elle témoigne de la sensibilité de l’auteur à « un visible » dont il faut soulever le voile pour accéder à l’invisible et à ses métamorphoses.

    « Qu’est-ce que le corps pour la lumière ?

    La vie jaillit d’or des eaux troubles

    Corde tendue sur l’abîme

    Elle se penche pieds nus

    l’air caresse ses jambes

    Et toi qui l’aperçois de loin

    de la fenêtre d’en face

    tu es de quel temps,

    de quelle galaxie,

    de quel vent ? » (« Église des Scalzi » in Esquisses italiennes).

    Ces quelques vers nous ramènent au thème principal du recueil et de l’ensemble de l’œuvre de l’auteur. C’est en effet la question de l’identité et de l’amour, compris aussi comme désamour, incommunicabilité et éloignement dont il est question et qui fait question.

    Chez Fabio Scotto, la quête inquiète, mais passionnée, de soi et de l’autre est à la source même de la vie et de l’écriture. Elle se heurte toujours à l’impossible qui se confond avec la perte, mais son possible se prolonge dans « un chant de disparition » comme dans la très belle septième partie, au titre évocateur, L’Ivre mort, publié en 2007. Ce chant emporte la barque de l’écriture, de rivière heureuse en fleuve des amers, avec son passager étreint par la même soif inapaisée et inapaisable de l’Un. Comment s’amarrer aux rives toujours fuyantes de l’amour et garder vifs le transport du corps et la plénitude de l’âme un jour vécus, si ce n’est en les posant dans « l’ivre livre » qui transcende la vie en une autre vie et donne à l’amour sa vraie lumière ? Pour le poète, la poésie est peut-être une tentative de réponse à l’énigme, une voie d’accès à cette « éternité » rêvée, « mer allée/avec le soleil » qu’évoquent Rimbaud et Le Livre de Mallarmé (Variations sur un sujet, 1895) mis en dialogue. Ainsi, au cours du recueil, nous assistons à une descente amoureuse et poétique qui est aussi une remontée, à des naissances qui sont aussi morts annonciatrices de renaissances. La séparation et la solitude, thèmes essentiels, y sont montrées natives car venant de la présence elle-même et retournant toujours à la présence. Cette présence rayonnante, souveraine, que la femme aimée, en ses multiples visages, dispense puis retire, renvoie l’homme à sa dépendance et au désespoir, avant que « le seuleil » et le « cercoeil », mots-valises du désastre, ne redeviennent simples vocables, seuil d’un nouveau soleil, à coup sûr celui de la langue.

    De la rencontre amoureuse, Fabio Scotto écrit avec lyrisme l’enchantement, l’ivresse des corps et la joie d’une fusion vécue à l’origine et réinventée, comme le fait la femme des lavis de Colette Deblé à qui Fabio Scotto donne voix dans les Haïkaï (Fragments du corps rouge) de 2007. La dimension érotique occupe une grande place dans ce recueil aux vers-blasons qui célèbrent la féminité et l’emportement du désir. « Les beaux yeux », « le paradis de chair » suscitent l’extase mais révèlent aussi une face sombre. À l’instar de Baudelaire et de certains surréalistes, le poète montre la femme capable de fausseté et d’adultère, pire encore, sujet de trahison et de cruauté. De l’adolescente « blonde aux yeux noirs », entrevue « un dimanche devant la gare », à la femme mûre « qui porte un secret dans ses viscères » et dont la danse est « sous les yeux des dieux », toutes, si elles font de l’amour charnel un zénith, si elles touchent « de leurs ailes » le cœur de l’homme et « émeuvent » son âme, se révèlent en même temps les figures du manque, de l’abandon et de « la chute ». Les amants, tour à tour « ange mortel » et « ange noir », finissent en « anges déchus ». Certes ils connaissent l’acmé mais, très vite aussi, le déchirement et l’absence. Le riche lexique autour du sang montre le poète martyrisé et agonisant, une fois l’aimée en allée et devenue inaccessible. Dans la dernière partie (L’À-venir), celle qui se cache derrière le « A. » de la dédicace « s’en va/sans tourner le dos » mais le laisse exsangue, « le froid aux os » et désespéré.

    L’« à-venir » serait-il désormais une béance, un vide à épouser pour celui, proie d’amours éphémères, qui ne tient dans ses mains que « le rien » ? L’amour, écrit Fabio Scotto, se réduit à « une chanson pour personne / et le reste est la cendre / que tu éteins sur la cendre » (« La douce blessure, La dolce feria » in Le Corps du sable, L’Amourier, 2006). La parole ne serait-elle alors que « le moyen de se multiplier dans le néant », comme l’écrit Paul Valéry (« Petite lettre sur les mythes », Variété II) cité par Fabio Scotto dans Le Corps écrivant. S’il n’y a pas de salut, et nulle consolation, l’homme perdu devient « le perdant », un naufragé sans identité et sans goût de vivre. Le « je » n’existe que dans le lien au « tu », au « on » ou au « nous » vécus dans le face-à-face intime et, nous l’avons vu aussi, dans le partage d’un destin collectif qui nous lie. Si, dans la relation, l’un est exclu ou nié, l’autre est renvoyé à une sorte de non-être. Le déroulé de regards, de sentiments et de pensées qu’offre le recueil dresse en filigrane un portrait du poète. Ainsi l’apparition de la silhouette de Guido Morselli, écrivain méconnu de Varèse, « traversant la place du Marché / déjà déserte / à six heures du soir », au début du recueil (« Varèse », Cahier préalpin), est suivie de l’identification ironique au cygne de Caldé qui meurt « du plomb dans l’aile ». Ces signes d’un état intérieur mettent à nu une déréliction exprimée aussi par la finale verlainienne de « Luino » (Cahier préalpin) :

    « La vie est manque

    j’aime son absence

    J’attends la pluie ».

    Et cette dernière, à la mélancolie assumée, arrive même à « effacer » jusqu’aux mots du poète emportés par « le vent ».

    La vie, ce réel auquel chacun se confronte, nous déborde toujours, telle est la leçon du recueil. La voix qui y chante nous apprend son mystère indépassable et notre exil : dans l’amour, le plus proche est toujours déjà le plus lointain, mais sa rencontre nous constitue. Après la joie, la disparition laisse au sillage des jours l’a-joie, sa plaie jamais cicatrisée. Le temps s’acharne, c’est vrai, à nous dépouiller, multipliant les défaites et les deuils. En emportant les aimés, il laisse dans un silence où chacun se tient seul comme devant la mort. La félicité « que je croyais atteindre » reste insaisissable, écrit Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe, et Fabio Scotto ne le démentirait pas. La séparation, comme l’adieu, est le lot de chacun, qui doit trouver en soi les ressources pour continuer. Le poète de La Peau de l’eau, ami de Tardieu, de Bonnefoy, de Noël et de tant d’autres, pose dans ce recueil les pourquoi et les comment qui nous taraudent. Au bord de l’abîme, lui-même rongé de révoltes, de chagrins et de doutes, assiégé par la désespérance, il ne livre pas de réponse. Mais il garde encore, par-delà ses morts et la mort, le geste d’écrire qui donne son tremblé à la vie. Au terme de cette traversée, le dernier poème du recueil apaise sans la nier la blessure inguérissable avec le mot de « pitié » dont a tant besoin l’humain. Et l’arbre contre lequel s’adosse celui qui prononce ce mot, debout entre terre et ciel, transfuse en sa voix la sève : le poème est bien « l’amour réalisé du désir demeuré désir » (René Char, Fureur et mystère, 1948).



    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.
    pour Terres de femmes







    Fabio Scotto  La peau de l'eau





    FABIO SCOTTO


    Fabio Scotto





    ■ Fabio Scotto
    sur Terres de femmes


    Venezia — San Giorgio-Angelo (extrait de La Peau de l’eau)
    A riva | Sur cette rive (lecture d’AP)
    Regard sombre (extrait de A riva | Sur cette rive)
    Le Corps du sable (lecture d’AP)
    Je t’embrasse les yeux fermés (poème issu du recueil Le Corps du sable)
    Ces paroles échangées (poème issu du recueil L’intoccabile)
    China sull’acqua… (traductions croisées)
    Tra le vene del mondo (extrait de La Grecia è morta e altre poesie)
    “Musée Thyssen Bornemisza Madrid”, Jacob Isaacksz Van Ruisdael
    Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid (onze « poèmes peints » traduits par AP)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions La passe du vent)
    la fiche de l’éditeur sur La Peau de l’eau
    → (sur Lyrikline)
    Fabio Scotto disant dix de ses poèmes




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Pierre Dhainaut, Après
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)






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  • Kimberly Blaeser | Manoominike-giizis


    Résister en dansant







    MANOOMINIKE-GIIZIS





    Ricing moon
    when poling arms groan
    like autumn winds through white pine.
    Old rhythms find the hands
    bend and pound the rice,
    rice kernels falling
    falling onto wooden ribs
    canoe bottoms filling with memories —
    new mocassins dance the rice
    huffs of spirit wind lift and carry the chaff
    blown like tired histories
    from birchbark winnowing baskets.
    Now numbered
    by pounds, seasons, or generations
    lean slivers of parched grain
    settle brown and rich
    tasting of northern lakes
    of centuries.







    MANOOMINIKE-GIIZIS



    Lune du riz*
    quand les bras poussant sur les perches gémissent
    pareils aux vents d’automne dans les pins blancs.
    Des rythmes anciens trouvent les mains,
    courbent et battent le riz,
    les grains tombent
    tombent sur des côtes en bois
    au fond des canoés qui se remplissent de souvenirs —
    des mocassins neufs dansent le riz
    les soupirs de l’esprit vent lèvent et portent la balle
    soufflée comme des histoires fatiguées
    depuis des paniers d’écorce de bouleau.
    Maintenant numérotés
    en grammes, saisons, ou générations
    de maigres éclats de grains séchés
    s’installent bruns et riches
    ayant le goût des lacs du nord
    le goût des siècles.




    Kimberly Blaeser, « Manoominike-giizis » [« II. Hunger for Balance », Copper Yearning, Holy Cow Press, Duluth, Minnesota, 2019, p. 45], in Résister en dansant | Ikwe-Niimi : Dancing Resistance, édition bilingue, éditions des Lisières, Nyons, 2020, pp. 36-37. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Béatrice Machet.



    _____________
    * Les Indiens ne divisaient pas l’année en mois mais en lunes. Le nom de chaque lune était donné en fonction d’un événement marquant se déroulant pendant cet intervalle de 28 jours.






    Résister en dansant 3




    KIMBERLY BLAESER


    Kim-blaeser-homepage
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    le site de Kimberly Blaeser
    → (sur Terre à ciel)
    une lecture de Résister en dansant par Jean Palomba





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  • Fabio Scotto | Venezia — San Giorgio-Angelo


    VENEZIA — SAN GIORGIO-ANGELO




    Si dice che siano « custodi »
    che ascoltino i nostri pianti
    Innàlzati pure
    Vola via da me
    Tuo il cielo
    Le sue grandi nubi
    Mia la terra
    il suo nero fango che fuggi
    che prosciughi
    Ora che sento l’odore del prato
    dopo la pioggia
    E sono in piedi nella mia vita
    Esisto e resisto







    VENISE — SAN GIORGIO-ANGE




    On les dit « gardiens »
    à l’écoute de nos pleurs
    Alors lève-toi
    Envole-toi loin de moi
    À toi le ciel
    Ses grands nuages
    À moi la terre
    sa boue noire que tu fuis
    que tu assèches
    Maintenant je sens le parfum du pré
    après la pluie
    Et je suis debout dans ma vie
    J’existe et résiste





    Fabio Scotto, La Peau de l’eau, poèmes français (1989-2019), éditions La Passe du vent, 2020, pp. 128-129. Poème traduit de l’italien par l’auteur en collaboration avec Sylvie Fabre G.






    Fabio Scotto  La peau de l'eau





    FABIO SCOTTO


    Fabio Scotto





    ■ Fabio Scotto
    sur Terres de femmes


    La Peau de l’eau (lecture de Sylvie Fabre G.)
    A riva | Sur cette rive (lecture d’AP)
    Regard sombre (extrait de A riva | Sur cette rive)
    Le Corps du sable (lecture d’AP)
    Je t’embrasse les yeux fermés (poème issu du recueil Le Corps du sable)
    Ces paroles échangées (poème issu du recueil L’intoccabile)
    China sull’acqua… (traductions croisées)
    Tra le vene del mondo (extrait de La Grecia è morta e altre poesie)
    “Musée Thyssen Bornemisza Madrid”, Jacob Isaacksz Van Ruisdael
    Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid (onze « poèmes peints » traduits par AP)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions La passe du vent)
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    Fabio Scotto disant dix de ses poèmes





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  • Germain Roesz, La Part de la lumière

    par Angèle Paoli

    Germain Roesz, La Part de la lumière,
    textes, poèmes, peintures de Germain Roesz,
    L’Atelier du Grand Tétras, 2019.
    Préface de Claude Louis-Combet.
    Entretien entre Michel Guérin et Germain Roesz.



    Lecture d’Angèle Paoli


    DU DIALOGUE ENTRE LES MONDES





    Partir à la découverte de l’œuvre de Germain Roesz, c’est cheminer avec son auteur vers la lumière. Car la lumière lui est consubstantielle et primordiale. Elle est d’une certaine manière le socle de sa personne et de son art. Elle constitue aussi le champ de ses explorations, de ses multiples interrogations et de ses doutes. Elle va de pair avec ses enthousiasmes, sa création, sa générosité. Il n’est qu’à lire La Part de lumière pour pleinement s’en convaincre. Cet ouvrage polyvalent rassemble textes de réflexion personnelle et manifestes, poèmes vastes et amples et peintures vives. Un livre « qui interroge l’entrelacement de la peinture et du poème. » « Un livre qui cherche la parole perdue du poète, la parole perdue du peintre, la parole perdue du penseur. » Un livre qui, refusant l’anonymat, « accepte de dire je. » Un livre engagé dans sa parole, dans ses choix, dans ses actes. « Un livre poème, Nous y sommes », qui mérite que l’on s’y attarde exclusivement. Qu’il s’agisse de poésie ou de peinture, de réflexions sur la création, d’analyses théoriques, esthétiques, poïétiques ou poétiques, la lumière irradie. Et déconcerte. Aveuglante et aveuglée.

    « La porte s’ouvre, j’aveugle la lumière

    un instant », écrit le poète.

    C’est elle, cette lumière, qui me retient, une fois l’ouvrage rendu à son silence. La lumière traverse. De part en part. Les écrits et les toiles. Diffracte ses éclats. De « soleils métalliques » en « perle[s] de lumière », elle se perd aussi en obscurité et en brouillards. En « [o]rdalie des ténèbres ».

    « Le couteau profond

    loin

    dans la chair innocente

    Du noir encore

    dans l’aube qui se ferme

    à chaque coupe       coupent

    les yeux                    s’avancent intenses

    sur le voile de la nuit… »

    C’est la lumière du dehors qui ramène avec elle, sous le regard de la mémoire, la pénombre de l’atelier :

    « Sous le soleil je me demande que fait la lumière seule dans l’atelier que fait la lumière ? Sous le soleil je me raconte l’atelier dans la pénombre… ».

    C’est la lumière de l’atelier, noyée de franges d’ombres, et celle des tissus froissés. C’est la lumière qui éblouit les pages de ce livre que jalonnent les peintures du poète. Les jaunes or fusent et diffusent, épousent les rouges vifs et vermillons pour fusionner ensuite avec des bleus, des mauves et des verts. Et s’il y a des fulgurances noires, elles sont là pour traverser en un jet de flèche l’espace de la toile. Sa matière, ses mouvements, ses (dé)équilibres. Ses mouvements de balancier. Pour conduire le regard sur le fil de la lame, en amont de la couleur. Ou attirer celui-ci jusqu’à l’extrême, dans l’éclaboussure violente du sang. Il y a dans La Part de la lumière autant à voir qu’à méditer. Mots et matière. Matière agrégée aux mots. Un tel livre ne laisse aucun répit. Tant « l’exubérance du libre don », « l’abondance » généreuse et vitale (expressions empruntées au philosophe Michel Guérin), l’insatiabilité du créateur, emportent dans leur flux. Un tel livre offre sans cesse à réfléchir, à découvrir. Il aborde nombre de zones inexplorées (par la lectrice que je suis). Un livre inépuisable, débordant d’une pensée revigorante, d’une pensée revitalisante. Et que je tiens encore aujourd’hui à portée de main.

    J’ouvre le livre au hasard et je lis :

    « Noir et Voir si proches. Les yeux broient la lumière jusqu’au noir. »

    De tels énoncés me happent, qui s’inscrivent durablement dans ma mémoire.

    La lumière donc, son incandescence, ses éclairs et ses éblouissements. « Ses auréoles d’or ». Mais ses cendres aussi. Ses déchirures. Car derrière la lumière pointent la noirceur, le sang et la terreur du monde. Éclats de vie saisis au vol, « brumes épaisses » et « odeurs putrides ». Cris et « clameurs des révoltés ».

    « Nous noués dans le chagrin

    Un arbre une branche noués

    Dans ce long loin silence

    Noués dans la peur

    Nous ne savons pas

    Un tel silence

    Et pourtant nous y sommes… »

    écrit le poète dans le long poème « Nous y sommes ». Comment ne pas se sentir concerné par l’actualité perdurante de ces vers ? Par leur durable présence ?

    Tout cela, qui nous bouleverse, habite l’œuvre de Germain Roesz. Comme l’habite tout ce qui appartient au monde. Tout ce qui le compose. Et qui touche la sensibilité de l’écrivain. « Que fait le poète, le peintre face à l’horreur ? ». Suit une méditation sur le monde, sur la douleur, sur l’art :

    « L’art me permet une acuité, un engagement qui comprend mieux le monde qui nous cerne. »

    Le poète et plasticien travaille sans cesse au cœur de cette douleur. En homme de son temps, en artiste engagé dans son temps, Germain Roesz revendique haut et fort cette appartenance qui lui dicte ces mots, que je relève dans la rubrique « Époque » :

    « Nous voyons l’époque quand l’époque nous voit. Nous luttons pour ne pas lui ressembler comme une épreuve copiée. Nous luttons pour que dans le poème, dans le texte, dans la trace peinte persistent de la vie autour et de la vie intérieure. Oser la mousse froide de l’hiver. Osmose. Os errant dans l’entrechoquement d’un bateleur, dans le sourire d’un enfant. Oser refuser de l’époque son cortège de morts, d’inepties ».

    De cette sensibilité à fleur de peau tient aussi le lyrisme qu’évoque Michel Guérin dans l’entretien qu’il mène avec le plasticien-poète. Par lyrisme, le philosophe entend la nécessité viscérale de qui appartient à « l’espèce généreuse », celle « qui paye de sa personne corporelle, par le cash de son intégrité : un être qui n’est pas dans la représentation. » Mais bien plutôt dans le faire et dans la fabrication du faber. Lesquels rejoignent le poïein du poète. Quant aux outils et matériaux recherchés et utilisés pour parvenir à la création de l’œuvre, Germain Roesz s’en explique, remontant à ses années de jeunesse, à ses formations, aux obstacles surmontés, aux rencontres décisives qui ont présidé à ses choix. Ainsi dans cet extrait de l’entretien avec Michel Guérin :

    « Je suis arrivé à la peinture et à la poésie, comme un autodidacte (les études, ce fut après). Je veux dire par là que j’ai d’abord fait l’expérience d’une découverte que je ne comprenais pas (la lumière, son fonctionnement et d’une certaine manière sa magie). J’ai appris en quelque sorte, au départ, seul, avec mon regard (les œuvres), la lecture (la poésie, le roman), j’ai inventé ma technique de la même manière qu’on observe notre mère faire la cuisine, les mélanges, les herbes ajoutées, les temps de cuissons appris et expérimentés, transformés… » .

    Matériaux, gestes, inventions. Germain Roesz est toujours en recherche, sans cesse happé par la diversité et par la fulgurance des formes. Sans cesse à l’affût de nouveaux matériaux et de nouveaux supports. Car « tout support est une mémoire (qui renvoie à) qui constitue un monde (sur) ou /et à partir duquel on travaille. » Ainsi du « recouvrement comme transparence », méthode qui remonte à la nuit des temps, que Germain Roesz pratique, comme en atteste sa collection des 2Rives ; laquelle « propose de rapprocher les rives de la peinture, du dessin, du collage, de la langue et de la poésie ». Cette collection menée en compagnonnage avec Claudine Bohi met en évidence la nécessité et le désir que « naissent des lieux dits dans l’interstice des couleurs, dans le tracé des gestes, dans la force des mots. »

    Réflexion que le plasticien-poète développe dans les pages spécifiquement intitulées « Recouvrement comme transparence » :

    « Il y a […] dans l’objet final une dimension qui nécessite une manipulation (mentale : c’est de l’abstraire), quelque chose qui échappe à la présentation habituelle. Cette manipulation introduit de la temporalité. Ce qu’on saisit alors de l’œuvre nécessite un retour. Peut-être s’agit-il d’une lecture sans fin, où le travail du regard, de la pensée et de la mémoire met en branle un recouvrement proche de la transparence (qui apparaît puis disparaît instantanément). »

    Tout, dans le travail de Germain Roesz — et dans la pensée qui l’anime —, repose sur le dialogue entre des mondes apparemment disjoints et dont il se fait le passeur. La Part de lumière traverse ces mondes. Une manière exemplaire de tracer à travers mots, matières et couleurs un haut chemin de vie et de création.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Germain Roesz  La Part de la lumière





    GERMAIN ROESZ


    Germain-roesz 2
    Source




    ■ Germain Roesz
    sur Terres de femmes


    La lumière se tamise (extrait de La Part de la lumière)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de L’Atelier du Grand Tétras)
    la page de l’éditeur sur La Part de la lumière





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  • Claude Ber | Les mots, le vent, les herbes racontent


    1. VENDREDI 17 AOÛT, 6h, MONASTÈRE DE S.
    LES MOTS, LE VENT, LES HERBES RACONTENT
    (extrait)





    C’est distraitement que je feuillette les pages du carnet en ce début de jour doux de même teinte céladon que le cœur couronné d’épines. Dans ce tendre pastel, il ne souffre plus les mille morts que je lui voyais, enfant, au plafond de l’église, où, brun ensanglanté, il tenait à la fois de l’allégorie de la torture et de l’enseigne de triperie. Ce que je relis pâlit et se corrode à la fraîcheur acide du matin, déblayé par l’aube ménagère et son dépoussiérage minutieux du moindre coin d’obscur.

    Quel ordre et quel désordre se contaminent à l’éclipse de la nuit, au frottement des peaux et des mots ?

    Je songe

    à un bec           à un soc

    à la Pythie répondant à Zénon cherchant une vie meilleure
    « Revêts la couleur des morts. »

    à l’aimer léger au pipeau de sept heures

    à ta nudité précisément

    au vivre vaguement

    dans le flottement des manches autour des bras, enfilant pantalon, chemise, chaussettes du même geste répété qui glisse les membres dans le froissement de l’étoffe, boutonnant la veste d’un mouvement quotidiennement recommencé, sa mécanique machinale inaugurant une connaissance nourrie par la seule attention.


    [Familier toi]. Dos sur le lit, levant
    les genoux jusqu’au visage presque, ôtant
    gymniquement ton pyjama
    tu es toi en toi respirant.
    Deux longues jambes dessinées,
    le sexe entre les cuisses fermes,
    tu es toi chez toi. Respirant.
    Le temps indistinct ouvre
    et ferme une infinité de visages.
    Des yeux internes parcourent
    leur mémoire invisiblement.
    La sérénité, répétitivement,
    à ce ballet de membres est une surprise ordinaire,
    la saveur d’un kiwi colonisé de soies.




    Claude Ber, Mues*, PURH (Presses universitaires de Rouen et du Havre), Collection « To » dirigée par Christophe Lamiot Enos, 2019, pp. 15-16.



    * Récit de la dernière matinée d’une résidence d’écriture au monastère de S., les sept feuillets de Mues croisent trois voix, celles du présent du 17 août en romains, celle du carnet tenu durant le séjour feuilleté en italiques et, en caractères bâtons, celle mue rétrospectivement par l’écriture.






    Claude Ber  Mues




    CLAUDE BER


    Claude-BER  ©-Adrienne-Arth NB
    Ph.© Adrienne Arth
    Source




    ■ Claude Ber
    sur Terres de femmes


    Épître Langue Louve (lecture d’AP)
    Il y a des choses que non (lecture d’AP)
    In memoriam (extrait d’Épître Langue Louve)
    La mort n’est jamais comme (lecture d’AP)
    Je dis mer (extrait de La mort n’est jamais comme)
    Sinon la transparence (extrait du recueil Sinon la transparence)
    [Toujours la langue veut dire] (extrait du recueil Il y a des choses que non)
    Vues de vaches (lecture d’AP)
    Claude Ber, Pierre Dubrunquez, L’Inachevé de soi (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    le miel à la bouche




    ■ Voir aussi ▼


    le site de l’écrivain Claude Ber
    → (sur le site des PURH)
    la page de l’éditeur sur Mues





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  • Germain Roesz | La lumière se tamise


    La proximité aveugle
    Ph. (3), G.AdC









    LA LUMIÈRE SE TAMISE





    Un ballet d’ombres sur ton visage
    le nez se plisse
    le bruit des ferrailles du sud
    et des vaisselles dépareillées
    s’accumulent
    En imaginant l’avenir le temps se maussade
    l’inquiet croît
    le rêve protège de l’homme encombrant.

    De soir en soir
    l’attente des messages
    la strophe courte le mot haletant
    ne dit rien ne bouge pas regarde
    l’éblouissement sur les terres noires.

    L’affreuse solitude du soir
    où il n’y a rien à faire
    ni à défaire
    l’accroche où cela tombe
    il y a les moments
    il y a les instants
    où nulle décision ne s’impose.

    Je regarde le fil du film
    j’écris dans le brouillard de l’image
    dans la gaine du ventre
    je suis la route qui défile.

    J’embrasse tes yeux.
    me regardent-ils alors ?

    La proximité aveugle

    Dans chaque onde le monde se transforme
    puis s’éclipse

    Dans l’auréole de l’or
    il dit cette chose simple :
    je regarderai le clair de lune et j’attendrai.

    Dans la parole (dans l’infra) se condense l’infini du monde
    et l’infini du détail
    l’infini de l’infime.

    Elle dit :
    je te porte je te sens en moi
    je dors en toi j’assemble mes doigts dans la crinière.


    La nuque rouge
    quelques pics sur les bras
    un tressaillement dans le creux des seins
    m’écriras-tu ?
    Absence de peu de jours
    l’oubli agit à la vitesse d’un éclair
    une pensée sombre et le cerveau s’embrase
    une pensée grave et le cerveau s’affale.

    Il prend une feuille
    il écrit
    il croit qu’il écrit
    il regarde la feuille noire
    il lit et ne comprend pas
    les voix dans le crâne bouillonnent grincent
    Est-ce que tu m’aimes ?




    Germain Roesz, La Part de la lumière, textes, poèmes, peintures de Germain Roez, L’Atelier du Grand Tétras, 2019, pp. 115-116. Préface de Claude Louis-Combet. Entretien entre Michel Guérin et Germain Roesz.






    Germain Roesz  La Part de la lumière





    GERMAIN ROESZ


    Germain-roesz 2
    Source




    ■ Germain Roesz
    sur Terres de femmes


    La Part de la lumière (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de L’Atelier du Grand Tétras)
    la page de l’éditeur sur La Part de la lumière





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  • Anna Ayanoglou | Fleurs séchées


    FLEURS SÉCHÉES




    J’ai dormi une nuit dans ma chambre d’enfant
    Une nuit de passage dans un lit trop étroit

    Sur les rayons des étagères
    S’alignaient les tranchées du souvenir —

    des babioles au vain aplomb de l’université

    Entre deux classeurs j’ai trouvé un cahier

    l’ai ouvert, sans soupçon —
    il débordait de cursives heurtées

    et au détour d’une page, un cri —

    vous n’êtes que des cœurs secs
    des culs serrés et des estomacs pleins


    une rage, qui me rattrape.




    Anna Ayanoglou, « Intermède », Le Fil des traversées, poèmes, éditions Gallimard, Collection Blanche, 2019, page 41.





    Anna Ayanoglou
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    ANNA AYANOGLOU


    Anna Ayanoglou portrait NB
    Source





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Le Fil des traversées
    → (sur le site de Mediapart)
    Libre d’entrer dans le poème: Anna Ayanoglou, par Patrice Beray





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